C. Elliott
Christopher Elliott est conseiller principal en forêts au Fonds mondial pour la nature (WWF), à Gland (Suisse). Il travaille actuellement à une thèse de doctorat sur la politique forestière à l'Institut fédéral suisse de technologie de Zurich.
Cet article étudie la façon dont les paradigmes de conservation des forêts ont évolué avec le temps, en s'inspirant essentiellement d'exemples de l'histoire de l'Europe et de l'Amérique. Il examine et compare aussi les modèles dominants aujourd'hui.
Au milieu des années 90, les forêts sont encore victimes d'une exploitation désordonnée dans certaines régions du monde, en dépit du fait que la plupart des pays disposent de politiques forestières stipulant la conservation des forêts. Toutefois, même si la grande majorité des responsables politiques convient qu'il faut mettre un terme à l'exploitation non réglementée, la conservation (parfois dénommée «conservation et aménagement») prend différentes significations selon les personnes. L'interprétation du terme et la mise en uvre de politiques de conservation forestière ont donné lieu à diverses controverses.
Les forêts ont toujours eu un rôle complexe à jouer dans les économies nationales et locales, car elles fournissent une vaste gamme de biens et de services; il est inévitable que certaines utilisations entrent en conflit avec d'autres. A vrai dire, certains historiens considèrent que le concept de «conservation» dérive de ces conflits concernant l'utilisation des forêts. Comme Glacken (1965) le fait remarquer:
«La pratique de la transhumance équivalait souvent au défrichage des terres boisées dans le but d'étendre les alpages au détriment des arbres. [...] Un autre facteur expliquant comment le concept de conservation a fait son chemin réside donc dans les conflits d'intérêt portant sur l'utilisation [des forêts] [...] Dans les écrits [occidentaux] du XVIIe au XIXe siècle [...] la nature était conçue comme un usufruit et l'homme, en tant qu'être suprême de la création, détenait des responsabilités et des privilèges à son égard.»
La vision du rôle de l'homme en tant que gardien de la nature est étroitement liée aux définitions modernes des dictionnaires du terme «conservation», par exemple «la planification et l'aménagement de ressources visant à assurer leur utilisation à grande échelle et la continuité des approvisionnements tout en maintenant - voire en améliorant - leur qualité, leur valeur et leur diversité» (Allanby, 1993). Il est à noter que cette définition ne correspond pas à celle de «préservation» (qui se réfère normalement à la protection d'un site donné contre les activités humaines telles que l'exploitation forestière et minière), bien que les médias utilisent souvent les deux termes indistinctement. Dans le présent article, la préservation est considérée comme une des nombreuses formes de conservation.
Il a toujours existé deux approches distinctes à la conservation. L'une, qui pourrait être considérée comme «élitiste», tire ses origines des domaines de chasse impériale d'Assyrie et de Chine. L'autre, «populiste», naît des multiples dispositions prises dans le temps par les communautés locales pour l'aménagement des forêts en tant que ressources collectives. Les sections qui suivent abordent certaines des différentes formes adoptées par la conservation des forêts au fil des âges.
L'utilisation des forêts au niveau national passe généralement par trois stades: exploitation non réglementée ou désordonnée; protection; conservation ou intendance. Le stade de protection consiste à donner la forêt en gestion professionnelle, en réduisant ou en bloquant le déboisement, et en entamant la restauration de la forêt après sa surexploitation. On n'atteint le stade de conservation qu'une fois que les avantages de la protection ont été bien compris et que les ressources forestières peuvent être gérées de façon durable. Comme tous les modèles, celui-ci est une schématisation excessive, mais il fournit une référence utile.
Paradigmes anciens de conservation des forêts (avant 1200 apr. J.-C.)
Dès l'invention de l'écriture, les relations complexes et souvent conflictuelles de l'humanité avec les forêts ont été consignées.
La plus ancienne uvre littéraire connue, le poème épique de Gilgamesh, décrit les aventures du roi sumérien de la ville d'Ourouk, qui vécut aux alentours de 2700 av. J.-C. et qui est considéré comme le «fondateur des murs d'Ourouk». Il fit un «périple en forêt» hors des murs jusqu'à la montagne du Cèdre pour tuer le gardien de la forêt, Huwawa. Le poème a été interprété sous un angle pratique comme le récit d'une quête de bois, qui constituait une denrée précieuse pour les Sumériens car, à l'époque, l'essor de l'agriculture en Mésopotamie avait déjà entraîné l'épuisement des ressources forestières. Selon une autre interprétation, le poème épique serait le récit de la destruction des forêts de cèdres du Liban. Dans une optique psychologique, il a été vu comme la description de la tentative de domination de la nature par l'homme.
On trouve les premiers témoignages clairs de mesures de conservation des forêts en 700 av. J.-C. en Assyrie, où des réserves de gibier étaient constituées par décret pour les chasses royales (Dixon et Sherman, 1991). En Chine, les forêts ne servaient pas uniquement à la chasse: vers 300 av. J.-C., le philosophe chinois Mencius rapporta ses préoccupations concernant la déforestation de Bull Mountain pour la récolte du bois et le surpâturage et son incidence sur le débit des fleuves (Waley, 1939).
Au IVe siècle av. J.-C., le philosophe grec Platon nota qu'avec l'élimination des arbres en Attique «il y a eu des mouvements constants de sol des terrains élevés et ce qui reste semble le squelette d'un corps dévasté par la maladie» (cité dans Thirgood, 1981).
Cosmologie médiévale et conservation des forêts (vers 1200-1500)
Dans l'Europe du Moyen Age, de vastes territoires forestiers ont été défrichés au profit de l'agriculture et pour procurer du combustible à l'industrie sidérurgique. Toutefois, il existait parallèlement, en Europe et ailleurs, des traditions bien ancrées d'aménagement des forêts et des parcs pour leur protection:
«Les terres communales boisées [...] appartenaient à un propriétaire foncier, généralement le châtelain; mais le droit d'usage appartenait aux paysans qui étaient les occupants de certaines terres. En général, ceux-ci avaient droit de vaine pâture, tandis que les sols (y compris les droits d'exploitation minière) appartenaient au seigneur. Les arbres pouvaient appartenir à l'un ou à l'autre; souvent, le bois d'uvre appartenait au châtelain, et le bois [...] aux serfs (pas nécessairement les mêmes personnes que celles qui avaient droit de vaine pâture). Au Moyen Age, ces droits remontaient à des temps immémoriaux. Ils étaient administrés et pouvaient être révisés par les tribunaux seigneuriaux, qui étaient principalement composés des usagers des terres et étaient rarement trop favorables aux intérêts du seigneur.» (Rackham, 1986).
La «révolution scientifique» (vers 1500-1700)
En 1543, Copernic publia De revolutionibus orbium coelestium libri qui mettait en question une des doctrines de base de la cosmologie médiévale - que le Soleil et les autres planètes tournaient autour de la Terre. Ce traité fut à l'origine d'un processus connu sous le nom de «révolution scientifique», qui devait durer environ deux siècles. Durant cette période, la nature était considérée comme une machine régie par des lois universelles.
La révolution scientifique mit alors en marche un changement d'attitude envers la forêt par rapport aux temps anciens ou au Moyen Age. Les forêts, comme tout autre élément de la nature, pouvaient être étudiées et analysées en fonction de certaines lois naturelles, et l'homme serait en mesure de les gérer en conséquence pour en tirer profit. Cela impliquait que cette gestion conserverait les forêts pour l'avenir, car l'homme avait compris - ou comprendrait - comment fonctionnait la «machine forestière». Un grand défenseur de cette approche était John Evelyn, membre de la Royal Society; son Sylva ou Traité sur les arbres des forêts, publié en 1664, est probablement le traité de foresterie le plus connu de l'époque.
L'application des idées de la révolution scientifique à la conservation des forêts a donné lieu, en Angleterre, à des plantations d'arbres pour des raisons économiques (vente de bois d'uvre à la Marine), à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. De même, en France, en 1661, Louis XIV et son ministre des finances, Colbert, instituaient des révisions d'administration forestière et des lois dans le but de renverser l'amenuisement du couvert forestier causé par la surexploitation. La nouvelle conception scientifique de la foresterie s'est accompagnée d'une demande croissante de produits forestiers de la part de la société, comme le décrit Le Roy, gardien du parc de Versailles, dans l'Encyclopédie de Diderot en 1766:
«De tout temps, on a pressenti l'importance de sauvegarder les forêts; elles ont toujours été considérées comme une propriété domaniale et administrées en tant que telles: la religion même avait consacré les forêts, sans aucun doute, pour protéger, en les vénérant, ce qui devait être conservé dans l'intérêt de la communauté. [...] Nos chênes ne rendent plus d'oracle [...] nous devons remplacer ce culte par des soins, et quel que soit l'avantage que l'on ait pu trouver auparavant dans le respect des forêts, on peut s'attendre à un succès encore plus grand de la vigilance et de l'économie. [...] Si on exploite les bois pour les besoins actuels, on doit aussi les conserver et planifier leur exploitation pour les générations futures. [...] Il est donc nécessaire que ceux qui sont chargés par l'Etat superviser l'entretien des forêts aient acquis une longue expérience [...] ils doivent connaître tous les tenants et aboutissants de la nature.» (Le Roy, cité dans Harrison, 1992).
La révolution industrielle et le mouvement écologique moderne (de 1800 à nos jours)
La révolution scientifique a jeté les bases intellectuelles de la révolution industrielle. Les effets sur l'environnement de l'industrialisation ont déterminé ce qu'on a appelé le début d'une prise de conscience moderne de l'incidence des activités économiques sur le milieu naturel. La demande de bois d'uvre et de bois de feu dérivant de la révolution industrielle en Europe a produit un accroissement des importations d'Amérique du Nord et, par la suite, le début des importations des régions tropicales. L'impact de la demande européenne de bois sur les forêts du New Brunswick et d'autres provinces de l'est du Canada a été bien documenté et constitue un sinistre présage des tendances qui allaient se développer dans d'autres régions du monde:
«La richesse qui est arrivée [dans le New Brunswick] n'a fait que passer. [...] Les personnes s'occupant principalement des expéditions de bois étaient des étrangers qui n'avaient pas à cur le bien-être du pays. [...] Les forêts sont dépouillées de leurs arbres, et il n'y a rien en perspective que la sombre appréhension, lorsque le bois s'en est allé, de replonger dans l'insignifiance et la pauvreté.» (Lower, cité dans Mather, 1990).
Il est à noter, toutefois, que Grove (1992) a retrouvé les origines des mesures modernes de conservation des forêts dans des travaux antérieurs de scientifiques français sous l'influence de Rousseau, réagissant au déboisement de l'île Maurice vers 1760. Le botaniste Commerson, élève de Linné, adopta une approche doublement innovatrice à la conservation des forêts. En premier lieu, il perçut une relation entre le déboisement sur l'île et le changement climatique à l'échelle locale, et réussit à persuader les autorités locales de promulguer une ordonnance, en 1769, stipulant le reboisement des zones forestières dégradées et la protection des forêts de montagne afin d'atténuer l'érosion. Deuxièmement, il appuya, en 1777, la création d'un service forestier professionnel de l'île Maurice. Ces idées se répandirent dans les colonies britanniques, par exemple à Tobago, où 20 pour cent du territoire furent mis hors exploitation sous forme de réserves forestières pour stabiliser le climat.
Aux Etats-Unis, la raréfaction progressive des forêts au XIXe siècle poussa les artistes et les scientifiques à lancer des appels pour une protection contre l'abattage quasiment sans restriction des arbres dans l'ouest du pays. Dans les années 1830, le peintre Geoge Catlin demanda qu'un «parc somptueux» soit créé pour protéger «les uvres de la nature destinées à tomber sous le couperet mortel» (cité dans Shabecoff, 1993).
Plus tard, Muir (1898) écrivit: «Des milliers de gens trop civilisés, épuisés et à bout de nerfs commencent à trouver qu'une promenade en montagne est salutaire, que la nature sauvage est une nécessité et que les parcs et les réserves de montagne sont utiles non seulement comme source de bois et d'eau, mais aussi comme source de vie.» En partie à cause des pressions exercées par Muir, qui fonda le Sierra Club en 1892, la loi sur les réserves forestières fut promulguée par le Congrès américain en 1891, autorisant la création du Système forestier national.
L'espoir nourri par Muir de protéger forêts nationales fut toutefois contesté par son contemporain Pinchot, qui fut à l'origine de la fondation du Service forestier des Etats-Unis. Pinchot convenait avec Muir que les ressources publiques devaient être protégées de la surexploitation par des intérêts privés, mais il préconisait une forme de conservation fondée sur «l'utilisation rationnelle».
«Le principe sur lequel repose la conservation consiste à faire de ce pays le meilleur endroit où vivre, tant pour nous que pour les générations futures. [La conservation] s'oppose au gaspillage des ressources naturelles [...] et, par-dessous tout, elle est synonyme d'égalité des chances pour chaque citoyen américain d'avoir sa part des bénéfices provenant de ces ressources, aussi bien maintenant qu'à l'avenir. [...] Elle revendique la valorisation totale et méthodique de toutes nos ressources au service de l'humanité entière.» (Pinchot, 1901).
Les différences d'optique entre les partisans de Muir et de Pinchot continuent aujourd'hui à susciter des controverses sur la gestion forestière aux Etats-Unis. L'école scientifique d'écologie soutient que les tentatives de l'homme d'aménager les systèmes naturels devraient être fondées sur la compréhension - voire l'imitation - des processus de la nature. Cette approche prudente, consistant à dire que tout ce que nous faisons à la nature peut se retourner contre nous, est tout à fait divergente des thèses de Francis Bacon (1561-1626) de la domination de l'homme sur la nature. Dans le premier cas, les connaissances devraient servir à trouver une harmonie avec la nature; dans le second, à régner sur elle. Cette approche diffère également de l'idée romantique de Muir et de ses disciples, selon laquelle nous devrions connaître l'environnement de façon subjective et le respecter pour son bien. Toutes ces opinions de la nature cohabitent aujourd'hui, du moins en Europe et en Amérique du Nord, et ont conduit aux différents concepts de conservation des forêts qui sont exposés ci-après.
Diverses typologies de paradigmes de conservation ont été élaborées. La classification utilisée ici s'inspire de celle de Eckersley (1992) du fait de sa pertinence avec la conservation des forêts. Eckersley a identifié plusieurs paradigmes (que l'on peut subdiviser), embrassant un éventail d'anthropocentrisme décroissant, de la «conservation des ressources» traditionnelle à «l'écocentrisme». Ces paradigmes s'inspirent des courants élitiste et populiste de conservation à divers degrés.
Conservation des ressources
Gifford Pinchot est généralement cité comme l'initiateur de la conservation moderne des ressources (Eckersley, 1992). Pinchot considérait la conservation comme l'utilisation prudente des dons de la nature, en opposition avec l'exploitation sans restriction des forêts. Il avait reçu une formation de forestier en Europe et croyait à la complémentarité de la conservation et du développement. Pinchot fondait la conservation sur trois principes: l'aménagement des ressources naturelles sous gestion scientifique; la réduction des déchets; l'accès équitable aux ressources.
La conservation des ressources est une démarche anthropocentrique fortement tributaire des scientifiques et des professionnels pour une gestion durable. Le concept d'«utilisation multiple», employé par le Service forestier des Etats-Unis, tire ses origines de la conservation des ressources (Kennedy et Quigley, 1994).
L'influence du concept de «développement durable» (UICN, 1991) par la conservation des ressources dérive de l'importance accordée par Pinchot au lien entre conservation et développement. La conservation des ressources est encore le paradigme dominant dans le secteur forestier privé et elle continue d'influer sur les gouvernements et les organismes internationaux, en dépit de l'autorité grandissante de l'écologie humaine et des récentes déclarations et résolutions sur les forêts qui s'inspirent à la fois des deux concepts (par exemple, les Principes forestiers de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement, 1992; les Résolutions d'Helsinki, 1993).
Ecologie humaine
L'écologie humaine place l'humanité au centre de la conservation. Elle a pris des formes différentes dans les pays développés et les pays en développement, mais il existe un certain nombre d'éléments en commun. Ses partisans défendent la «qualité de l'environnement» et les questions sociales qui peuvent être négligées par la conservation des ressources, telles que les droits démocratiques, l'accès équitable aux ressources naturelles, les loisirs et les besoins spirituels et psychologiques (Eckersley, 1992). Contrairement à la conservation des ressources, l'écologie humaine fondée sur la «gestion des écosystèmes» s'intéresse à la fois à la croissance économique et aux capacités de la science et de la technologie de résoudre les problèmes de l'environnement.
La gestion des écosystèmes diffère de la conservation des ressources pour ce qui est de savoir qui est censé prendre les décisions de gestion des forêts: pour les partisans de la conservation, c'est essentiellement la fonction du service forestier professionnel, tandis que la gestion des écosystèmes fait des efforts explicites pour impliquer le public.
Préservationisme
Si la conservation des ressources se fonde sur l'utilisation multiple et remonte à Pinchot, le préservationisme tire ses origines modernes de John Muir, qui voulait préserver les forêts du développement. Le préservationisme diffère à la fois de la conservation et de l'écologie humaine en ce sens qu'il est moins anthropocentrique et donne de l'importance aux droits d'existence des autres espèces.
Le préservationisme a eu une incidence majeure sur la création des parcs nationaux et autres zones protégées. On estime qu'il y a actuellement près de 8500 grandes zones protégées dans le monde couvrant 5,2 pour cent des terres émergées (WCMC, 1992). Nombre de ces zones protégées se trouvent dans les forêts humides tropicales (Sayer, 1991), et on estime qu'à l'échelle mondiale 5 pour cent des forêts font partie des zones protégées (FAO, 1995).
Au quatrième Congrès mondial sur les parcs nationaux et les zones protégées en 1992, une résolution a été adoptée demandant que soient créées davantage de zones protégées, de façon que chaque pays protège 10 pour cent de chaque biome sur son territoire (UICN, 1993). Il convient de noter que les critères adoptés à l'échelle internationale pour la désignation des zones protégées reconnaissent désormais une vaste gamme d'utilisations humaines (UICN, 1994), mise à part la stricte protection prônée par les préservationistes.
Le préservationisme a toujours été en butte aux critiques des partisans du développement économique, en dépit des arguments selon lesquels les zones protégées sont des réservoirs de diversité biologique et peuvent également constituer des sources de revenus grâce à des utilisations non consomptibles telles que l'écotourisme. Plus récemment, certains environnementalistes et spécialistes des sciences humaines ont contesté cette doctrine en soutenant qu'elle pourrait priver les communautés locales de leurs moyens d'existence (Colchester, 1994; Pimbert et Pretty, 1995).
Ecocentrisme
L'écocentrisme est un concept basé sur une théorie holistique qui rejette l'approche réductrice de la science moderne et de l'anthropocentrisme:
«Selon ce tableau de la réalité, le monde est un réseau intrinsèquement dynamique et interconnecté de relations, au sein duquel il n'existe aucune entité totalement discrète et aucune ligne de partage absolue entre le vivant et le non-vivant.» (Eckersley, 1992).
L'écocentrisme cherche à dépasser le préservationisme en ce sens qu'il vise à protéger les espèces, les populations, les habitats et les écosystèmes, indépendamment de leur situation et de leur valeur pour l'homme. L'écocentrisme souligne les relations réciproques entre les organismes et leur milieu; il se fonde sur la prise de conscience et l'acceptation des limites naturelles à la croissance économique.
L'écocentrisme a servi de base intellectuelle à «l'écologie profonde» et aux activités de défense des forêts de groupes comme Earth First! qui se sont lancés dans le «sabotage écologique» de l'équipement d'exploitation forestière, afin de protéger les forêts anciennes des Etats de l'Oregon et de Washington (Etats-Unis). Cette doctrine vise à réduire la consommation de produits du bois et à protéger les forêts (en particulier les forêts anciennes) et leur aménagement, sur la base:
«d'une nouvelle relation avec la forêt - une relation fondée sur le respect et l'humanité [...] premièrement, aimer la forêt [...] deuxièmement, protéger toutes ses parties tout en procédant à une utilisation rationnelle; troisièmement, échanger ou troquer les excédents de la forêt» (Hammond, 1992).
La pensée écocentrique qui attribue peu de valeur, voire s'oppose, au développement économique s'est avérée controversée dans de nombreux cas.
Aujourd'hui, le terme «conservation des forêts» englobe toute une gamme d'interprétations pouvant aller de la production intensive de bois à la préservation totale. Il semble parfois que le seul point sur lequel les usagers du terme s'accordent est que la forêt ne doit pas être convertie de façon permanente à une autre affectation, telle que l'agriculture Dans ce contexte, il faudrait peut-être se mettre à la recherche d'une nouvelle terminologie, en s'aidant des paradigmes décrits dans la section précédente.
Les différentes formes de conservation sont généralement incompatibles sur un même site forestier. Nombre des conflits forestiers dans le monde aujourd'hui (où tous les participants s'érigent en défenseurs de la conservation des forêts) concernent des sites précis. Si ces conflits doivent trouver une solution qui donne quelque satisfaction à toutes les parties, celle-ci devrait comprendre deux éléments: en premier lieu, la création d'une tribune au sein de laquelle les parties peuvent entamer un dialogue réel sur les problèmes et les options auxquels elles sont confrontées, en dépassant largement les déclarations générales en faveur de la conservation; deuxièmement, la volonté de surmonter les limites d'une controverse particulière, de raisonner au niveau du paysage plutôt que du site. En effet, à ce niveau, on peut trouver des moyens de donner satisfaction à la fois aux écologistes, en protégeant les forêts anciennes, et à l'industrie du bois, en gérant d'autres zones boisées de façon plus intensive. A cet égard, l'optique d'«aménagement des écosystèmes» actuellement en vogue aux Etats-Unis pourrait être une bonne solution.
En Nouvelle-Zélande, l'industrie du bois a signé un Accord forestier avec les environnementalistes en vertu duquel de vastes zones de forêts anciennes sont protégées et des plantations sont établies sur des pâturages à l'abandon. Au Népal et en Inde, les services forestiers et les villageois ont étudié des options de gestion des ressources forestières en commun. En Suède, les organisations non gouvernementales travaillent avec l'industrie forestière sur des normes de certification. En Colombie, plus de la moitié de la forêt ombrophile du pays a été allouée à ses habitants indigènes. Aucune de ces réalisations n'est parfaite, mais elles ont toutes impliqué un dialogue et la recherche de nouvelles solutions aux problèmes d'aménagement des forêts anciennes.
Dans un contexte de préoccupation croissante sur l'avenir des forêts au niveau mondial et des chiffres décourageants de déboisement, ces exemples pourraient donner des idées pour s'engager dans une voie plus positive.
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