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1. INTRODUCTION

Il existe dans différentes parties du globe des pêcheries continentales productives qui exploitent de petits poissons. Un exemple bien connu en est la pêcherie des petits cyprinidés Mirogrex terrasanctae du Lac Kinneret qui remonte aux temps bibliques (Petr et Kapetsky, 1983). Un autre exemple intéressant vient des Philippines, où des pêcheries extrêmement productives exploitent le goby Mistichthys luzonensis qui, avec une longueur moyenne de 12,5 mm, constitue la plus petite des espèces exploitées à des fins commerciales (Gindelberger, 1981).

Dans les eaux africaines, les petits poissons n'ont jamais été exploités intensivement, en dehors de quelques pêcheries traditionnelles. On connaît, entre autres, celle qui depuis longtemps exploite les clupéidés du lac Tanganyika et que Poll décrit comme “en quelque sorte, le sport national des indigènes du lac Tanganyika”, ce qui laisse à penser qu'elle joue un rôle social aussi important que son rôle économique. On pêche également les clupéidés dans les rivières de l'Afrique de l'Ouest, comme c'est le cas pour la pêcherie d'“Atalla” du bas Niger (Awachie et Walson, 1978). Dans le lac Chilwa, le petit cyprinidé Barbus paudinosus est un constituant important de cette pêcherie (Eccles, 1970) et Barbus spp. est régulièrement exploité dans les rivières africaines.

On a enregistré récemment un regain d'intérêt pour les petits poissons pélagiques des lacs africains, dont la valeur commerciale apparaît plus évidente. Cela doit pouvoir s'expliquer de deux manières. La première, c'est que la rapide croissance de la population africaine a entraîné une exploitation plus intense de nombreux stocks de poissons continentaux. Dans le lac Victoria, par exemple, on pense que les stocks de tilapia étaient déjà surexploités dès 1960, (Fryer et Iles, 1972); depuis, l'intensification de la pêche a fait que les stocks pélagiques, et principalement le cyprinidé Rastrineobola (Engraulicypris) argentea, restent la seule possibilité d'expansion de la pêche, en dehors de Haplochromis.

La seconde raison est liée à l'accroissement considérable des ressources en eaux superficielles par suite de la construction de plusieurs grands réservoirs au cours des trente dernières années. Dans certains de ces réservoirs, la productivité est restée faible car aucun poisson indigène n'a pu en coloniser les eaux pélagiques. Les poissons pélagiques des grands lacs semblaient tout indiqués pour être introduits dans ces retenues et le succès de la sardine du Tanganiyka Limnothrissa miodon dans le lac Kariba (Marshall, 1984) a montré les possibilités qu'offraient la transplantation et la pêche commerciale de ces espèces. La création de ce genre de pêcherie pourrait compenser dans une certaine mesure la perte de l'habitat traditionnel et les autres problèmes sociaux que les grands réservoirs ont causés aux populations locales (Balon, 1978).

2. LES POISSONS PELAGIQUES DES EAUX AFRICAINES

Les communautés pélagiques des eaux intérieures comprennent, en règle générale, de petites espèces zooplanctivores et un groupe de poissons prédateurs qui s'en nourrissent. La présente communication porte principalement sur les petits poissons qui sont à la base de ce système. Outre leur petite taille, ces poissons ont généralement un cycle biologique court et une forte productivité potentielle. Ils se répartissent en quatre grandes familles comprenant des espèces de poissons pélagiques présentant un intérêt réel ou probable et que nous allons décrire plus en détail.

2.1 Famille des characidés

Les petits characidés, essentiellement Alestes spp., sont amplement distribués dans les eaux africaines, mais ne sont généralement pas devenus pélagiques. Dans les lacs Malawi et Tanganyika, par exemple, ils fréquentent plutôt les zones littorales ou les affluents (Jackson et al., 1963 ; Poll, 1953). On aurait pu néanmoins s'attendre à ce qu'ils deviennent pélagiques dans les réservoirs et Balon (1974) estime que cela aurait pu être le cas d'Alestes lateralis dans le lac Kariba si l'on n'avait pas introduit Limnothrissa. C'est une opinion controversée, car les spécimens qui ont été pris ont été capturés dans des eaux peu profondes, car il n'existe aucune donnée montrant que A. lateralis est planctivore et parce que, d'autre part, cette espèce a eu tout le temps nécessaire pour devenir pélagique pendant les dix années qui se sont écoulées entre la mise en cours du lac Kariba et l'introduction de la sardine (Marshall, 1984).

La raison pour laquelle Alestes n'est pas devenu un poisson pélagique est probablement d'ordre alimentaire. La plupart des espèces examinées consomment des aliments très divers mais sont principalement insectivores, les insectes terrestres volants entrant pour une part appréciable dans leur alimentation (Poll, 1953 ; Reynolds, 1973 ; Marshall et van der Heiden, 1977; Paugy, 1978, 1980/1980a). Occasionnellement, du plancton a été pris mais seul A. baremoze a été en mesure d'en faire une grande consommation (Paugy, 1978). Du fait de cette alimentation insectivore, ces poissons restent plutôt circonscrits aux zones littorales, où ils ont le plus de chance de trouver des proies.

Les habitudes de reproduction de Alestes sont mal connues mais expliquent peut-être aussi pourquoi ils ne sont pas devenus pélagiques. Certains, comme A. imberi, semblent être potamodromes et ont besoin d'eau courante pour se reproduire (Bowmaker, 1973). D'autres, comme A. lateralis, séjournent dans des herbiers tout au long de l'année et ont peut-être besoin de végétation pour frayer (Balon, 1971 ; Bowmaker, 1973). L'une et l'autre de ces stratégies de reproduction sont contraires à l'évolution de formes pélagiques.

2.2 Famille des cyprinidés

Les cyprinidés sont largement répartis en Afrique et occupent presque toutes les nappes d'eau. Plusieurs espèces pélagiques d'Engraulicypris et de Rastrineobola se sont installées dans les lacs Malawi, Tanganyika, Victoria, Mobutu Sese Setu et Turkana (Turner, 1982a). Les deux seules espèces qui ont été exploitées commercialement sont R. sardella du lac Malawi et R. Argenteus du lac Victoria (Petr et Kapetsky, 1983).

Les nombreux petits cyprinidés des rivières africaines ne sont généralement pas devenus des pélagiques dans les réservoirs, mais une espèce en particulier a prospéré dans les petits barrages du Zimbabwe, il s'agit de Neobola (précédemment Engraulicypris) brevianalis. Cette espèce a été transférée dans certains réservoirs pour servir de nourriture à la perche noire et à la truite, mais n'a pas été exploitée commercialement (données non publiées).

Les nombreux petits Barbus spp. n'ont donné de formes pélagiques dans aucun des grands réservoirs africains, bien que Reynolds (1973a) les ait étudiés dans le lac Volta dans l'espoir de pouvoir leur attribuer un certain potentiel halieutique. Dans la plupart des lacs, ils occupent uniquement les zones littorales ou les affluents, peut-être parce que la plupart d'entre eux semblent être extrêmement rhéophiles et nécessiter des conditions propres aux rivières. Le lac Le Roux, en Afrique du Sud, ou l'on trouve B. anoplus dans toutes les zones, fait exception à cette règle (Cambray, 1983). Ce réservoir a une forme étroite et ressemble à un fjord, sa largeur moyenne n'étant que de 1,4 km (Allanson et Hahndiek, 1979). Ses eaux sont également très troubles et sujettes à des fluctuations de niveau extrêmement fortes et irrégulières. Il ressemble donc à une très grande rivière et c'est pourquoi il convient à Barbus.

La plupart des cyprinidés semblent être fortement rhéophiles, ce qui influe sur leur distribution dans les grands lacs et réservoirs (Poll, 1953 ; Jackson et al., 1963 ; Begg, 1974). Même ceux qui peuvent descendre dans les eaux profondes, comme le mpasa Opsaridion microlepis du lac Malawi, doivent remonter les rivières pour se reproduire (Tweddle, 1983). Les petits Barbus spp., ont des habitudes alimentaires orthodoxes, le zooplancton n'occupant qu'une place relativement restreinte dans leur alimentation (Cambray, 1983). Cela donne à penser que l'évolution des cyprinidés pélagiques pourrait être un phénomène relativement récent et expliquerait pourquoi certains cyprinidés semblent être des espèces pélagiques moins efficaces que les clupéidés (Turner, 1982a).

2.3 Famille des cichlidés

Les cichlidés sont très répandus et très prospères dans les eaux africaines. L'adoption et ce rayonnement d'Haplochromis dans les grands lacs est une caractéristique propre à la faune ichtyque des eaux douces africaines (Fryer et Iles, 1972) ; cette espèce s'est révélée capable d'exploiter presque toutes les formes d'aliments, y compris le zooplancton. On en trouve des formes pélagiques dans plusieurs lacs ; la plus connue est l'“utaka” du lac Malawi et surtout Haplochromis quadrimaculatus, mais aussi d'autres Haplochromis spp. (Jackson et al., 1963). L'utaka abonde dans les zones littorales, mais décroît rapidement à mesure que l'on s'écarte du rivage et ces poissons n'occupent pas pleinement les eaux pélagiques (Figure 1).

La raison pour laquelle les cichlidés ne sont pas vraiment devenus pélagiques tient probablement à leurs habitudes de reproduction. Les Haplochromis mâles comme la plupart des autres cichlidés, s'attribuent des territoires signalés par un “nid” vers lequel les femelles sont attirées. Après une brève cour, les femelles prennent les oeufs fertilisés dans leur bouche et s'éloignent (Fryer et Iles, 1972). Ce comportement oblige les cichlidés à rester dans les zones littorales, d'autant que leur saison de reproduction peut s'étaler sur plusieurs mois. Les cichlidés peuvent, bien-sûr, s'établir dans les eaux pélagiques des lacs peu profonds, comme c'est le cas dans le lac George (Gwahaba, 1975). On a découvert récemment qu'Haplochromis chrysonotus fraie dans les eaux moyennes du lac Malawi (Eccles et Lewis, 1981), ce qui semble indiquer que certains cichlides peuvent acquérir un comportement véritablement pélagique.

2.4 Famille des clupéidés

C'est, de loin, la famille pélagique la plus importante et celle qui a été étudiée le plus en détail. C'est à l'origine une famille marine planctivore, qui a colonisé les rivières de l'Afrique de l'Ouest et du bassin hydrographique du Congo (Beadle, 1981), remontant jusqu'aux lacs Tanganyika et Mweru, où ont évolué des formes pélagiques spécialisées. Le groupe le plus important se compose des 22 espèces de la sous-famille des pellonulinae, présente dans toute l'Afrique occidentale et centrale (tableau 1).

Deux espèces lacustres spécialisées, Limnothrissa miodon et Stolothrissa tanganicae, se sont formées dans le lac Tanganyika et alimentent la pêcherie pélagique (Petr et Kapetsky, 1983). Trois autres formes lacustres existent dans le lac Mweru mais on ne sait pratiquement rien à leur sujet, encore que Jackson (1961) ait émis l'opinion qu'elles ne sont ni suffisamment grosses ni suffisamment abondantes pour avoir un intérêt commercial. Ces espèces demandent de toute évidence à être étudiées plus à fond.

les autres pellonulinés sont des poissons de rivière mais semblent avoir une certaine aptitude à devenir pélagiques. Comme le montrent, en Afrique de l'Ouest, les clupéidés de rivière qui ont constitué des stocks pélagiques dans les lacs Kossou (Pellonula afzeliusi), Volta (P. afzeliusi, Sierathrissa leonensis) et Kainji (P. afzeliusi, S. leonesis et Cymothrissa mento) (Vanderpuye, 1973 ; Otobo, 1979). Cela laisse à penser que certaines des autres espèces répertoriées dans le tableau 1 pourraient évoluer de la même façon et il faudra tenir compte de cette hypothèse si l'on envisage de construire des réservoirs sur les rivières où elles sont présentes. Certaines d'entre elles pourraient aussi se prêter à des transferts et il serait bon de leur consacrer des recherches supplémentaires.

Le succès des clupéidés en tant que poissons pélagiques est probablement dû à plusieurs facteurs. Ils semblent être essentiellement planctivores mais ont la capacité d'utiliser si nécessaire, d'autres aliments (Matthes, 1968 ; Otobo, 1979 ; Begg, 1974a ; Cochrane, 1978 ; Gliwics, 1984 ; Reynolds, 1970). Il est intéressant de noter que Stolothrissa, que Matthes (1968) considère comme étant le planctivore le plus spécialisé, ne s'est installé ni dans le lac Kivu ni dans le lac Kariba, alors que Limnothrissa, espèce plus généralisée, l'a fait (les deux espèces devaient être présentes quand le frai a été introduit).

Un autre aspect intéressant de la biologie des clupéidés est qu'ils semblent être capables d'adapter leurs taux de croissance en fonction de la nourriture disponible. Un bon exemple en est Limnothrissa, qui dans le réservoir du Kariba n'atteint que la moitié de la taille qu'elle peut avoir dans les lacs Kivu ou Tanganyika (Figure 2). D'après Marshall (1974), les disponibilités alimentaires du Kariba seraient moins bonnes car le réservoir est moins fertile que les deux lacs (conductivité du Kariba = 80 μS cm-1 ; Tanganyika = 500 ; Kivu = 1 200). Ce phénomène s'accompagne d'une diminuition de la taille de reproduction ; dans le lac Tanganyika, Limnothrissa est adulte à 75 mm (Ellis, 1971), tandis que dans le Kariba elle atteint rarement cette taille et est probablement adulte à 40 mm (Begg, 1974a).

On ne sait pas si d'autres clupéidés présentent la même plasticité, mais cela semble probable car l'espèce d'estuaire sud-africaine Gilchristella aestuarius modifie sa morphologie en fonction de la nourriture qu'elle trouve (Blaber, Cyrus et Whitfield, 1981). L'aptitude à modifier leurs taux de croissance et leur morphologie est probablement un mécanisme qui permet à ces poissons de conserver une biomasse élevée quand les ressources alimentaires sont limitées. Ils pourraient ainsi s'adapter à toute sorte de nappes d'eau.

3. QUELQUES CARACTERISTIQUES BIOLOGIQUES DES POISSONS PELAGIQUES

Les petites espèces pélagiques ont pour principale caractéristique leur très forte productivité potentielle. C'est ce qui rend leur exploitation rentable. Cette forte productivité est un effet de la brièveté de leurs cycles biologiques ; le rapport P/B qui est inversement proportionnel à la longévité est de ce fait très élevé (Leveque, Durand et Ecoutin, 1977). Le rapport P/B de Stolothrissa a été de 3,9 sur une période de 12 mois, mais les taux de mortalité sont si élevés que 2,5 pour cent seulement des poissons dénombrés au début survivaient à la fin de cette période (Coulter, 1981). On peut en déduire que la production est d'environ 4 fois supérieure à la biomasse et que des rendements très élevés sont possibles. Coulter (1970) suggère que le rendement commercial pourrait bien être égal à la production de ces espèces.

Ce concept peut être quantifié au moyen de l'équation de Pauly (1982), dans laquelle :

MSY = 2,3 w -0,26 Bv

Où MSY = rendement maximum équilibré (kg ha-1 année-1)

w = poids moyen (g)

Bv = biomasse non exploitée (kg ha-1).

On peut voir que le rendement croît de façon exponentielle quand le poids des individus décroît, Bv étant supposée égale dans toutes les gammes de taille (Figure 3).

C'est ce que l'on peut constater à propos de la plupart des communautés pélagiques dans lesquelles des stocks non exploités alimentent de très fortes populations de prédateurs. Dans le lac Tanganyika, les prédateurs constituent environ 60 pour cent de la capture (Coulter, 1970) et dans le lac Malawi, le prédateur Rhamphochromis spp. est presque aussi abondant que sa proie Engraulicypris (Walczak, 1982). Les prédateurs du lac Tanganyika ont diminué sous l'effet de la pêche, pourtant la capture totale a augmenté. On peut penser qu'elle se compose de poissons qui étaient précédemment consommés par les prédateurs (Coulter, 1970). Mais cette interprétation est discutable car la période d'observation n'a pas été suffisamment longue pour tenir compte des fluctuations cycliques de l'abondance des prédateurs. Roest (communication personnelle) note qu'au cours de la période 1955–80, l'abondance de Lucio lates a en réalité augmenté, alors que Lates diminuait dans les zones exploitées.

Les petites espèces pélagiques peuvent aussi avoir un effect sur le dynamique des nutriments, en particulier dans les réservoirs. Certaines constatations permettent de penser que Limnothrissa contribue pour beaucoup à faire du lac Kariba un réservoir de nutriments, réduisant ainsi les pertes qui accompagnent le débit sortant (Marshall, 1970 ; 1984). On a supposé aussi que ce poisson a contribué à la raréfaction de la fougère flottante Salvinia molesta, qui avait causé tant d'ennuis dans les premiers temps du Kariba, en retenant des nutriments qui, sinon, auraient profité à la plante (Marshall et Junor, 1981). Cette question mériterait des recherches beaucoup plus poussées, mais il est intéressant de spéculer sur la contribution que les petits poissons peuvent apporter à la lutte contre la prolifération de végétaux gênants.

4. PECHERIES PELAGIQUES DANS LES EAUX AFRICAINES

Un certain nombre de lacs et de réservoirs ont des stocks pélagiques, dont l'exploitation est inégalement développée (tableau 2). Divers facteurs ont favorisé ou entravé ce processus, et chacun de ces facteurs peut être examiné plus en détail.

4.1 Lac Tanganyika

La plus ancienne et la mieux développée des pêcheries pélagiques africaines concerne précisément ce lac ; elle produit actuellement environ 73 000 tonnes, soit 22,5 kg ha-1 annuellement (Petr et Kapetsky, 1983). La création et l'essor de cette pêcherie ont sans aucun doute été facilités par le fait qu'il existait déjà une pêche traditionnelle (Poll, 1952) et que les rendements pouvaient y être très élevés.

Stolothrissa tanganicae est la principale espèce exploitée et a, par conséquent, été étudiée très en détail (Matthes, 1968 ; Ellis, 1971 ; Chapman et Van Well, 1978 ; Roest, 1978). La biologie de Limnothrissa est moins bien connue, sauf certaines particularités concernant la croissance et la reproduction (Matthes, 1968 ; Ellis, 1978). Quelques chercheurs ont étudié la biologie des quatre prédateurs de l'espèce Lates (Chapman et Van Well, 1978a ; Coulter, 1977 ; Ellis, 1978) et Coulter (1978) a décrit les relations existant au sein de la communauté pélagique dans son ensemble. La productivité a également été étudiée et des estimations des rendements ont été faites (Coulter, 1981), de même qu'ont été étudiés les aspects économiques et perspectives d'avenir de la pêcherie (Herman, 1978).

La caractéristique la plus remarquable de la pêcherie du lac Tanganyika est sa très forte productivité potentielle. Coulter (1977 ; 1981) a essayé de faire une estimation de la production en se servant de l'équation de Gulland (1971) :

 Y = M. X. B
Y = rendement (kg ha-1)
 M = mortalité naturelle
 X = proportion du stock disponible pour la pêcherie, généralement X = 0,5
 B = Biomasse non exploitée (kg ha-1)

La biomasse de la sardine serait, selon les estimations, d'environ 160 kg ha-1 et M = 5,2 (Coulter, 1977), ce qui laisse à penser que le rendement pourrait être environ 400 kg ha-1 Le rapport P/B est de 4 environ ; la production a été estimée, ailleurs, à 350 kg ha-1 (Coulter, 1981). Le rendement pourrait alors s'élever à 1,1 million de tonnes pour l'ensemble du lac, ce qui dépasse de loin la production actuelle. Toutefois, les résultats dépendent pour une bonne part de la mesure dans laquelle les estimations antérieures de la biomasse sont véritablement représentatives. Compte tenu des fluctuations cycliques à long terme de la biomasse et du fait que les estimations ont pu être faites en un moment du cycle où la biomasse était à son maximum, l'estimation de 1,1 million de tonnes pourrait être excessive. Coulter (1977) suggère que le stock pourrait être suffisamment élastique pour que l'on puisse établir empiriquement le rendement d'après la pêche, sans déclencher de transformations à long terme. Evidemment, il ne serait peut-être pas économiquement réalisable de créer et d'exploiter à nouveau une pêcherie aussi intensive car les fluctuations à long terme du stock disponible pourrainet être à l'origine de difficultés économiques si l'on pêchait intensivement pendant que l'abondance est à son minimum.

4.2 Lac Malawi

La pêcherie installée sur ce lac est peu développée, sauf dans le sud, mais les études réalisées suggèrent qu'un rendement annuel de 30–40 kg ha-1 serait possible (FAO, 1982). Dans les eaux littorales, la capture se composerait principalement d'Utaka (Haplochromis spp.) et Engraulicypris sardella serait particulièrement abondante dans les eaux du large.

Le potentiel du lac Malawi semble très faible comparé à celui du lac Tanganyika et Turner (1982a) suppose que cela tienne au fait qu'Engraulicypris n'est pas un planctivore efficace. Il en conclut que la majeure partie de la production pélagique est axée sur les gros animaux zooplanctoniques ou sur Chaoborus, la mouche de lac, aucun de ces deux groupes n'étant chassé par Engraulicypris. En revanche, ces organismes sont absents du lac Tanganyika, où ils ont probablement été éliminés par les clupéidés pélagiques.

Turner (1982a) estime que l'introduction des clupéidés du Tanganyika dans le lac Malawi pourrait en améliorer considérablement la productivité. Il reconnaît que cette introduction pourrait avoir des effets imprévisibles sur la faune lacustre et qu'une telle initiative ne saurait être envisagée à la légère.

4.3 Lac Victoria

La pêcherie qui exploite Rastrineobola (Engraulicypris) argenteus sur ce lac pourrait, semble-t-il, être très intéressante, mais elle est médiocrement développée. Des chiffres provisoires indiquent que 9 500 tonnes environ ont été capturées dans le secteur kényen en 1982, tandis qu'en Ouganda cette espèce n'est apparemment pas exploitée (Ssentongo, 1983).

Malheureusement, on ne dispose actuellement que de très peu de données sur E. argenteus ou sur les pélagiques Haplochromis spp. Ces données sont absolument nécessaires avant que l'on puisse envisager tout autre développement. La productivité est difficile à estimer, mais une estimation prudente de 30 kg ha-1 est probablement réaliste ; le rendement total atteindrait alors 200 000 tonnes par an. Les observations de Turner (1982a) concernant l'introduction des clupéidés dans le lac Malawi s'appliqueraient également au lac Victoria mais c'est, là encore, un domaine qui mériterait de plus amples études.

4.4 Lac Kivu

Ce lac est, à maints égards, comparable à un réservoir en ce sens qu'il est géologiquement jeune et ne comprend qu'un petit nombre d'espèces dont aucune n'est pélagique. La première introduction artificielle de clupéidés du Tanganyika dans le lac Kivu a été faite entre 1958 et 1960, avec un très grand nombre d'alevins (Collart, 1960). On espérait que Stolothrissa s'y installerait mais, en fait, c'est Limnothrissa, espèce moins spécialisée, qui y est parvenue (Franck, 1977). De récentes études ont montré que cette espèce est bien implantée et que la pêcherie artisanale qui s'est créée obtient des rendements de 42 kg ha-1, qui pourraient représenter 13 500 tonnes si la totalité du lac était exploitée (Spliethoff, de Iongh et Frank, 1983).

Les populations qui vivent autour du lac n'ont aucune tradition en matière de pêche le poisson n'est pas un aliment apprécié et le matériel de pêche est rare et coûteux (Petr et Kapetsky, 1983). Ces conditions ont entravé le développement rapide de cette pêcherie mais, une fois les problèmes résolus, il devrait être possible d'obtenir, selon les estimations de Welcomme (1972), un rendement de 30 000 tonnes (ou 110 kg ha-1) car le lac Kivu semble pour le moins aussi riche que le lac Tanganyika.

4.5 Lac Kariba

C'est le premier réservoir qui ait été empoissonné avec des clupéidés et le succès de la pêcherie qui s'y est créée est désormais bien connu (Marshall, 1984 ; Marshall, Junor et Langerman, 1982). Limnothrissa a été la seule espèce introduite ; elle a colonisé le lac en l'espace de deux ans et la pêche commerciale a commencé six ans après.

La production de sardine a atteint 12 000 tonnes en 1981, puis a diminué en 1982 et 1983 (Figure 4). On peut en déduire que la population est pleinement exploitée, mais ce phénomène peut être aussi dû au régime hydrologique de cette période. L'abondance de la sardine dans le lac semble être étroitement liée au débit entrant et aux disponibilités nutritives (Marshall, 1982). Les saisons des pluies de 1981–82 et 1982–83 ont été très médiocres et le débit du cours d'eau a été le plus faible jamais enregistré. L'abondance de la sardine ayant diminué en même temps que les débits, on pouvait s'attendre à ce que les captures soient moins bonnes (Marshall, 1981).

Des études sont en cours pour estimer le potentiel du lac Kariba et certaines données indiquent qu'il est très élevé (Marshall, 1984). Ces données doivent cependant être traitées avec précaution car elles sont encore à vérifier. Lors de la dernière bonne année, 1982, la partie orientale du bassin de Sanyati a produit 7 400 tonnes, soit environ 74 kg ha-1 (Marshall et Shambare, 1983). Si l'on extrapole ce chiffre à l'ensemble du lac, la capture devrait atteindre 40 000 tonnes, soit quatre fois la production actuelle.

La présence de la sardine dans le lac Kariba a eu pour effet secondaire de rendre partiellement pélagique le poisson-tigre Hydrocynus vittatus, qui chasse les petits poissons dans les eaux du large. Moins abondant sous l'effet d'une pêche intensive, il a cependant augmenté dans les captures au filet maillant (Junor et Marshall, 1979). D'autres espèces, comme Synodontis et Eutropius, se nourrisent également de sardines et la survie de ces poissons s'est probablement améliorée, ce qui a pu contribuer à accroître la productivité littorale. C'est un facteur important en ce qui concerne le lac Kariba, car la production de cette zone est faible (Marshall, Junor et Langerman, 1982).

4.6 Réservoir de Cahora Bassa

La colonisation de ce réservoir par Limnothrissa depuis le lac Kariba offre un exemple intéressant de la résistance et de l'adaptabilité de cette espèce. Peu apres leur installation, on a trouvé des sardines vivantes dans le Zambèze, en aval du barrage de Kariba ; elles avaient survécu à la traversée des turbines hydro-électriques ; on avait pensé qu'elles descendraient peut-être la rivière jusqu'à Cahora Bassa (Junor et Begg, 1971 ; Kenmuir, 1975). C'est en fait ce qui s'est produit et il existe aujourd'hui un stock important dans le lac (Bernacsek et Lopes, 1984) mais, pour diverses raisons d'ordre socio-économique, aucune pêcherie ne s'est encore établie.

Le rendement potentiel a été estimé à quelque 8 000 tonnes, ou 30 kg ha-1 (Bernacsek et Lopes, 1984). Une récente prospection accoustique a donné des estimations de 2 800–17 600 sujets à l'hectare (Lindem, 1983) ; étant donné que ces poissons pèsent environ 1,0 g, cela représente 2,8–17,6 kg ha-1. La moyenne a été d'environ 10 kg ha-1, ce qui est très faible et laisse supposer que la production pourrait ne pas dépasser 30 kg ha-1 (le rapport P/B étant d'environ 3,0).

Deux facteurs peuvent, cependant, avoir pesé sur cette estimation. Le premier est que Limnothrissa subit peut-être des fluctuations saisonnières aussi fortes dans le Cahora Bassa que dans le Kariba (Marshall, Junor et Langerman, 1982). Le mois de février correspond à une période de faible abondance dans le lac Kariba et ce pourrait être aussi le cas dans le Cahora Bassa. D'autre part, la productivité pourrait vraiment être aussi faible, en raison de la forte charge argileuse de l'eau qui diminue la pénétration de la lumière et inhibe peut-être la production primaire (Gliwicz, 1984 ; Bernacsek et Lopes, 1984).

4.7 Lacs Kainji et Volta

Il existait, dans le Niger et la Volta, des populations de clupéidés de rivière avant la construction des réservoirs. Une fois les lacs formés, ces populations ont augmenté et ont occupé les eaux pélagiques (Vanderpuye, 1973 ; Otobo, 1979). Ces poissons sont pris en petites quantités par les pêcheurs artisanaux du littoral et la grande pêche industrielle n'existe pas encore. Il sera probablement très difficile de créer une telle pêcherie sur la Volta car le fond du lac n'a jamais été défriché et les arbres, empêcheraient l'emploi de grands filets.

La biomasse des clupéidés du lac Volta n'est pas connue (Vanderpuye, communication personnelle), mais on a pu estimer à 3 140 t la biomasse moyenne du lac Kainji (Otobo, 1979), en supposant que le rapport P/B de ces poissons soit semblable à celui du lac Tanganyika; le rendement pourrait alors atteindre 10 000 t (soit 79 kg ha-1). C'est un rendement proche de celui du bassin du Sanyati, dans le lac Kariba, et il est donc sans doute réaliste.

La production du lac Volta pourrait être similaire, voire plus élevée, car ce lac a un indice morpho-édaphique supérieur à celui du Kainji (Henderson et Welcomme, 1974). Le rendement pourrait donc être de 60 000 t (du moins quand le lac occupe sa pleine superficie de 8 482 km2).

5. PERSPECTIVES D'AVENIR

D'après ce qui précède, on voit que les populations pélagiques de la plupart des eaux africaines sont encore grandement sous-exploitées. Il existe encore d'autres populations pélagiques, comme Rastrineobola (Engraulicypris) spp. dans les lacs Turkana, Edward et Mobutu Sese Seku, ou les clupéidés du lac Mweru, mais on sait peu de chose de leur biologie, de leur abondance ou de leur potentiel commercial.

La possibilité d'introduire des clupéidés dans certains des grands lacs pour en améliorer la production pélagique a déjà été évoquée. Les risques qu'une telle initiative comporterait pour les systèmes biologiques de ces lacs ont été examinés (Fryer, 1972) et, si les arguments en faveur de cette introduction sont valables, la plupart des biologistes des pêches émettent encore des réserves à ce sujet (Turner, 1982a).

Les préventions sont moins fortes quand il s'agit de réservoirs, car les réservoirs ont de toute manière de vastes incidences sur l'environnement (Petr, 1978). Le succès de Limnothrissa dans le Kariba a montré l'intérêt de telles introductions et selon Eccles (1975), un certain nombre d'autres poissons provenant des grands lacs pourraient également être introduits. Il ne semble pas y avoir de raison pour laquelle ces poissons ne devraient pas être lâchés dans certains grands réservoirs qui n'en possèdent pas, comme le Nasser-Nubie; des réservoirs de taille moyenne, comme ceux d'Itezhi-Tezhi et Kafue Gorge en Zambie, de Nyumba ya Mungu en Tanzanie ou de Kanburu au Kenya se prêteraient également à une opération de ce genre.

A vrai dire, étant donné l'adaptabilité des clupéidés, il serait possible de les introduire dans tous les réservoirs, quelle que soit leur dimension. Il est urgent d'étudier plus avant cette famille, en particulier pour évaluer son potentiel commercial et ses aptitudes à l'empoissonnement. La plupart des clupéidés vivent dans des eaux relativement chaudes et l'on ne connaît pas leur tolérance thermique. C'est une question qu'il faudrait étudier ; certains clupéidés pourraient convenir à des lacs de haute altitude comme le lac Tana ou les réservoirs de Madagascar qui n'ont actuellement qu'une faune ichtyque très limitée.

6. CONCLUSIONS

Cette brève étude des petits poissons pélagiques montre que ces espèces peuvent contribuer de façon importante à accroître les disponibilités en poisson de l'Afrique. Les clupéidés sont la famille qui offre le meilleur potentiel ; il faudrait d'urgence étudier ce groupe plus à fond. Les clupéidés sont aussi les poissons les plus faciles à récolter carils sont facilement attirés par la lumière, méthode de capture la plus couramment employée dans leur cas.

L'emploi de la lumière est peut-être l'un des principaux inconvénients de l'exploitation des poissons pélagiques car c'est une technique qui requiert de gros bateaux, relativement coûteux, si l'on veut accroître les captures de façon appréciable et exploiter les eaux du large des grands lacs. Le capital à investir est souvent hors des moyens des populations locales et, dans beaucoup de pays, le coût prohibitif ou l'absence complète de matériel tel que systèmes d'éclairage ou matériaux pour la fabrication des filets, entravent le développement. Ces facteurs ont probablement retardé, dans de nombreuses régions, le passage à la pêche industrielle. La pêche artisanale près du rivage peut se pratiquer avec des engins relativement simples, par exemple avec des lampes à kérosène à la place des appareillages électriques utilisés pour attirer le poisson.

L'exploitation de ces poissons présente de nombreux avantages. Etant donné leur forte productivité, les captures seront suffisamment bonnes pour rembourser en peu de temps l'investissement initial. Il existe des méthodes très peu coûteuses, comme le séchage au soleil permettant de préparer un produit très savoureux et facile à commercialiser sans recourir à des installations de transformation onéreuses. Enfin, les captures secondaires de prédateurs, comme Lates dans le lac Tanganyika ou Hydrocynus dans le lac Kariba, poissons recherchés et très savoureux, sont souvent plus profitables que la capture des petites espèces.


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