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Chapitre 15

La carence en vitamine A

La vitamine A a été découverte en 1913 à la suite d'expériences qui ont montré que des animaux dont l'apport en graisses était constitué uniquement de lard avaient une croissance médiocre, alors que son remplacement par du beurre amenait une reprise de la croissance. Cette substance qui se trouvait dans le beurre mais pas dans le lard existait également dans le jaune d'œuf et l'huile de foie de morue. On l'appela vitamine A. On s'aperçut ultérieurement que de nombreuses substances d'origine végétale avaient des propriétés similaires à celles de la vitamine A. Ces aliments contenaient un pigment jaune, le carotène, transformé en vitamine A par l'organisme. La vitamine A préformée ou rétinol est exclusivement d'origine animale. Le carotène ou les caroténoïdes agissent comme provitamine. Parmi les nombreux caroténoïdes végétaux, le plus important est le bêtacarotène, converti en vitamine A par action enzymatique dans la paroi intestinale. Le lait maternel est une source importante de vitamine A pour les enfants.

Une carence alimentaire en vitamine A affecte surtout les yeux et peut conduire à la cécité. La xérophtalmie ou sécheresse des yeux (du grec xeros = sec) est le terme qui recouvre les différents effets de la carence. La carence en vitamine A affecte aussi d'autres organes et contribue à augmenter la mortalité des enfants, surtout en cas de rougeole. Chez les animaux de laboratoire, une carence provoquée en vitamine A augmente la fréquence et la gravité des infections. Cette carence fragilise aussi les différents épithéliums, en plus de l'œil, et est associée à un risque plus élevé de certains cancers, notamment du colon. Les manifestations les plus graves du déficit en vitamine A affectent les jeunes enfants et aboutissent à une cécité par destruction de la cornée (photo 27). On appelle quelquefois cet état "kératomalacie".

La carence en vitamine A a été longtemps négligée, probablement pour les raisons suivantes:

Cependant, le Sommet mondial pour les enfants de 1989 et la Conférence internationale sur la nutrition de 1992 ont plaidé pour l'élimination de la carence en vitamine A et de ses conséquences, notamment la cécité, en 2000. On met donc beaucoup plus l'accent sur ce problème maintenant.

CAUSES

Un apport insuffisant de carotène ou de vitamine A préformée, une mauvaise absorption intestinale ou une demande accrue sont les trois causes de déficit, la première étant de loin la plus courante.

Les meilleures sources de rétinol sont le foie, les huiles de foie de poisson, le jaune d'œuf et les laitages. Mais, dans les pays en développement, la majorité des populations pauvres trouvent jusqu'à 80 pour cent de leur apport en vitamine A dans le carotène des aliments végétaux. Ce carotène est un pigment jaune, mais il peut être masqué par la chlorophylle dans les légumes à feuilles vert foncé par exemple. On le trouve dans de nombreux légumes et fruits verts et jaunes, dans le maïs jaune et dans certaines racines jaunes comme les patates douces. Une autre source très riche est l'huile de palme qui est couramment consommée en Afrique de l'Ouest mais peu consommée, bien qu'elle y soit largement cultivée, dans d'autres régions comme la Malaisie. Dans la plupart des alimentations tropicales, les sources habituelles sont les légumes à feuilles vertes (amarante, manioc et baguettes de tambour [Moringa oleifera]), les mangues, les papayes, les tomates et parfois les potirons jaunes et le maïs. Les zones tropicales humides abondent, en fait, en sources cultivées ou sauvages de carotène, mais les gens pauvres en consomment trop peu et les enfants n'aiment pas les légumes verts. De plus, ces fruits et légumes sont moins disponibles ou plus chers à certaines périodes de l'année.

L'activité biologique de la vitamine A est maintenant exprimée en équivalents rétinol (ER) plutôt qu'en unités internationales (UI). Un ER équivaut à 1 µg de rétinol ou 6 µg de bêtacarotène. L'OMS recommande un apport de 300 ER par jour chez l'enfant et de 750 ER chez l'adulte.

La vitamine A, préformée ou transformée à partir du bêtacarotène, est stockée dans le foie, puis transportée vers les autres organes par sa protéine porteuse, la RBP (Retinol Binding Protein). Un déficit en protéines peut donc majorer un déficit en vitamine A en réduisant la synthèse de la RBP.

La xérophtalmie est généralement due à un apport insuffisant de vitamine A et de bêtacarotène sur une période prolongée. D'autres facteurs peuvent aggraver les choses comme des parasites intestinaux, une gastroentérite ou une malabsorption. La rougeole précipite habituellement l'évolution vers la xérophtalmie par le biais de l'anorexie et de la stomatite qui réduisent encore les apports alimentaires et de l'augmentation des besoins en vitamine A. De plus, le virus peut directement affecter l'œil et aggraver les lésions dues à la carence en vitamine A. Enfin, des données provenant notamment d'Indonésie révèlent que des lésions graves de la cornée ne surviennent pratiquement que chez des enfants atteints de MPE modérée ou grave.

ÉPIDÉMIOLOGIE

La carence en vitamine A est la première cause de cécité dans de nombreuses zones d'endémie. La xérophtalmie ne touche que les enfants pauvres; même dans les zones de prévalence élevée, elle n'affecte qu'exceptionnellement les enfants de familles aisées. C'est une maladie liée à la pauvreté, au manque d'instruction des mères, au manque de terres arables, à l'inégalité, au défaut d'accès aux soins de santé primaires curatifs et préventifs, à la grande fréquence des infections bactériennes et parasitaires (elles-mêmes liées au défaut d'hygiène et d'accès à l'eau potable) et à un manque criant de sécurité alimentaire des familles. Comme pour la MPE, le prévention de la carence en vitamine A repose sur trois éléments: la sécurité alimentaire, les soins familiaux et la santé.

Il est toujours révoltant et infiniment triste de voir un enfant atteint de xérophtalmie avancée avec une perforation de cornée alors qu'il aurait été possible de sauver sa vue quelques jours plus tôt. Quelques jours et quelques francs auraient permis d'éviter une vie entière de cécité. Les parents sont souvent pauvres et ignorants. Ils aiment leurs enfants, mais ils sont résignés devant sa maladie car l'accès aux soins leur est difficile, ou ils sont fatalistes ou ils se méfient de la médecine occidentale et n'iront pas réclamer des soins pour un petit problème d'yeux dont la gravité leur échappe.

Pendant les dernières décennies, la xérophtalmie a particulièrement frappé les enfants des familles pauvres d'Asie consommant surtout du riz (Bangladesh, Inde, Indonésie, Philippines). L'incidence a également été élevée dans certaines régions d'Afrique (Burkina Faso, Ethiopie, Malawi, Mozambique et Zambie), alors qu'en Afrique de l'Ouest la prévalence reste faible, en partie grâce à la richesse en bêtacarotène de l'huile de palme. En Amérique, la xérophtalmie sévit surtout en Haïti et dans le Nordeste brésilien ainsi que dans des régions pauvres d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. La xérophtalmie constituait également un problème au Proche-Orient, mais nous ne disposons que de peu de données récentes. Dans les pays en développement où la carence est endémique, elle affecte aussi les mères qui allaitent. Dans les pays riches d'Europe et d'Amérique du Nord, cette carence peut frapper les alcooliques, les patients atteints d'une malabsorption ou d'une anorexie mentale, et ceux qui ont une alimentation très carencée en vitamine A ou en bêtacarotène quelle qu'en soit la raison.

Les prévalences respectives de cinq signes cliniques ont été recommandées comme critères permettant de juger si la xérophtalmie constitue ou non un problème de santé publique majeur dans une population déterminée (tableau 27). Si la prévalence d'un de ces signes (c'est-à-dire la proportion d'enfants présentant ce signe) parmi les enfants de 6 mois à 6 ans d'une population vulnérable dépasse le seuil, on considère que la xérophtalmie est un problème de santé publique au sein de cette population.

On estime qu'à travers le monde, de 500 000 à 1 million d'enfants développent une xérophtalmie active chaque année avec un certain degré de lésions cornéennes. Parmi eux, près de la moitié deviendra aveugle ou aura une vue très médiocre et une grande proportion mourra. En plus de ces enfants, des millions d'autres ont une carence en vitamine A sans xérophtalmie, mais qui se traduit par des stocks hépatiques bas et un taux sérique faible.

Tableau 27

Critères de prévalence permettant de déterminer si la xérophtalmie est un problème de santé publique

Signe

Seuil de prévalence (%)

Héméralopie (cécité crépusculaire)

1

Taches de Bitot

0,5

Xérose/ulcération cornéenne/kératomalacie

0,01

Taie cornéenne

0,05

Vitamine A plasmatique <10 µg/dl

5

Source: OMS, 1982.

MANIFESTATIONS CLINIQUES

Les signes cliniques sont illustrés à la figure 9. Une classification fondée sur ces signes a été acceptée notamment par l'OMS (tableau 28) et elle est maintenant largement utilisée lors des enquêtes.


L'héméralopie (XN) est souvent le premier signe de carence en vitamine A: cela se traduit par une difficulté à voir en lumière réduite. Dans de nombreux pays où la carence en vitamine A est endémique, la langue locale comporte un mot spécifique pour désigner ce trouble. Les parents constatent parfois que leur enfant est maladroit dans le noir ou ne reconnaît pas les gens dans une pièce mal éclairée. Ce trouble est dû à une diminution de la rhodopsine dans les bâtonnets de la rétine.

Le signe suivant est l'assèchement de la conjonctive ou xérose conjonctivale (X1A). Les taches de xérose ressemblent à des bancs de sable à marée descendante. La conjonctive perd son brillant, s'épaissit, se ride et parfois se pigmente.

Tableau 28

Classification de la xérophtalmie

Signes oculaires

Classification

Héméralopie (cécité crépusculaire)

XN

Xérose conjonctivale

X1A

Taches de Bitot

X1B

Xérose cornéenne

X2

Ulcération cornéenne/kératomalacie <1/3 surface

X3A

Ulcération cornéenne/kératomalacie Ž1/3 surface

X3B

Taie cornéenne

XS

Xérophtalmie du fond d'œil

XF

Elle s'accompagne parfois de taches de Bitot (X1B), plaques triangulaires et blanchâtres qui parsèment les conjonctives (photos 28 et 29). A l'examen de près, elles ressemblent à de la mousse avec des tas de bulles minuscules. On peut les enlever. S'il y a des taches de Bitot sans xérose, elles sont dues à une autre cause.

Le stade suivant est la xérose cornéenne (X2), assèchement de la cornée qui a d'abord un aspect brumeux puis granulaire à l'examen simple. Il est suivi d'un ramollissement avec fréquemment des ulcérations et des zones de nécrose.

Les ulcères cornéens sont habituellement ronds et ont l'air découpés à l'emporte-pièce. Ils peuvent être petits au début (X3A) puis s'étendre vers le centre et occuper la majeure partie de la cornée (X3B). L'ulcération peut aboutir à une perforation de la cornée, à un prolapsus de l'iris, à une perte du contenu de l'œil et à un état appelé kératomalacie (photo 30). Ces lésions touchent les deux yeux mais sont souvent décalées dans le temps. A ce stade, l'enfant est souvent très malade avec parfois une forte fièvre.

Si le traitement intervient alors que l'ulcère cornéen est de petite taille, il va guérir en laissant une taie (XS) dont la taille et la localisation vont déterminer l'impact sur la vision.

La xérophtalmie du fond d'œil apparaît parfois à un stade précoce à l'examen à l'ophtalmoscope sous forme de points blancs parsemant la périphérie du fond d'œil. Ils disparaissent avec le traitement.

Ces signes oculaires permettent le diagnostic clinique surtout à partir d'un certain stade. La xérose et les ulcères sont faciles à voir et ne peuvent être confondus avec le trachome qui touche plutôt la conjonctive de la paupière supérieure. Une notion d'héméralopie en zone d'endémie est très en faveur du diagnostic. On passe souvent à côté du diagnostic parce que l'enfant se présente avec une MPE grave (kwashiorkor ou marasme), une rougeole, une tuberculose, une déshydratation ou un autre problème qui mobilise l'attention du personnel soignant. Oublier d'examiner les yeux est une raison fréquente, triste et inexcusable de laisser passer une xérophtalmie et d'aboutir à la cécité. Il faut toujours examiner les yeux d'un enfant malade. Il suffit d'un bon éclairage naturel ou d'une lampe de poche.

Les autres effets de la carence en vitamine A ont surtout été décrits chez l'animal. Chez un jeune animal, le retard de croissance est net et, bien que cela ne soit pas prouvé, il en est probablement de même chez l'enfant. Bien que le déficit en vitamine A déprime l'immunité, des études récentes au Ghana, en Inde, en Indonésie, au Népal, au Soudan et en République-Unie de Tanzanie n'ont pas démontré que l'incidence des maladies infectieuses communes était plus faible chez les enfants qui avaient reçu des doses régulières de vitamine A. Ni la prévalence ni la gravité des diarrhées et des infections respiratoires n'étaient significativement réduites. Par contre, il est prouvé que l'administration de vitamine A en cas de rougeole est très bénéfique puisqu'elle réduit la mortalité de 20 à 40 pour cent selon certaines recherches; cependant, quelques autres études n'ont pas révélé de différence. Dans les régions où l'administration de vitamine A a réduit de façon significative la mortalité, le taux de MPE était élevé, celui de la vaccination contre la rougeole très bas et les soins de santé primaires médiocres.

EXAMENS BIOLOGIQUES

Comme la vitamine A est stockée dans le foie, un déficit induit forcément une baisse du stock hépatique, mais celui-ci n'est mesurable que lors des autopsies.

La mesure du taux sérique de vitamine A est utile lors des enquêtes communautaires. Le rétinol sérique tombe souvent d'un taux normal de 30-50 µg par 100 ml de plasma à un taux aussi bas que 20 µg. En cas de xérophtalmie, ce taux est inférieur à 10 µg. Les manifestations oculaires de xérophtalmie précèdent la baisse du taux sérique.

On préfère maintenant des techniques plus complexes comme le test RDR (Relative Dose Response) et le test RDR modifié (Modified Relative Dose Response), qui donnent une meilleure idée des stocks hépatiques. Le taux de RBP, la protéine porteuse du rétinol est également bas. La cytologie d'impression conjonctivale, dans laquelle des cellules conjonctivales sont colorées et examinées au microscope, semble prometteuse pour le dépistage précoce du déficit en vitamine A.

TRAITEMENT

Un traitement efficace repose sur un diagnostic précoce, l'administration immédiate d'une dose massive de vitamine A et le traitement approprié des maladies intercurrentes comme une MPE, une tuberculose, des maladies infectieuses et une déshydratation. Les cas graves avec atteinte de la cornée doivent être traités en urgence: quelques heures ou quelques jours peuvent faire la différence entre une vision acceptable et une cécité totale.

Chez les enfants de 1 an ou plus, il faut donner 110 mg de palmitate de rétinol ou 66 mg d'acétate de rétinol (soit 200 000 UI de vitamine A) oralement, ou plutôt 33 mg de palmitate de rétinol hydrosoluble (100 000 UI de vitamine A) en injection intramusculaire. Il ne faut pas injecter de vitamine A huileuse. La dose de charge orale doit être renouvelée le lendemain et lors de la sortie de l'hôpital ou de 7 à 30 jours après la première dose. Pour les nourrissons de moins de 1 an, la moitié de ces doses suffit.

En cas d'atteinte de la cornée, il est souhaitable de mettre une pommade antibiotique (bacitracine par exemple) dans les deux yeux six fois par jour et d'administrer également un antibiotique oral.

L'héméralopie et la xérose conjonctivale sont totalement réversibles et répondent rapidement au traitement ambulatoire. Une ulcération cornéenne arrête d'évoluer et guérit en une ou deux semaines, mais en laissant une taie. Le taux de létalité est souvent élevé à cause des maladies concomitantes comme une MPE ou diverses infections.

PRÉVENTION

A long terme, la prévention du déficit repose sur l'augmentation de production et de consommation d'aliments riches en vitamine A ou en carotène par les populations vulnérables, couplée à une éducation nutritionnelle. Dans l'intervalle, on peut recourir à la supplémentation à raison de doses massives de vitamine A tous les quatre à six mois. On peut envisager aussi l'enrichissement de certains aliments (ces méthodes sont discutées en détail au chapitre 39).



PHOTO 27

La xérophtalmie avancée a détruit la cornée et opacifié l'oeil



PHOTO 28

Taches de Bitot: noter la surface anormale du côté temporal de l'oeil



PHOTO 29

Les taches de Bitot vues à la loupe ont l'aspect de fines bulles d'écume



PHOTO 30

Kératomalacie

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