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La soie qui vient de la forêt

M.S. Jolly, S.K. Sen et M.G. Das

MANJEET S. JOLLY est directeur de la station centrale de recherches sur le tasar, Ranchi, Inde. S.K. SEN est Senior Research Officer au service de sélection et de génétique de la même station, et M.G. DAS est horticulteur.

Les vers à soie, on le sait, sont difficiles sur la nourriture: il leur faut des feuilles de mûrier. Mais il y a deux exceptions. L’Inde et la Chine pratiquent la sériciculture sauvage avec des vers qui se nourrissent de feuilles d’essences forestières sauvages très variées. Les auteurs parlent ici de l’industrie de la soie tasar en Inde et montrent qu’une exploitation rationnelle et l’utilisation d’insectes hybrides interspécifiques peuvent la rendre plus rentable.

Quand on parle de soie, on entend généralement la soie produite par les larves d’un ver domestique, Bombyx mori, qui se nourrit exclusivement de feuilles de mûrier blanc ou noir. C’est en effet l’origine de la plus grande partie de la soie commerciale. Mais en Inde, l’industrie artisanale, très répandue, du tissage de la soie tire sa matière première d’un ver appelé tasar qui, lui, se nourrit des feuilles d’essences sauvages diverses qui poussent dans les zones tempérées, tropicales et subtropicales. Depuis des siècles, la soie sauvage y est recueillie par les tribus montagnardes et sylvicoles; l’importance économique que revêt l’activité de ces dernières est attestée par la production nationale de soie sauvage, dite tasar (ou tussor), qui fournit actuellement 4,4 millions de dollars U.S. de recettes annuelles d’exportation.

La soie tasar - appelée aussi à l’étranger tusah, tussor, tusser ou tussur - est utilisée depuis très longtemps. Ses filaments jaunes, inégaux sont plus grossiers, plus courts et plus résistants que ceux de la soie naturelle ordinaire et on s’en sert pour fabriquer le pongé et le shantung.

Le tasar tropical vit dans la zone bien définie de la forêt dense humide qui recouvre les plateaux central et méridional à 600 mètres d’altitude, et s’étend aux Etats de Bihar, Madhya Pradesh, Orissa et Maharashtra, jusqu’à la lisière de l’Andhra Pradesh, du Karnataka, du Bengale occidental, du Manipur et de l’Assam. Par contre, le tasar des zones tempérées vit dans une région située entre 700 et 2 200 mètres d’altitude qui comprend les Etats de Jammu-et-Cachemire, d’Uttar Pradesh, d’Himachal Pradesh, de Meghalaya, de Manipur et Assam; on le trouve aussi, mais en moins grand nombre, dans les Etats du Bengale occidental, d’Arunachal Pradesh et de Nagaland. Cette région à chênes est exploitée pour la production de soie tasar depuis 1973.

L’élevage du ver à soie tasar - appelé sériciculture sauvage ou sylvicole - occupe plus de 100 000 familles tribales dans la zone tropicale, et pourra fournir un emploi, à temps plein ou partiel, à environ 1 million de personnes dans la zone tempérée.

La soie tasar est produite par plusieurs espèces du genre Antheraea (Saturniidae). L’Inde à elle seule en possède au moins huit: A. mylitta, A. assamensis, A. sivalika, A. roylei, A. compta, A. helferi, A. frithii et A. andamana (Jolly et al., 1968). Parmi elles, seul A. mylitta est exploité commercialement. Il est le principal producteur de soie tasar des régions tropicales et comprend près de 20 éco-races univoltines, bivoltines ou trivoltines.

L’insecte tasar des zones tempérées est un hybride interspécifique (A. proylei Jolly) issu du croisement de l’insecte indigène A. roylei Mr. (n = 30) avec l’insecte chinois correspondant A. pernyi G.M. (n = 49). La soie proylei est la plus belle que produise l’Inde, et l’insecte a dépassé ses parents à la fois par la quantité et la qualité de sa production (tableau 1).

TABLEAU 1. - HÉTÉROSIS DU CROISEMENT INTERSPÉCIFIQUE ANTHERAEA PERNYI X A. ROYLEI

Combinaison d’espèces

Poids du coton

Poids de soie dévidable

Pourcentage de soie dévidable

Longueur du filament

Deniers


g

g

%

m


A. pernyi

4,60

0,41

8,90

411,00

5

A. roylei

5,00

0,25

5,00

360,00

5

Valeur parentale moyenne

4,80

0,33

6,95

385,50

5

Hybrides F1

6,50

0,90

13,84

748,00

5







Gain par rapport à la valeur parentale moyenne (pourcentage)

35,50

169,60

99,13

94,00



Mais la synthèse de A. proylei n’est pas seulement une réalisation d’un grand intérêt économique; c’est aussi, du point de vue scientifique, un cas exceptionnel d’hybridation interspécifique chez les insectes qu’on a pu perpétuer, à l’échelle internationale, chez les descendants, en dépit de la grande disparité du nombre des chromosomes des espèces parentales (Jolly et al., 1973).

Le caractère polyphage du ver à soie tasar est une aubaine pour les éleveurs. A. mylitta se nourrit surtout d’asan (Terminalia tomentosa), d’arjun (T. arjuna) et de sal (Shorea robusta) ainsi que d’environ deux autres douzaines d’essences secondaires dont les principales sont Zizyphus mauritiana, Terminalia paniculata, Anogeissus latifolia, Syzigium cumini, Careya arborea, Lagerstroemia parviflora et Hardwickia binata (Jolly et al., 1968). En Inde, T. tomentosa est un arbre commun très répandu. S. robusta abonde dans toute l’Inde à l’exception de quelques bas-fonds. On le trouve sur les pentes et jusque sur la cime des hautes montagnes aussi bien que sur les plateaux et collines de la zone côtière (Hains, 1921).

A. proylei se nourrit surtout de feuilles de chêne d’espèces comme le yung (Quercus serrata), le banj (Q. incana), le sahi (Q. dealbata) et le moru (Q. himalayana), et parfois aussi d’espèces moins importantes comme Q. ilex, Q. semicarpifolia, Q. semiserrata et Q. glauca.

ANTHERAEA MYLITTA - un papillon laborieux

En Inde, le genre est réparti le long de la chaîne occidentale pré-himalayenne, à des altitudes variant entre 1300 et 2200 mètres, ainsi que dans les régions montagneuses orientales entre 700 et 1600 mètres. C’est là l’habitat du tasar de zone tempérée. Dans la zone tropicale, les essences servant de nourriture au tasar couvrent 7,7 millions d’hectares, et les chênes de la zone tempérée près de 0,8 million d’hectares.

Où la forêt pourrait fournir de la soie

L’élevage traditionnel fournit un revenu moyen par famille de 25 à 30 dollars par an. Mais les nouvelles techniques d’élevage mises au point par la station centrale de recherches sur le tasar à Ranchi (tableau 2) assurent désormais un coquet revenu d’environ 250 dollars en 40-45 jours (Jolly 1973). Les techniques conçues pour les zones d’élevage sur feuilles de chêne donnent aussi d’excellents résultats.

TABLEAU 2. - ASPECTS ÉCONOMIQUES DE LA TECHNIQUE D’ÉLEVAGE CONTRÔLÉ DE ANTHERAEA MYLITTA

Données

Quantités


Rendement brut de 400 DFLs

32000 cocons
(25 kahans)

200 œufs par ponte avec 80% d’éclosions et 80 cocons par ponte

Valeur de 32000 cocons

$312,50

à $12,50 par kahan

Frais de production




 

Main-d’œuvre

56,25

3 ouvriers à $0,38 par jour pendant 50 jours

Graine

6,25


Chaume

5,00


Bouteille

3,75


Enclos de polythène

1,87


Divers

0,25



1,63



Total

$75,00





Bénéfice net

$237,50



Dans l’élevage traditionnel, les larves du tasar se nourrissent de végétaux qui sont irrégulièrement répartis dans les forêts ou le long des remblais des rizières, d’où des problèmes d’aménagement qui se soldent par des pertes dues aux ravageurs, aux maladies et aux dangers naturels. Des recherches récentes effectuées à Ranchi ont permis de mettre au point une méthode rentable de plantation à faible espacement. Avec un espacement de 122 centimètres dans chaque sens, on a enregistré une forte augmentation du feuillage, et les rendements records (17,2 t/ha) que l’on obtient actuellement devraient permettre de tirer de l’élevage du tasar un revenu net de 497,50 dollars U.S. à l’hectare par an (tableau 3), même en zone non irriguée où la fertilité du sol est submarginale (Das et al., 1974).

TABLEAU 3. - ASPECTS ÉCONOMIQUES DE LA PRODUCTION DE SOIE TASAR EN FONCTION DE DIFFÉRENTS ESPACEMENTS A L’HECTARE

Données

Espacement (mètres)

Remarques


1,2 x 1,2

1,3 x 1,3

1,8 x 1,8

3,7 x 3,7


Nombre de plants

6 783

4 303

2 989

755


Rendement en feuilles (tonnes)

17,28

13,08

8,32

3,70


Pontes (nombre)

720,00

545,04

346,54

154,00

à 24 kg par ponte

Rendement en cocons (nombre)

57 600,00

43 603,20

27 723,20

12 320,00

à 80 cocons par ponte

Revenu brut ($)

720,00

545,04

346,54

154,00

à $1,25 par 100 cocons

Prix de revient ($)

222,50

166,23

135,31

51,87

y compris la main-d’œuvre familiale et l’entretien des arbres

Bénéfice net ($)

497,50

378,81

211,23

102,13



Ce type de plantation réduit automatiquement les besoins en main-d’œuvre car, les branches se chevauchant, les vers à soie peuvent passer d’un arbre à l’autre sans qu’on les y aide.

L’élevage du tasar offre d’énormes possibilités d’expansion dans maintes parties du monde. En effet, les espèces d’Antheraea sont largement répandues dans les régions indo-australiennes et paléarctiques qui s’étendent vers l’est, de l’Inde aux Philippines en passant par le Viet Nam et le Kampuchea démocratique; vers le sud-est, jusqu’à l’Australie en passant par Sri Lanka, Singapour, la Malaisie, l’Indonésie et la Nouvelle-Guinée; vers le nord-est, à la Chine, au Japon, et à la région du cours inférieur du fleuve Amour (U.R.S.S.); et à l’ouest, jusqu’aux Etats-Unis et à l’Amérique latine. On en connaît 36 espèces et 40 variétés dans ces régions.

Terminalia, Shorea

En outre, le genre Terminalia comprend environ 250 espèces que l’on trouve à Sri Lanka, en Inde, en Birmanie, au Laos, au Kampuchea démocratique, au Viet Nam et jusqu’en Australie, en passant par l’Indonésie, la Malaisie et la Nouvelle-Guinée. On en signale aussi quelques espèces sur le continent africain. Le genre Shorea comprend des douzaines d’espèces largement répandues dans le monde entier.

Quercus

Le genre Quercus, très vaste, comprend quelque 300 espèces qui poussent dans toutes les régions tempérées de l’hémisphère nord, et s’étend à l’ouest jusqu’aux tropiques de l’Amérique latine et vers l’est, jusqu’en Malaisie.

Or, seuls 10 à 15 pour cent de ces vastes ressources végétales ont été étudiés dans l’optique de l’élevage du tasar en Inde, tandis que seules trois ou quatre des nombreuses espèces d’insectes tasar sont actuellement exploitées.

Principaux producteurs

Les principaux producteurs de soie tasar sont aujourd’hui la Chine et l’Inde. Cette dernière vient après la Chine avec une production annuelle d’environ 400 tonnes de soie tasar grège et 200 tonnes de bourre de soie (Jolly et al., 1974).

C’est tout récemment que la soie tasar a fait son apparition sur le marché d’exportation où elle a rapporté, en 1973, 2,6 millions de dollars U.S. Les principaux clients sont la République fédérale d’Allemagne, les Etats-Unis et le Japon. Toujours en 1973, les recettes tirées de l’exportation de la bourre de soie ont atteint 1,8 million de dollars.

Les forêts indiennes qui se prêteraient à l’élevage du ver à soie tasar sont surtout exploitées aujourd’hui pour leur bois de feu et leur bois d’œuvre, ce qui rapporte moins que la soie. Si elles étaient entièrement consacrées à la sériciculture, elles permettraient d’augmenter considérablement le revenu d’une couche vulnérable de la population, comme on l’a déjà démontré, tout en exerçant une influence bénéfique sur l’environnement.

Les terres forestières utilisées pour l’élevage du tasar sont en effet protégées du déboisement, ce qui a des conséquences positives sur la conservation des sols et l’aménagement des bassins versants. Partout où on le pratique, les arbres sont généralement mieux soignés; de plus, les déjections et les dépouilles des vers à soie enrichissent le sol.

Des emplois pour un million de personnes

Les centaines de milliers de familles qui se livrent à la sériciculture tasar dans la zone traditionnelle ne représentent qu’un très faible pourcentage de la population tribale totale de l’Inde. La zone tempérée à elle seule peut fournir de l’emploi à près de 1 million de personnes.

Les travaux effectués par notre station de recherches de Ranchi ces dix dernières années montrent bien, à notre avis, que la sériciculture tasar offre d’importantes possibilités agro-sylvicoles aux nombreuses régions en développement riches en forêts et en particulier aux pays qui souhaitent créer des emplois pour relever le niveau de vie des tribus sylvicoles encore en retard sur le reste de la population.

TABLEAU 4. - INCIDENCE PROBABLE SUR L’ÉCONOMIE NATIONALE DU DÉVELOPPEMENT DU NOUVEL ÉLEVAGE DU TASAR SUR FEUILLES DE CHENE

Données

Estimation pour le projet de Manipur

Estimation pour toute la zone plantée en chênes

Superficie plantée en chênes (hectares)

32 370

808 370

Production de soie grège tasar (tonnes)

510

4 000

Possibilités d’emploi



A temps plein:




 

Diplômés universitaires

305

2 400

Étudiants

1 215

9 720

Divers

625

4 992

Ouvriers

7 000

56 000

A temps partiel

100 000

800 000

Références

DAS, M.G., JOLLY, M.S., SINGH, K.N. & RAO, M.R. 1974. Economic plantations and scope of intercropping with Terminalia arjuna. Proc. 1st Intern. Semin. Non-mulb. Silks. (Sous presse)

HAINS, H.H. 1921. Botany of Bihar and Orissa. In Botanical Survey of India, p. 58, 367-382. Calcutta. (Réimprimé 1961)

INDIA. CENTRAL SILK BOARD. 1966. Tasar silk industry in India, p. 6-21. Bombay.

JOLLY, M.S. 1970. Oak oriented tasar culture in the offing. Indian Silk, 8: 3-5.

JOLLY, M.S. 1973. A new technique of tasar silkworm rearing, p. 5-10. Bombay, Central Silk Board.

JOLLY, M.S. 1974. New dimensions of tasar industry in India. Indian Silk, 12: 83-86, 89.

JOLLY, M.S., CHATURVEDI, S.N. & PRASAD, S. 1968. A survey of tasar crops in India. Ind. J. Sericult., 1: 56-57.

JOLLY, M.S., SEN, S.K. & AHSAN, M.M. 1974. Tasar culture, p. 1-17 and 86-106. 1st edition. Bombay, Ambika Publishers.

JOLLY, M.S., NARASIMHANNA, M.N., SINHA, S.S. & SEN, S.K. 1969. Interspecific hybridisation in Antheraea. Ind. J. Hered., 1: 45-48.

JOLLY, M.S., SINHA, B.R.R.P. & SINHA, S.S. 1973. Interspecific hybridisation in Antheraea (Lep. Saturniidae) with special reference to A. roylei Mr. and A. pernyi G.M. Proc. XII International Silk Congress, Barcelona.

RANCHI, INDIA. CENTRAL TASAR RESEARCH STATION. 1974. Discovery of new field of tasar on oak and its impact on national economy, p. 1-3. Ranchi.


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