J.-P. Colin
Economiste, Institut de recherche pour
le développement (IRD-France), Unité mixte de recherche
MOISA
(marchés, organisations, institutions et stratégies
dacteurs), Montpellier, France.
Cet article présente les orientations méthodologiques dune recherche conduite en Côte dIvoire dans le domaine des droits fonciers, des modalités effectives de laccès à la terre et des rapports entre accès à la terre et rapports intrafamiliaux. Lapproche retenue se positionne à linterface entre une économie institutionnelle «compréhensive», une anthropologie interactionniste et une démarche ethnographique. Ces orientations méthodologiques visent à guider une recherche empirique et contextualisée qui mobilise la thématique intrafamiliale autour de trois questions: i) les relations entre les dimensions intrafamiliales de la question foncière; ii) lincidence que peuvent avoir les tensions foncières intrafamiliales sur les conflits fonciers extrafamiliaux; et iii) le questionnement des unités danalyse habituellement utilisées en économie des droits de propriété et en économie des ménages, compte tenu de la dimension intrafamiliale.
La première partie de cet article passe en revue la littérature économique traitant des droits de propriété et des ménages. La seconde partie présente certaines perspectives anthropologiques pour construire la démarche orientant linvestigation empirique.
LES DROITS FONCIERS ET LA GESTION INTRAFAMILIALE DE LA TERRE: PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES ET ANTHROPOLOGIQUES
La thématique «économie des droits fonciers et de la gestion intrafamiliale de la terre»[13] se trouve à la confluence de deux grands champs de recherche qui signorent: léconomie des droits de propriété et léconomie des ménages.
La question des droits de propriété
Le système des droits de propriété traduit un ensemble de relations économiques et sociales qui définissent les acteurs du jeu économique, arrêtent la position de chaque individu par rapport à lusage des ressources, et donc circonscrivent les champs dopportunité, organisent le jeu dinterdépendance entre acteurs, définissent les systèmes dincitation et affectent la distribution de la richesse dans la société.
Dans la tradition juridique française, le concept de droit de propriété est restreint à la combinaison du droit duser de la chose (usus), du droit den recueillir les fruits (fructus) et du droit den disposer, cest-à-dire de laliéner provisoirement ou définitivement (abusus). Dans la littérature économique contemporaine, le concept de droit de propriété désigne, de façon beaucoup plus large, les actions socialement autorisées sur un bien. Les droits de propriété sont vus comme des relations sociales et non comme des relations homme-chose. Un droit ne peut être exercé que sil est garanti; en labsence de sécurisation du droit, on peut considérer quil y a absence de droit effectif. Les droits de propriété sont établis et rendus exécutoires non seulement par le système légal et le pouvoir de lEtat, mais aussi par les conventions sociales et les normes comportementales qui régissent le fonctionnement dune société.
Le texte fondateur de Demsetz (1967) explique lémergence de droits de propriété privée comme résultant dun arbitrage entre les bénéfices attendus de létablissement de tels droits et le coût de lexclusion des autres de lusage de la ressource. Dans cette version apolitique, dite parfois «naïve» (Eggertsson, 1990), de la théorie des droits de propriété, laugmentation de la valeur dune ressource, induite par sa raréfaction, conduit spontanément à lémergence de droits privés individuels à partir de droits collectifs/communaux. Les développements ultérieurs des analyses économiques des droits de propriété intègrent, elles, les institutions politiques et sociales. Le changement institutionnel est dès lors vu comme résultant de jeux dintérêts et de linteraction entre groupes dintérêts sur le marché politique (Libecap, 1989; Eggertsson, 1990; North, 1990). Lexamen des préférences des parties en présence et du détail du processus politique devient nécessaire pour comprendre pourquoi certains droits de propriété sont développés et maintenus, malgré des alternatives possibles qui sembleraient préférables. Certains auteurs rejettent également le postulat dune dynamique des droits de propriété conduisant «naturellement» vers davantage defficience: les institutions ne sont pas nécessairement ou seulement créées pour être socialement efficaces; elles sont plutôt, du moins les règles officielles, créées pour servir les interêts de ceux qui ont le pouvoir de concevoir les nouvelles règles. «Institutions are not necessarily or even usually created to be socially efficient; rather they, or at least the formal rules, are created to serve the interests of those with the bargaining power to devise new rules» (North, 1990: 16).
Il peut être utile de rappeler la perspective ouverte depuis longtemps par la «vieille» économie institutionnelle (Old Institutional Economics, OIE, qui trouve ses racines chez Veblen et Commons) relativement à lanalyse économique des droits de propriété. LOIE souligne - plus que léconomie des droits de propriété, marquée par sa filiation néoclassique - que le contenu et la distribution des droits de propriété définissent les champs dopportunité (et donc who gets what), et surtout, lorsque les intérêts sont divergents, quel est lintérêt qui domine (who has power over whom). Dans cette perspective, les droits et les champs dopportunités ne peuvent jamais être décrits dun seul point de vue individuel: le champ daction dun individu correspond à la limitation du champ daction dautres individus. LOIE insiste donc sur les exclus des droits, alors que léconomie des droits de propriété tend à retenir la perspective des titulaires effectifs ou potentiels de droits (voir Schmid, 1987; Bromley, 1989).
Les développements récents de lanalyse économique des droits de propriété[14] pallient les faiblesses les plus évidentes de lapproche orthodoxe, mais laissent des points importants en suspens:
La difficulté de saisir empiriquement le contenu des droits est ignorée ou pour le moins largement sous-estimée.
Le jeu du pluralisme légal est également ignoré: selon leur situation et leur intérêt, les acteurs peuvent chercher à légitimer leurs droits ou à contester les droits des autres en sappuyant sur tel ou tel système de normes (la «coutume», le droit formel, etc.) (Griffiths, 1986; Berry, 1993).
La question de lévolution des droits (cest-à-dire du changement institutionnel) reste traitée sans analyse des processus de changement. Sil existe une relation de causalité univoque entre lévolution de lenvironnement (économique, social, politique, institutionnel, naturel) et lévolution des droits, il est effectivement possible de faire léconomie de lanalyse des processus. Par contre, si le processus même de changement a une incidence sur son résultat, labsence dune analyse processuelle devient critique.
Le rapport entre les droits et les pratiques foncières effectives nest pas exploré. Le «droit», une fois défini, semble investi dun degré de certitude et de complétude indiscutable. Le regain dintérêt de certains économistes néo-institutionnalistes pour les régulations coutumières va fréquemment de pair avec une idéalisation des vertus et de lefficacité de ces dernières. Que la coutume puisse être mobilisée et reconstruite, voire construite, aujourdhui comme à lépoque coloniale, en fonction dintérêts de groupes dacteurs spécifiques, est en fait ignoré, comme est ignoré le fait que les principes coutumiers régulant laccès à la terre et sa gestion puissent être contradictoires dans leur diversité et constituent plus des registres de négociation que des règles univoques. Les études empiriques économiques en restent ainsi, le plus souvent, à ce que les anthropologues appellent la théorie locale («ici, on ne peut pas vendre la terre»; «ici, cest le neveu qui hérite», etc.), saisie lors denquêtes (usuellement déléguées à des enquêteurs, à passage unique sauf exceptions), voire lors dentretiens de groupe. Les analyses ainsi produites se trouvent fondées sur des catégories de droits susceptibles de relever davantage dune norme affichée que de pratiques effectives.
Le contenu et le transfert des droits au sein des familles, les conditions effectives de la gestion foncière intrafamiliale, les conflits familiaux et leur possible incidence hors de la famille ne sont guère traités. La seule exception notable concerne le risque encouru par les femmes lors de programmes de titrage mais, là encore, on trouve plus de textes posant le problème que danalyses empiriques précises.
Le fait que dans les contextes africains, laccès à la terre reste largement conditionné par linscription sociale des acteurs (Guyer, 1981; Berry, 1993) devrait inciter à être attentif à ne pas réifier le concept de droits fonciers. Le type de relations sociales existant entre les acteurs peut, de fait, avoir une plus forte influence sur les conditions daccès à la terre que les droits (au sens de systèmes de règles) en tant que tels (von Benda-Beckmann et von Benda-Beckmann, 1999).
La dimension intrafamiliale
Léconomie aborde la dimension intrafamiliale à travers léconomie des ménages, qui traite de lallocation des ressources au sein des ménages et du résultat de cette allocation. Le champ dinvestigation est large, de la consommation au sein des ménages, à linvestissement dans léducation des enfants ou à la demande de soins de santé, etc. Deux grandes familles de modèles ont été développées (voir Haddad, Hoddinott et Alderman, 1997): dune part, des modèles dits unitaires, qui conceptualisent le ménage comme une seule unité de décision, avec une seule fonction dutilité et une mise en commun de toutes les ressources; dautre part, des modèles dits collectifs, pour lesquels il ny a pas de fonction dutilité commune. Certains de ces modèles considèrent que les individus dans le ménage nont pas les mêmes préférences et quils constituent des sous-économies autonomes, relativement à lallocation des ressources et à lusage des revenus. Le ménage est alors posé comme un lieu de conflit et de coopération, dautonomie et dinterdépendance (Carter et Katz, 1997).
Même si lobjectif affiché de ces travaux est de comprendre comment les droits, les responsabilités et les ressources sont alloués au sein des ménages et entre les membres de la famille (Haddad, Hoddinott et Alderman, 1997: xi), dans les faits, la question des droits sur la terre nest guère abordée, hors des études de parité (Agarwal, 1994). Dans ces dernières, les auteurs insistent sur la moindre sécurisation des droits fonciers pour les femmes dans le système coutumier, où elles dépendent de leur époux ou de leurs parents mâles pour laccès à la terre (Dey Abbas, 1997; Folbre, 1997), ou encore sur le fait que souvent, les politiques publiques renforcent linégalité au sein des ménages à travers la redéfinition des droits sur la terre (Folbre, 1997; Lastarria-Cornhiel, 1997).
Dans le contexte africain, le concept de ménage a été introduit dans les années 70 par les économistes, comme unité de collecte de données statistiques et comme centre de décision modélisable. Le débat sur le caractère trop réducteur du modèle unitaire du ménage est maintenant ancien (Ancey, 1975; Gastellu, 1980; Guyer, 1981; et Guyer et Peters, 1987), mais il reste dactualité. Même si le principe de la diversité des niveaux de décision et des fonctions-objectifs commence à être intégré dans les modèles théoriques, les analyses continuent à être conduites en termes de ménage en tant que foyer conjugal et unité de résidence. Le ménage cesse dêtre une entité homogène mais demeure comme unité faisant sens au regard de laccès aux facteurs, à leur mise en oeuvre et à la gestion des ressources générées - une approche depuis longtemps questionnée par lanthropologie et léconomie rurale africaniste. Le jeu des relations familiales quant à laccès aux ressources productives, à leur mise en oeuvre, au contrôle des produits, à la dévolution des biens, est loin de sinscrire systématiquement dans le cadre des frontières de lunité conjugale et de résidence.
Les relations entre les rapports de parenté et le contrôle des ressources sont une tradition de lanthropologie sociale britannique (Guyer et Peters, 1987). Pendant longtemps, une perspective structuro-fonctionnaliste a posé comme invariantes les unités sociales et les règles organisant linteraction sociale. Laction individuelle était vue comme totalement conditionnée par le statut social de lindividu, sa position dans la parenté et des droits nettement définis. La question du choix ne se posait pas (van Velsen, 1979). Plus récemment, la recherche anthropologique a questionné ces catégories et adopté une approche processuelle. A travers ce changement de perspective, les rapports de parenté cessent dêtre intangibles, ils deviennent manipulables par les acteurs; les règles ne simposent plus de façon univoque aux individus, les droits ne sont plus donnés, le jeu des stratégies dacteurs ouvre une part dindétermination. Lanalyse pose comme objet dinvestigation cette relation entre jeu dacteurs et règles du jeu, ou autrement dit entre acteurs et institutions.
Une approche compréhensive de laccès à la terre, des droits fonciers et de la gestion intrafamiliale de la terre
Dès lors que le principe de rationalité substantive est rejeté, comprendre les pratiques dacteurs nécessite de prendre en compte la perception que ces derniers ont de leur situation et des options qui leur sont offertes (Simon, 1986). Lapproche compréhensive consiste à appréhender les actions des individus dans leur propre perspective, en explicitant leurs objectifs, leurs logiques, leurs motivations, les valeurs auxquels ils se réfèrent pour légitimer leurs actions[15]. Lapproche processuelle, quant à elle, vise à identifier les processus à loeuvre lors de laccès à la terre, les systèmes de normes et les principes que mobilisent les acteurs sociaux pour justifier cet accès, ainsi que les conditions pratiques et effectives de la mise en oeuvre et de la sécurisation des droits.
FIGURE 1
Éléments du transfert
des droits d'accès à la terre
Elle fournit également des clés danalyse des situations de conflits qui accompagnent fréquemment le changement institutionnel. Ce choix dune démarche compréhensive et processuelle oriente vers une approche microanalytique, contextualisée à léchelle locale. Il est certes possible de décrire à grande échelle une gamme de droits et darrangements institutionnels agraires, de restituer à grands traits la «théorie locale», mais on ne peut faire léconomie dune telle approche dès lors que nous prétendons cerner en termes non spéculatifs les pratiques dacteurs, la dynamique des règles du jeu foncier ou encore les jeux dacteurs autour de ces règles - cest-à-dire de construire des modèles explicatifs.
Cette démarche microanalytique, compréhensive et processuelle associe (figure 1):
lexploration descriptive des droits au sein de patrimoines fonciers[16] concrets, ou plus exactement des «portefeuilles de droits», selon quatre grands champs de variables décrivant: le contenu des droits et des obligations qui leur sont associées; lorigine des droits et des obligations, au sens de dispositifs dacquisition et de transfert de ces droits; les titulaires des droits; les instances dautorité, de régulation, de pouvoir qui interviennent concrètement pour dire le droit, rappeler les obligations ou sanctionner leur transgression;
lexploration descriptive des interactions sociales autour des droits par la mise en perspective croisée de la «biographie» des éléments des patrimoines fonciers, des trajectoires de vie et des stratégies daccès à la terre des titulaires, des principes de justification mobilisés, des éventuels contestations et arbitrages intervenus, et des influences de lenvironnement social, politique et institutionnel.
Champs de variables
a) Le contenu des droits
Le concept de faisceau de droits traduit le fait quil ny a pas un droit sur la terre, mais des droits (les composantes du faisceau) - le «droit de propriété» au sens francophone usuel correspondant à lensemble du faisceau de ces droits. Les divers éléments du faisceau de droits sont susceptibles dêtre contrôlés par différents individus - et donc transférés séparément lors de transactions foncières. Dans le cas des droits sur les terres à usage agricole, on peut distinguer (de façon non limitative) les droits suivants (typologie inspirée de Schlager et Ostrom, 1992):
le droit dusage (direct) ou dusufruit (droit dusage excluant explicitement laliénation);
le droit de tirer un revenu de lusage;
le droit dinvestir (dapporter des améliorations à la ressource foncière: plantation pérenne, aménagements fonciers);
le droit de déléguer temporairement lusage de la terre à titre marchand (location, métayage, rente en travail, mise en gage) ou non marchand (prêt);
le droit daliéner à travers un transfert définitif marchand (vente) ou non marchand (donation ou legs);
les droits dadministration, ou «droits de définir les droits des autres»: contrôle des droits des autres (y compris par lexclusion) par rapport à lusage, la délégation, linvestissement, le fait de tirer un profit, daliéner, la désignation de lhéritier, etc.
Le décryptage du faisceau des droits est nécessaire pour vérifier empiriquement lhypothèse de leur privatisation (possibilité daliéner, tout particulièrement). Létendue des droits sapprécie au regard des restrictions qui pèsent sur eux:
restrictions temporelles («Jai lusage de cette parcelle tant que les palmiers ne sont pas coupés»);
restrictions dans lusage («Je peux pratiquer sur cette parcelle une culture vivrière ou celle de lananas, mais je ne peux pas planter du palmier»);
nécessité dinformer ou demander un accord ex ante ou dinformer ex post («Je peux planter de lananas mais je doit en avertir mon père, qui me montrera les limites de la parcelle»);
restrictions sur la forme de délégation («En tant quaide-familial, je peux céder une parcelle en métayage mais non en location»);
restrictions sur le bénéficiaire de la délégation («Je peux prêter une parcelle prise sur le patrimoine familial à un ami de la famille, mais pas à un étranger»).
Lanalyse des droits demande une explicitation parallèle des devoirs, du fait de la relation duale droits/obligations- devoirs. Le fait que lindividu A ait un droit sur un bien signifie que lindividu B a lobligation de respecter ce droit, mais peut aussi signifier que A a un devoir vis-à-vis de B. La norme en matière dhéritage en est une illustration: si (dans un système matrilinéaire), jhérite de mon oncle maternel, jai le droit de gérer et de tirer profit de ses biens, mais jai le devoir de répondre aux besoins de ses enfants, faute de quoi mon droit à lhéritage pourra être légitimement contesté par ces derniers.
b) Les dispositifs de transfert des droits
Appréhender les dispositifs de transfert permet dévaluer la marchandisation éventuelle de la terre et de cerner leur incidence sur la distribution foncière et donc sur la distribution de la richesse, avec par exemple une réponse empirique à linterrogation «lactivation des marchés fonciers se traduit-elle par une croissance des inégalités»? Par ailleurs, ces dispositifs sont susceptibles davoir une incidence directe sur le contenu des droits (les droits dun individu sur une terre héritée peuvent différer fortement des droits sur une terre quil a achetée). Lidée est ici que ce qui, à première vue, semble relever dun patrimoine foncier commun, peut en fait avoir une nature composite, avec différentes parcelles acquises à travers différents dispositifs de transferts de droits et sur lesquelles le possesseur bénéficie de droits différents.
TABLEAU 1
Contenu et dispositifs de transfert des
droits
Dispositif detransfert/coordination... |
...«non marchand» |
...«marchand» |
...limité aux droits dusages |
délégation |
contrats agraires |
...incluant généralement des droits |
droit de culture; |
achat/vente |
TABLEAU 2
Typologie des transactions
Type de transaction |
Caractéristiques de la transaction |
Illustrations dans le champ foncier |
Echange marchand (bargained transactions) |
Droits transférés sur la base dun consentement mutuel entre individus considérés comme légalement égaux (même si les champs dopportunité ne le sont pas). Arrangement en termes de prix. |
Achat/vente, contrats agraires |
Transfert régulé par les pouvoirs publics (administrative transaction) |
Transfert unilatéral; parties dans une relation de subordination, position dautorité |
Concession publique |
Transfert fondé sur le statut (status transaction) |
Transfert gouverné dabord par des rôles correspondant aux positions sociales, transfert répondant à une obligation sociale. Pas (peu) de calcul des avantages/inconvénients. Pas de marchandage. Même sil y a flux réciproques, «taux déchange coutumiers», non négociés, ou flux de retour non spécifié. |
Délégation intrafamiliale |
Faveur (grant transaction) |
Transfert unilatéral de droits fondé sur le bon vouloir du cédant, qui exprime une faveur; par rapport à statut de transaction, reflétant davantage le pouvoir discrétionnaire du cédant et, éventuellement, un calcul. |
Prêt extrafamilial |
En première analyse, on peut distinguer les dispositifs marchands[17] des dispositifs non marchands de transfert de droits fonciers, et les dispositifs résultant en une délégation provisoire du droit, des dispositifs correspondant à une aliénation définitive (tableau 1).
Dans les faits - et tout particulièrement dans le contexte africain - les limites entre les différents dispositifs de transfert et le contenu des droits transférés ne sont bien évidemment pas toujours claires. Où est, par exemple, la frontière entre un prêt «avec cadeau» et une location? Ce «flou» renvoie tout à la fois à la question de la définition des concepts utilisés et à la thématique du changement institutionnel (transition du «prêt avec cadeau symbolique» vers la location, lorsque le cadeau cesse dêtre symbolique). Le risque de réification, de substantialisation, est ici majeur, avec des conséquences relativement à lentendement des situations foncières concrètes et aux mesures de politiques foncières qui pourraient être préconisées. Ce risque témoigne du caractère non trivial des méthodes mises en oeuvre pour traiter empiriquement de la question des transactions foncières. Il semble à cet égard difficile de faire léconomie dune approche ethnographique. Il ne sagit donc pas de poser ex ante des catégories, mais de poser ces catégories et leurs limites comme objet de recherche, dont le sens et le contenu demandent à être appréciés au regard de situations empiriques concrètes.
Au-delà de la distinction entre dispositifs marchands et non marchands de transfert de droit, on peut suivre utilement Schmid (1987) dans sa typologie des transactions (tableau 2).
Ainsi, lorsque A obtient un droit dusage sur une parcelle (droit de mise en culture pour une période donnée) contrôlée par B, i) si B est un voisin, le transfert de ce droit dusage ne relève pas dun droit quaurait A sur les disponibilités foncières de B, mais dune faveur accordée par B à A (grant transaction); ii) si B, héritier dun patrimoine familial, est le frère A, le transfert du droit dusage pourra relever dun droit détenu (avec ou sans restrictions) par A sur ce patrimoine (statut transaction); et iii) si A obtient ce droit moyennant le versement dune rente locative, il y a transaction marchande (bargained transaction). Mair (1948) saisit cette distinction dans le cas des systèmes fonciers coutumiers africains: «Every individual had a right to use the land derived, not from any economic transaction, but from his status either as a member of a kinship group or the subject of a political authority.»
c) Les titulaires des droits
Les différents droits mis en évidence doivent être indexés sur leurs titulaires (qui les cumulent ou non), individuels ou collectifs: individu (positionné dans la parentèle, dans les relations de genre ou intergénérationnelles), «famille», conseil de famille, chef de lignage, chef de terre, etc. Cette indexation permet de tester lhypothèse de lindividualisation des droits (et de spécifier les droits alors concernés), dapprécier le degré de concentration des droits (et ouvre donc la voie à une analyse de la distribution foncière) ou encore de vérifier lhypothèse selon laquelle certains groupes - les femmes et les jeunes, en particuliers - disposent de moindres droits fonciers et voient ces droits encore réduits par les dynamiques légales et économiques contemporaines. Plus largement, elle permet dexplorer la relation entre laccès aux ressources et le cycle domestique, ce que Fortes (1958) appelait le «developmental cycle of the domestic groups».
d) Les instances dautorité
Les dispositifs ou instances dautorité, de régulation, darbitrage, susceptibles de dire le droit ou de sanctionner sa transgression, sont divers. Leur identification et leur effectivité restent des questions empiriques. Au sein des familles, le niveau investi dune autorité peut varier selon le type de droit concerné. Ainsi, en basse Côte dIvoire, la vente dune parcelle ou la désignation de lhéritier pourra relever du conseil de famille, la décision de planter des cultures arborées sera du ressort de lhéritier (éventuellement absentéiste), alors que la gestion à court terme des disponibilités foncières (usage direct ou cession en faire-valoir indirect) pourra relever du gestionnaire présent sur place. A un niveau extrafamilial, il peut sagir dautorités villageoises, du tribunal, de la gendarmerie, de la sous-préfecture, etc.
Relativement aux dispositifs de sécurisation des droits, il convient dexplorer, outre les éventuels recours légaux ou administratifs, le rôle de prévention joué par la formalisation des transferts de droits à travers le recours à lécrit; par le capital social; par des stratégies ad hoc dacteurs[18]; par la crainte, aussi, de pratiques de sorcellerie ou de «sanctions mystiques» par les ancêtres, en cas de non-respect de la norme coutumière. Leffectivité de ces dispositifs est à évaluer empiriquement.
Lexploration descriptive des interactions sociales autour des droits et de laccès à la terre
Les quatre champs de variables qui viennent dêtre présentés sont susceptibles de faire lobjet dune exploration descriptive dont les composantes sont posées comme étant objectivées, données, au chercheur. Cette seule perspective est riche denseignements, mais supporte le risque de réifier, de figer artificiellement des catégories évolutives et surtout de poser comme règles ou droits donnés et intangibles ce qui relève de négociations, de compromis, de coups de force. Penser linteraction sociale autour des droits permet de rompre une dichotomie exagérée entre acteurs et institutions (Adams, 1993). Cette dimension processuelle et compréhensive ouvre des pistes de recherche particulièrement fécondes pour lanalyse des droits sur la terre et des pratiques foncières en Afrique. Elle revient, de fait, à mettre en mouvement et en interaction les quatre champs de variables identifiés ci-dessus, et à rompre une perspective mécaniste et fonctionnaliste. Il sagit ainsi de poser les limites entre les différents droits et les différents détenteurs de droits non seulement comme des démarcations entre des types de compétence foncière, mais aussi comme des lignes daccord, de négociations, de confrontation entre les acteurs pour négocier leurs compétences foncières (négociation des faisceaux de droits) et entre autorités sociofoncières pour négocier leur légitimité (négociation des faisceaux de pouvoirs et dautorités) (Chauveau, com. pers.). Cette approche processuelle doit cependant éviter lécueil dune perspective «brownienne» selon laquelle les acteurs seraient en négociation perpétuelle, et qui interpréterait la mise en évidence du jeu de règles, de normes, de droits, comme un simple artéfact de la recherche. Les règles changent, mais elles ne changent pas en permanence et pas toutes simultanément. Les systèmes de valeur qui sous-tendent les logiques daction des acteurs évoluent mais, à un moment donné, un droit peut être vu comme non discutable, comme allant de soi, du fait de sa dimension conventionnelle[19], et donc réguler de façon effective et stable les pratiques foncières.
Dans une approche processuelle et compréhensive, laccès à la terre demande à être analysé par rapport aux principes qui le légitiment, aux normes de comportement et aux pratiques foncières effectives - tout accès à la ressource ne relevant pas forcément dun droit:
Les principes sont mobilisés dans une logique de justification, sans être prescriptifs ni préciser leurs conditions effectives dapplication. Ils relèvent du système de valeurs des acteurs (ou de certains acteurs), par exemple le principe de justice intergénérationnelle.
La norme dit ce qui doit être, elle est par définition impérative - par exemple, «Le père doit assurer à son fils laccès à la terre, lorsque ce dernier se marie.»
Le droit ouvre un champ daction légitimé et régulé socialement, qui trouve sa source dans des principes et des normes. Il suppose lexistence dune instance de contrôle, dautorité: le conseil de famille, des autorités foncières spécifiques, des instances publiques régissant lordre et le respect de la loi, etc.
La pratique correspond à laccès effectif à la ressource. Certains réduisent parfois le droit à laccès - sil ny a pas accès effectif, il ny a pas de droit. Je nadhère pas à cette vue. Le fait quune contrainte de moyens empêche un individu de mettre en oeuvre un droit (par exemple, exploiter telle parcelle) ne signifie pas que le droit nexiste pas, mais traduit simplement la distance entre le droit et laccès effectif. De la même façon, un accès ne relève pas systématiquement dun droit. Si jaccède à une parcelle par un prêt gracieux (cest-à-dire non au titre dune contreprestation ou dune obligation sociale) ou par la force de mes pistoleros, cet accès ne relève pas du droit, mais dun transfert non obligatoire, dun grant, pour reprendre lexpression de Schmid dans le premier cas, et dun pur rapport de force dans le second. Les décalages entre les pratiques foncières observées et le droit énoncé peuvent sexpliquer par le jeu du pluralisme légal, par les marges de manoeuvre et dinterprétation dans la mise en oeuvre du droit, ou encore par un rapport de force, une négation du droit.
Principes, normes et droits ne sont en rien figés ou univoques. Cest le jeu social spécifique autour des principes, des normes et des droits qui conduira, en fonction des individus en présence et des conditions de leur interaction, à telle ou telle configuration de pratiques foncières. Une approche compréhensive et processuelle met au coeur de la question les conditions daccès à la ressource foncière et non le droit daccès formulé comme norme intangible telle quon la retrouve dans la «théorie locale». Les principes peuvent simposer comme des évidences aux acteurs, en un temps donné, et fonder effectivement leur logique daction. Ils peuvent aussi être volontairement manipulés, instrumentalisés, par les acteurs: «...the history of change in African land systems is precisely the history of the manipulation of the traditional rules in order to profit by new opportunities, and, sooner or later, the rejection of those that are found to be irksome...» (Mair, 1956: 55). Les conflits fonciers constituent des moments où se trouvent particulièrement mobilisés, et donc explicités, les principes et les normes justifiant la nature des droits, lidentité des détenteurs de ces droits et/ou les instances dautorité foncière, ou légitimant à linverse la contestation des droits, des détenteurs de droits et/ou des autorités foncières. Ils permettent également didentifier les groupes dindividus qui reconnaissent ou mobilisent des ensembles de principes, normes, règles et droits et identifier des lignes de fracture entre ces groupes[20].
CONCLUSIONS
En contraste avec de nombreux travaux théoriques et empiriques développés ces dernières décennies à propos de la question foncière, pour lesquels lidentification empirique des droits, de leurs titulaires et de leur mise en oeuvre effective semble le plus souvent aller de soi et pour lesquels le rapport entre droits et accès semble direct, lapproche pose cette identification comme un objet de recherche empirique en soi (Cette approche doit beaucoup aux discussions engagées avec J.-P. Chauveau, J.-P. Jacob et P.-Y. Le Meur dans le cadre de lUnité de recherche «Régulations foncières, politiques publiques et logiques dacteurs» de lIRD, et également à Paul Mathieu pour ses commentaires et suggestions relativement à une première version de ce texte) (voir Colin [2003a et 2003b] pour les premiers résultats). Cet objet de recherche demande la mise en oeuvre de méthodes qui ne peuvent se réduire à ladministration, déléguée à des enquêteurs, de questionnaires visant à collecter des données précodées (implicitement ou pas), ou encore la restitution superficielle de grands principes néocoutumiers. Lapproche ethnographique proposée relève de lenquête qualitative approfondie, conduite au plus près de la situation des acteurs (Olivier de Sardan, 1995; Le Meur, 2002). Elle croise une entrée par parcelle (parcelles foncières et parcelles de culture) et par individu (usagers et/ou titulaires des différents types de droits, positionnés dans leur parentèle). Lobjectif est moins de recueillir une réponse à la question «qui pourrait faire quoi» (vendre, réaliser des plantations arborées, etc.), que de partir des pratiques effectives, actuelles et passées, sur chaque parcelle foncière, et des interactions sociales autour de ces pratiques, pour interpréter les conditions daccès à la terre.
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J.-P. COLIN
This article presents the methodological orientations of research conducted in Côte dIvoire on land rights, effective modalities of land access and links between land access and intrafamily relations. Its approach lies at the interface of "comprehensive" institutional economics, interactive anthropology and ethnography. These methodological orientations are intended to guide empirical, contextualized research on the intrafamily situation and three areas of interest: i) relations between intrafamily dimensions of land and impact on monetary land transfers; ii) possible consequences of intrafamily land conflict on extrafamily land disputes; iii) suitability of units of analysis usually used in economics of property rights and household economics, once the intrafamily dimension is taken into account.
The article begins with an overview of economic literature on property and household rights. The second part of the text presents selected anthropological perspectives to build an approach to steer empirical investigation.
Este artículo presenta las orientaciones metodológicas de una investigación realizada en Côte dIvoire en el ámbito de los derechos sobre las tierras, las modalidades efectivas del acceso a la tierra y los vínculos entre dicho acceso y las relaciones intrafamiliares. El enfoque aplicado se sitúa en la interfaz entre una economía institucional global, una antropología «interaccionista» y una perspectiva etnográfica. La finalidad de estas orientaciones metodológicas es guiar una investigación empírica en torno a tres aspectos de la temática intrafamiliar: i) las relaciones entre las dimensiones intrafamiliares de la cuestión de la tenencia de la tierra así como con los traspasos de tierras a título oneroso; ii) las posibles consecuencias de las tensiones intrafamiliares originadas por las tierras en los conflictos extrafamiliares; iii) el cuestionamiento de las unidades de análisis que se utilizan habitualmente en la economía de los derechos de propiedad y en la economía doméstica, una vez tenida en cuenta la dimensión intrafamiliar. En otras palabras, ¿cuáles son las unidades de tierra pertinentes en un contexto empírico determinado?
En la primera parte del artículo figura una breve reseña de la literatura económica relativa a los derechos de propiedad y de las familias. La segunda parte presenta algunas orientaciones antropológicas que han de guiar la investigación empírica.
[13] Par gestion
foncière ou gestion de la terre, on entend les décisions relevant
de lusage fait de la ressource foncière, hors transfert
définitif: décision de prêter une parcelle;
délégation du droit dusage à un ayant droit familial;
décision de planter une culture pérenne qui immobilisera une
parcelle pour plusieurs décennies; décision de mettre une parcelle
en jachère (et donc de la sortir du pool de terre disponible pour
une délégation intra- ou extra-familiale de droits dusages),
etc. [14] Sur le rapport entre développement et droits de propriété sur la terre, voir en particulier Bruce et Migot-Adholla (1994), Platteau (1996), de Janvry et al. (2001), Banque mondiale (2003). [15] On trouve, à travers cette notion de compréhension, une convergence entre la «vieille» économie institutionnelle et la socio-anthropologie de tradition weberienne. Dès les années 30, Commons soulignait: «The subject-matter with which the economist deals is not a mechanism or organism whose motions the investigator cannot understand; it is the human beings whose activities he can fairly well understand by putting himself in their place and thus construct the reasons in the sense of motives or purposes, or values, of their activities. ... [What we really want is] to understand the reasons why people act as they do under the particular circumstances selected» (Commons, 1934, cité par Ramstad, 1986). [16] «Patrimoine foncier» désigne ici lensemble des terres sur lesquelles un individu ou une famille dispose de droits dappropriation. Un patrimoine foncier peut être constitué de plusieurs parcelles foncières (parcelle dun seul tenant contrôlée par un même possesseur et renvoyant à une seule origine, du point de vue des conditions daccès à lappropriation), à distinguer des parcelles de culture (parcelle dun seul tenant cultivée par un acteur donné, en faire-valoir direct ou en faire-valoir indirect, avec une culture ou une association culturale donnée). [17] Le concept de marché tel quil est décrit ici renvoie au principe déchange, en dautres termes au transfert de droits dappropriation ou dusage sur la base dun prix, alternatif à des dispositifs «non marchands» de transferts de droits. Ce «prix» correspond à une équivalence mais peut ne pas être exprimé en monnaie (comme, par exemple, la détermination de la rente foncière - du prix de laccès à la terre - sur la base dune part du produit). Polanyi (1957) distingue léchange à taux fixe, qui relèverait dune logique de réciprocité ou de redistribution, de léchange à taux négocié, qui caractériserait la relation marchande. On considère ici quun échange à taux fixe peut également relever dune relation marchande, lorsque le prix - le système déquivalence - revêt une nature conventionnelle (sur les systèmes déquivalences conventionnelles dans les contrats de métayage, voir Colin, 2002). [18] Par exemple, dans la perspective dun legs des biens aux enfants, faire une donation au neveu utérin, héritier coutumier (dans un système matrilinéaire), pour anticiper une contestation de sa part. [19] Avec lacception retenue en économie des conventions: «Une convention est une régularité qui a sa source dans les interactions sociales mais qui se présente aux acteurs sous une forme objectivée ... objets et règles simposent aux personnes, dans linstant courant, comme des présupposés dont les condition sociales de la genèse sont oubliées.» (Dupuy et al., 1989: 145) Voir également Colin (2002). [20] On peut distinguer plusieurs fondements à un désaccord sur les droits (y compris sur le droit de transférer sous une forme ou une autre tel ou tel droit): des conflits dinterprétation, lorsque les individus interprètent de manière divergente de mêmes principes, et considèrent donc légitimes des droits concurrents; des conflits de justification, lorsque les individus se réfèrent à des principes différents pour justifier des droits concurrents; des conflits de hiérarchisation, lorsque les individus reconnaissent une hiérarchie différente entre les principes légitimant des droits concurrents dans une situation donnée, ou encore entre les autorités qui «disent» et/ou font respecter (ou sont sensées faire respecter) le droit. |