Les petites pêcheries emploient encore plus de 90 pour cent de l'ensemble des pêcheurs et contribuent pour environ la moitié aux captures mondiales destinées à la consommation et pourtant en plusierus décennies de développement national et international elles n'ont reçu qu'une médiocre attention. On a, par contre, accordé beaucoup d'importance à la promotion des investissements destinés au développement de la pêche industrielle, même si cela devait inévitablement conduire à la surcapitalisation et à la surpêche. Cette politique n'était pas entièrement irrationnelle à une époque où les ressources halieutiques mondiales faisaient l'objet d'une compétition ouverte et où les carburants fossiles étaient relativement peu coûteux et la capital considérablement sous-évalué.
Le nouves régime des océans, en plaçant l'essentiel des halieutiques mondiales sous le contrôle des Etats côtiers, a accru la possibilité de réduire le gaspillage économique et de valoriser la pêche au mieux des intérêts desdits Etats. Même les pays en développement qui n'avaient pas pris part à la course à la pêche dans les eaux profondes constatent qu'il est plus facile de planifier le développement de leurs pécheries nationales maintenant qu'ils peuvent compter sur une base de ressources bien définie et exclusive. L'escalade des prix du carburant, le coût élevé du capital importé et l'abondance de main d'oeuvre sous-utilisée dont ils disposent a incité les pays du Tiers monde à s'intéresser de plus près à la petite pêche, justement parce qu'elle nécessite un fort coefficient de main-d'oeuvre et m'est guère consommatrice de capital ou de carburant. D'un autre côté, les gouvernements se soucient de plus en plus des inégalités soci-économiques et étudient des mesures pour aider les artisans pêcheurs qui figurent invariablement parmi les groupes aux revenus les plus faibles.
Toutes les bonnes intentions risquent cependant d'avorter si l'on n'arrive pas d'abord à une compréhension parfaite des facteurs qui ont entraîné l'actuel marasme de la petite pêche, et de son potentiel de développement ultérieur. Nous avons tenté, dans la présente étude, de situer la petite pêche dans une juste perspective en identifiant les contraintes qui s'exercent sur cette activité et en analysant les effets de différentes interventions possibles compte tenu de ces limitations et des nouvelles perspectives en vue. Nous espérons être ainsi arrivés à dégager quelques options politiques qui permettraient d'améliorer la condition socio-économique des artisans pêcheurs et de maximiser leur contribution globale au développement économique et social de la nation.
Il existe un certain nombre d'aspects dans la vie des pêcheries en général, et de la petite pêche en particulier, que l'administrateur des pêches doit prendre en considération. Une pêcherie se compose des pêcheurs, de la flottille et du stock ichtyologique. Le stock est une ressource naturelle renouvelable et destructible, ce qui veut dire qu'elle est apte à déployer une certaine productivité maximum mais aussi susceptible d'être d'être détruite, selon l'action de l'homme. Une bonne maîtrise de l'intensité et du mode de pêche permettra d'ajuster la taille, la structure d'âge et la composition spécifique de la ressource de façon à maximiser sa productivité et à atteindre ainsi le maximum de production équilibrée (MSY). ll importe de noter que la capture maximale s'obtient en deçà du niveau d'effort maximum. Jusqu'à un certain point, des accroissements de l'effort se traduisent par des augmentations quasi proportionnelles de la capture; des accoroissements ultérieurs fournissent des augmentations de plus en plus réduites de la capture, jusqu'au moment où l'on atteint le MSY, au delà duquel tout surcroît d'effort entraîne non plus une augmentation mais une réduction de la capture. Même le MSY est un objectif d'aménagement trop ambitieux si l'on tient compte de la variabilité des stocks, variabilité naturelle et consécutive à la pêche. De plus, étant donné que les prix du marché ne sont pas les mêmes pour les différentes tailles et espèces de poissons, il n'est pas certain que la capture maximale fournira la valeur maximale; il est possible qu'une capture équilibrée plus modeste, constituée de poissons d'espèces et de tailles plus appréciées, produise une valeur plus élevée qu'une capture plus abondante comprenant principalement du poisson de rebut.
D'autre part, comme le fait de prendre du poisson coûte de l'argent (capital et main d'oeuvre), ce qui compte ce n'est ni le volume de la capture ni sa valeur (brute) mais la plus-value assurée par la capture en sus des coûts de la pêche. La plus-value maximum, ou bénéfice économique maximum (MEY) comme on l'appelle, s'obtient à un niveau deffort et de capture bien inférieur à celui qu'il faut pour obtenir soit la production équililbrée maximale, soit la valeur maximale de capture. Cela vient de ce qu'au delà d'un certain degré d'intensification de l'effort la capture (et sa valeur) n'augmentent plus proportionnellement à l'effort, tandis que les coûts continuent de monter proportionnellement à l'effort. Le niveau d'effort “optimal” est atteint et toute intensification ultérieure de la pêche est à éviter à partir du moment où la dernière unité d'effort ajoutée fournit une capture dont la valeur couvre à peine le coût exposé (qui comprend les dépenses d'exploitation ainsi que l'amortissement et un rendement honnête du capital). L'effort optimal se traduit par le profit maximum ou bénéfice économique maximum qui, dans une économie fonctionnant correctement et relativement équitable1, est équivalent au bénéfice social maximum. Dans une telle économie, la poursuite de tout autre objectif, comme la production maximum de protéines ou l'emploi maximum, se traduit par une mauvaise répartition des rares ressources de la société (ressources humaines, naturelles et financière). A l'évidence, dans une société efficace et équitable, l'objectif choisi pour l'aménagement des pêcheries doit être le bénéfice économique maximum ou, mieux encore, l'actuelle valeur maximum du flux des plus-values sur la totalité de la vie de la pêcherie.
Mais nombre de pays en développement (et quelques pays développés) ne présentent pas, même de loin, les caractéristiques d'une économie équitable fonctionnant correctement. Dans un contexte de carences graves des marchés (monoploes, marchés financiers imparfaits, main-d'oeuvre excédentaire, etc.) et de profondes disparités socio-économiques, l'emploi doit être pris en considération, spécialement dans les petites pêcheries surpeuplées où l' “aménagement” exige une réduction de l'effort, ce qui signifie priver certaines personnes de travail sans avoir rien d'autre à leur offrir. Dans les pays où il n'existe pas de moyens efficaces de redistribuer le revenu, l'emploi dans les secteurs où il n'existe une ressource naturelle accessible représente pour beaucoup le dernier et seul moyen d'avoir une part de la richesse nationale. Les exclure de la pêcherie, c'est leur dénier leur part de subsistance. En présence d'un excédent de main-d'oeuvre, même l'exclusion de nouveaux arrivants est difficile à justifier. Ces considérations semblent indiquer que, en l'absence d'autre perspectives d'emploi, l'emploi,l'maximum dans la pêche (et, partant, l'effort de pêche maximum) constitue l'objectif d'aménagement approprié.
Mais si l'on considère qu'un développement excessif de l'effort entraîne une réduction des captures et que l'emploi secondaire (collecte, transformation et commercialisation) dépend du volume des captures, il apparaît évident que la pêcherie crée le maximum d'emploi global quand elle est exploitée autour du MSY plutôt qu'à droite, c'est-à-dire à l'emploi maximum dans la pêche. Si nous y ajoutons la perte des emplois créés par effet multiplicateur, perte résultant de la dissipation d'une partie de la plus-value, nous pouvons conclure que l'emploi global maximum se trouve même encore plus à gauche, quelque part entre le MEY et le MSY.
Pourtant, quand la pêche est devenue un mode de vie autant qu'un moyen de subsistance, le coût psychique et social d'un changement d'activité et de résidence sera parfois trop élevé pour qu'on l'ignore au profit d'une maximisation de l'emploi global. Compte tenu de ces arguments et d'autres considérations socio-économiques pertinentes, nous arrivons au concept de bénéfice social maximum (MScY) qui peut être défini comme étant le meilleur taux d'exploitation possible d'une pêcherie dans les conditions socio-économiques qui prévalent, ces dernières n'étant pas prises comme des paramètres mais comme susceptibles d'être modifiées et maîtrisées à longue échéance. Il s'ensuit que, contrairement au MEY et au MSY, le MScY ne correspond pas à un niveau d'effort déterminé. Dans une pêcherie librement accessible et surpeuplée, il ne sera pas très éloigné de la situation présente pour commencer, mais évoluera progressivement en direction du MEY à mesure que les conditions socio-économiques s'améliorent (affectation de resources supplémentaires, création d'emplois de remplacement et renforcement de la mobilité). Quand l'ensemble de l'économie fonctionne de façon efficace et équitable, MScY et MEY devraient coïncider.
Pour apprécier les conditions qui règnent sur une petite pêcherie donnée et concevoir des interventions de développement et d'aménagement qui permettent de réaliser le MScY, il faut examiner en premier lieu les contraintes dans lesquelles elle opère. Bien qu'à des degrés divers, toutes les petites pêcheries subissent des contraintes variées: unités de pêche petites, dispersées et fluides, éloignement et isolement, ressource limitée ouverte à tous, multiplicité des engins, captures plurispécifiques, conflits avec la grande pêche, mobilité restreinte, et manque de possibilités de reconversion professionnelle. La libre accessibilité des ressources côtières est responsable de cette bizarrerie (courant dans les pêcheries du monde entier) que ni les pêcheurs ni la société dans son ensemble ne tirent une valeur nette d'une ressource précieuse. Il est rare de trouver sur les pêcheries d'accès libre des pêcheurs qui gagnent des revenus supérieurs à leurs coûts d'opportunité (c'est-à-dire à ce qu'ils pourraient gagner en faisant un autre travail). Si certains y parviennent, cela ne dure pas longtemps; la plus-value attirera de nouveaux venus qui se comporteront en concurrents. Les obstacles traditionnels à l'entrée, comme les droits de propriété coutumiers, se sont désagrégés sous l'effet de la pression démographique, de l'introduction de technologies plus efficaces de la part de personnes étrangères à la collectivité, et de la généralisation du concept de la liberté d'accès. Les faibles coûts d'opportunité, et donc le bas revenus, des pêcheurs artisanaux s'expliquent par le caractère étroitement spécialisé de leurs compétences et par le manque d'emplois de substitution. Une mobilité géographique et professionnelle restreinte (résultant elle-même d'une foule de facteurs socio-économiques) explique pourquoi l'on rencontre si fréquemment des pêcheurs artisanaux gagnant des revenus qui sont même inférieurs à leurs coûts d'opportunité. Les efforts déployés par les gouvernements pour aménager et reclasser la pêche artisanale se heurtent à l'éloignement, à la dispersion et à la fluidité des unités de pêche, a l'hétérogénéité des techniques utilisées et à la multiplicité des espèces exploitées.
Compte tenu de ces contraintes et des limitations budgétaires et administratives, les gouvernements devraient se borner à améliorer et maîtriser l'environnement et les conditions dans lesquels les petits pêcheurs opèrent, plutôt qu'intervenir directement sur les opérations de pêche. Il serait beaucoup plus aisé, plus efficaces et moins coûteux d'allouer davantage de ressources halieutiques aux pêcheurs côtiers, d'améliorer l'infrastructure (y compris la commercialisation) et d'encourager l'auto-régulation que de subventionner la motorisation des pirogues et la consommation de carburant ou d'essayer de contrôler l'effort en instituant des contingents de capture. Il importe aussi d'admettre que les interventions les mieux intentionnées peuvent nuire à ceux que l'on désire aider au lieu de leur profiter. Par exemple, une politique de soutien des prix ou la subvention d'un intrant en régime de libre accessibilité peut, à court terme, profiter aux pêcheurs en place mais leur nuira certainement à long terme, surtout s'il est plus facile d'entrer dans la pêcherie que de la quitter. D'une manière générale, le développement sans aménagement sera probablement voué à l'echec, même si le potentiel de ressource est là, car le développement engendre des profits qui attirent de nouveaux arrivants, jusqu'à ce que tout profit soit dissipé. D'un autre côté, l'aménagement des pêcheries surexploitées est impossible à faire appliquer si l'on ne crée ailleurs des possibilités d'emploi pour absorber la main-d'oeuvre excédentaire.
Ces considérations permettent de dégager une statégie pour l'amelioration des petites pêcheries, stratégie qui se compose de trois éléments indissociables et indispensables: (a) affectation de ressources et encouragement de l'auto-aménagement; (b) création d'un environnement favorable à une utilisation pleine et équitable du potentiel halieutique; et (c) création de possibilités d'emploi de remplacement complément. C'est dans ce contexte que les droits coutumiers traditionnels peuvent être remis en honneur, rajeunis et utilisés comme outil pour l'aménagement des pêcheries, Les systèmes traditionnels d'aménagement communautaire ont été dépassés par la pression démographique et technologique qui a modifié l'équilibre ressource-population dans un environnement privé d'autres possibilités.
Les fortes densités de population auxquelles on est arrivé maintenant et les progrès de la technologie de la pêche ont créé des réalités nouvelles et il est exclus de pouvoir remettre en honneur et maintenir des systèmes traditionnels d'auto-aménagement sans que le gouvernement intervienne pour créer un environnement approprié. Une régulation détaillée des activités de milliers de pêcheurs artisanaux dispersés n'est ni nécessaire ni applicable. De même, la motorisation “forcée” ou le subventionnement des intrants ne s'imposent pas. Une fois qu'une collectivité a reçu un droit exclusif sur un fond de pêche donné et que les éventuelles distorsions et inégalités qui empêchent le marché de fonctionner efficacement ont été supprimées ou atténuées, la motorisation ne se fera que si elle sert les besoins de la collectivité. la création d'emplois en dehors de la pêcherie servira trois objectifs: (a) absorber l'excédent de main-d'oeuvre; (b) favoriser la mobilité et (c) assurer des moyens de subsistance complémentaires/différents donc une certaine sécurité contre les aléas soit du marché soit de la ressource. Ce dernier objectif est particulièrement important car les systèmes traditionnels d'auto-aménagement ont tendance à se désagréger quand l'absence d'autres solutions barre l'horizon et encourage un comportement d'exploiteur, dicté par le souci de la survie immédiate.
A ce niveau de recherche, il n'est pas possible d'être plus explicite sans tomber dans les généralisations abusives. Les formes particulières que prendront les systèmes d'aménagement et plans de développement varieront selon chaque cas; leur contenu et leur présentation devront se modeler sur le contexte et les différentes solutions à disposition, mais leur choix devra obéir aux principes généraux que nous avons dégagés ici.
Pour définir le contexte d'une petite pêcherie et identifier les différentes solutions possibles, il est nécessaire de réunir et d'analyser un minimum de données sur les différents aspects - biologiques, économiques et sociaux - de la pêcherie, ainsi que sur son cadre institutionnel passé et présent (droits coutumiers, libre accessibilité, etc.). Les données biologiques nécessaires concernent entre autres le volume, la structure d'âge et la composition spécifique de la capture et la façon dont ces paramètres réagissent à des modifications de l'intensité et du mode de pêche. Les données économiques à prendre en considérations comprennent des renseignements sur les prix par espèces et par tailles, ainsi que sur le coût, la composition et la distribution de l'effort de pêche (nombre et taille des naviers, nombre et types d'engins, nombre de pêcheurs, temps de pêche, et coûts d'opportunité correspondants). Dans le domaine social, les renseignements devront porter sur la mobilité, la distribution du revenu, la possibilité de trouver du travail en dehors de la pêche, les valeurs et motivations connexes, et la participation aux activités de la collectivité. Concernant les aspects institutionnels, il faudra recueillir des renseignements sur l'organisation de la collectivité, l'accès à la pêcherie, (soit ouverte soit régie par des droits traditionnels, restriction de castes, etc.) les relations avec d'autres pècheries, l'organisation de la production (système de parts) et les circuits de commercialisation, ainsi que les relations de type coutumier entre pêcheurs et intermédiaires, dont dépend leur compétitivité commerciale.
Cette liste des renseignements qui pourraient être nécessaires pour développer et aménager une petite pêcherie est plus indicative qu'exhaustive. A tout le moins, les renseignements recueillis devraient permettre à l'administrateur des pêches de déterminer les moyens de revenu et les conditions socio-économiques générales des pêcheurs et de définir les contraintes dans lesquelles ils opèrent. Avec une information un peu plus complète, il devrait être possible d'obtenir une évaluation quantitative (même rudimentaire) de la taille de la ressource et de la façon dont elle réagit à l'intensité de la pêche; en combinant ces chiffres avec des renseignements d'ordre économique sur les prix et les coûts, on pourra définir le niveau d'effort qui donnera le bénéfice économique maximal. Ce dernier pourra ensite être converti en bénéfice social maximum moyennant l'introduction de considérations sociales qui contraindront à réduire ou à intensifier l'effort en vue de l'optimum économique. Enfin, les renseignements concernant les institutions aideront â choisir les modes d'interventions les mieux adaptés à la structures organisationnelle et à l'expérience historique d'une collectivité donnée. Par exemple, promouvoir le développement par l'intermédiaire des associations de pêcheurs, et l'aménagement par le biais des droits communautaires sont des choix qui auront probablement de meilleures chances de réussir dans des collectivités possédant une structure sociales homogène et une expérience des droits coutumiers.