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Chapitre 1

Population et ressources alimentaires : les leçons du passé

« Nourrir les hommes » : au sortir de la guerre, le slogan des Nations unies sonnait déjà comme un défi. Les projections laissaient peu de place à l'espoir de relever le gant et c'était à une lutte de tous les instants que les nations étaient confrontées. La période qui court des années 50 à aujourd'hui permet de prendre la mesure des évolutions à l'échelle planétaire en matière démographique. En effet, le nombre d'habitants de notre planète - comme le laissaient prévoir les données des experts - a été multiplié par deux : 2,5 milliards en 1950, 5,7 milliards d'habitants en 1995. Ce doublement a été, en grande partie, la conséquence de la forte baisse de la mortalité dans bon nombre de pays en développement, baisse qui est intervenue sans que la fécondité ne suive, dans le même temps, une courbe identique. Ces grandes tendances démographiques ont influé sur les besoins nutritionnels de l'humanité et, par là même, sur les disponibilités alimentaires nécessaires pour satisfaire ces besoins. La grande question est de savoir si le rythme d'accroissement des disponibilités alimentaires a suivi celui des populations. Et dans quelles conditions les besoins ont pu être couverts.

Les grandes tendances démographiques

Une baisse générale quoique inégale de la mortalité

Au début des années 50, l'espérance de vie d'un Africain était de 38 ans contre 69 ans pour un enfant de l'oncle Sam, soit un écart de plus de trente ans. Quarante ans plus tard, l'écart a été ramené à 25 ans. Largement pronostiquée, l'augmentation de l'espérance de vie, et donc la baisse de la mortalité, a été au rendez-vous.

L'espérance de vie des populations africaines est passée, en 1985-90, à une moyenne de 52 ans, soit un gain de 14 ans quand le gain mondial se situe à 17 ans. Dans le même temps, les populations d'Asie, qui connaissaient en 1950-55 des conditions de mortalité peu différentes de celles d'Afrique - bien qu'un peu meilleures (41 ans en 1950-55) -, ont gagné près de 21 ans. Ce bond spectaculaire leur assure des conditions de survie proches de celles des populations d'Amérique latine, sans toutefois les atteindre totalement (respectivement 63 et 67 ans en 1985–90). En haut de l'échelle, les Européens qui vivent en moyenne jusqu'à 73 ans, ont presque rattrapé les Nord-Américains (75 ans).

Cette progression généralisée de la durée de vie des habitants de la planète révèle pourtant de profondes inégalités. L'Afrique est le continent le plus mal placé dans ce domaine. Qui plus est, on a constaté dans de nombreux pays de l'Afrique subsaharienne un tassement de l'augmentation de l'espérance de vie entre 1980-85 et 1990-95, phénomène qui pourrait se poursuivre entre 1990-95 et 1995-2000.

La dislocation de l'Union soviétique a aussi réservé de désagréables surprises. Alors que l'espérance de vie des Russes était encore de 64 ans en 1991, elle serait tombée à 57 ans en 1995, niveau le plus faible des pays développés.

Ces inégalités de statut devant la mort apparaissent clairement à l'examen des taux de mortalité infantile. Sur 100 enfants nés vivants, 10 décèdent avant leur premier anniversaire en Afrique, 7 en Asie et 5 en Amérique latine, alors que ce nombre est inférieur à 1 pour l'Amérique du Nord et l'Europe. Par contre, en Russie, le taux de mortalité infantile s'élèverait en 1994 à 4,4% confirmant la dégradation de la situation dans ce pays. Malgré des progrès indiscutables, le droit à la vie est, encore actuellement, fortement inégalitaire à la surface du globe.

Parmi les facteurs les plus importants expliquant ce recul de la mortalité, on peut citer les progrès réalisés dans l'établissement d'infrastructures de production et d'adduction d'eau potable, l'amélioration de la situation alimentaire, des conditions d'hygiène et, plus récemment, la mise en place de programme de prévention sanitaire - nous pensons en particulier aux grandes campagnes de vaccination. Mais, une nouvelle fois, tout le monde n'est pas logé à la même enseigne.

Une baisse de la fécondité en voie de généralisation

Autre facteur crucial responsable de la forte augmentation de la population mondiale, la lenteur de la baisse de la fécondité. Cette baisse se manifeste partout mais avec un retard plus ou moins grand sur celle de la mortalité. En Amérique latine et en Asie, elle ne s'est déclenchée que dans les années 60. La chute de fécondité dans ces régions a surpris d'ailleurs les observateurs, à tel point que la Conférence mondiale de la population de Bucarest, réunie en août 1974, en a peu fait mention [55].

Un recul de la fécondité a été enregistré dans les années 50 pour des pays tels que Cuba, la République de Corée, la Malaisie. Puis, il s'est amorcé dans les années 60 au Brésil, en Colombie, au Venezuela, en République Démocratique Populaire de Corée, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Turquie, en Tunisie, en Afrique du Sud, etc. Il a été constaté durant les années 70 pour le Mexique, le Paraguay, le Paraguay, le Pérou, la Chine, l'Inde, l'Indonésie, le Viêt-nam, etc., et durant les années 80 pour la Bolivie, le Guatemala, le Bangladesh, l'Irak, la Mongolie, le Pakistan, l'Algérie, la Mauritanie, le Soudan, etc.

La croissance démographique a donc connu des rythmes très différents selon les pays et très élevés dans certains cas (tableau no 1).

Tableau no 1

Taux d'accroissement annuels observés de 1950 à 1990, en % [60] (*)
PériodeAfriqueAmérique latineAmérique du NordAsieEuropeOcéanieMonde entier
1950–552,232,681,801,900,962,211,78
1955–602,392,711,781,971,002,211,85
1960–652,552,771,492,210,972,151,99
1965–702,562,561,132,430,661,952,04
1970–752,562,441,102,270,602,091,96
1975–802,782,281,071,870,491,131,73
1980–852,862,110,931,890,381,501,73
1985–902,841,970,981,860,431,551,73

(*) Les nombres soulignés représentent les valeurs observées les plus élevées. Pour certains continents, les valeurs les plus élevées ont été enregistrées avant 1950.

Cette période de fin des années soixante, au cours de laquelle bon nombre de spécialistes pensaient que l'humanité n'avait pas encore atteint le maximum de son taux d'accroissement, a été accompagnée d'une flambée d'inquiétude chez les experts et les responsables politiques face à la situation alimentaire largement déficitaire que devraient affronter les pays en développement.

L'amorce de la baisse de la fécondité semble intervenir au début des années 90 dans bon nombre de pays africains (Cameroun, Ghana, Kenya, Lesotho, Namibie, Rwanda, Tanzanie, Zambie, etc.) ainsi que dans certains pays d'Asie (Iran, Jordanie, Népal, Syrie, etc.). Mis à part le Cameroun, la Tanzanie, la Zambie et peut-être le Népal, ces pays ont tous été confrontés, à des degrés divers, à des pressions démographiques telles que les déficits en terres se sont déjà manifestés - ou vont probablement le faire à court ou moyen terme [42].

Dans la plupart des cas où des données récentes sur la fécondité sont disponibles, le déclenchement de la transition démographique semble en cours. Mais, faute d'informations précises, on suppose le maintien de fécondités « traditionnelles » (élevées) dans certains pays, principalement en Afrique subsaharienne (Angola, Bénin, Comores, Côte d'Ivoire, Guinée, Malawi, Mali, Niger, Ouganda, Somalie, etc.), dans une moindre mesure en Asie de l'Quest (Afghanistan, Maldives, Yémen, etc.). En 1980, les experts s'accordaient pour avertir ces pays - l'Angola, la Côte d'Ivoire et la Guinée mis à part - d'un possible manque de terres à l'horizon 2000, en l'absence d'un niveau plus important d'intrants agricoles [31].

Graphique no 1
Évolution du taux d'accroissement annuel de la population de 1950 à 1990, selon le niveau de développement

Graphique 1

Ensemble bu monde

Pays développés

Pays en développement

Deux fois plus d'habitants sur la terre en 40 ans

La croissance de la population mondiale s'est accélérée depuis le début du XXe siècle. Elle a été la plus rapide durant les années 60 (graphique no 1), atteignant 2,1 % par an entre 1965 et 1970 [60]. Puis le taux d'accroissement est revenu à 1,7% environ, à cause de la baisse de la fécondité (tableau no 2).

La population de l'Asie a imposé sa propre dynamique, avec un maximum d'accroissement démographique dépassant 2,5 % durant cette même période 1965-1970 (graphique no 2), occultant à la fois l'inversion de tendance plus précoce du taux d'accroissement de la population de l'Amérique latine, et le tassement beaucoup plus tardif constaté pour l'Afrique (graphique no 2). Mais n'oublions pas que parfois le taux d'accroissement de la population augmente encore actuellement, ou est à peine en voie de stabilisation; c'est le cas pour l'ensemble de la population des pays qui consomment principalement des racines ou des tubercules (manioc, igname, taro) (graphique no 3).

Tableau no 2

Indice synthétique de fécondité (nombre d'enfants par femme 1950-1990) [60] (*)
PériodeAfriqueAmérique latineAmériquedu Nord AsieEuropeOcéanieMonde entier
1950–556,645,873,475,862,563,844,97
1955–606,705,903,725,592,594,074,91
1960–656,755,963,345,582,563,954,93
1965–706,675,512,545,642,353,554,88
1970–756,554,982,015,062,143,214,46
1975–806,464,381,784,201,972,783,91
1980–856,323,841,803,701,872,603,58
1985–906,083,401,893,401,832,553,38

(*) Les nombres soulignés représentent les valeurs observées les plus élevées. Pour certains continents, les valeurs les plus élevées ont été enregistrées avant 1950.

Graphique no 2
Évolution du taux d'accroissement de la population de 1950 à 1990, selon le continent

Graphique 2

Afrique

Asie

Europe

Amérique latine et Caraïbes

Amérique du Nord

Océanie

Ce sont donc les différences de niveau et les décalages dans le temps entre les évolutions de la mortalité et de la fécondité qui constituent l'un des moteurs de l'évolution des besoins nutritionnels de la population.

Graphique no 3
Évolution du taux d'accroissement annuel de la population de 1950 à 1990, selon le régime alimentaire

Graphique 3

Riz

Maïs

Blé

Lait, viandes, blé

Mil, millet, sorgho

Manioc, igname, taro, plantain

Cette forte augmentation de la population mondiale s'est accompagnée d'une modification de la pyramide des âges. Le moteur du vieillissement de la population du monde est la diminution du nombre d'enfants par femme. Ce phénomène a démarré, mais l'augmentation des effectifs de jeunes femmes en âge d'avoir des enfants a contribué à maintenir la jeunesse de la structure par âge. Le vieillissement n'est apparu de façon claire qu'à partir des années 70, période durant laquelle il y avait encore plus de 35 % d'enfants de moins de 15 ans dans le monde et près de 6 % de personnes âgées de 65 ans ou plus.

Si nous signalons particulièrement ce phénomène, c'est qu'il a des répercussions sur le niveau des besoins alimentaires de l'ensemble de la population. Dans une première étape, la baisse de la proportion d'enfants entraîne une augmentation des besoins nutritionnels par tête car les besoins alimentaires des enfants sont inférieurs à ceux des adultes. Dans une deuxième étape, le vieillissement de la structure par âge d'une population diminue le niveau de ses besoins nutritionnels par habitant, dès lors qu'il se traduit par une forte augmentation de la proportion des populations âgées de plus de 65 ans, dont les besoins en énergie alimentaire sont inférieurs à ceux des adultes plus jeunes.

Des villes aux mégapoles

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le mouvement de concentration vers les villes s'est poursuivi. La proportion de population résidant dans des aires urbaines est ainsi passée de 29 % en 1950 à 43 % en 1990; elle pourrait avoir atteint 45 % en 1995 et dépasser 60% en 2025 [61]. Ce mouvement s'est traduit, en chiffres absolus, par une augmentation colossale de la population urbaine: elle est passée de 700 millions en 1950 à 2,3 milliards en 1990. Et c'est plus de 5 milliards d'individus qui pourraient se trouver ainsi concentrés dans des villes en 2025, dont 4 milliards dans les villes des pays en développement [61].

Cette évolution aura des conséquences considérables: les études de la FAO montrent en effet que l'urbanisation est un des facteurs qui influent sur les modalités de la demande alimentaire. On ne se nourrit pas en ville comme à la campagne. L'augmentation de la consommation de sucre, d'alcool, mais aussi de boissons non alcoolisées, de céréales et d'aliments transformés, la consommation accrue de matières grasses et de protéines animales dans les rations quotidiennes caractérisent le régime alimentaire du citadin. De plus, une certaine sédentarisation des populations urbaines ainsi qu'une moindre activité physique - par rapport à celle des ruraux - diminuent les besoins énergétiques moyens. Mais cette diversification introduit des aliments qui sont en général plus exigeants en énergie d'origine végétale nécessaire pour les produire. Nous y reviendrons plus en détail quand nous aborderons les conséquences de l'urbanisation sur les besoins alimentaires à l'horizon 2050.

On a assisté, dans le même temps, à l'apparition puis à la multiplication des mégapoles. New York fut la première cité à dépasser les 10 millions d'habitants. Elle était la seule dans ce cas en 1950 et rassemblait alors 12 millions de personnes. Quarante ans plus tard, on dénombre plus de 12 mégapoles de plus de 10 millions d'âmes ; en 1990, elles réunissent un total de 161 millions d'habitants. On en est probablement à 15 aujourd'hui, concentrant près de 210 millions d'individus. Et, en 2015, ce seront peut-être près de 450 millions de personnes qui seront regroupées dans 27 cités dépassant les 10 millions d'habitants [61].

Ces mégapoles sont et continueront à être situées principalement dans des pays en développement. L'histoire de l'urbanisation des pays développés l'a montré, l'approvisionnement en vivres des grandes métropoles - qui constituent un pouvoir politique (ou une menace !), probablement largement supérieur à celui d'une population rurale identique en taille mais disséminée sur un vaste territoire - a été une condition du maintien de la paix sociale.

La population rurale continue à croître dans les pays les moins développés

Cependant le mouvement de concentration de la population dans les villes ne va pas de pair avec une diminution de la population rurale, qui, dans l'ensemble du monde, a continué à croître jusqu'à aujourd'hui. Cette augmentation semble devoir se poursuivre jusque vers 2015, du fait de la croissance des populations rurales des pays en développement. Les densités rurales ont donc augmenté, phénomène d'autant plus important que l'espace rural est réduit par l'extension des villes, qui se développent le plus souvent aux dépens des meilleures terres.

Les migrations, même celles qui entraînent les populations les plus nombreuses, sont toujours difficiles à prendre en compte dans les projections de populations à très long terme, car les tendances économiques qui les sous-tendent le plus souvent, les affrontements politiques, ethniques ou religieux qui les provoquent parfois sont eux-mêmes toujours difficiles à prévoir. L'histoire abonde d'exemples de famines qui, sur tous les continents, ont entraîné des départs de population, parfois massifs. L'épuisement des ressources naturelles et la crise économique peuvent inciter au départ au même titre que les catastrophes naturelles et la sécheresse. Les conflits pour l'appropriation de territoires ou l'accès à l'eau peuvent être à l'origine de troubles politiques, ethniques ou religieux, eux-mêmes facteurs de migrations. Les conflits armés provoquent aussi des mouvements massifs de population. De plus, les pays en développement apportent de nombreux exemples de situations où ces mobiles migratoires sont presque tous présents et profondément imbriqués, en particulier en Afrique (Rwanda, Burundi, etc.), mais l'Europe n'est pas épargnée (Albanie, etc.). Les flux de réfugiés observés actuellement proviennent d'ailleurs de régions caractérisées par une forte insécurité alimentaire. Les mouvements de population peuvent avoir des effets positifs ou négatifs tant pour les zones d'origine que pour celles d'accueil (introduction d'idées ou de connaissances nouvelles, apport en maind'œuvre qualifiée et moins chère, comme celui des Polonais, des Italiens, des Espagnols, ou des Algériens en France), ainsi que pour l'individu luimême et pour sa famille (envoi de fonds), qui peuvent même modifier le développement des communautés, car ce sont les plus dynamiques qui migrent!

Ces migrations ont augmenté en nombre et en importance depuis une dizaine d'années, et la récession économique de certaines zones du globe crée des conditions favorables à des déplacements de populations soudains et de grande ampleur : départs de ruraux vers les zones rurales en expansion économique rapide, en voie de défrichement ou de colonisation, départs de ruraux vers les villes, déplacements de ville à ville et d'un pays à l'autre, etc. Les migrations internationales ne se limitent plus à des mouvements Sud-Nord. Il s'agit aussi désormais de mouvements Sud-Sud en raison des rythmes de développement différents. De plus, les pays développés, qui, pour reprendre une expression devenue tristement célèbre, « ne peuvent pas accueillir toute la misère du monde », adoptent des législations limitant l'entrée des étrangers sur leur territoire, parfois pour ne retenir que les candidats dotés d'un capital intellectuel justifié par des diplômes ou des compétences professionnelles reconnues, ou de ressources financières suffisantes. On peut s'attendre à ce que, mus par des motifs d'extrême nécessité, les déplacements de populations s'intensifient, et que les lieux de destination se diversifient, d'autant plus que les disparités économiques entre les peuples s'accroissent; en particulier si le bien-fondé et la légitimité historique des frontières sont contestés et si les populations locales n'apprécient pas l'existence de ces frontières.

Mis à part le rôle évident de la croissance démographique elle-même, toutes les transformations structurelles précédemment évoquées ont, à des degrés divers, influé sur les besoins nutritionnels des populations. Avec des effets dynamiques bien connus, l'augmentation de l'espérance de vie accroît la population de tous âges qui aspire à satisfaire ses besoins nutritionnels, et la baisse de la fécondité contribue directement à les diminuer car, à âge égal, les besoins des femmes sont un peu plus importants lorsqu'elles sont enceintes. En revanche, la baisse de la fécondité augmente les besoins moyens en énergie alimentaire puisqu'elle induit une diminution de la fraction la plus jeune de la population, moins exigeante en vivres. À plus long terme, elle contribue à une diminution des besoins moyens en énergie alimentaire avec l'accroissement de la fraction des effectifs de populations âgées.

Une amélioration - en quantité et en qualité - de l'alimentation en bas âge favorise à la fois l'augmentation de la taille et du poids des individus et, donc, va augmenter les besoins nutritionnels moyens des populations adultes. En revanche, une moindre activité physique, constatée dans les villes, diminue les besoins nutritionnels, quand les activités rurales les rendent plus importants. Mais, à l'inverse, les populations citadines modifient leur régime alimentaire et adoptent des consommations en général plus exigeantes en énergie d'origine végétale, car plus riches en protéines animales. Nous verrons plus loin qu'il faut de 3 à 15 calories d'origine végétale, parfois plus, pour produire une calorie d'origine animale. C'est donc tout un ensemble de facteurs qu'il faut prendre en considération pour rendre compte des évolutions de ces quarante dernières années.

L'évolution des disponibilités alimentaires

Au cœur de notre analyse, le cheminement qui permet d'estimer la Production nette d'énergie alimentaire d'origine végétale consommée par les hommes doit être rappelé. L'énergie agricole consommée par les hommes pour leur alimentation provient de deux origines: origine végétale (consommation directe de végétaux) et origine animale (consommation indirecte de végétaux).

De l'agriculture au consommateur

Partons de la Production d'énergie agricole. Si l'on en retire les consommations par l'industrie et celles pour la production d'énergie (chaleur, animaux de trait), on obtient la Production d'énergie agricole alimentaire. En soustrayant de la Production d'énergie agricole alimentaire les consommations pour les semences ou l'alimentation animale, on obtient la Production nette d'énergie agricole à destination alimentaire.

Si l'on ôte maintenant de la Production nette d'énergie agricole à destination alimentaire les pertes de différentes sortes (comme celles intervenant entre la production et le marché de détail, celles liées à la distribution ou encore dues à la préparation des aliments - nous y reviendrons), on obtient, indépendamment de son origine végétale ou animale, l'Énergie agricole consommée par les hommes pour leur alimentation.

Enfin, l'Énergie alimentaire d'origine végétale consommée directement ou indirectement par les hommes est égale à la production nette d'énergie alimentaire qu'ils consomment directement sous forme végétale, à laquelle il convient d'ajouter l'énergie alimentaire d'origine végétale nécessaire à la production nette d'énergie alimentaire que les hommes consomment sous forme animale. L'évaluation de l'énergie alimentaire d'origine végétale nécessaire à la production d'énergie consommée par les hommes sous forme de poissons n'est pas à négliger même si elle est difficile à mesurer.

La Production nette d'énergie alimentaire d'origine végétale consommée directement ou indirectement par les hommes dépend donc de la composition des régimes alimentaires en aliments d'origine animale. Comme on le constatera plus avant, la part en aliments d'origine animale dans la composition des régimes alimentaires joue un rôle important sur le niveau de production d'énergie agricole.

Des « disponibilités alimentaires » en nette augmentation

Au plan mondial, la FAO a évalué les disponibilités alimentaires pour 1992 à 2 718 calories par personne et par jour, soit 2 290 d'origine végétale et 428 d'origine animale.

Ces résultats sont le fruit de savants calculs dont la méthode est rappelée dans un document paru en 1992 : « La FAO produit des comptes de ressources emplois pour 300 produits alimentaires, agricoles et halieutiques primaires et 310 produits transformés tirés des premiers, intéressant environ 200 pays et territoires, avec des séries chronologiques allant de 1961 à 1990 (…) »

Cette estimation, qui exclut les exportations, les utilisations destinées à l'alimentation du bétail, aux semences ou à des fins non alimentaires, mais aussi les pertes diverses entre la production et le marché de détail, prend en compte les importations et les variations de stocks. « Les quantités totales de denrées alimentaires produites dans un pays, ajoutées aux importations totales et ajustées pour tenir compte de toute variation de stocks survenue depuis le début de la période de référence, donnent les disponibilités pour la période considérée. En ce qui concerne l'utilisation, on fait une distinction entre les quantités exportées, employées comme aliments du bétail ou comme semences, ou consacrées à des utilisations industrielles et à d'autres fins non alimentaires, ou perdues durant le stockage et le transport d'une part, et les quantités disponibles pour la consommation humaine au niveau de détail d'autre part, c'est-à-dire au moment où les aliments quittent le magasin de détail ou entrent dans les ménages (…) ».

« Il convient de noter que les quantités d'aliments disponibles se rapportent uniquement aux quantités d'aliments qui arrivent au consommateur et pas obligatoirement aux quantités réellement consommées, qui peuvent être plus faibles que la quantité indiquée selon l'importance des pertes d'aliments comestibles et de nutriments qui surviennent dans les ménages, à savoir pendant le stockage, la préparation et la cuisson (pertes qui affectent dans une plus grande mesure les vitamines et les sels minéraux que les calories, les protéines ou les lipides), sans tenir compte des déchets laissés sur les assiettes, des quantités données aux animaux domestiques ou familiers ou des quantités jetées » [34].

Au vu des résultats affichés pour 1992, la FAO peut affirmer que les disponibilités alimentaires ont probablement plus que doublé durant les quarante dernières années. On constate également que l'accroissement des disponibilités alimentaires mondiales a sans doute été plus rapide que celui de la population, ce qui a entraîné une augmentation non négligeable des disponibilités alimentaires moyennes en calories par habitant, de l'ordre de 20 % entre 1962 et 1990. Cependant, ces moyennes mondiales masquent une nouvelle fois de grandes variations régionales.

Dans les pays en développement, l'augmentation des disponibilités alimentaires par habitant a été particulièrement nette. Elles sont passées de près de 1 990 calories en 1962 à plus de 2 500 calories en 1991, quand, parallèlement, leur population doublait, passant de 2,1 milliards d'hommes en 1960 à plus de 4,1 milliards en 1990. Au cours de la même période, dans les pays développés, les disponibilités, estimées à un peu plus de 3 000 calories en 1962, ont atteint un maximum avoisinant les 3 300 calories en 1982, puis sont revenues approximativement à 3 150 calories en 1991.

Cette augmentation a été spectaculaire en Asie, continent qui a pleinement utilisé les retombées de la révolution verte, mais aussi en Amérique latine qui a de même beaucoup bénéficié de l'arrivée des maïs hybrides.

Des cas de diminution des disponibilités alimentaires

En revanche, trois catégories de pays font exception à cette règle.

Les populations des pays européens, tout d'abord, ont diminué leurs disponibilités entre 1982 et 1992, alors que celles des pays nord-américains ont, a contrario, fortement augmenté les leurs.

Les pays d'Afrique - plus particulièrement ceux dont les populations consomment du manioc, de l'igname ou du taro - ont fait l'expérience d'une régression de leurs disponibilités durant la même période.

Enfin, on observe que, dans l'ensemble, les populations du monde qui trouvent dans le maïs la plus grande partie de leur énergie alimentaire ont aussi connu, dans le même temps, une régression de leurs disponibilités.

La moitié des céréales produites est détournée de l'alimentation humaine

Seule la moitié des céréales produites est destinée à l'alimentation humaine : 48 % en 1969-71, 50 % en 1988-90 selon la FAO [2]. La plus grande partie des céréales servant à d'autres usages est utilisée pour nourrir le bétail. On peut considérer qu'un peu plus de 20 % de la production mondiale de céréales était consacrée à l'élevage en 1988-90 (15 % en 1969-71). Une fraction moins importante va aux usages industriels. Pour leur part, les pays en développement consacraient à l'élevage un peu moins de 20 % en 1988-90 (un peu plus de 10 % en 1969-71) [2]. Le reste sert à constituer les réserves de semences (on évoque des besoins en semences de l'ordre de 5 % [48]) ou résulte de pertes entre la moisson et la vente au détail (proportions difficiles à évaluer sinon par solde).

Personne ne sait calculer avec précision de combien les récoltes sont amputées entre la production et le marché de détail. Pourtant, le calcul des disponibilités alimentaires effectué par la FAO tient compte d'une tentative d'évaluation de ces pertes. Celles liées au stockage des denrées peuvent être considérables; certains auteurs évoquent des pertes de l'ordre de 10 à 20 % en Amérique latine [72]. D'autres les estiment même à un tiers des quantités produites [28] [51]. En tout état de cause, des pertes (ou des fuites de denrées) de 10 à 15% dans les entrepôts commerciaux ne sont pas rares [48].

Enfin, pour que l'on puisse effectivement comparer les besoins nutritionnels nationaux et les disponibilités alimentaires par habitant, il convient d'ajouter à l'évaluation des besoins nutritionnels un pourcentage représentant les pertes alimentaires intervenant entre la vente au détail et la consommation domestique (au stade de la préparation des repas ou de la consommation). Un pourcentage de 5 à 10 % est couramment évoqué [48]. Elles sont plus importantes dans les pays développés prospères que dans les pays peu développés et, dans ces derniers, elles sont plus importantes en zones urbaines qu'en zones rurales où elles sont en général faibles.

On doit en outre prendre en compte les pertes sur les réserves de sécurité pratiquées par les ménages, le plus souvent en milieu rural par les producteurs agricoles eux-mêmes. Elles sont d'autant plus fortes que les stocks de sécurité sont importants, ce qui est le cas lorsqu'ils sont constitués pour de longues durées pouvant excéder une année. Les sociétés rurales ont souvent fait l'expérience de mauvaises récoltes et les réserves sont là pour les prévenir. Mais elles sont exposées à des détériorations ou des destructions du fait des ravageurs de tous types, des moisissures, etc., par défaut d'équipement de conservation des denrées. Elles sont faibles en pays développé, plus abondantes en pays en développement. Dans ce dernier cas, elles sont plus volumineuses en zones rurales qu'en zones urbaines. Elles sont d'autant moins abondantes que les sociétés rurales vivent dans des conditions de plus grande aisance.

Les données dont on dispose ne peuvent pourtant tenir lieu de statistiques tant elles sont imprécises et spécifiques. Retenons, faute de mieux, que l'ensemble de ces pertes peut représenter 10 à 40 % des disponibilités alimentaires totales d'une famille [80].

La couverture des besoins énergétiques

Les évaluations de disponibilités alimentaires par habitant dont nous venons de rappeler les modalités de calcul ne peuvent être confondues avec les besoins énergétiques d'un individu. Ceux-ci ont été mesurés par les nutritionnistes ; le Manuel à l'usage des planificateurs et des nutritionnistes de James et Schofield (FAO-Economica, 1992) fournit l'état actuel des connaissances et livre des méthodes de calcul au niveau d'un pays [48].

Le concept de « besoin énergétique »

Soyons clairs sur la distinction qu'il convient de faire entre besoin énergétique et demande alimentaire. Dans l'idéal, chaque individu consomme des aliments afin de satisfaire ses besoins en énergie et en nutriments, dans une quantité nécessaire pour assurer les fonctions physiologiques normales, pour prévenir tout symptôme de carence et pour assurer un niveau d'activité physique normal aux populations rurales comme aux populations urbaines. Alors que les besoins d'un individu varient en fonction de son âge, de son sexe, de sa taille, de son poids, etc., la demande en nourriture qui tend à satisfaire ces besoins est fonction des disponibilités alimentaires, mais aussi de ses goûts, de son revenu, des prix relatifs, de toute une série de facteurs plus subjectifs. Un accroissement des effectifs de la population et une modification de sa structure, notamment par âge et par sexe, entraînent une modification des besoins, en particulier en énergie, en fonction des paramètres que l'on vient de rappeler. Mais ces besoins peuvent être satisfaits par un grand nombre de combinaisons de produits alimentaires.

Quels sont, dans ces conditions, les facteurs qui conditionnent le plus fortement les besoins en énergie alimentaire ? À population constante, ce sont la taille et le poids qui jouent pour 49 %, la structure par âge pour 35 % ; l'urbanisation intervient pour 15 % dans l'allocation énergétique nationale moyenne [48]. Les principaux facteurs à considérer sont donc :

D'autres facteurs interviennent, mais dans une moindre mesure. Citons par exemple : le climat ; les infections ; le nombre de femmes enceintes.

Certains facteurs génétiques, qui interfèrent sur l'efficacité de l'utilisation de l'énergie alimentaire consommée, peuvent avoir une influence, mais les différences entre les populations ne sont pas attestées, même lorsqu'elles le sont sur les individus.

On peut signaler que la répartition spatiale entre la population rurale et la population urbaine, la composition socio-professionnelle de la population, la répartition des activités entre hommes et femmes, jouent également un rôle.

D'autres facteurs ont enfin des effets indirects avec des conséquences à long terme. C'est le cas, par exemple, des facteurs culturels, du taux de fertilité des populations, ou du taux de couverture des besoins nutritionnels des enfants.

Les régimes alimentaires des populations de la planète

Les régimes alimentaires des populations nationales sont très divers. Ils résultent bien évidement des ressources naturelles mais aussi d'un ensemble de facteurs comme l'histoire, la culture, le niveau de développement, etc. Une « analyse en composantes principales » (Principal component analysis, programme PRINCOMP sous SAS) de l'ensemble des consommations par jour et par habitant des populations nationales du monde (en moyennes triennales, centrées sur 1990), caractéristiques auxquelles a été ajoutée une évaluation du déficit moyen des disponibilités par rapport au besoin en énergie alimentaire moyen, permet de montrer comment s'opposent principalement ces régimes. Une « classification ascendante hiérarchique » des 151 pays pour lesquels la FAO disposait d'informations1. On a ainsi obtenu six classes qui laissent hors de compte 32 pays pour lesquels les informations nécessaires à la classification manquaient. Les inconvénients de cette mise à l'écart sont minimes, car les 119 pays classés représentent près de 99,6 % de la population mondiale.

Ces six classes sont d'importance inégale. Elles comportent respectivement 16, 25, 25, 27, 5 et 21 pays (tableau no 3). On pourrait douter a priori de l'intérêt de conserver une classe spécifique pour seulement 5 pays. Mais, dans les faits, si l'on adopte une typologie en cinq classes, on n'arrive pas à rattacher cette petite classe à une autre car ses spécificités sont très importantes ; et on aboutit à regrouper les classes 1 et 2, alors qu'elles réunissent des pays dont les populations consomment, respectivement, principalement du riz et du maïs.

1. Agglomerative hierarchical clustering Method a été pratiquée selon la procédure « CLUSTER et TREE » sous SAS (Méthode de WARD).

Tableau no 3

Classification des pays selon la consommation moyenne des produits vivriers (moyenne triennale, centrée sur 1990, en calories)
Classification ascendante hiérarchique des pays du monde selon les consommations moyennes des populations nationales
Classe 1Classe 2Classe 3Classe 4Classe 5Classe 6Non classés
Riz (16 pays)Maïs (25 pays)Blé (25 pays)Lait Viandes Blé (27 Pays)Mil Millet Sorgho (5 pays)Manioc Igname Taro plantain (21 pays)(32 Pays)
Bangladesh
Cambodge
Chine
Corée du
Nord
Inde
Indonésie
Laos
Myanmar
Népal
Philippines
Corée du
Sud
Sénégal
Sierra Leone
Sri Lanka
Thaïlande
Viêt-nam
Afrique du
Sud
Bolivie
Colombie
Brésil
Costa Rica
Cuba
Dominique
Équateur
Guatemala
Honduras
Jamaïque
Japon
Kenya
Lesotho
Malawi
Malaisie
Maurice
Mexique
Nicaragua
Panama
Pérou
Salvador
Trinité & Tobago
Venezuela
Zimbabwe
Afghanistan
Albanie
Algérie
Argentine
Botswana
Bulgarie
Chili
Ex-Éthiopie
Égypte
Ex-Yougos-lavie
Rép.
Isl.
d'Iran
Irak
Jordanie
Ja. A.
Libyenne
Mauritanie
Maroc
Pakistan
Paraguay
Roumanie
Somalie
R. ar.
Syrienne
Tunisie
Turquie
Uruguays
Yémen
Australie
Autriche
Belgique
Canada
Danemark
Ex-Tchécos-lov.
Ex-URSS
Finlande
France
Allemagne
Grèce
Hongrie
Irlande
Israël
Italie
Liban
Pays-Bas
Nouv.-Zélande
Norvège
Pologne
Portugal
Arabie saoudite
Espagne
Suède
Suisse
Royaume-Uni
États-Unis
Burkina-Faso
Mali
Namibie
Niger
Soudan
Angola
Bénin
Burundi
Cameroun
Rép. Centra-fricaine
Tchad
Congo
Congo, Rép.
Dém.
Côte
d'Ivoire
Gabon
Ghana
Guinée
Haïti
Liberia
Madagascar
Mozambique
Nigeria
Rwanda
Togo
R.-U. Tanzanie
Ouganda
Bahamas
Barbade
Belize
Brunei Da.
Cap-Vert
Comores
Chypre
Djibouti
Fidji
Polynésie Fr.
Gambie
Guadeloupe
Guinée-Bissau
Guyane
Hong Kong
Islande
Koweït
Maldives
Malte
Martinique
Mongolie
Antilles
néerl.
N.-Calédonie
Papouasie-N.-G.
Réunion
Samoa
Îles Salomon
Surinam
Swaziland
Émirats ar.
unis
Vanuatu
Zambie

Pour simplifier, chaque classe porte le nom de l'aliment qui donne la plus grande partie de l'énergie alimentaire du régime. C'est ainsi que la classe 1 est celle du « riz », la classe 2 celle du « maïs », la classe 3 celle du « blé », etc. Nous avons vu que réduire à cinq classes conduirait à réunir les pays qui consomment plus particulièrement du riz et ceux qui consomment surtout du maïs. En effet le régime de l'ensemble ainsi constitué se différencie sensiblement du régime des pays qui consomment principalement du blé, en raison des compléments de toutes sortes apportés à la céréale de base. À l'inverse, si l'on programmait un nombre de classes supérieur, certains pays se trouveraient désolidarisés de l'une des six classes décrites plus haut pour constituer une classe indépendante. Ce serait le cas, en particulier, du Japon qui se trouve ici curieusement regroupé avec les pays qui consomment du maïs (classe 1). Compte tenu de son niveau de consommation énergétique inférieur à celui des pays à haut revenu et de sa faible consommation de viandes, il ne peut faire partie de la classe 4. La faiblesse relative de la consommation de riz et un régime alimentaire plus riche en protéines, par exemple en poisson, en céréales autres que le riz, en sucres, etc. écartent en outre le Japon du groupe des pays qui consomment principalement du riz (classe 1). Enfin, la faible quantité de viandes consommée, en particulier de viande de boeuf, ou de mouton, écarte le japon du groupe des pays consommateurs de blé (classe 3).

Classer le Japon dans le groupe des pays consommateurs de maïs peut paraître inadapté, car cette céréale ne figure pas dans le régime alimentaire de la population de ce pays. Mais rappelons que nous classons des structures prenant en compte tous les composants d'un régime, et que ce n'est que par souci de simplification de l'exposé que nous désignons ces classes de régime par leurs composants principaux. Fort heureusement, le Japon et, dans une moindre mesure, la Malaisie sont les seuls pays du monde à résister à cet effort de classification. Le classement d'un autre pays n'est pas entièrement satisfaisant: il s'agit de la Chine, qui a été classée parmi les pays consommateurs de riz en raison du fait que la majorité de sa population consomme principalement du riz, alors que la population de certaines de ses régions consomme en majorité du blé. Mais il s'agit là d'une simplification aussi recevable que celle consistant à caractériser une population par une moyenne.

Cette typologie nous livre donc six grands types de régimes:

Les classes de cette typologie (carte no 1) correspondent à peu de choses près aux grandes plantes de civilisation du monde: riz, blé, maïs, mil (auquel on peut ajouter le millet et le sorgho), manioc (on peut ajouter l'igname et le taro). Les effets des grandes tendances à la diversification des régimes ne se font sentir que pour les pays développés qui ont introduit de facon importante des protéines d'origine animale dans leur alimentation (classe 4). Observons que certains pays en développement figurent dans cette classe aux côtés des pays développés. Ils'agit de trois pays de la périphérie méditerranéenne: Arabie Saoudite, Israël et Liban. Mais, en majorité, ces pays sont considérés par la Banque Mondiale comme des pays à revenu élevé. Leur situation économique a permis à leur population d'adopter un mode de comportement alimentaire proche de celui des pays riches[6].

Carte no 1
Classification automatique des régimes alimentaires

Carte 1

Ces résultats ne diffèrent pas beaucoup de ceux obtenus en 1988 [21] [22] [23]. On aurait probablement obtenu des résultats très proches si l'on avait pris en compte des données encore plus anciennes. Les différences auraient probablement porté sur les cinq pays signalés plus haut et sur quelques pays développés qui consommaient encore récemment beaucoup plus de céréales, telle la France en 1950.

Il y a donc une certaine stabilité des régimes des pays en développement; on observe en revanche, avec le développement économique, un changement de régime alimentaire.

Des besoins énergétiques nettement différents selon les pays

Notre étude fait apparaître un premier résultat original : en effet, l'évaluation des besoins énergétiques montre que les besoins diffèrent nettement selon les pays considérés.

Les besoins en énergie alimentaire des pays développés dépassent ceux des pays en développement (graphique no 4). C'est ainsi que ceux des populations nord-américaines avoisinent 2 400 calories par personne et par jour, soit un peu plus que le nombre de calories souhaitable pour les populations européennes. À l'autre extrémité de l'échelle, les besoins les plus faibles en calories sont ceux des populations africaines (moins de 2150 calories), soit un niveau de besoins un peu en dessous de celui des populations d'Asie ou d'Amérique latine (près de 2150) (graphique no 5).

Grossièrement, les populations dont le régime alimentaire est construit sur des plantes de civilisation telles que le riz, le blé, le maïs, le mil, ou le manioc (graphique no 6, respectivement classes 1,3,2,5 et 6), et qui sont par ailleurs, pour la plupart, des populations vivant dans des pays en développement, ont des besoins énergétiques inférieurs de près de 10% à ceux des pays dont le régime est plus riche en viande et qui sont en général des pays développés.

Des besoins nutritionnels en augmentation… et en diminution

L'évolution, de 1960 à 1990, des besoins nutritionnels des populations du monde selon le niveau de développement, résumée dans le graphique no 4, montre que ces besoins ont augmenté depuis 1970, alors qu'ils avaient diminué durant la décennie précédente. C'est le cas pour les populations des pays en développement dont les besoins ont même augmenté plus rapidement que ceux des populations des pays développés quand celles-ci avaient vu croître lentement leurs besoins depuis 1960.

Graphique no 4
Évolution des besoins en énergie alimentaire de 1960 à 1990 selon le niveau de développement

Graphique 4

Ensemble du monde

Pays développés

Pays en développememt

Graphique no 5
Évolution des besoins d'énergie alimentaire de 1960 à 1990 selon le continent

Graphique 5

Afrique

Asie

Europe

Amérique latine et Caraïbes

Amérique du Nord

Océanie

Graphique no 6
Évolution des besoins en énergie alimentaire de 1960 à 1990, selon le régime alimentaire désigné par ses composantes principales

Graphique 6

Riz (classe 1)

Maïs (classe 2)

Blé (classe 3)

Lait, viandes, blé (classe 4)

Mil, millet, sorgho (classe 5)

Manioc, igname, taro, plantain (classe 6)

Cependant, l'examen de l'évolution de ces besoins alimentaires par continent apporte des précisions à ces données globales (graphique no 5). C'est l'augmentation rapide des besoins nutritionnels des pays d'Asie - tout particulièrement ceux qui consomment principalement du riz - et des populations d'Amérique latine qui a tiré la statistique de l'ensemble des pays en développement vers le haut. Ces besoins ont en effet augmenté nettement plus rapidement que ceux de l'ensemble des populations des pays développés. Par contre, l'Afrique, dans son ensemble, est à mettre à part. Les besoins nutritionnels moyens par habitant y ont très légèrement diminué depuis 1960 en raison de la légère baisse des besoins des populations qui consomment principalement du mil, du millet ou du sorgho, ainsi que des besoins nutritionnels de celles qui consomment du manioc, de l'igname, du taro, ou du plantain (graphique no 6). Observons enfin qu'il en va de même pour les besoins nutritionnels des populations qui se nourrissent de maïs (graphique no 6).

Ces modifications des besoins moyens s'expliquent principalement par des évolutions de la structure par âge.

Une amélioration de la couverture moyenne des besoins énergétiques de l'humanité

Si l'on mesure la couverture moyenne des besoins énergétiques en rapportant les disponibilités en énergie alimentaire à la valeur des besoins calculés précédemment, on constate que les progrès de la couverture des besoins de l'humanité ont été rapides durant les années 60. Mais cette progression s'est nettement ralentie dans les années 70, puis s'est arrêtée et le taux de couverture moyen a même diminué durant les années 80.

Doit-on en conclure que la situation alimentaire des pays en développement s'est détériorée dans le même temps? Ce n'est pas le cas. En effet, ce sont les pays développés qui, à besoins constants, ont diminué leurs consommations. Mais, quoique plus lentement dans la période récente, la situation alimentaire des pays en développement s'est, en moyenne, améliorée.

Les disponibilités alimentaires des pays développés couvrent de plus en plus largement leurs besoins en énergie alimentaire (graphique no 7). Avec un taux de couverture déjà supérieur à 1,35 en 1980 et proche de 1, 5 en 1990, l'Amérique du Nord semble avoir atteint un niveau de sécurité alimentaire quasi absolue, même en cas de pertes massives en aval de la production, avant ou après la vente au détail. Ses disponibilités dépassent en effet maintenant de près de 50 % ses besoins, avec des taux de couverture des besoins approchant 1,5 (graphique no 8). Les pays d'Europe, à l'inverse, ont diminué les leurs, avec un taux de couverture de leurs besoins qui est passé de 1,4 en 1980 à 1,36 en 1990 (graphique no 8). Compte tenu des pertes modérées intervenant probablement entre la production et la consommation domestique des denrées, la situation alimentaire reste sans doute excédentaire pour le plus grand nombre d'habitants.

Graphique no 7
Évolution du taux de couverture des besoins en énergie alimentaire par les disponibilités alimentaires de 1962 à 1990, selon le niveau de développement

Graphique 7

Ensemble du monde

Pays développés

Pays en développement

Une amélioration de la situation alimentaire de la plupart des pays en développement

Selon la FAO, 941 millions de personnes étaient sous-alimentées en 1969–71, 843 millions en 1979–81 et 781 millions en 1988–90 [36]. Compte tenu de l'accroissement de la population pendant ces vingt années, on peut en conclure que, globalement, la situation des pays en développement s'est améliorée. Le taux de couverture des besoins est passé d'un déficit de 6 % en 1962 à un excédent de 17 % en 1990 (graphique no 8).

Dès cette étape, une mise au point s'impose. Gardons-nous de trop d'optimisme au vu d'un taux de couverture proche de 1,0. Les pertes de denrées entre le marché de détail, stade auquel sont évaluées les disponibilités, et la consommation peuvent être considérables; elles sont d'autant plus grandes que la conservation de stocks est volumineuse. Les ménages sont conduits à conserver des stocks d'autant plus importants (parfois plus d'une année de consommation) que la production et l'approvisionnement sont aléatoires. D'autre part ces taux de couverture ne sont que des moyennes, qui dissimulent, pour la plupart, de très grandes inégalités locales et individuelles dues aux disparités de distribution et d'accès aux vivres.

En Asie, on est passé d'un déficit de 9 % en 1962, avec un taux de couverture de 0,91, à un excédent légèrement inférieur à 20 % en 1990 (taux de couverture : 1,18), progression rapide observée tout au long de la période 1962–1990 (graphique no 8). Quoique moins avantageuse en moyenne, la situation alimentaire des populations d'Amérique latine a légèrement régressé entre 1980 et 1990 après une nette augmentation des taux de couverture des besoins entre 1962 (1,10) et 1980 (1,25). Cependant, nous verrons plus loin comment il convient d'interpréter de tels chiffres.

Une couverture insuffisante des besoins nutritionnels en Afrique

Au-delà de ces chiffres globaux, les résultats confirment l'aspect alarmant de la situation des populations africaines. Avec des disponibilités inférieures à leurs besoins en 1962 puis, par la suite, avec des disponibilités qui ne dépassent jamais de plus de 8 % leurs besoins (taux de couverture toujours inférieurs à 1,08), on ne peut que constater, à la lecture du graphique no 8, l'insécurité, voire l'évident déficit de la situation alimentaire d'ensemble des populations africaines. De plus, les difficultés quotidiennes sont encore beaucoup plus graves dans certains pays d'Afrique que ces moyennes ne l'indiquent. En effet, les pays du nord de l'Afrique, dont l'alimentation est en grande partie constituée de blé, peuvent procéder à de volumineuses importations de grain et arrivent ainsi à satisfaire leurs besoins. Mais alors que les peuples du Nord connaissent une situation supérieure à la moyenne, celle des peuples du Sud est plus déficitaire.

Graphique no 8
Évolution du taux de couverture des besoins en énergie alimentaire par les disponibilités alimentaires de 1962 à 1990, selon le continent

Graphique 8

Afrique

Asie

Europe

Amérique latine et Caraïbes

Amérique du Nord

Océanie

Considérons plus particulièrement les populations qui trouvent dans le mil, le millet ou le sorgho la majorité de leur énergie alimentaire. En dépit d'une amélioration du rapport entre leurs disponibilités et leurs besoins, leurs disponibilités alimentaires ne couvraient pas leurs besoins, même en 1990 (taux de couverture inférieur à 1,00) (graphique no 9, classe 5).

Et si l'on regarde maintenant du côté des populations qui consomment principalement des racines ou des tubercules africaines, du manioc, de l'igname ou du taro, on constate que leur situation s'est dégradée et que leurs disponibilités alimentaires sont devenues inférieures à leurs besoins dès 1980 (graphique no 9, classe 6).

La situation alimentaire de ces populations d'Afrique subsaharienne diffère donc totalement de celle des civilisations du riz : parties en 1962 de taux de couverture atteignant 0,88 (riz), 0,89 (mil, millet, sorgho) et 1,02 (manioc, igname, taro), elles ont atteint respectivement des taux de 1,18, 1,00 et 0,98 en 1990 (graphique no 9, respectivement classes 1,5 et 6).

Graphique no9
Évolution du taux de couverture des besoins en énergie alimentaire par les disponibilités alimentaires de 1962 à 1990, selon le régime alimentaire désigné par ses composantes principales

Graphique 9

Année de référence

Riz (classe 1)

Maïs (classe 2)

Blé (classe 3)

Lait, viandes, blé (classe 4)

Mil, millet, sorgho (classe 5)

Manioc, igname, taro, plantain (classe 6)

Si l'on prend en compte les pertes après la vente au détail, en général non négligeable dans ces sociétés peu prospères du point de vue économique, on comprend qu'il s'agit là de populations qui vivent des situations critiques, voire dramatiques, masquées par un apparent équilibre des disponibilités et des besoins à l'échelle nationale que semblent montrer des taux de couverture proches de l'unité.

La classe 5 mise à part, ces résultats concernent des regroupements comportant de nombreux pays. Ils occultent ainsi les situations locales. Il apparaît en particulier que l'Afrique n'est pas le seul continent à connaître de graves déficits alimentaires à l'échelle nationale. Si l'Éthiopie, le Libéria, le Mozambique, la République centrafricaine, la Sierra Leone, la Somalie, etc. {34} souffrent de graves déficits alimentaires, certains pays d'Asie, tels que l'Afghanistan, ou même le Népal ou la Mongolie, affrontent également des situations déficitaires. Les bullentins de l'OMS (Organisation mondiale de la santé) [28] montrent que d'autres pays (Bangladesh, Birmanie, Cambodge, etc.) sont touchés par la malnutrition chronique. N'oublions pas, enfin, qu'il existe des déficits intranationaux importants au sein des deux États continents que sont l'Inde et la Chine. De ce fait, l'Asie de l'Est et l'Asie du Sud sont encore actuellement, de très loin, les deux régions du monde dans lesquelles la sous-alimentation est la plus grave [36] [35].

Nous avons passé sous silence jusqu'ici une réalité assez répandue,à savoir l'accès inégalitaire des individus aux vivres. Il semble que les femmes et les enfants ne bénéficient pas toujours d'un accès à la nourriture identique à celui des hommes [33], et qu'en cas de pénurie les hommes bénéficient parfois d'un accès prioritaire à la nourriture. L'accès inégalitaire aux vivres reste surtout dû à la pauvreté, ou plus généralement aux inégalités de revenus.

L'approche développée jusqu'ici laissait donc supposer que la nourriture était également répartie entre les habitants d'un pays afin de satisfaire leurs besoins. Force est de constater que ce n'est que très rarement le cas. Une répartition moins inégalitaire de la nourriture ferait probablement disparaître une grande partie de la sous-alimentation observée. Indépendamment des pertes subies entre la vente au détail et la consommation domestique, pertes qui conduisent à considérer que le niveau des disponibilités alimentaires doit dépasser celui des besoins, les inégalités de distribution vont dans le même sens: dans le cas de fortes inégalités de distributions, si l'on voulait disposer de suffisamment d'aliments pour que ceux qui se situent à l'extrémité la moins favorisée de la chaîne de distribution puissent avoir accès à la nourriture en quantité suffisante, il faudrait que le niveau des disponibilités alimentaires des populations soit largement supérieur à celui de leurs besoins. Cependant, même si elle est souvent nécessaire, l'augmentation des disponibilités ne peut être considérée comme un élément de politique alimentaire en soi. Le problème de la sous-alimentation doit être traité à la racine, c'est-à-dire en s'attaquant directement à la pauvreté, en provoquant une augmentation de la demande solvable.

Une association entre caractères socio-démographiques des populations et classement selon le régime alimentaire

Le classement des pays selon les régimes alimentaires que nous avons adopté conduit aussi à les répartir en fonction de caractères démographiques importants en rapport avec les besoins énergétiques de leurs populations. Mais n'y voyons aucun déterminisme, il ne s'agit pas là de relations causales. De plus, ces regroupements correspondent à des situations alimentaires différentes. On peut ainsi brosser la situation suivante (tableau no 4) :

Tableau no4

Principaux caractères différenciant les classes de pays (classification selon le régime alimentaire)
CaractéristiquesClasses
 1 Riz2 Maïs3 Blé4 Lait Viandes Blé5 Mil Millet Sorgho6 Manioc Igname Taro PlantainMoyenne
Variables actives
Consommations par habitant (1)Rapports à la moyenne
Riz en 1990 (a)3,930,940,390,200,330,751,00
Maïs en 1990 (a)0,652,370,700,140,861,141,00
Blé en 1990 (a)0,380,622,131,440,250,191,00
Pommes de terre en 1990 (a)0,350,620,942,640,000,151,00
Orge en 1990 (a)0,280,611,112,420,030,281,00
Millet en 1990 (a)1,030,130,110,0213,321,401,00
Sorgho en 1990 (a)0,330,340,980,078,351,781,00
Manioc en 1990 (a)0,350,350,190,000,214,701,00
Patates douces en 1990 (a)0,810,430,150,030,334,261,00
Sucres (canne, betterave, dérivés) en 1990 (a)0,461,461,021,510,530,291,00
Viandes de veau et de boeuf en 1990 (a)0,220,961,161,900,510,411,00
Lait en 1990 (a)0,200,771,132,300,590,151,00
Viande de porc en 1990 (a)0,700,350,433,120,070,171,00
Excédent des disponibilités sur les besoins (a-b)0,660,771,182,150,07-0,111,00
Variables supplémentaires
Taux d'accroissement démographique (1990–95)1,001,051,130,381,451,481,00
Espérance de vie (1990–95)0,941,051,001,180,790,801,00
Taux de mortalité infantile (1990–95)1,230,791,060,191,981,811,00
Indice synthétique de fécondité (1990–95)0,970,911,080,491,561,551,00
Densité en habitants par km2 (1990–95)2,021,090,491,230,130,651,00
Disponibilités alimentaires en 19900,910,951,021,280,830,791,00
Calories d'origine végétales (1990) (c)0,600,861,071,730,690,521,00
Besoins en énergie alimentaire 1990 (d)0,960,980,991,080,980,961,00
Nombre de pays observés16252527521119

(a) Consommation par habitant en kilocalories par personne et par jour (moyenne triennale)

(b) Par rapport aux besoins en énergie alimentaire

(c) Il s'agit des calories d'origine végétale nécessaires pour produire les disponibilités alimentaires de 1990

(d) En kilocalories par jour et par habitant

Des laissés-pour-compte de la sécurité alimentaire

Les progrès de la couverture des besoins énergétiques des pays en développement ont été nets, ils ont aussi été rapides au regard de l'accroissement de la population intervenu dans le même temps.

Comme nous l'avons déjà relevé, l'augmentation des disponibilités alimentaires par habitant des pays en développement a été spectaculaire, passant de près de 1990 calories en 1962 à plus de 2500 calories en 1991, soit un nombre de calories supérieur à leurs besoins estimés à 2 160 calories en 1990. Pourtant, dans beaucoup de pays, les pauvres n'ont pas profité de ces gains. En effet, ces pertes de nourriture sont plus lourdes lorsque les ménages sont obligés de se constituer des réserves, seule réponse efficace aux aléas des récoltes et autres catastrophes (sécheresse, intempéries, inondations, mais aussi difficultés d'approvisionnement, etc.). Ces réserves sont encore plus vulnérables si elles doivent s'étaler dans le temps. Des pertes annuelles moyennes de seulement 10 % élèveraient les disponibilités alimentaires nécessaires moyennes à 2 380 calories, soit un nombre de calories peu éloigné du niveau des disponibilités alimentaires des pays en développement en 1988–1990 (2 470 calories).

L'inégalité de distribution des vivres à l'intérieur des pays conduit également à creuser l'écart entre les besoins énergétiques moyens et les disponibilités alimentaires nécessaires aux populations. Nous avons déjà souligné que, dans les pays où la distribution de vivres est la plus inégalitaire, il faudrait que les disponibilités alimentaires par habitant soient de 20 ou 30 % supérieures au niveau des besoins moyens pour venir à bout de la sous-alimentation [2]. On comprend, dans ces conditions, que les disponibilités alimentaires des pays qui consomment principalement du riz (environ 2 520 calories) soient insuffisantes et que la majorité des sous-alimentés du monde se trouvent dans ces pays.

Mais c'est là où l'on consomme principalement du manioc, de l'igname, ou du taro que l'on trouve les déficits alimentaires les plus importants. En effet, les disponibilités alimentaires, qui étaient de 2 090 calories en 1990, restent inférieures aux besoins moyens en énergie alimentaire de ces pays. C'est dans leurs rangs que l'on trouve bon nombre de laissés-pour-compte de la sécurité alimentaire, et c'est dans ces pays - qui connaissent également une croissance démographique rapide - que se trouvera probablement la majorité des sous-alimentés du monde en 2010 [2].

Les facteurs d'équilibre ou de déséquilibre de la situation alimentaire

À ce stade, notre étude n'avait pas pour objet de définir les facteurs permettant d'accroître les disponibilités alimentaires. Ces déterminants sont au demeurant mal connus. Les résultats que nous venons de détailler peuvent pourtant servir à identifier certains facteurs qui, au cours des cinquante dernières années, ont favorisé cet accroissement de la production de vivres. Ils sont en partie de nature démographique car un accroissement de la population conduit quasi mécaniquement à une augmentation des besoins globaux en énergie alimentaire. Ils sont aussi économiques.

Depuis la seconde guerre mondiale, la proportion des populations qui, tout à la fois, produisent leur propre alimentation, trouvent un emploi et tirent leurs revenus de leurs activités agricoles n'a probablement pas cessé de diminuer relativement à la population totale. Pourtant, du fait de la croissance démographique, leur nombre a continué à croître et a dépassé le milliard depuis 1980-84. Même si les agriculteurs ne sont plus majoritaires au sein de la population active du monde, ils constituent toujours la majorité des actifs des pays en développement (plus de 55 % en 1994 [34]); et les hommes et les femmes les plus pauvres de la planète vivent en milieu rural [4]. Cela revient à dire que, pour une majorité d'habitants des pays en développement, l'activité agricole apporte d'abord de quoi alimenter la famille. Elle apporte accessoirement la trésorerie qui permet aux agriculteurs de se procurer les biens indispensables qu'ils ne peuvent pas produire eux-mêmes. C'est pourquoi l'étude des interactions entre l'augmentation des besoins et l'accroissement de la demande solvable est si importante. On comprend les dommages que génère la mauvaise connaissance que nous avons actuellement de ces liens.

Dans les pays en développement, la croissance économique générale et la régression de la pauvreté ont eu pour conséquence une augmentation de la demande solvable de produits alimentaires et une répartition moins inégalitaire des vivres.

Un développement rural engendré par une intensification de l'agriculture

Entre 1970 et 1990, sous le double effet d'une hausse de la productivité et, dans une moindre mesure, d'un accroissement des superficies cultivées, on a effectivement observé une augmentation importante des disponibilités alimentaires. La FAO l'attribue, pour 69%, à l'amélioration des rendements et pour 31 %, à l'augmentation des surfaces cultivées [2].

Le blé (2,8 % par an), le riz (2,3 % par an) et, à un degré inférieur, le maïs (1,8 % par an) et le sorgho (1,5 % par an) ont connu les plus fortes croissances de rendement. Celui des autres céréales (orge, millet) n'a progressé que de 1 % par an, au même rythme que celui du manioc [2].

L'intensification a aussi joué son rôle. L'irrigation a permis d'employer des variétés céréalières à plus haut rendement (hybrides, etc.), d'augmenter l'intensité de l'utilisation de chaque hectare de terre (multiplication des récoltes effectuées une même année, sur une même parcelle, etc.), indépendamment de l'augmentation de rendement et le recours à des cultivars plus productifs qu'elle a permis. Observons que 123 millions d'hectares de terres arables ont ainsi été irrigués en 1988-90, dont 35 en terres arides ou superarides [2].

L'augmentation de la production vivrière a résulté en outre de la substitution de cultures à faible productivité par des cultures à forte productivité. Néanmoins on ne dispose pas, à l'heure actuelle, d'études fines sur le sujet.

L'évolution des techniques a également rendu les produits alimentaires moins coûteux, ce qui a facilité l'augmentation de la consommation des populations. De plus, dans les pays en développement, on a commencé à donner aux animaux les aliments initialement destinés à l'alimentation humaine en raison, en particulier, de leur moindre coût. L'augmentation de la consommation animale n'a pas seulement été une concurrence pour la consommation humaine, elle a aussi entraîné une évolution des techniques qui sont devenues elles-mêmes d'une utilisation plus facile et parfois moins coûteuses, participant ainsi à la résorption des déficits alimentaires.

La concentration de la population a probablement favorisé la production et la productivité par un effet de masse de la consommation. Mais il ne s'agit là que d'une hypothèse.

Malgré tout, l'augmentation de la production des pays en développement n'a pas été suffisante pour couvrir leurs besoins. Mis à part quelques grands producteurs de riz, en particulier la Chine, nombre de ces pays ont eu recours à des importations massives de céréales, d'autant plus volumineuses que les cours des transactions étaient anormalement bas en raison des subventions que certains pays accordaient à leurs propres agriculteurs.

On constate à long terme une tendance à la baisse des prix des denrées alimentaires. Cette baisse est en partie due au fait que rien, à l'échelle mondiale, ne semble s'opposer à ce que la production alimentaire augmente pour satisfaire la demande. La réduction de la production céréalière mondiale par habitant constatée depuis une dizaine d'années ne peut s'expliquer que par la diminution de la production des principaux pays exportateurs.

Deux objectifs politiques difficilement conciliables se trouvent ainsi poursuivis. Le premier ambitionne tout à la fois la réduction de la pauvreté, l'amélioration des capacités d'accès des pauvres à la nourriture et, par voie de conséquence, l'augmentation de la demande solvable. Le second vise au maintien des prix attractifs pour soutenir l'activité de production des grands pays exportateurs de céréales, ce qui les conduit à geler des terres et à minimiser l'accroissement des disponibilités vivrières par habitant.

Il reste que l'accroissement de la production vivrière et l'augmentation de la productivité agricole sont les principaux moyens pour atténuer la pauvreté et pour améliorer la situation alimentaire des pays en développement. La principale cause de la sous-alimentation chronique résulte de l'incapacité à lutter contre la pauvreté dans ces pays. Le potentiel d'accroissement de la production, en Afrique notamment, reste considérable mais il suppose des politiques appropriées et efficaces. Il s'agit de politiques d'établissement d'infrastructures de production, de commercialisation, de politiques de développement de la productivité des terres et de l'eau douce disponibles, de politiques de recherche de variétés plus adaptées aux contextes climatiques et aux conditions locales de production, et plus productives. Il s'agit aussi de politiques de valorisation du capital humain, politiques d'enseignement primaire, d'enseignement technique, politiques d'amélioration de la situation des femmes vivant dans les zones rurales, qui assument une responsabilité particulière en matière de production alimentaire mais qui, souvent en l'absence d'hommes, doivent limiter le nombre et la durée des tâches qui leur incombent au prix, parfois, entre autres, d'une dégradation des terres.

Des importations croissantes de nourriture dans les pays en développement

Durant les cinquante dernières années, mises à part la Chine et l'Indonésie, bon nombre de pays en développement ont, à des degrés divers, augmenté leurs importations de grains.

Les grands pays exportateurs de céréales ont pu faire face sans difficulté à l'augmentation de la demande. Le soutien dont a bénéficié leur agriculture à l'époque explique en partie l'augmentation du volume des importations des pays en développement. Mais ce soutien devient de plus en plus rare.

Au fur et à mesure que les déficits se creusaient, à l'échelon national, entre la production et les besoins en nourriture, les importations de céréales sont devenues de plus en plus indispensables aux pays pauvres. Mais les volumes importés sont seulement fonction de la solvabilité des pays : en effet, la logique démographique des importations céréalières n'apparaît que si les pays sont solvables.

Au-delà d'un certain niveau de progrès économique - qui peut d'ailleurs entraîner une baisse de la fécondité -, les importations de céréales sont d'autant plus volumineuses que la fécondité ou la croissance démographique est faible [22] [23]. Schématiquement, on peut dire que plus les pays sont prospères, moins leur fécondité est élevée et plus leurs importations de céréales sont volumineuses. Seuls les pays disposant de terres cultivables en quantités telles qu'ils peuvent les livrer à une exploitation extensive ont effectivement intérêt à produire des céréales et à les exporter. En 1968, Sicco Mansholt, ministre de l'Agriculture des Pays-Bas, auteur d'un programme de restructuration de l'agriculture communautaire européenne (plan Mansholt), ne disait-il pas en substance à propos de son pays : plus un grain de blé ne doit être produit ici? Ainsi se trouvent liées les solvabilités au plus haut niveau, les importations de vivres les plus volumineuses et les fécondités les plus basses.

Rien de tel dans le cas des pays à forte fécondité. Dans les pays arabes - mais cette règle leur est spécifique -, plus la fécondité est élevée, ou plus l'accroissement démographique est fort, plus les importations de céréales sont importantes [22] [23]. Les retombées des revenus pétroliers et ceux du tourisme rendent possibles de telles importations. Mais ce n'est pas le cas pour les pays de l'Afrique subsaharienne. C'est même totalement l'inverse qui se passe.

Les pays africains se singularisent de deux façons. Tout d'abord, les importations sont d'autant moins importantes que l'accroissement démographique est rapide, ce qui s'explique probablement par le manque de solvabilité des pays à forte fécondité. Ensuite, fait remarquable et… inquiétant, plus la charge démographique relative à la superficie agricole des pays consommateurs de manioc, d'igname ou de taro est élevée, moins volumineuses sont leurs importations de céréales par habitant, ce qui traduit l'extrême insécurité alimentaire de ces pays [22] [23]. En définitive, ces pays ne peuvent importer les céréales pourtant indispensables pour nourrir leurs populations.

La pauvreté, cause principale de la sous-alimentation

Au cours des cinquante dernières années, les grandes famines sont devenues moins nombreuses, les conditions de vie des populations des pays en développement se sont dans l'ensemble améliorées. Bref, les grandes catastrophes annoncées ne se sont pas produites. Mais le bilan que nous venons de dresser montre qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour éradiquer la sous-alimentation. Et si d'incontestables progrès ont été obtenus, des retours en arrière sont toujours possibles car, si les moyens disponibles sont nombreux et performants pour aller vers plus de sécurités alimentaires, serons-nous assez nombreux à vouloir et savoir les mettre et œuvre ? À l'inverse, les freins économiques, démographiques et culturels sont encore considérables et le « nouvel ordre mondial » dont on parlait tant au moment de la chute du mur de Berlin tarde - c'est le moins que l'on puisse dire - à se mettre en place. Avant de nous lancer dans les prospectives, un rapide bilan des enseignements tirés de la période qui court des années 50 à aujourd'hui s'impose.

Si l'on ne tient pas compte des ressources naturelles, on peut affirmer que la pauvreté est le principal facteur économique expliquant l'incapacité à améliorer l'accroissement des disponibilités alimentaires, situation que la rapide croissance démographique ne fait que rendre plus aiguë [4]. En effet, le développement est plus lié à la croissance de la consommation interne qu'à la multiplication des exportations.

Le défaut d'investissement de base revêt, dans ces conditions, une importance primordiale. Le manque d'infrastructure routière, de moyens de transports, de communications, d'approvisionnements en agrofournitures et d'informations, l'absence d'un réseau bancaire, de commercialisation ou de distribution sont autant de freins pour la croissance économique.

Dans les pays en développement, on constate une amélioration générale du taux de couverture des besoins énergétiques par les disponibilités alimentaires. Cependant la pression foncière continue bien souvent à brider le développement de l'agriculture. Une capitalisation insuffisante, un investissement limité dans les moyens de culture moderne sont à l'origine de revenus faibles dans des structures foncières où dominent des unités de production de taille réduite. L'insécurité de la tenure foncière ainsi que la précarité foncière - faute d'une législation appropriéela dégradation des pâturages - due à un surpâturage -, la mise en culture de terres ayant une forte pente sont autant de facteurs de dégradation des sols. La moindre fertilité des terres consécutive à une baisse de la fréquence de la jachère dans la rotation des cultures et à un manque d'engraissement des sols, la concurrence entre agriculteurs et éleveurs sont autant d'entraves au développement1. À cela viennent s'ajouter la faiblesse des services, l'absence d'organisations associatives, coopératives et mutualistes, la déficience des agrofournitures, l'absence d'accès au crédit, le manque de suivi sanitaire des troupeaux, le vieillissement génétique des cultures.

Bref, sans véritable politique agricole, en particulier sans politique de régulation des marchés, sans politique de crédit, sans prêts bonifiés à long terme, la croissance des pays en développement ne pourra pas être au rendez-vous. Pourtant, on aurait tort d'oublier que la construction des agricultures des pays développés fut une affaire de long terme et de faible rentabilité du capital immobilisé, éventuellement de prêts bonifiés par les États. Les grandes civilisations céréalières, en particulier celles du riz ou du blé, ont mis des siècles à constituer leurs sols, leur potentiel de drainage et d'irrigation, qui sont tout à la fois les monuments, les temples et les ouvrages d'ingénierie des travailleurs de la terre.

Mais l'entrave essentielle au développement reste probablement l'insuffisante valorisation du capital humain. La santé et la couverture des besoins en nourriture des populations sont, à l'évidence, les premières conditions du développement rural et agricole. À cet égard, l'humanité est loin d'avoir assuré, comme l'avait prévu la conférence internationale réunie en URSS à Alma Ata en 1978, « la santé pour tous en l'an 2000 ». De même, les approvisionnements en eau potable n'ont pas suffisamment progressé.

Les effets de l'instruction sur la production et la productivité ne sont plus à prouver: un taux d'analphabétisme élevé, une absence d'enseignement de base, un manque de formation, un manque d'information sur les nouvelles techniques ou les innovations sont autant de handicaps pour le développement. Cependant, les effets sur le produit intérieur brut diffèrent nettement selon les pays. Plus le niveau initial d'instruction est élevé, plus la productivité des investissements dans l'enseignement est élevée. Il semblerait que les pays de l'Afrique subsaharienne fassent exception à cette règle par la lenteur des progrès de productivité obtenus en réponse aux investissements consentis en matière d'enseignement, ce qui s'explique sans doute par un contexte infrastructurel et institutionnel défavorable [4].

1. Mazoyer M. et Roudard L., in : Histoire des agriculteurs du monde. Du néolithique à crise contemporaine. Le Seuil, Paris, 1997, 530 pages.

Le défi lancé aux pays en développement souffrant de déficits alimentaires est considérable. Les conditions dans lesquelles ils pourront entamer leur rattrapage ne sont pas encore réunies. Et on en est souvent bien loin. Compte tenu de l'organisation actuelle des relations économiques et politiques internationales, le maintien de la paix sociale dans de nombreuses régions du monde paraît compromis. Ce qui ne dispense certainement pas de tenter d'analyser les grandes tendances dans le domaine démographique et alimentaire. Et savoir dans quelle mesure la production agricole pourra répondre aux besoins énergétiques des populations à l'horizon 2050 reste primordial.


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