Les stratégies en direction des femmes rurales chefs de famille sont élaborées à deux niveaux: stratégies de recherche et stratégies d'action. Des séries de propositions pourraient être mises en uvre, dans le cadre d'une politique d'ensemble au niveau national, régional ou international.
Les études sur les femmes font aujourd'hui l'objet d'un corpus important que deux décennies mondiales de réflexion sur leurs statuts, rôles et problèmes ont contribué à renforcer. On est passé des études de cas qui ont mis en exergue leurs multiples conditions à une analyse plus globale de l'impact des rapports sociaux des sexes sur ces conditions. Les échecs de l'intégration des femmes au développement ont révélé la nécessité de lier les obstacles historiques, politiques, économiques ou culturels au développement, aux rapports sociaux que les sexes tissent entre eux et qui déterminent aussi le rapport au développement.
Ce regard attentif sur les femmes a permis de donner de nouvelles dimensions aux grandes questions contemporaines: la population et les droits de la reproduction l'environnement et le droit à une planète saine, la pauvreté, la division internationale du travail, la mondialisation de la culture et le droit à la différence, le nouvel ordre de l'information, la démocratie, les droits humains, la famille, le fondamentalisme, etc. Ce souci a conduit à examiner de plus près les diverses situations de femmes dont celle de chef de famille qui prend des proportions de plus en plus importantes. Cependant les études actuelles d'ordre qualitatif ont du mal à donner plus d'assise à leurs constats et conclusions. Pour toutes ces raisons, ces tâches sont urgentes:
5.1.1. Définir les différents statuts de chefs de famille qui varient selon les contextes historiques et culturels
Que recouvre exactement le statut de chef de famille? Les études sur la monoparentalité augmentent dans les pays industrialisés, car le phénomène s'intensifie avec les changements sociaux, la transformation des relations au sein du couple et de la famille, les modifications des législations, etc. Mais cette monoparentalité n'a ni la même forme, ni surtout la même signification sociale et la même portée selon les milieux: situation (divorce, célibat, veuvage, abandon), charge des enfants (un ou plusieurs), statut professionnel et pouvoir économique, responsabilité juridique, charge émotionnelle, relations avec l'entourage (solidarité, isolement, etc.).
La monoparentalité en Afrique subsaharienne a ses formes spécifiques qu'il est important de décrire pour lui apporter ses solutions juridiques et politiques. Décider de la monoparentalité ou y être réduite a des conséquences différentes sur le statut des femmes. Les législations nouvelles sur le divorce et la protection des femmes a sans doute renforcé la capacité des femmes occidentales et des Africaines averties à en décider. Ce n'est pas le cas des femmes rurales engluées dans les traditions culturelles et religieuses qui n'encouragent pas le recours à la justice extérieure dans les questions familiales. La monoparentalité africaine, surtout en milieu rural, est rarement celle d'une femme seule avec un ou deux enfants. Ici, elle concerne des personnes ayant à charge une famille étendue de plusieurs générations: grands parents, parents, enfants et autres relations familiales. Cette situation a des implications multiples. Si ces personnes sont à charge et pésent financièrement sur le budget du ménage, en contrepartie, leur aide peut être précieuse: travail domestique, entretien et surveillance des enfants, activités agricoles, artisanales, commerciales et de transformation, etc. Elle permet au chef de ménage de se livrer à des occupations lucratives.
On a vu surtout toute la différence entre être «chef» et être «soutien» de famille. Ces deux situations sont proches mais ne recouvrent pas les mêmes réalités. Le mari peut être présent, mais dans l'incapacité de contribuer économiquement à l'entretien de la famille: chômage, incapacité physique, ménage polygame, âge avancé dans le cas d'hommes ayant épousé des femmes très jeunes, etc. Les femmes soutiennent la famille sans en être les chefs.
5.1.2. Renforcer la collecte des données statistiques sur les femmes chefs de ménage
Si l'on dispose de statistiques pour dire leur nombre, on manque encore d'informations chiffrées sur leur origine sociale et localisation (rural/urbain), leur répartition en groupes d'âge, la taille des familles qu'elles gèrent, leur niveau d'éducation et de formation, leurs accès aux ressources naturelles, matérielles et technologiques, leur niveau de revenus, les conditions de vie et de santé, etc.
A ce niveau, on aurait déjà pu obtenir des informations intéressantes si les données d'enquêtes démographiques et économiques étaient mieux ventilées par sexe et statut familial. Ainsi les données relatives à la responsabilité des exploitations agricoles, à l'introduction et à l'impact des technologies dans la production, la distribution des parcelles, l'accès aux intrants, équipements et crédits, les résultats de ces productions auraient gagné en richesse. Mais ces données ne subissent ce traitement que lors d'enquêtes spécifiques sur les femmes qui, à la limite, les enferment dans un ghetto épistémologique. La marginalisation des femmes est encore importante. Il s'agit d'y remédier définitivement, même dans les collectes globales d'information sur l'économie, la santé, etc.
5.1.3. Étudier les formes et l'impact des changements démographiques, économiques et culturels sur les familles africaines, qui font des femmes des chefs de famille.
Les concepts de ménage et de famille ont été redéfinis par la sociologie et l'anthropologie. Mais il est important, dans chaque contexte, de définir les nouveaux modèles familiaux, de discuter les changements socioculturels et la crise des valeurs morales, les difficultés économiques et leurs conséquences telles que le chômage, les migrations, les redistributions des rôles et pouvoir au sein des familles. Ainsi, si la notion de couple émerge dans la société urbaine africaine, qu'en est-il du milieu rural? Comment vit-on le ménage ou le couple? Quelles sont les nouvelles aspirations et les contraintes des femmes et des hommes? Quel est l'impact des structures culturelles sur le ménage/couple rural d'aujourd'hui: polygamie, divorce, famille étendue, relations et obligations sociales et familiales, etc. Les migrants reviennent au village avec des aspirations différentes, influencés par les modèles des milieux d'immigration. Que pense un migrant qui revient au village après un long séjour à Dakar, Abidjan, Johannesburg, Paris, Palerme, Madrid ou New York, pour ne citer que quelques lieux de la migration? Les femmes qu'ils épousent et laissent derrière eux sont les chefs de famille qui nous intéressent.
La répartition du pouvoir entre sexes au sein de la famille est une question essentielle. Comment se redéfinit le pouvoir avec les nouveaux rôles économiques des hommes et des femmes dans l'entretien des familles? Quel est le coût social et affectif de ce nouveau pouvoir économique, qui va au delà des rôles traditionnels et obligatoires d'épouse et de mère pour rester femme? Quel est l'impact de ces changements sur les enfants (images de l'autorité parentale), sur la nouvelle redistribution des rôles et du pouvoir dans la famille?
La reproduction en termes de droit n'a jamais été cruciale qu'ici. La fécondité des femmes chefs de ménage n'a pas été discutée dans cette réflexion, elle était cependant retenue comme un des éléments de leur condition. Les femmes chefs de famille ont seules la charge des enfants, soit parce que les hommes sont défunts, absents ou au chômage ou qu'ils ont fui leurs responsabilités. Il est indispensable de se pencher sur les symboliques de la reproduction, la planification familiale, les responsabilités partagées des rôles de la reproduction, etc. A ce niveau, se pose les questions de la sexualité, en liaison avec les changements des rôles féminins. On note la contradiction entre les responsabilités accrues des femmes dans l'entretien des familles et le vécu de ces rôles, la redistribution du pouvoir, le réaménagement des relations hommes/femmes, les comportements sexuels et l'évolution des rapports de sexualité, la sexualité et la conjugalité, les relations entre le sexuel et le non sexuel.
Les familles et la législation. L'un des objectifs majeurs de l'étude sur les femmes rurales chefs de famille est l'amélioration de leur statut qui doit aussi être pensé en terme de législation. Nombre de pays africains ont entrepris la réforme de leurs codes de la famille hérités de la colonisation comme le Mali, le Sénégal ou la Côte d'Ivoire. Le Niger et les Iles du Cap-Vert débattent encore de leur contenu. Des questions majeures sont soulevées. Quelles sont les pesanteurs, quels sont les freins et/ou les progrès accomplis par les législations en vigueur (civiles, religieuses et coutumières) en direction des femmes? Quelle connaissance en ont les populations et surtout les personnes du milieu rural qui ne savent ni lire, ni écrire? Qui utilise les dispositions définies par les codes de la famille: consentement des femmes au mariage célébration ou enregistrement des mariages devant l'officier d'état-civil, divorcé judiciaire, garde des enfants, pension alimentaire, évolution de la polygamie, I'héritage, la propriété, l'influence du code coutumier, des lois coraniques et de l'Église, etc.
Le droit d'accéder aux ressources est un droit démocratique fondamental, dont les femmes ne peuvent être privées ou lésées en raison de leur appartenance au sexe féminin. Ces ressources vont de la terre, à l'eau et aux ressources forestières, aux équipements, aux technologies et à la formation, au crédit. L'étude des multiples discriminations qui sont des obstacles au pouvoir économique des femmes et des moyens pour y remédier permettront de les considérer enfin comme des agricultrices et productrices à part entière.
Les mouvements féminins des communautés de base au monde politique et universitaire de par le monde ont été décisifs dans la prise en compte des droits des femmes. La Décennie Mondiale des Femmes, les grandes conférences des Nations Unies et forums d'autres institutions nationales et internationales ont largement contribué à sensibiliser l'opinion internationale sur leurs luttes. L'émergence du pouvoir des femmes, comme force de travail et sensibilité, peut être d'une contribution inestimable dans les processus de démocratisation, de bonne gouvernance en Afrique. Les organisations régionales et sous-régionales africaines devraient favoriser l'articulation des stratégies conséquentes en leur direction, dans le cadre de leurs structures: OUA, CEDEAO, CEPGL, OMVS, CEAC19. Union du Maghreb arabe, etc. A l'échelle nationale, au niveau des institutions et des communautés elles-mêmes, il convient de développer des stratégies de transformation du statut des femmes opprimées par les systèmes juridiques, politiques et économiques, les traditions culturelles et religieuses et les fondamentalismes.
19 OUA: Organisation de lUnité Africaine; CEDEAO: Communauté Économique des États d'Afrique Occidentale; CEPGL; Communauté économique des Pays des Grands Lacs; OMVS; Organisation de Mise en Valeur de la Vallée du Sénégal CEAC: Communauté Economique d'Afrique Centrale.
Pour les femmes rurales chefs de famille, il convient de mettre en place des stratégies au plan juridique et politique pour qu'elles bénéficient des réformes légales afin d'améliorer non seulement leurs conditions, mais leur statut dans la famille et les sociétés.
De nombreux pays se sont engagés dans des réformes juridiques, administratives et politiques au niveau national. La majorité d'entre eux ont signé et ratifié les lois et conventions internationales mettant en brèche les discriminations contre les femmes. Le Sénégal et le Malawi sont cités en exemple. Tout au long de la Décennie et de l'après-Décennie, des stratégies ont été élaborées à tous les niveaux. Il reste à appréhender le degré de connaissance par les populations de ces lois et stratégies, et leur application. Quel est l'impact de ces dispositions nationales et internationales sur les femmes rurales et sur celles qui sont chefs de ménage? Ces dispositions demeurent largement des voeux pieux que seule une volonté politique, de la part des hommes et des femmes, peut promouvoir.
Dans le cadre des pays, on peut entreprendre plusieurs démarches, pour donner du pouvoir aux femmes, renforcer leur autonomie, promouvoir leur liberté:
Faire le bilan des stratégies nationales existantes pour mesurer les progrès et les reculs des droits sociaux, économiques et politiques des femmes rurales.
Faire bénéficier les femmes des dispositions favorables des codes de la famille qui assurent la protection contre le mariage forcé ou précoce, le divorce arbitraire, l'abandon conjugal, l'obligation du conjoint d'entretenir la famille, l'équité dans l'héritage pour les veuves, etc.; revoir les lois qui donner au père la puissance parentale du fait de son statut juridique de chef de famille, etc. Le statut de chef d'exploitation et les attributions qui reviennent quasi exclusivement à l'homme, pénalisent une bonne partie des productrices. La révision des codes de la famille est une urgence dans la plupart des pays.
Tenir compte de la relation entre les fonctions productives et reproductives des femmes, en permettant la maîtrise de la fécondité: accès à l'éducation sexuelle, à l'information, aux méthodes contraceptives et à la planification familiale, aux soins de santé, etc. Les femmes succombent sous le poids de la production et de la reproduction.
Favoriser l'accès aux besoins fondamentaux (éducation, formation, alphabétisation, santé, eau, électricité, moyens de communication). Sans un minimum d'infrastructures, il n'y a pas de développement possible. La pauvreté est une condition impossible du développement, le manque de formation aussi. Tenir compte des connaissances des femmes en matière de gestion des ressources de l'environnement permet de les revaloriser et de remédier à la dégradation de l'environnement.
Appuyer la production paysanne en appuyant aussi celle des femmes. Les politiques agricoles se doivent de reconnaître les paysannes comme agricultrices à part entière et non seulement comme épouses de l'agriculteur. Cela signifie un accès égalitaire aux ressources: accès à la terre, au crédit, aux technologies que requièrent leurs activités. Les lois finissent par être discriminatoires lorsqu'elles restent globales et ne tiennent pas compte des spécificités et besoins des groupes. Ainsi les dispositions résultant des réformes agraires sur la mise en valeur des terre sont discriminatoires, car elles n'ont pris aucune mesure d'application en direction des paysannes qui, en raison de leur sexe, ne contrôlent pas l'allocation des ressources dont la terre. Les femmes qui deviennent, par défaut, chef de famille, exploitent des terres sur laquelle elles n'ont aucune garantie, quelque soit l'effort et le temps consacrés. Les crédits alloués au milieu rural sont d'un montant si exorbitant que les femmes ne peuvent y accéder avec la meilleure volonté du monde. Les fonds des États, des agences de développement internationales et des ONGs doivent en réexaminer les conditions, pour qu'ils soient accessibles et appropriés aux besoins des femmes. Il n'existe pas de technologie féminine adaptée. Une technologie n'est adaptée que si elle résout le problème qu'on lui soumet. D'où la nécessité de faire que les femmes aient accès aux technologies dont elles ont besoin pour résoudre leurs problèmes productifs (agriculture, transformation des produits, artisanat, etc.) et domestiques (eau, énergie, transport, santé, etc.).
Appuyer les associations productives des femmes. L'expérience montre qu'elles savent transformer leurs associations traditionnelles en groupements de production et coopératives efficaces, lorsqu'elles en ont les moyens. Ces activités ne sont pas des activités d'appoint. En ce sens, elles devraient avoir le même appui technique, financier et commercial que celles soutenus par les autorités.
Favoriser l'initiative individuelle lorsqu'elle se présente. Au nom du collectif, combien de volontés créatrices ont été étouffées. Les politiques d'ajustement structurel le désengagement de l'État ont fait éclore des multitudes d'initiatives répondant à des besoins et des moyens précis. Pour faire face aux besoins de la famille, les femmes ont dû faire preuve d'une imagination et d'une créativité que les structures d'encadrement ne valorisent pas toujours.
Donner/redonner aux associations paysannes féminines la liberté d'expression et d'action, hors de la pression des politiques (état, parti), des associations masculines, des confréries et du pouvoir religieux, etc.
Promouvoir la connaissance et l'exercice des droits civiques par l'accès aux centres de décision administratifs, politiques et économiques.