T. Marghescu
Les risques de surexploitation des ressources forestières dans les pays d'Europe centrale et orientale pendant le passage d'une économie centralisée à une économie de marché.
Tamás Marghescu est consultant en foresterie internationale.
Les ressources forestières, outre leurs nombreuses fonctions, constituent une source de capital économique, qui peut être illimitée si elle est bien gérée. Malheureusement, en période de crise économique centralisée, les ressources forestières sont souvent exploitées à un rythme qui dépasse leur capacité de renouvellement, ce qui est incompatible avec le principe de durabilité. Beaucoup de pays d'Europe centrale et orientale qui se sont engagés dans le processus de transition d'une économie dirigiste à une économie de marché se trouvent actuellement dans une situation très délicate en ce qui concerne leurs ressources forestières. L'aménagement de ces ressources et la gestion des industries forestières relevaient autrefois de la responsabilité directe de l'Etat, mais de profonds bouleversements sont en oeuvre dans ces deux domaines.
Comme en témoignent de nombreux articles de ce numéro d'Unasylva, dans la plupart des pays en transition, l'industrie forestière est actuellement privatisée, afin d'en accroître l'efficacité, la productivité, la capacité et la compétitivité. Il semble toutefois que cette privatisation soit souvent coupée de la foresterie. Le développement de la capacité des industries forestières accentuera la demande de matière première, et du fait de la récession économique, les gouvernements (qui restent les principaux propriétaires des forêts) pourraient être tentés de surexploiter les ressources forestières afin d'obtenir les capitaux si nécessaires à l'investissement. D'ailleurs, cette tendance se manifestait même avant l'amorce de la transition à l'économie de marché. Si l'on appliquait le calcul de la rentabilité aux conséquences d'une surexploitation du capital (c'est-à-dire du bois) on constaterait sûrement que les coûts entraînés par la réhabilitation des ressources forestières sont plus élevés que ceux liés à l'emprunt de capitaux pour réaliser les investissements nécessaires.
La demande en matière première des industries forestières est déterminée par la demande pour leurs produits, par leur capacité et par la disponibilité (et le prix) de cette matière première. Les gouvernements devraient «guider» les activités visant à renforcer les capacités de l'industrie forestière de leur pays, de manière à assurer la stabilité du secteur et donc à promouvoir la stabilité du marché de l'emploi et de l'ensemble de l'économie. Le développement isolé de surcapacités dans l'industrie forestière pourrait entraîner une compétitivité destructrice, une utilisation non durable des ressources forestières nationales ou une dépendance trop grande à l'égard des importations.
Les gouvernements doivent également se rendre compte du fait que le secteur forestier lui-même nécessite des investissements, surtout pendant la transition, de manière à élaborer un cadre adapté à l'aménagement durable des forêts. Mais les capitaux d'investissement sont rares. La privatisation des secteurs industriels y compris de la foresterie - autrefois détenus et gérés par l'Etat, a entraîné une baisse des recettes qui permettaient de financer les administrations forestières. Ce déficit n'est que partiellement comblé par les taxes qui grèvent l'industrie forestière et ses produits, et souvent les recettes ainsi obtenues ne sont pas redistribuées de façon appropriée au secteur forestier.
Le changement d'une rapidité sans précédent du mode de propriété des ressources forestières dans certains pays en transition complique encore la situation. Principalement du fait des demandes de restitution des terres ou d'autres biens nationalisés par l'Etat, sous les régimes précédents, une multitude de petites parcelles de terres forestières sont actuellement privatisées. Malheureusement, il n'existe pas de cadre permettant d'assurer l'aménagement durable de ces petites propriétés privées.
Le personnel des administrations forestières publiques est formé uniquement pour gérer les forêts publiques. Les cadres de politique générale ou juridiques ne sont pas adaptés - ou seulement en partie - aux changements rapides qui touchent la propriété. Les nouveaux domaines forestiers ne bénéficient d'aucun plan d'aménagement et les propriétaires, qui souhaitent tirer des profits immédiats de leur bien, peuvent être tentés de surexploiter les forêts. La possibilité de mettre en place des services de vulgarisation forestière dotés de personnel qualifié à même d'appuyer, de conseiller et de former les nouveaux propriétaires privés commence à peine à être examinée.
Pendant la transition, il faut mettre au point et appliquer des mesures spéciales, afin d'atténuer les effets néfastes de l'absence ou de l'imperfection du cadre d'aménagement durable des forêts. Dans certains cas, la proclamation d'un «état d'urgence pour les forêts» par les plus hautes autorités politiques pourrait même être justifiée. Une solution moins radicale consisterait à déclarer que l'existence d'un plan d'aménagement approuvé est une condition préalable à toute activité forestière, ce qui «gèlerait» provisoirement l'exploitation des forêts ne répondant pas à ce critère. Certains pays d'Europe du Nord exigent le dépôt d'une «caution» pour le reboisement ou la régénération avant d'accorder l'autorisation d'exploiter les forêts.
Le succès de ce type de mesures dépendra évidemment de l'efficacité et de l'ampleur de la surveillance et des contrôles. Tous les organismes publics concernés (administrations des forêts, organismes/institutions chargés de la protection de la nature et de l'application des lois, etc.), ainsi que les organisations non gouvernementales, devraient collaborer étroitement en vue de rationaliser les efforts de conservation des forêts, de surmonter les pénuries de personnel et d'éviter les pertes d'énergie inutiles. Les gouvernements devraient offrir un ensemble d'incitations au secteur forestier privé dans le cadre d'un programme de régulation, comprenant si possible une aide à l'élaboration de plans d'aménagement forestier, la fourniture de conseils en la matière, un allègement des taxes à court terme, la fourniture gratuite de plants pour le reboisement, etc. Dans le même temps, les gouvernements doivent s'assurer que l'on n'applique pas de doubles mesures; l'aménagement des forêts domaniales doit servir d'exemple.
Les profonds changements d'ordre politique, social et économique qui affectent les pays en transition d'Europe centrale et orientale ne doivent pas avoir une incidence néfaste permanente sur les fonctions multiples de la forêt. La foresterie et l'industrie forestière doivent s'adapter au nouveau contexte politique, social et économique; pour cela, on veillera à mettre en place un cadre approprié pour l'aménagement et l'utilisation durables des forêts (politiques, législation, plans d'aménagement, investissements, personnel qualifié, etc.), avant de prendre des décisions de base. L'expansion de l'industrie forestière doit se faire en harmonie et en parallèle avec le développement de la foresterie en général. Par ailleurs, il faudra parfois prendre des mesures spécifiques pour assurer la conservation et l'utilisation durable des ressources forestières pendant la phase de transition.
Il faudra aussi revoir l'utilisation des crédits budgétaires alloués par l'Etat, à la foresterie. Par exemple, le reboisement à grande échelle des terres marginales, entrepris actuellement pour ajuster la production agricole à la demande du marché européen, pourrait passer au second plan, en faveur des efforts visant à conserver les ressources forestières existantes. Certaines administrations possèdent des biens immobiliers autres que les forêts; on pourrait envisager d'en vendre une partie pour mobiliser des capitaux d'investissement.
Enfin, comme il est admis toujours plus largement que l'aménagement durable des forêts a des bénéfices multiples (air pur, eau salubre, loisirs, conservation de la diversité biologique, protection de la base foncière pour la production agricole, etc.), il conviendrait d'accorder un rang de priorité plus élevé à la foresterie, et d'attribuer des crédits plus importants à ce secteur. Si nécessaire, les gouvernements devraient également envisager la possibilité de faire des emprunts pour financer le développement durable de la foresterie et des industries forestières; le remboursement des intérêts serait certainement moins élevé à longue échéance que les coûts entraînés par la réhabilitation ou le reboisement des terres forestières surexploitées ou utilisées de manière non rationnelle.