4. Aspects sociaux et culturels de la nutrition

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Il est possible que dans certaines régions d'Afrique, les pratiques et les interdits alimentaires traditionnels soient pour beaucoup dans la malnutrition, mais en général ces pratiques sont très rarement la cause principale de cette maladie.

Tout le monde a, dans le domaine des aliments, ses goûts et ses dégoûts, tout comme ses croyances. La plupart des gens ont en matière d'alimentation un comportement très conservateur. Ils aiment généralement manger ce que leur mère cuisinait pour eux quand ils étaient enfants et ce qu'on leur servait à l'école. S'il s'agissait en l'occurrence de viande de babouin, il est probable que cette viande ne les dégoûtera jamais. Il est bien rare en effet qu'on dégoûte des aliments qu'on a mangés sans arrière-pensée pendant son enfance.

Les gens sont en outre influencés par les amis, par ce que mange leur entourage et par ce que l'on considère comme des produits à la mode, chers ou bons pour la santé. Dans toute société, on hésite à se distinguer des autres pour ce qui est des mets consommés. Un changement des habitudes alimentaires peut toutefois intervenir sous l'influence des autres personnes et grâce à une judicieuse adaptation aux circonstances locales.

C'est surtout à l'égard des aliments d'origine animale que diffèrent les habitudes alimentaires. Rares sont les gens qui ont de l'aversion pour les céréales ou les plantes-racines, les légumes ou les fruits. Les aliments en cause sont donc ceux qui généralement contiennent le plus de protéines. Ces dernières faisant défaut dans beaucoup de régimes africains, il faut encourager et non pas décourager la consommation de tous les aliments d'origine animale, aussi insolites puissent-ils paraître. L'homme moderne, l'homme évolué, dessert sa collectivité si, après avoir vécu en ville, il revient à son village pour persuader sa famille et ses amis qu'il est dégoûtant de manger des mouches lacustres ou des sauterelles, des chats, des canidés ou des rongeurs. Celui qui, par contre, prise certains de ces aliments inhabituels riches en protéines rend service à son pays quand il parvient à convaincre d'autres d'y goûter.

L'enfant qui va à l'école en est encore à former ses goûts. Si on l'initie à de nouveaux aliments, bien souvent il les acceptera et les aimera. Les repas scolaires peuvent donc constituer un bon moyen pour amener les enfants à manger de nouveaux aliments et pour influencer ainsi les habitudes alimentaires. Cet élargissement de l'expérience alimentaire pendant l'enfance est des plus importants. En effet, l'enfant lui-même peut amener sa famille et plus tard ses propres enfants à manger des aliments inhabituels hautement nutritifs.

Quelques bonnes habitudes alimentaires traditionnelles

Les régimes traditionnels de la plupart des populations africaines sont bons. Il suffit généralement de les modifier un peu pour qu'ils satisfassent les besoins nutritionnels de tous les membres de la famille. Il ne s'agit pas tant de savoir quels aliments sont consommés mais plutôt quelle quantité de chaque aliment est absorbée et quelle en est la distribution dans la famille.

L'habitude de manger certains aliments riches en protéines, tels qu'insectes? serpents, babouins, mangoustes, chiens, chats, animaux aquatiques inhabituels et escargots, est incontestablement bénéfique. La consommation de sang d'animal l'est tout autant. Il y a des tribus qui perforent la veine d'une vache pour en tirer une calebasse de sang, puis arrêtent le saignement et consomment le sang, après l'avoir mélangé généralement avec du lait. Ce sang, aliment riche mélangé à du lait, est extrêmement nutritif.

Il est également courant parmi de nombreux peuples africains de boire le lait aigre ou caillé plutôt que frais. C'est là une excellente pratique car si le caillage du lait ne lui enlève guère de sa valeur nutritive, il diminue bien souvent et de façon importante le nombre d'organismes pathogènes présents. Dans les collectivités où la traite n'est pas effectuée avec toute l'hygiène voulue et où les récipients destinés à recevoir le lait risquent fort d'être contaminés, il est plus prudent de boire ce dernier aigre plutôt que frais. Il va de soi que le lait bouilli serait encore plus sûr.

L'utilisation traditionnelle de certaines feuilles vert foncé par les populations rurales constitue une autre habitude bénéfique qui devrait être encouragée. Ces feuilles sont riches en carotène, en acide ascorbique, en fer et en calcium; elles contiennent aussi des quantités utiles de protéines. Les feuilles vert foncé de plantes non cultivées ou sauvages comme l'amarante (mchicha), ainsi que celles de cultures vivrières comme la citrouille, la patate douce et le manioc, sont bien plus riches en vitamines que les légumes européens à feuilles vert pâle comme le chou et la laitue. Trop souvent pourtant des horticulteurs étrangers bien intentionnés ont tenté de convaincre des ruraux africains de cultiver la laitue ou le chou plutôt que leurs légumes traditionnels.

Bien des fruits sauvages sont aussi riches en vitamine C. Ainsi en va-t-il de la pulpe du fruit du baobab qui en contient beaucoup.

Les méthodes traditionnelles de préparation du grain permettent par ailleurs d'avoir un produit plus nourrissant que celui obtenu avec des méthodes mécaniques.

La pratique qu'ont certaines collectivités de laisser germer les légumineuses avant de les faire cuire renforce leur valeur nutritive. Il en est de même lorsqu'on fait tremper les grains entiers de céréales, procédé employé avant la fabrication de maintes bières locales (pombe) et de quelques boissons non alcoolisées (par exemple le togwa). Ces produits contiennent généralement beaucoup de vitamine B.

On ne saurait enfin trop souligner que pour la plupart des mères africaines l'allaitement traditionnel et naturel au sein est bien supérieur à l'allaitement au biberon (voir page 46).

Mauvaises habitudes et croyances alimentaires

Certaines habitudes et pratiques alimentaires sont mauvaises du point de vue nutritionnel. Il en est qui ne représentent qu'une attitude traditionnelle à l'égard de la nourriture, attitude susceptible d'évoluer sous l'influence des peuples voisins, des voyages, de l'éducation, etc. D'autres pratiques alimentaires sont régies par des tabous rigides. L'interdit peut être observé par toute une tribu, par une partie, ou seulement par certains de ses groupes. Ainsi, les tribus peuvent se diviser en sous-tribus et clans, lignées et familles qui peuvent tous avoir des tabous alimentaires différents. En outre, à l'intérieur même de la tribu ou du clan, les femmes, les enfants, les femmes enceintes et les enfants du sexe féminin peuvent suivre des coutumes alimentaires différentes. Dans certaines tribus, un groupe d'âge particulier suit certaines coutumes alimentaires traditionnelles, tandis que dans d'autres cas il peut exister un tabou associé à une occupation comme la chasse. Il se peut aussi qu'un tabou soit imposé en d'autres occasions ou à d'autres individus du fait de quelque événement particulier comme une maladie ou une cérémonie d'initiation.

Bien qu'il s'agisse là de domaines touchant presque à l'anthropologie, il n'est guère douteux qu'il importe à l'agent chargé du changement de bien connaître toutes les habitudes alimentaires d'une population pour en améliorer l'état nutritionnel par l'éducation dans ce sens ou par tout autre moyen. On pourrait écrire tout un livre sur les habitudes et les tabous alimentaires régionaux d'un pays quel qu'il soit. Il est évident qu'anthropologie et sociologie sont importantes pour le nutritionniste qui cherche à améliorer l'état nutritionnel de toute collectivité.

Certains tabous et coutumes ont des origines connues et beaucoup de ces origines sont souvent logiques même si la raison première à la base de cette logique a disparu. La coutume peut devenir partie intégrante de la religion du peuple en cause. C'est ainsi que le tabou qui interdit aux Juifs de manger du porc a sans doute été introduit pour éliminer le ténia qui, pensait-on, sapait la force du peuple juif. Mais 2000 ans plus tard, ce dernier s'abstient toujours de manger du porc, alors que maintenant on peut le faire en toute sécurité. Les Africains musulmans partagent cet interdit.

En Afrique comme ailleurs, beaucoup de ces tabous touchent malheureusement à des aliments d'origine animale riches en protéines et aux groupes de la communauté qui ont le plus besoin de toutes les protéines dont ils peuvent disposer. L'interdiction de consommer des œufs, tabou courant, est en train de disparaître rapidement. Il s'applique généralement aux femmes qui risquent, soit-disant, de devenir stériles si elles en mangent. Le lien psychologique entre la fertilité humaine et l'œuf est ici très évident.

Dans d'autres régions, la coutume s'applique aux enfants à qui l'on interdit de manger des œufs pour les décourager d'aller les voler sous les poules pondeuses, afin d'éviter ainsi la disparition de la volaille. Ailleurs, toute une tribu se refuse à consommer les œufs uniquement parce que ce produit lui répugne.

D'autres coutumes concernent le poisson et affectent là encore les femmes et les enfants. Il se peut qu'il s'agisse d'un véritable tabou, bien que souvent les gens qui ne sont pas habitués à manger du poisson ne l'aiment pas pour la simple raison que cela « sent mauvais» ou «ressemble à un serpent».

Il existe aussi d'autres croyances à propos du lait et de la viande de chèvre. Certaines de ces croyances paraissent illogiques et l'on connaît mal leur origine. Dans beaucoup de tribus, on dit que si un enfant boit du lait de chèvre il en prendra l'aspect.

Dans certaines collectivités, l'éventail des tabous pour les femmes enceintes était jadis si étendu qu'il leur était quasiment impossible d'avoir un régime équilibré. C'est ainsi qu'une partie du peuple Bahaya qui vit près du lac Victoria avait l'habitude d'interdire la consommation de viande, de poisson, de lait et d'œufs aux femmes enceintes.

Bien des habitudes et tabous alimentaires néfastes, qui existaient en Afrique il y a un quart de siècle, ont déjà disparu ou sont en train de disparaître rapidement sous l'effet de l'éducation, du brassage des groupes tribaux, des voyages plus fréquents et aussi du sens de la nation qui se substitue au sens tribal dans les Etats qui ont accédé récemment à l'indépendance. Nul n'a intérêt à vouloir changer de l'extérieur d'anciennes habitudes alimentaires sans tout d'abord en examiner très attentivement les origines. Il vaut beaucoup mieux que des personnalités locales influentes tentent de remédier à de mauvaises habitudes nutritionnelles. Le discours du président ou d'un ministre, la vue d'un chef respecté de la tribu en train de manger quelque aliment « interdit » sans qu'il s'en trouve plus mal pour autant, le retour au village d'éléments instruits et éclairés constitueront des armes bien plus efficaces que tous les sermons ou encouragements d'un outsider.

Evolution des habitudes alimentaires

Dans certaines parties de l'Afrique, l'aliment de base de groupes donnés change. Ainsi, le maïs, le manioc et les pommes de terre dont la culture est maintenant importante en Afrique, ne sont pas originaires de ce continent. Etant donné qu'il y a quelques centaines d'années aucun de ces aliments n'était consommé en Afrique, il est évident que les habitudes alimentaires de millions d'êtres humains ont en fait évolué. Nombreux sont ceux qui en Afrique ont abandonné l'igname et le mil pour le mais et le manioc, tout comme beaucoup en Europe ont délaissé l'avoine, l'orge et le seigle pour le blé et les pommes de terre. Mais les habitudes alimentaires continuent à évoluer très rapidement. Ce qui est difficile, c'est d'essayer d'orienter et de favoriser les changements souhaitables et de ralentir les autres.

Il est malaisé de dire ce qui stimule et influence les changements. L'accroissement rapide de la consommation de pain dans bien des pays africains est compréhensible. Il s'agit là, du moins en partie, d'un phénomène d'économie du temps de travail, le pain étant un des premiers produits alimentaires commodes dont on dispose. En effet, l'homme qui part au travail peut en emporter quelques tranches, alors que le porridge froid (ugali) est peu appétissant et que, pour préparer du porridge chaud frais, quelqu'un doit se lever bien avant l'aube. Le pain peut aussi être emporté dans la poche et mangé pendant une pause à l'usine ou au cours d'un safari.

Certaines tribus ont une prédilection pour un aliment de base et n'ont aucun désir d'en changer, comme par exemple dans le cas des gens qui mangent beaucoup de bananes. Mais, même lorsque l'aliment de base reste inchangé, la forme sous laquelle on le préfère peut évoluer, telle la vogue rapide du riz blanc usiné en Asie et ses conséquences désastreuses dont nous parlerons plus loin. En Afrique orientale et australe, on prise aussi beaucoup la farine de maïs très blanche et très fine qui, sous l'angle nutritionnel, a beaucoup moins de valeur que le produit moins blanc et plus grossier.

Mais ce goût pour un produit blanc n'est pas un phénomène africain ou asiatique. Il prévaut aussi dans les sociétés occidentales. Le tollé général contre la miche de pain bis au Royaume-Uni pendant la seconde guerre mondiale en est un exemple. Le pain noir des Russes perd aussi rapidement du terrain dans la faveur du public et il est remplacé par du pain blanc. Ce n'est que dans les hautes sphères de la société ou parmi les fétichistes alimentaires que le pain bis et les aliments à base de grains entiers de céréales redeviennent à la mode.

Nouvelles habitudes nuisibles

Bien des modifications dans les habitudes alimentaires africaines, introduites ou encouragées par la prétendue civilisation occidentale, ont été nuisibles. Par exemple, le passage des céréales grossièrement moulues aux farines très blutées commence à poser un problème grave en Afrique. S'il est utopique de vouloir tenter sérieusement de mettre un terme à cette tendance, on peut par contre en minimiser les effets sur la santé de la collectivité, en instaurant par exemple une législation qui contraigne à enrichir en vitamines et en sels minéraux les produits céréaliers qui en manquent.

Bien que beaucoup d'encre ait coulé pour décrire les effets néfastes de la vogue de l'allaitement au biberon, on s'est beaucoup moins occupé des autres « aliments pour nourrissons » qui se vendent sur le marché africain. Nombre de ces produits sont d'utilisation facile mais bien peu sont, du point de vue nutritionnel, supérieurs aux aliments disponibles sur place déjà utilisés pour l'alimentation des nourrissons. Nul d'entre eux n'apporte davantage d'éléments nutritifs que n'en contiennent déjà les recettes peu coûteuses et faciles à réaliser données dans la sixième partie de cet ouvrage. Ces produits commerciaux ne nuisent pas plus que l'allaitement au biberon à un jeune enfant appartenant à une famille aisée. Mais, pour la grande majorité des familles africaines, l'achat de ces produits est un pur gaspillage, et les mères qui déjà ont trop peu d'argent pour se procurer des vivres devraient s'en abstenir. C'est en effet payer cher les éléments nutritifs qu'ils sont censés contenir, si l'on en croit la publicité qui en est faite.

Un autre type de publicité particulièrement trompeur concerne les produits glucosiques qui « fournissent instantanément de l'énergie », alors que cette dernière est présente en grande quantité dans presque tous les aliments moins coûteux. Il se vend aussi diverses boissons qui, selon la publicité, sont «riches en vitamine C», boissons en général inutiles car les enfants africains souffrent rarement de carence en vitamine C. Ils peuvent tout aussi bien absorber leur vitamine C en mangeant des fruits comme les agaves, les mangues et les agrumes, ou divers légumes.

Les aliments de sevrage dits riches en protéines font aussi l'objet d'une large publicité. Sur le plan nutritionnel, ce sont de bons produits, mais ils coûtent bien plus cher que les aliments riches en protéines comme les haricots ou les arachides ou même encore le poisson séché, la viande, les œufs ou le lait vendus sur le marché. Il revient probablement plus cher de tirer 100 g de protéines de ces produits vantés par la publicité commerciale que par exemple de haricots achetés sur le marché local. Ce qu'il faut faire en fin de compte c'est voir comment la mère peut s'y prendre au mieux pour améliorer le régime de son enfant si elle dispose d'un peu plus d'argent. Elle se rendra vite compte alors que la solution est rarement d'acheter un aliment préparé industriellement.

Il se pose un autre problème d'ordre tout à fait différent, à savoir la tendance de nombreux salariés à dépenser presque toute leur paie en quelques jours. Il s'ensuit souvent que le régime alimentaire familial est bien plus nutritif après le jour de la paie que plus tard. En Afrique de l'Est, les salaires sont généralement versés une fois par mois, et il est fort probable que s'ils l'étaient hebdomadairement le régime familial s'en trouverait amélioré.

Amener les gens à améliorer leurs habitudes alimentaires

Pour agir sur les habitudes alimentaires, anciennes et nouvelles, d'une collectivité, l'agent ou le nutritionniste peut:

- Convaincre les gens de conserver bon nombre de leurs habitudes alimentaires qui sont excellentes du point de vue nutritionnel.

- Montrer l'exemple dans sa propre maison en adoptant de bonnes habitudes alimentaires et en résistant aux tabous néfastes.

- Faire pression sur les dirigeants locaux respectés pour que, publiquement, ils déclarent qu'ils ont eux-mêmes renoncé aux tabous alimentaires, et pour les amener, si l'occasion se présente, à manger en public des aliments « interdits ».

- Persuader les gens de ne pas abandonner leurs bonnes habitudes alimentaires sous l'influence de citadins revenus au village qui tenteraient de les dissuader de manger des aliments nutritifs tels que criquets et mouches lacustres, ou d'étrangers ou autres qui essaieraient d'encourager la consommation et la production de légumes de type européen au lieu de légumes traditionnels plus appropriés.

- Expliquer les inconvénients des farines de céréales hautement blutées, et si l'on préfère ces dernières, préconiser alors l'introduction d'une variété de céréales dans le régime.

- Combattre par une contrepublicité la vogue de l'allaitement au biberon et l'achat inutile d'aliments coûteux pour nourrissons.

- Œuvrer, par l'intermédiaire des fonctionnaires ou du personnel des administrations locales, pour que les salaires soient payés sur une base hebdomadaire et non plus mensuelle. Faire pression dans le même sens sur les dirigeants syndicaux.

- Prendre des mesures pour instaurer de bonnes pratiques d'alimentation dans les écoles locales.


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