Previous PageTable Of ContentsNext Page


L’introduction


L’introduction

Cette réflexion sur les femmes rurales chefs de famille en Afrique relève d'un certain nombre de préoccupations majeures. Quelques unes d'entre elles seront évoquées dans cette introduction. La femme rurale, ici, est définie comme une personne qui vit en milieu rural. Ses tâches et responsabilités sont multiples et varient en fonction, notamment, de l'âge, de l'origine géographique, ethnique, sociale et de classe. Elles vont de l'entretien matériel et moral de la famille à la production agricole, artisanale et aux activités de transformation, de commerce, etc.

La première préoccupation de cette réflexion est celle de l'Année Internationale de la Famille (1994). Elle tente d'intégrer, dans le processus démocratique, la famille que de nombreuses sociétés se donnent comme cellule de base. Pour devenir une valeur ancrée dans le vécu des individus, la démocratie doit s'exercer déjà à ce niveau. Une société ne peut se vanter d'être démocratique si les familles n'en font pas l'expérience dans leur réalité quotidienne. Dans cet espace de démocratie, chacun, y compris les femmes, doit pouvoir choisir et maîtriser son propre destin: liberté d'expression, liberté de mouvement, partage du pouvoir familial, accès aux ressources, contrôle de sa production, contrôle de son corps, etc. Posée dans cette perspective, l'étude des femmes rurales chefs de ménage devra se poser la question de savoir pourquoi, alors que l'on reconnaît de plus en plus l'importance de leur contribution à l'agriculture, les politiques agricoles en tiennent si peu ou si mal compte et se soucient peu des besoins des agricultrices. Est-ce en raison de leur situation «subordonnée» dans la hiérarchie familiale qui fait que les agricultrices sont, le plus souvent et d'abord, considérées comme des «épouses» d'agriculteurs? L'étude devra donc s'interroger sur les relations de pouvoir au sein de la famille et entre membres la communauté. Qui, dans la cellule familiale, détient le pouvoir d'allouer aux individus les ressources de manières qui varient selon les statuts, l'âge ou le sexe? Comment se déterminent la gestion de la production, l'acquisition et la répartition des facteurs de cette production: équipements et technologies, intrants divers, crédit, etc.

La seconde préoccupation concerne la reconnaissance des rôles sociaux des sexes dans la production. Elle touche notamment ceux des femmes, non plus seulement comme main-d'oeuvre familiale de la production agricole, mais comme chef d'une unité à la fois sociale, morale et économique qu'est la famille et sur laquelle repose encore très largement la production paysanne en Afrique. Ici, le concept de «chef» est à utiliser avec précaution lorsqu'il s'agit des femmes. On se doit de demande si elles jouissent du statut et des prérogatives, même lorsqu'elles en assument les responsabilités et les obligations? Ne serait-il pas plus approprié de parler de femmes «soutien» de famille?

La troisième préoccupation porte sur la prise en compte du contexte social, économique et politique qui oblige les femmes à prendre cette responsabilité de chef de famille. Les notions de ménage et de famille évoluent comme concepts à la fois scientifiques et culturels. La description de l'anthropologie classique des familles africaines est remise en question depuis les années 80 Le concept est périodiquement redéfini aussi bien par la littérature marxiste sur la question que par la critique féministe qui met en relief l'inégalité entre les sexes et l'oppression des femmes. Le fonctionnement des rapports de parenté comme rapports de production est au coeur du débat marxiste (Meillassoux,1976). Enfin, les conséquences de la dépendance politique et économique d'un grand nombre de pays du Sud à l'égard des puissances du Nord, les effets des politiques d'ajustement structurel et des crises économique, politique et environnementale ont fortement façonné les milieux dans lesquels évoluent les hommes et les femmes et où se nouent des relations et des responsabilités nouvelles.

Cette étude des rôles et statuts des femmes rurales chefs de ménage reposera sur ces volets principaux: l'analyse, d'abord quantitative et statistique, puis qualitative du phénomène; l'étude de leur situation dans la production agricole; la discussion des conséquences économiques et sociales; quelques éléments d'actions à mettre en œuvre.

L'analyse statistique éclaire sur la progression du nombre de femmes chefs de famille par pays. Elle aide l'analyse qualitative à révéler les tendances historiques d'émergence de cette catégorie de femmes chefs de famille dans la population rurale active des sociétés africaines contemporaines. On pourra alors mieux définir les caractéristiques et les statuts de ce groupe. L'ampleur du phénomène et l'impact sur le statut des femmes rurales, pour être mieux perçus, devraient être étudiés par référence à des questions-clés: le contrôle que la femme exerce sur les superficies moyennes des terres utilisées pour la production agricole au sens large (culture, élevage, cueillette, pêche, etc.); sa contribution quantitative dans la production agricole comparée à celle des hommes chefs de famille; l'importance de l'unité qu'elle contrôle en terme de nombre d'actifs, d'âge et de sexe différents appartenant à la famille; la contribution des enfants dans les tâches de production agricole et sa répercussion sur la fréquentation scolaire par âge et par sexe; l'importance de la main-d'oeuvre agricole salariée utilisée dans l'unité familiale rurale; le recours à la mécanisation et au niveau de technologie choisi en conséquence; les contraintes rencontrées en ce qui concerne l'accès à la terre, au crédit, aux services de vulgarisation et aux circuits commerciaux; la participation dans le processus de décision au niveau des groupements de producteurs, des coopératives, des conseils de village, de district ou de communauté rurale. L'on en tiendra compte dans la mesure des données disponibles. Enfin l'on tentera d'analyser les relations qui peuvent exister entre le statut des femmes chefs de famille et le niveau de pauvreté, l'impact des mesures d'ajustement structurel, les stratégies de survie, les apports de la migration, et les nouvelles législations familiales mises en vigueur dans un certains nombre de pays, après les indépendances.

Il est évident que, pour mener à bien une telle réflexion, les difficultés n'ont pas manqué de surgir. Les données quantitatives sont dispersées et disparates. Elles permettent difficilement une globalisation des constats, car les contextes sont multiples. L'on doit éviter les généralisations abusives sur les femmes en Afrique. C'est récemment seulement que les comptabilités nationales et internationales ont commencé à produire des statistiques qui prennent en compte le travail des femmes et, plus rarement, celui des enfants. L'un des reproches majeurs concernant les études entreprises par les pays et les institutions internationales porte sur leur indifférence à l'égard de la contribution proprement féminine, originale et spécifique dans l'évolution des sociétés et des économies du monde. Cette contribution fait l'objet d'études particulières; elle est rarement comptabilisée dans le contexte global des donnés statistiques. Malgré la réflexion théorique avancée, aujourd'hui, sur la question, par la critique féministe, ni les comptabilités nationales, ni les analyses des produits intérieurs bruts (PIB), des revenus, de la démographie humaine ou scolaire, des flux de travailleurs actifs ou des migrations, ne font encore réellement leur part aux femmes comme actrices de l'économie, encore moins à certaines de leur contributions à peine enregistrées et sous-évaluées sous l'appellation travaux domestiques ou ménagers. Il s'agit pourtant d'apports décisifs à l'entretien de l'unité familiale. Dans ces économies en crise où tous les indicateurs formels donnent les populations pour «mortes», des stratégies économiques des hommes, mais aussi des femmes, maintiennent les ménages en vie et surtout en «survie». L'analyse économique est généralement empreinte de préjugé masculin (male bias), car elle ne tient pas compte de la substance des rapports sociaux entre les sexes ou relations de genre, du fait que les hommes et les femmes ne font pas les mêmes expériences, comme fermiers et fermières, travailleurs et travailleuses, entrepreneurs et entrepreneur es ou ouvriers et ouvrières. Il en est de même pour leur exercice du pouvoir familial comme chefs de ménage.

Ce sont pourtant ces comptabilités nationales et les statistiques fournies par les institutions internationales telles l'ONU et ses agences (PNUD, FAO, OMS, BIT, CEA) et des institutions spécialisées (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International) qui alimentent, en données chiffrées à l'échelle continentale, une réflexion comme celle entreprise ici. On retrouve des travaux souvent académiques, nationaux ou étrangers, qui portent sur un pays (Kenya, Sénégal, Mali, Burkina Faso, etc.) ou des groupes de pays (SADEC, ECOWAS, OMVS). Elles produisent des informations significatives qui permettent, sinon le traitement systématique des thèmes de cette recherche, du moins la formulation d'une problématique à l'échelle locale, nationale ou sous-régionale, sur la femme rurale chef de famille, ses statuts et rôles, ses fonctions et tâches.

Previous PageTop Of PageTable Of ContentsNext Page