Dans le monde entier, les pêches maritimes présentent un certain dualisme, à savoir la coexistence d'une petite pêche, ou pêche artisanale, opérant côte à côte avec la grande pêche, ou pêche industrielle1. Ce dualisme ne se caractérise pas seulement par l'échelle des opérations, mais s'étend au type de technologie utilisé, au degré de capitalisation, à la création d'emplois et à la propriété. Contrairement à la grande pêche, la pêche artisanale est conduite par le propriétaire du bateau, avec un fort coefficient de main-d'oeuvre, peu de capitaux et pratiquement aucune technologie moderne.
Les efforts de développement accomplis dans le passé ont été presque exclusivement consacrés à la grande pêche, probablement dans l'idée que la petite pêche n'était qu'un aspect transitoire entre la pêche artisanale et la pêche industrielle. On pensait que le petit pêcheur adopterait la nouvelle technologie, ou se lancerait dans la compétition pour les ressources du large et des eaux lointaines, ou encore qu'il trouverait un emploi parmi les équipages des grandes flottilles. Il pouvait aussi se recycler à terre dans des activités plus lucratives qu'une rapide croissance économique n'allait pas manquer de créer.
Pourtent, après plus de trois décennies de développement des pêches, il faut bien admettre que l'on compte encore près de dix millions de petits pêcheurs qui débarquent chaque année quelque vingt millions de tonnes de poisson, ce qui représente près de la moitié des captures maritimes mondiales utilisées directement pour la consommation humaine (Thompson, 1980). Pourtant, en dehors d'une certaine motorisation des pirogues et de l'introduction des filets en nylon, la technologie de ces petits pêcheurs est restée, dans bien des parties du monde, pratiquement inchangée depuis des décennies. En fait, qui sait si cela n'a pas été une secrète bénédiction pour les économies de nombreux pays en développement terriblement à court de capitaux et de devises étrangères, se débattant au milieu de dépenses sans cesse croissantes de carburant et d'importations, et en proie à un sous-emploi chronique? On a calculé que la petite pêche utilise un cinquième du capital qu'emploie la grande pêche, un quart à un cinquième du carburant que celle-ci consomme par tonne de poisson débarquée et que, pour chaque dollar investi, elle crée cent fois plus d'emplois (Thomson, 1980). Malgré cela, dans beaucoup de pays en développement, les petits pêcheurs vivent à la limite sinon au-dessous du seuil de subsistance, ou tout au moins se trouvent parmi les groupes socio-économiques les plus défavorisés (Smith, 1979; Panyotou, 1980; Panayotou et al., ouvrage sous presse; Fredericks et al., ouvrage sous presse; Librero et al., ouvrage sous presse; etc.).
Le problème fondamental des petits pêcheurs du tiers monde est donc celui de leur pauvreté persistante, absolue et relative1, cela malgré des décennies d'un remarquable développement général des pêches et de croissance économique des pays. Bien sûr, ces pêcheurs artisanaux n'ont ni adopté les techniques de pointe, ni trouvé d'emplois dans la grande pêche ou ailleurs comme on l'avait présumé, cela pour des raisons qui allient les distorsions des marchés financiers, la concentration (consécutive) du capital dans la grande pêche, la faible mobilité des petits pêcheurs ou l'absence d'autres perspectives d'emploi. Il faut donc replacer la petite pêche dans une juste perspective et examiner les options politiques qui seraient à notre disposition pour améliorer la condition socio-économique des pêcheurs arsanaux et maximiser leur contribution globale au développement économique et social national.
Les problèmes socio-économiques des petits pêcheurs suscitent actuellement un intérêt accru, cela pour plusieurs raisons: (a) on se rend compte que la petite pêche n'est pas un aspect transitoire dans le développement des pêches; (b) on se soucie en général davantage d'améliorer la situation socio-économique des groupes à faible revenu; et (c) l'extension des juridictions sur les pêches a ouvert de nouvelles possibilités aux pêches locales. Sous cette impulsion, les gouvernements des pays en développement étudient des mesures d'aide au développement destinées à relever le niveau de la petite pêche. Mais sans une connaissance approfondie des facteurs responsables de sonmarasme actuel et de son potentiel réel de développement, de tels efforts risquent de ne pas aboutir. D'autre part, l'amélioration du niveau de vie des petits pêcheurs n'est qu'un des objectifs qui composent une politique des pêches. Il en est d'autres, souvent concurrentiels, qui sont la création d'emplois, l'accroissement de la production halieutique pour la consommation intérieure et pour l'exportation, et la maximisation du bénéfice économique produit par la pêche.
Et c'est pourquoi, nous nous proposons dans la présente étude: (a) d'identifier les contraintes qui s'exercent sur la petite pêche, c'est-à-dire les facteurs qui, dans le passé, ont pesé sur les niveaux de revenus et dont il faudra tenir compte dans tout futur plan de développement; (b) d'analyser les effets probables de différents systèmes de régulation de l'aménagement et programmes de développement, compte tenu de ces contraintes et des nouvelles possibilités qui se sont ouvertes; (c) d'examiner, dans le contexte plus vaste de l'aménagement général des pêches nationales et du développement rural, d'éventuelles stratégies d'aménagement et de développement des petites pêcheries.
Pour ces questions, il faut disposer d'un cadre analytique incorporant et intégrant tous les paramètres biologiques, économiques et sociaux de la petite pêche elle-même, et ses contacts avec d'autres secteurs de l'économie nationale. A cette fin, nous allons commencer par exposer brièvement les concepts de base de l'aménagement des pêcheries. Sachant qu'il nous manque actuellement un outil d'analyse approprié pour l'étude des petite pêcheries plurispécifiques, nous passerons ensuite à la mise au point d'un modèle bio-socio-économique qui constitue le cadre conceptuel du reste de l'étude.