Etant donné l'importance du rôle et des contributions des femmes dans le domaine de la sécurité alimentaire, tous les efforts axés sur la réduction de l'insécurité alimentaire à travers le monde doivent tenir compte des facteurs et des contraintes qui les empêchent de remplir leur rôle et d'apporter leurs contributions. Le but final est d'éliminer ces obstacles et de renforcer la capacité des femmes. Ce chapitre est consacré à certains des facteurs et des obstacles les plus fondamentaux qui affectent le rôle des femmes dans le domaine de la sécurité alimentaire.
"L'aveuglement vis-à-vis des spécificités hommes et femmes". et "l'invisibilité" des femmes. de leur rôle et de leurs contributions à la sécurité alimentaire: malgré une disponibilité croissante de données ventilées par sexe et d'études pratiquées sur les rôles des femmes dans la production agricole et la sécurité alimentaire, l'information en la matière demeure insuffisante. La majeure partie du travail effectué par les femmes reste "invisible" car les enquêtes et les recensements comptabilisent uniquement le travail rémunéré ou bien retiennent seulement l'emploi principal des personnes interrogées. Ainsi les femmes, qui dans l'espace d'une journée cultivent le jardin familial, s'occupent du petit bétail, vont à la pêche, ramassent le bois, vont chercher l'eau, transportent et commercialisent les produits de leur terre, transforment les denrées et préparent les repas, sont incapables de définir leur emploi principal.
Par "aveuglement" on entend l'attitude caractérisée par l'ignorance des spécificités et des différences relatives aux rôles et aux contributions des hommes et des femmes dans le domaine de la production agricole et de la sécurité alimentaire. "Aveugles" à ces différences, les responsables des politiques, les planificateurs, les vulgarisateurs se comportent comme si celles-ci n'existaient pas, comme si la situation et les besoins des agriculteurs - hommes ou femmes - étaient les mêmes. Mais ce qu'ils voient, c'est la situation et les besoins des agriculteurs et non des agricultrices. Cela étant, la formulation des politiques, la planification et la vulgarisation sont construites à partir d'une image partielle de la réalité.
Dans toutes les régions, on a pris note de cette lacune et de la nécessité d'accroître la collecte et la diffusion des données et de l'information relatives aux rôles joués par les femmes dans la production agricole et leur contribution à la sécurité alimentaire.
Développement agricole: politiques et recherche
Les responsables des politiques de développement et les planificateurs sont de plus en plus conscients de l'apport crucial des agricultrices à la production agricole et à la sécurité alimentaire. Pourtant, dans l'ensemble, les politiques agricoles ne répondent pas suffisamment aux besoins des agricultrices. Lorsque le rôle et les besoins des agricultrices sont reconnus dans les politiques agricoles, ils ne sont pas pris en compte en pratique dans les programmes et les plans de développement. De même, la recherche agronomique n'accorde pas l'attention voulue aux agricultrices et à leurs besoins. En effet, les agriculteurs et les agricultrices sont souvent chargés de responsabilités différentes en matière de travaux agricoles et de cultures. La recherche est généralement axée sur l'amélioration de la production et des technologies correspondant aux tâches et aux cultures des hommes tandis que celles des femmes sont négligées.
Les politiques agricoles nationales s'intéressent aux cultures d'exportation qui sont d'importantes sources de devises et elles accordent peu d'attention aux cultures vivrières destinées à la consommation intérieure, bien que celles-ci soient essentielles à la sécurité alimentaire des ménages. En outre, l'importance des marchés locaux pour la sécurité alimentaire nationale est trop souvent sous-estimée.
L'absence de collecte et de diffusion de données ventilées par sexe est une des causes principales de ce désintérêt pour la contribution des femmes à la production agricole et à la sécurité alimentaire dans les politiques de développement agricole et la recherche. Une autre cause fondamentale est la non-représentation des femmes dans les organes de prise de décision et d'élaboration des politiques, aux niveaux national et international. Sur le plan international, par exemple, aux Nations Unies, dans les années 80, les femmes représentaient moins de 5 pour cent des dirigeants, moins de 10 pour cent des cadres supérieurs et moins de 30 pour cent des cadres moyens. Au niveau national, le nombre des femmes à des postes de gestion et d'encadrement est généralement inférieur à ces chiffres. L'exclusion des femmes des postes de décision et de responsabilité commence au niveau local (Karl, 1995).
Incidence de la dégradation de l'environnement
En tant que principaux producteurs de vivres dans le monde, les femmes sont concernées au premier chef par la protection de l'environnement et le développement écologiquement durable. Toutefois, comme elles n'ont pas accès aux ressources agricoles, les femmes qui luttent pour leur survie sur des terres marginales n'ont souvent pas d'autres choix que d'aggraver la dégradation de l'environnement. Comme elles ne bénéficient d'aucun droit sur la terre, elles ne pratiquent pas toujours des méthodes de cultures respectueuses de l'environnement. Par ailleurs, comme elles n'ont pas accès au crédit, elles n'ont pas les moyens d'acquérir des technologies et des intrants moins préjudiciables à l'environnement. Ceci marque le début d'un cycle de productivité décroissante et de détérioration environnementale croissante.
Accès aux ressources
L'accès aux ressources est indispensable pour améliorer la productivité des agriculteurs comme celle des agricultrices. Etant donné que les femmes ont un rôle crucial dans la production agricole, il faudra avant tout garantir aux agricultrices comme aux agriculteurs un accès suffisant aux facteurs de production et aux services d'appui pour améliorer la productivité. Parmi les petits exploitants, les hommes aussi bien que les femmes n'ont pas suffisamment aux ressources agricoles, mais les femmes sont généralement encore plus défavorisées dans ce domaine. Les causes profondes sont essentiellement les suivantes: des politiques de développement et des programmes de recherche ignorant la spécificité des sexes, des lois, des traditions et des attitudes discriminatoires, l'absence d'accès au processus de prise de décision. Partout dans le monde, les femmes n'ont pas accès comme elles devraient à la terre, aux organisations rurales, au crédit, aux intrants et aux technologies agricoles, à la formation et la vulgarisation, ainsi qu'aux services de commercialisation.
Des études montrent que lorsqu'elles ont accès aux ressources, les femmes sont plus productives que les hommes. Par exemple, au Kenya, on a constaté que la valeur moyenne brute de la production à l'hectare des parcelles exploitées par des hommes est généralement supérieure de 8 pour cent par rapport à celle des femmes, mais quand les femmes emploient les mêmes ressources que les hommes, leur productivité augmente de 22 pour cent (Saito, 1994).
Terre: La pénurie en terres agricoles de qualité pour les petits exploitants, qui est un problème dans de nombreuses régions du monde, résulte de la dégradation de l'environnement, de la conversion des terres à des usages non agricoles, de la pression démographique et de la monopolisation des terres par un nombre toujours plus restreint de grands propriétaires, en particulier des sociétés transnationales. L'accès à la terre par la propriété ou par un mode de faire-valoir est la condition sine qua non de l'amélioration de la productivité agricole. Sans droits garantis sur la terre, les agriculteurs ont peu - ou n'ont pas - accès au crédit ou aux avantages de l'affiliation aux organisations rurales par lesquelles transitent souvent les intrants et les services agricoles. De plus, s'ils n'ont aucun droit sur la terre, ni l'assurance d'y avoir accès, les agriculteurs ne sont guère motivés pour adopter des pratiques agricoles durables ou pour se soucier de l'incidence environnementale à long terme de l'exploitation des terres.
Dans l'ensemble, les femmes ont moins accès à la terre que les hommes pour de multiples raisons juridiques et culturelles qui varient selon les endroits. Parfois, la loi reconnaît le droit fondamental des femmes à la terre mais les usages et le droit coutumier leur en limitent l'accès. Ailleurs, la loi nie aux femmes l'accès à la terre. C'est le cas notamment dans de nombreux pays d'Afrique: le droit coutumier permet aux femmes de disposer des terres communales ou familiales, mais elles perdent souvent cette prérogative en cas de divorce ou de veuvage. Avec l'adoption de lois réglementant la propriété foncière, les titres de propriété sont généralement donnés au chef de famille homme. Un peu partout les réformes agraires tendent aussi à accorder les droits de propriété aux hommes, surtout en Amérique latine.
Sans droit de propriété foncière, les femmes se voient donc généralement refuser l'accès aux coopératives ou autres organisations rurales, et par conséquent aux avantages qu'elles offrent. Elles ne peuvent alors fournir les garanties indispensables pour accéder au crédit. Parfois, l'absence de titre de propriété limite le type de cultures qui peuvent être pratiquées. Par exemple, au Ghana, seuls les propriétaires sont autorisés à cultiver des plantes arbustives, comme le cacaoyer, qui sont d'importantes sources de revenus monétaires.
Organisations rurales: l'appartenance aux organisations rurales telles que les coopératives, les organisations de producteurs et les associations d'agriculteurs est essentielle pour accéder aux ressources productives, au crédit, aux informations, à la formation et aux autres services de soutien. En outre, ces organisations représentent les intérêts de leurs membres face aux gouvernements, aux responsables des projets, aux responsables des politiques de développement et aux planificateurs, aux différents niveaux.
Quand les femmes ne sont pas autorisées, de par la loi ou la coutume, à participer à ces organisations ou à y occuper une place dominante, leur accès aux ressources et leur aptitude à faire entendre leur point de vue auprès des décideurs et des planificateurs se trouvent limités aussi. Les femmes sont alors dans l'impossibilité de remplir leur rôle dans les domaines de l'agriculture et de la sécurité alimentaire, au mieux de leur potentiel.
Les programmes de réforme agraire qui ont donné les droits de propriété sur la terre aux chefs de famille, limitant ainsi l'accès des femmes à la propriété foncière, ont aussi limité la participation de ces mêmes chefs de famille aux organisations de réforme agraire et aux coopératives.
Même lorsqu'elles ont accès aux coopératives et autres organisations rurales, les femmes n'y occupent que très peu de postes de responsabilité. Au Zimbabwe, par exemple, les femmes constituent 75 pour cent des membres des associations d'agriculteurs, mais 5 pour cent seulement des dirigeants. Au Bénin, les femmes représentent 25 pour cent des membres des coopératives mais occupent 12 à 14 pour cent seulement des postes de direction (FAO, 1994).
Crédit: une conséquence directe du manque d'accès des femmes à la terre et aux organisations rurales est leur manque d'accès au crédit. La terre est souvent une caution indispensable pour les prêts, d'une part, et d'autre part, les formules de crédit sont souvent accordées à leurs membres par l'intermédiaire des organisations rurales. C'est un obstacle important à l'amélioration de la productivité agricole des femmes, car, sans crédit, les agricultrices ne peuvent ni acheter des intrants comme les semences, les engrais, et les technologies améliorées, ni louer de la main d'oeuvre. Paradoxalement, plusieurs études montrent que les femmes sont plus susceptibles de rembourser leurs emprunts que les hommes.
Comme les agriculteurs et les agricultrices ont souvent des responsabilités différentes dans la production agricole et la sécurité alimentaire, ils ont, tous deux, besoin de crédit adapté à leurs besoins. Il importe donc non seulement que les femmes aient accès au crédit, mais aussi qu'elles puissent en contrôler l'utilisation afin qu'il ne soit pas détourné vers des systèmes de production dominés par les hommes, au détriment des activités productrices des femmes.
Une étude effectuée en 1990 sur les systèmes de crédit au Kenya, au Malawi, au Sierra Leone, en Zambie et au Zimbabwe, montre que les femmes reçoivent 10 pour cent du crédit en faveur des petites exploitations et 1 pour cent seulement de la totalité du crédit consacré à l'agriculture (FAO, 1990).
Intrants et technologies agricoles: Avec la baisse des disponibilités en terres arables, l'accroissement de la pression démographique et l'aggravation de la dégradation de l'environnement, il est de plus en plus nécessaire d'augmenter la productivité de façon durable. Pour cela, il faut avoir accès à des intrants et à des technologies agricoles appropriées.
L'accès des agricultrices aux intrants et aux technologies est limité par leur manque d'accès au crédit et aux organisations rurales, mais aussi par des programmes de développement "aveugles" à la spécificité des sexes, et par le manque d'attention aux besoins des agricultrices dans les programmes de recherche et de développement des technologies.
Il arrive aussi parfois que les femmes perdent leur droit d'utilisation des terres, quand la valeur de la terre augmente avec l'introduction de nouvelles technologies, telles que les techniques modernes d'irrigation. Les technologies de substitution qui sont également efficaces et plus faciles à gérer peuvent contribuer à garantir que les femmes, dont la production agricole est essentielle à la sécurité alimentaire, conservent leurs droits et leur aptitude à exploiter la terre.
Comme les agricultrices du monde entier assument une grande variété de tâches laborieuses dans le but d'assurer la sécurité alimentaire, il est nécessaire de concevoir et d'introduire des techniques appropriées d'allégement des tâches pour la transformation et le stockage des aliments aussi bien que leur production, et dans des domaines connexes tels que l'eau, l'hygiène, le combustible et la préparation des aliments.
Formation et vulgarisation: l'accès des femmes à la formation et à la vulgarisation est limité par plusieurs facteurs, outre leur non-appartenance aux organisations rurales qui dispensent elles-mêmes la formation, ou servent d'intermédiaires. Entre autres, la recherche agronomique ne s'intéresse pas assez, ou néglige totalement, la spécificité des sexes, accordant une attention insuffisante aux besoins des femmes en matière de cultures et de techniques; les programmes de formation et de vulgarisation ne prennent pas en compte les rôles et les besoins différenciés de chaque sexe; les femmes n'ayant pas accès à l'enseignement agricole, il n'y a pas assez de vulgarisatrices. Par ailleurs, les planificateurs et les décideurs perçoivent essentiellement les femmes comme des ménagères et non comme des agricultrices. Les services de formation et de vulgarisation sont donc surtout axés sur les hommes et sur les besoins des agriculteurs, au détriment des besoins et des problèmes des femmes. Dans certains contextes culturels où il est impossible à des vulgarisateurs de travailler avec des agricultrices, l'absence de vulgarisatrices qui puissent communiquer avec ces femmes exclut celles-ci des programmes de formation et des avantages offerts par les services de vulgarisation. Dans d'autres cultures où les vulgarisateurs peuvent travailler avec des agricultrices, ils connaissent généralement mal leurs problèmes et n'ont pas la formation voulue pour travailler avec des femmes. Des études prouvent que l'hypothèse selon laquelle la formation et les informations fournies aux hommes seront automatiquement transmises à leurs femmes, est erronée. Enfin, les vulgarisatrices sont généralement formées uniquement à des tâches ménagères et n'ont pas les compétences requises pour fournir les services et les informations nécessaires à la production agricole.
Services de commercialisation: les programmes d'ajustement structurel et la libéralisation croissante du commerce ont abouti au démantèlement d'un certain nombre de services de commercialisation dont disposaient autrefois les agriculteurs. En tant que principales responsables de la vente des produits, les agricultrices ont été frappées de plein fouet. La chute des investissements dans l'infrastructure rurale, telles que les routes secondaires reliant les zones rurales aux marchés, entrave aussi l'accès des femmes au marché. De plus, leur non-appartenance aux coopératives commerciales limite aussi leurs possibilités de commercialiser leur production. Ces contraintes découragent les agricultrices de produire un surplus d'aliments car les difficultés qu'elles rencontrent pour les commercialiser sont trop grandes, voire insurmontables.