N.S. Jodha
Narpat S. Jodha dirige la Division des systèmes agricoles des montagnes du Centre international de mise en valeur intégrée des montagnes, à Katmandou (Népal). Il travaille actuellement à Washington, en collaboration avec la Banque mondiale.
Cet article, qui traite des ressources de propriété commune dans les régions arides de l'Inde, se fonde sur une enquête couvrant 80 villages situés dans 20 districts de six Etats (pour plus de détails sur les méthodes employées, voir Jodha, 1986; 1990a; 1990c; 1992).
Bien que leur surface et leur productivité diminuent rapidement, les ressources de propriété commune représentent une composante importante du patrimoine communautaire dans les régions arides de l'Inde (Bromley et Cernea, 1989; Magrath, 1986; Ostrom, 1988). Elles sont pour la communauté un moyen de faire face aux pénuries et aux difficultés imputables aux conditions agroclimatiques: les ressources de propriété commune fournissent divers produits matériels, offrent des possibilités d'emploi et de revenus et surtout offrent des avantages sociaux et écologiques encore plus importants (le tableau I donne une idée des avantages provenant des ressources de propriété commune). Cet article commence par démontrer combien les ménages pauvres sont tributaires des ressources de propriété commune, à l'échelon des villages. Dans la deuxième partie, le déclin des ressources de propriété commune et les facteurs qui l'ont provoqué sont commentés. Enfin, la dernière partie est consacrée aux interventions des pouvoirs publics intéressant les ruraux pauvres et les ressources de propriété commune.
Bien qu'ils soient difficiles à suivre et à mesurer, certains avantages provenant des ressources de propriété commune dans les régions arides de l'Inde (Jodha, 1986) ont été quantifiés dans le cadre d'études antérieures (tableau 2). Les ressources de propriété commune se sont dégradées et leur productivité est bien plus faible que par le passé. De ce fait, les ruraux riches (gros agriculteurs figurant dans la catégorie «autres» dans le tableau 2) sont très peu tributaires des ressources de propriété commune dont la productivité est si faible qu'ils n'ont aucun intérêt à récolter et à utiliser leurs produits. En revanche, les ruraux pauvres (petits agriculteurs et travailleurs sans terre), qui ont peu d'autres possibilités, dépendent de plus en plus des produits peu rentables offerts par les ressources de propriété commune. Dans les villages sélectionnés pour l'étude de Jodha, 84 à 100 pour cent des ruraux pauvres étaient tributaires des ressources de propriété commune pour se procurer du combustible, du fourrage et des aliments, alors que pour les paysans riches, ce même pourcentage ne dépassait pas 20 pour cent (sauf dans les villages très secs du Rajasthan). Les catégories intermédiaires de ménages de paysans (qui ne figurent pas dans le tableau 2) dépendaient plus des ressources de propriété commune que les riches (Jodha, 1986).
Comme les ruraux pauvres dépendent fortement des ressources de propriété commune, ces ressources jouent un rôle dans la dynamique de la pauvreté ainsi que dans les interventions de développement axées sur les pauvres. De ce fait, toute modification de l'état et de la productivité des ressources de propriété commune a une incidence directe sur l'économie des paysans pauvres.
Il ressort du tableau 3 que depuis le début des années 50, époque où les réformes agraires ont été entreprises dans la plupart des régions du pays, la superficie des ressources de propriété commune a diminué de 31 à 55 pour cent dans les villages sélectionnés. D'autres études confirment cette observation (Iyengar, 1988; Blaikie, Harriss et Pain, 1985; Oza, 1989; Chopra, Kadekodi et Murty, 1990; Chen, 1988; Arnold et Stewart, 1990). La pression sur les ressources de propriété commune restantes s'est rapidement accrue sous la double influence de la réduction de la superficie de ces zones et de la croissance démographique. Ainsi, on comptait en moyenne entre 13 et 101 personnes pour 10 ha de ressources de propriété commune en 1951. En 1982, ce nombre variait de 47 à 238, suivant les villages.
Cette pression accrue a eu deux effets immédiats: la surexploitation et la dégradation des ressources de propriété commune (tableau 4). La dégradation physique des ressources de propriété commune est très visible et fortement ressentie, mais il est difficile de la quantifier faute de données de référence. Néanmoins, l'étude de certaines ressources et le suivi attentif de leur état fournissent des données de base suffisamment détaillées. La diminution du nombre de produits disponibles et des rendements est le principal indicateur de la dégradation physique. Par exemple, avant 1952, les villageois ramassaient entre 27 et 46 produits dans les ressources de propriété commune, alors que selon les statistiques actuelles, ce nombre est compris entre 8 et 22 seulement. La diminution du nombre de produits fournis laisse penser que la biodiversité s'est également réduite dans les ressources de propriété commune.
Si la surpopulation a joué un rôle, la dégradation s'explique aussi par un autre facteur important qui est l'affaiblissement des systèmes de gestion traditionnels. Les interventions des pouvoirs publics n'ont pas réussi à substituer des systèmes structurés aux sanctions sociales et aux coutumes informelles qui permettaient précédemment de protéger et d'améliorer les ressources de propriété commune et de réglementer leur utilisation. En conséquence, beaucoup de ressources de propriété commune sont devenues accessibles à tous, chacun les utilisant sans être obligé de les entretenir en contrepartie. Le tableau 5 montre qu'actuellement près de 90 pour cent des villages ne parviennent pas à faire respecter les réglementations traditionnelles, qu'elles soient formelles ou informelles.
A cause de la réduction de la superficie des ressources de propriété commune, de leur mauvais entretien et de la diminution de leur capacité de charge, ceux qui dépendent de ces ressources en tirent moins de produits. Etant donné que, comme on l'a vu précédemment, les ruraux pauvres sont fortement tributaires des ressources de propriété commune, l'épuisement de ces ressources contribue de façon certaine à aggraver la paupérisation des pauvres. Il s'agit là d'un cas classique de cercle vicieux: la pauvreté et la dégradation des ressources se renforcent mutuellement.
Depuis la mise en place de la planification économique dans les années 50, l'Etat a pris des mesures pour venir en aide aux pauvres. Les politiques des pouvoirs publics intéressant les paysans pauvres et les ressources de propriété commune s'articulent autour de plusieurs grands axes qui peuvent être regroupés comme suit: redistribution des biens; accroissements de la productivité (y compris dans les zones forestières); systèmes de gestion structurés; et projets de production de biomasse. Il est intéressant d'étudier le rôle des ressources de propriété commune dans chacune de ces orientations.
Redistribution des biens (terres)
La redistribution des terres aux paysans sans terre et aux petits propriétaires a été l'élément central des réformes agraires qui ont été lancées au début des années 50 en Inde. N'ayant pas réussi à réquisitionner les terres excédentaires des gros agriculteurs et des propriétaires terriens absentéistes par le biais de lois efficaces limitant la propriété foncière, les administrations des Etats ont opté pour la redistribution des terres de propriété commune, qui leur a semblé plus facile. Alors que ces terres sont presque toujours fragiles et submarginales et se prêtent surtout à la végétation naturelle, après leur division en exploitations privées individuelles, elles ont immédiatement été mises en culture. Ainsi, le morcellement des propriétés communes s'est notamment traduit par des rendements des cultures assez faibles et irréguliers. De cette manière, les rendements en céréales des anciennes terres de propriété commune n'ont atteint qu'entre 25 et 50 pour cent de ceux que l'on obtenait sur les terres cultivées depuis longtemps, niveau insuffisant pour compenser la perte de la biomasse que produisaient ces terres avant la redistribution (Jodha, 1992).
La privatisation en faveur d'exploitants individuels des ressources de propriété commune a présenté un autre aspect plus grave: l'énorme fossé entre l'objectif que poursuivait la politique de redistribution (les terres aux paysans sans terre et aux pauvres) et les résultats réels. Bien que le but recherché ait été inverse, une proportion importante des anciennes ressources de propriété commune est allée à des personnes qui ne souffraient pas de la pauvreté et, dans l'ensemble, les familles qui n'étaient pas pauvres ont reçu des parcelles plus grandes. En outre, comme les terres nouvellement allouées étaient peu fertiles, improductives et difficiles à mettre en valeur sans l'apport de ressources complémentaires auxquelles les paysans pauvres n'avaient pas accès, 23 à 45 pour cent des ménages pauvres se sont dessaisis de ces terres (Jodha, 1986). En bref, il n'est pas certain que la perte subie au niveau collectif par les ruraux pauvres, en leur qualité d'anciens utilisateurs principaux des ressources de propriété commune, ait été compensée par les gains qu'ils ont perçus, au niveau individuel, en tant que propriétaires individuels d'anciennes terres de propriété commune.
TABLEAU 1. Apports des ressources de propriété commune aux économies villageoises dans les régions arides des de l'Inde
|
Apports |
Ressources de propriété commune |
|||||
|
A |
B |
C |
D |
E |
F |
|
|
Produits matériels |
||||||
|
Articles alimentaires, fibres |
x |
|
x |
x |
|
|
|
Fourrage, combustible, bois, etc. |
x |
x |
x |
|
x |
x |
|
Eau |
|
|
|
x |
x |
|
|
Fumier, limon, espace |
x |
x |
x |
|
|
x |
|
Revenus et emplois |
||||||
|
Activités de morte-saison |
x |
|
|
|
x |
x |
|
Subsistance en période de sécheresse |
x |
x |
|
|
|
x |
|
Activités agricoles supplémentaires |
|
|
x |
x |
|
x |
|
Animaux supplémentaires |
x |
x |
|
|
|
|
|
Petit commerce et artisanat |
x |
|
|
|
|
x |
|
Accroissement des avantages sociaux et écologiques |
||||||
|
Conservation des ressources |
x |
x |
|
|
|
|
|
Drainage et recharge des nappes souterraines |
|
|
x |
x |
x |
|
|
Durabilité des systèmes agricoles |
x |
x |
x |
|
x |
x |
|
Disponibilité de ressources renouvelables |
x |
x |
x |
|
|
|
|
Meilleurs micro-climat et environnement |
x |
x |
|
x |
x |
|
A = forêt communautaire; B = pâturages/terres incultes: C = étang/réservoir; D = cours d'eau/ruisseau: E = drainage des bassins versants/rives de fleuve: F = lits de fleuves/réservoir.
Accroître la productivité des forêts
Alerté par la dégradation matérielle et la diminution de la productivité des forêts exploitées par les villageois, des pâturages communautaires, etc., le gouvernement a pris un certain nombre de mesures destinées à accroître leur rendement. Cependant, les ressources communautaires ont été considérées uniquement comme des ressources matérielles situées dans les villages, et les pouvoirs publics sont intervenus sans faire participer les populations locales ni chercher à connaître leurs idées. Les initiatives des pouvoirs publics ont été axées sur les techniques plutôt que sur les besoins des utilisateurs. La plupart du temps, elles ont consisté à planter un nombre limité d'essences, parfois exotiques, et n'ont donc pas permis de répondre aux besoins des populations, auxquelles il aurait fallu une biomasse mélangée. En outre, beaucoup de programmes ont restreint l'accès des populations locales à leurs propres ressources communautaires. Par exemple, les projets pilotes étaient axés sur la démonstration de technologies possibles dans des situations idéales (en l'absence d'utilisateurs).
L'absence de participation des villageois a compromis le succès des mesures programmées. Bien que celles-ci aient bénéficié (et bénéficient toujours) de subventions de l'Etat dans les zones choisies pour les projets pilotes, presque tous les efforts visant à améliorer la productivité des ressources de propriété commune se sont révélés mal adaptés ou peu efficaces (Gupta, 1987; Shankarnarayan et Kalla, 1985).
Systèmes de gestion structurés
En Inde, le système féodal a été aboli lors de l'introduction des réformes agraires au début des années 50, et les Panchayats, conseils de village, élus (qui remplaçaient les arrangements informels traditionnels) ont été chargés d'administrer et d'exécuter les activités de développement et d'aide sociale, à l'échelon des villages. La gestion des ressources de propriété commune a également été placée sous leur responsabilité. Cependant, en dépit de toutes les dispositions légales, les Panchayats n'ont généralement pas réussi à prendre des mesures pour la gestion des ressources de propriété commune; au contraire, ils se sont en général limités à obtenir des subventions gouvernementales, au titre des ressources de propriété commune, et à les utiliser ailleurs (Jodha, 1 1990c) De ce fait, les pratiques de gestion traditionnelles ont été abandonnées dans la plupart des villages. L'Etat ayant retiré aux communautés les fonctions et les initiatives qui relevaient de leur responsabilité, par le biais d'une série de mesures administratives et fiscales, le rôle que celles-ci jouaient dans la gestion de leurs ressources collectives est devenu encore plus marginal. Depuis peu, quelques initiatives appuyées par des ONG s'efforcent de restituer aux communautés le contrôle des ressources locales (Oza, 1989; Shah, 1987).
TABLEAU 2. Degré de dépendance des populations à l'égard des ressources de propriété commune dans les régions arides de l'Inde
|
Etats1 |
Catégories |
Contribution des ressources de propriété commune (RPC) par ménage |
||||
|
Approvisionnements en combustible: (%) |
Pâturages3 |
Nombre de jours d'emploi |
Revenu annuel (Rs) |
Revenu des RPC (%) |
||
|
Andhra Pradesh (1,2) |
Pauvres |
84 |
|
139 |
534 |
17 |
|
Autres |
13 |
- |
35 |
62 |
1 |
|
|
Gujarat(2,4) |
Pauvres |
66 |
82 |
196 |
774 |
18 |
|
Autres |
8 |
14 |
80 |
185 |
1 |
|
|
Karnataka(1,2) |
Pauvres |
- |
83 |
185 |
649 |
20 |
|
Autres |
- |
29 |
34 |
170 |
3 |
|
|
Madhya Pradesh (2,4) |
Pauvres |
74 |
79 |
183 |
733 |
22 |
|
Autres |
32 |
34 |
52 |
386 |
2 |
|
|
Maharashtra (3,6) |
Pauvres |
75 |
69 |
128 |
557 |
14 |
|
Autres |
12 |
27 |
43 |
177 |
1 |
|
|
Rajasthan (2,4) |
Pauvres |
71 |
84 |
165 |
770 |
23 |
|
Autres |
23 |
38 |
61 |
413 |
2 |
|
|
Tamil Nadu (1,2) |
Pauvres |
- |
- |
137 |
738 |
22 |
|
Autres |
- |
- |
31 |
164 |
2 |
|
1Entre parenthèses figure le nombre de districts et de villages pour chaque Etat.
2Combustible récolté dans les ressources de propriété commune, en pourcentage du combustible total utilisé durant les trois saisons qui couvrent l'ensemble de l'année.
3Jours de pâturage par animal dans les terres de propriété commune, en pourcentage du total des jours de pâturage Dar animal.
TABLEAU 3. Superficie des terres de propriété commune (TPC) et diminution de cette superficie dans les régions arides de l'Inde
|
Etats1 |
Nombre de villages sélectionnés |
Superficie des TPC 1982-84 |
TPC en pourcentage de la superficie totale des villages |
Diminution de la superficie des TPC depuis |
Nombre de personnes pour 10 ha de TPC |
||
|
(ha) |
1982-84 |
1950-52 |
1950-52(%) |
1951 |
1982 |
||
|
Andhra Pradesh(3) |
10 |
827 |
11 |
18 |
42 |
48 |
134 |
|
Gujarat (3) |
15 |
589 |
11 |
19 |
44 |
82 |
238 |
|
Karnataka(4) |
12 |
1 165 |
12 |
20 |
40 |
46 |
117 |
|
Madhya Pradesh (3) |
14 |
1 435 |
24 |
41 |
41 |
14 |
47 |
|
Maharashtra(3) |
13 |
918 |
15 |
22 |
31 |
40 |
88 |
|
Rajasthan (3) |
11 |
1 849 |
16 |
36 |
55 |
13 |
50 |
|
Tamil Nadu (2) |
7 |
412 |
10 |
21 |
50 |
101 |
286 |
1Entre parenthèses figure le nombre de districts et de villages pour chaque Etat.
TABLEAU 4. Indicateurs de la dégradation matérielle des ressources de propriété commune
|
Indicateurs des changements de l'Etat et du milieu |
Etats1 |
||||||
|
Andhra Pradesh (3) |
Gujarat (4) |
Karnataka (2) |
Madhya Pradesh (3) |
Maharashtra (3) |
Rajasthan (4) |
Tamil Nadu (2) |
|
|
Nombre de produits de propriété commune récoltés |
|||||||
|
Passé |
32 |
35 |
40 |
46 |
30 |
27 |
29 |
|
Présent |
9 |
11 |
19 |
22 |
10 |
13 |
8 |
|
Nombre d'arbres et arbustes à l'ha dans: |
|||||||
|
Terres de propriété commune protégées2 |
476 |
684 |
662 |
882 |
454 |
517 |
398 |
|
Terres de propriété commune non protégées |
195 |
103 |
202 |
215 |
77 |
96 |
83 |
|
Nombre de points d'eau (étangs) dans les pâturages de propriété commune |
|||||||
|
Passé |
17 |
29 |
20 |
16 |
9 |
48 |
14 |
|
Présent |
4 |
13 |
4 |
3 |
4 |
11 |
3 |
|
Nombre de parcelles de propriété commune ayant perdu leur végétation riche (voir nomenclature) |
- |
12 |
3 |
6 |
4 |
15 |
|
|
Superficie de terres de propriété commune autrefois utilisées pour faire paître le gros bétail, et où paissent aujourd'hui essentiellement des moutons et des chèvres 3 |
48 |
112 |
95 |
- |
52 |
175 |
64 |
1Entre parenthèses figure le nombre de districts et de villages pour chaque Etat.
2Les terres de propriété commune protégées sont les zones («oran», etc.) où, pour des raisons d'ordre religieux, les arbres et les arbustes vivants ne sont pas coupés. Ces parcelles (dont le nombre est compris entre deux et quatre suivant la zone), ont été comparées avec des parcelles limitrophes de propriété commune non protégées par des sanctions religieuses ou autres.
3Surface couverte par des parcelles déterminées qui étaient traditionnellement utilisées pour faire paître des animaux à haut rendement (bétail laitier, bufs de trait, ou chevaux des seigneurs féodaux). En raison de l'appauvrissement des ressources de propriété commune, ces animaux n'y paissent plus.
Projets de production de biomasse
Le gouvernement, préoccupé par la pénurie imminente de biomasse, poussé par des groupes d'écologistes, incité par les recommandations des donateurs et encouragé par les résultats d'initiatives limitées et dispersées appuyées par des ONG, ainsi que par des recommandations scientifiques pratiques, a récemment mis sur pied, par le biais de programmes d'aide sociale et de production ou de projets de mise en valeur des ressources, un certain nombre d'activités destinées à accroître les disponibilités de biomasse pouvant être utilisées par les communautés villageoises. Cependant, à quelques exceptions près, ces initiatives gardent des points communs avec les interventions passées. La plupart sont menées dans le cadre de projets, bénéficient de subventions de l'Etat et sont gérées par des organismes administratifs ou techniques publics; en outre elles restent presque toutes axées sur la technique et caractérisées par une participation insuffisante de la population. L'ampleur même du problème est un gros obstacle. La méconnaissance de l'importance de la dimension de propriété commune dans ces ressources pose aussi un problème.
Les différents programmes mis en uvre par l'Etat ont eu pour résultat de laisser, dans la plupart des régions, les ruraux pauvres dépendre de ressources de propriété commune, dont la superficie diminue et qui s'appauvrissent rapidement. Un processus invisible de paupérisation (Jodha, 1990c) apparaît car les coûts de production (essentiellement constitués par le temps de travail des paysans pauvres) des ressources de propriété commune augmentent alors que la production de ces mêmes ressources décroît. Dans l'ensemble, la gamme et la qualité des options (variété et qualité des produits) baissent (Jodha, 1985b; 1992). La diminution des ressources de propriété commune traduit diverses dimensions de la dynamique de la pauvreté rurale.
La redistribution des terres communautaires submarginales à des agriculteurs privés individuels qui les ont mises en culture amorce la non-viabilité à long terme des terres dans les zones arides car ce transfert n'assure qu'une faible production céréalière, alors qu'il impose une perte énorme en produits mieux adaptés sur le plan écologique (biomasse) qui contribueraient à soutenir une agriculture diversifiée (Jodha, 1991). Ce sont les pauvres qui pâtissent le plus de cet état de choses. Les descendants de ceux qui dépendent des ressources de propriété commune bénéficieront de possibilités d'emploi et de revenu réduites, tant sur le plan de la variété que de la qualité, ce qui accentuera l'inéquité entre les générations. Il s'agit là d'un élément fondamental de la non-viabilité, qui se traduit d'ores et déjà dans les faits, notamment par la récolte et la taille prématurées d'arbres pour compenser la diminution des disponibilités de matériel végétal (Jodha, 1993). Tout le processus reste invisible car il n'apparaît pas dans les comptes nationaux. Silencieusement, la communauté consomme et détruit ses biens naturels permanents et, en fin de compte, la perte des ressources de propriété commune peut s'avérer plus coûteuse que d'autres mesures qui permettraient de venir en aide aux pauvres.
TABLEAU 5. Quelques indications des modifications apportées à la gestion des ressources de Dronriété commune, dans les régions arides de l'Inde
|
Etats1 |
Nombre de villages adaptant les mesures suivantes: |
|||||
|
Réglementations formelles/informelles sur l'utilisation des ressources de propriété commune2 |
Impôts/prélèvements formels/informels sur l'utilisation des ressources de propriété commune4 |
Utilisateurs assujettis à une obligation formelle/ informelle d'entretien des ressources de propriété commune5 |
||||
|
Passé3 |
Présent3 |
Passé3 |
Présent3 |
Passé3 |
Présent3 |
|
|
Andhra Pradesh (10) |
10 |
néant |
7 |
néant |
8 |
néant |
|
Gujarat (15) |
15 |
2 |
8 |
néant |
11 |
2 |
|
Karnataka (12) |
12 |
2 |
9 |
néant |
12 |
3 |
|
Madhya Pradesh (14) |
14 |
2 |
10 |
néant |
14 |
3 |
|
Maharashtra (13) |
11 |
1 |
6 |
néant |
10 |
1 |
|
Rajasthan (11) |
11 |
1 |
11 |
néant |
11 |
2 |
|
Tamil Nadu (7) |
7 |
néant |
4 |
néant |
7 |
1 |
|
Total (%) |
100 |
11 |
100 |
- |
100 |
16 |
1Entre parenthèses figure le nombre de districts et de villages pour chaque Etat.
2Mesures telles que pâturage réglementé/alterné, restrictions saisonnières sur l'utilisation des ressources de propriété commune, affectation de gardiens etc.
3On entend par «Passé» la période antérieure aux années 50, et par «Présent» le début des années 80.
4Mesures telles que taxes sur les pâturages, prélèvements et pénalités pour la violation des réglementations sur l'utilisation des ressources de propriété commune.
5Mesures telles que participation au dégagement des points d'eau, clôturage, creusement de tranchées, protection de la propriété commune, etc.
TABLEAU 6. Distribution des terres de propriété commune privatisées aux différents groupes de ménages
|
(A) |
(B) Superficie totale redistribuée |
(C) Nombre de ménage recevant des terres |
(D) Pourcentage des pauvres dans (B) |
(E) Pourcentage des pauvres dans (C) |
Terres reçues par ménage et par catégorie |
Superficie moyenne par ménage, après redistribution |
||
|
Pauvres |
Autres |
Pauvres |
Autres |
|||||
|
(ha) |
||||||||
|
Andhra Pradesh (6) |
493 |
401 |
50 |
74 |
1.0 |
2.1 |
1.6 |
5.0 |
|
Gujarat (8) |
287 |
166 |
20 |
45 |
1.0 |
2.6 |
1.8 |
9.4 |
|
Karnataka (9) |
362 |
203 |
43 |
65 |
1.3 |
3.0 |
2.2 |
8.0 |
|
Madhya Pradesh (10) |
358 |
204 |
42 |
62 |
1.2 |
3.2 |
2.5 |
9.5 |
|
Maharashtra (8) |
316 |
227 |
38 |
53 |
1.1 |
1.9 |
2.0 |
6.2 |
|
Rajasthan (7) |
655 |
426 |
22 |
36 |
1.2 |
3.2 |
1.9 |
7.2 |
|
Tamil Nadu (7) |
447 |
272 |
49 |
66 |
1.0 |
1.5 |
1.9 |
6.7 |
1Entre parenthèses figure le nombre de districts et de villages pour chaque Etat.
2Les «Pauvres» comprennent les ouvriers agricoles et les ménages exploitant de petites fermes (<2 ha en équivalent de terres ondes).
Enfin, la dégradation des ressources de propriété commune peut avoir pour effet de perturber de façon permanente ou de supprimer les processus biophysiques vitaux et les activités de régénération de la nature (flux d'énergie et de matière, etc.), dans la zone de propriété commune et jusque dans les régions voisines (Jodha, 1991). Ces bouleversements peuvent en outre réduire l'efficacité des stratégies traditionnelles d'adaptation qu'emploient les agriculteurs pour lutter contre les stress écologiques dans les régions arides (Jodha, 1990b).
La situation est préoccupante et risque de devenir désespérée si l'on n'adopte pas des mesures positives pour la gestion des ressources de propriété commune. Cet engrenage pourrait toutefois être évité, si l'on offre aux pauvres des options de remplacement qui réduisent leur dépendance vis-à-vis des ressources communes, réglementent l'usage des ressources de propriété commune, renforcent leur régénération et accroissent leur productivité. Les éléments clés d'une telle approche sont étudiés plus en détail ailleurs (Jodha, 1992) mais peuvent se résumer de la façon suivante:
· Une action délibérée de l'Etat est nécessaire pour éviter que l'appauvrissement des ressources de propriété commune ne s'aggrave. Les programmes publics d'aide sociale et de développement doivent accorder l'importance voulue à ces questions. Les politiques générales de développement qui visent à améliorer la productivité des ressources et la stabilité de l'environnement, gagneront en efficacité si elles sont réorientées dans une perspective de propriété commune.· La protection et la régénération des ressources de propriété commune doit s'articuler autour des axes suivants: réduction de la surexploitation par les utilisateurs (en raison du cercle vicieux dégradation-pauvreté); investissements dans de nouvelles technologies; et création d'incitations économiques pour conserver les ressources de propriété commune et accroître leur productivité.
· La réglementation de l'utilisation des ressources de propriété commune est également importante. Elle exige la mobilisation des groupes d'utilisateurs et la recherche d'une stratégie communautaire, avec la participation indispensable des populations locales, pour compléter les interventions de l'Etat. On peut se baser sur les récentes initiatives «participatives» de gestion des ressources naturelles qui ont donné de bons résultats, pour en mettre sur pied de nouvelles (Mishra et Surin, 1987; Chopra, Kadekoki et Murty, 1990; Shah, 1987; Agrawal et Narain, 1990; Campbell et Denholm, 1992). En faisant mieux apparaître les apports des ressources de propriété commune, on obtiendra plus facilement un appui aux politiques et aux programmes. La dépendance des pauvres à l'égard des ressources de propriété commune, et le cercle vicieux de la pauvreté et de la dégradation des ressources de propriété commune entrent pour une large part dans la dynamique de la pauvreté rurale.
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