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L'agriculture en forêt: Transformation de l'utilisation des terres et de la société dans l'est de Madagascar

L'agriculture en forêt: transformation de l'utilisation des terres et de la société dans l'est de Madagascar

Clare Oxby

Clare Oxby, anthropo-sociologue à l'Overseas Development Institute du Royaume-Uni, étudie actuellement pour le Département des forêts de la FAO les formules pouvant remplacer l'agriculture itinérante en Afrique (voir FAO, 1984, et Oxby, 1983 a et b). Elle a récemment visité un projet à Madagascar.

La pratique de la riziculture sèche sur brûlis est une des causes du recul des forêts dans l'est de Madagascar. La riziculture irriguée non seulement permettrait de sauvegarder les forêts, mais serait plus rentable. Elle s'est en fait graduellement développée dans toute la région, et cette transformation s'est accompagnée d'une sédentarisation de la population. L'évolution a toutefois été moins rapide que les planificateurs ne l'espéraient, et, pour bien des raisons, elle n'a pas eu pour corollaire une réduction sensible de la riziculture sur brûlis.

· La veille du jour où ils commencent un défrichements les paysans de la côte est de Madagascar sacrifient un bœuf en expiation de l'atteinte portée aux tombes des ancêtres par la destruction de la forêt. Cette tradition montre à quel point ils répugnent à détruire le couvert forestier. Les ancêtres étant enterrés au cœur de la forêt, celle-ci est protégée par un tabou très puissant. Même dans les zones déboisées, des vestiges de forêt vierge abritent encore les tombes. Les habitants de la forêt de l'est de Madagascar ont le culte des ancêtres et celui de la forêt, qui est leur principale source de matériau de construction, de combustible, de fruits, de noix, de gibier et de produits médicinaux.

Le déboisement est un processus bien connu dans la région, comme dans le reste du monde. On en attribue le plus souvent la responsabilité au manque de prévision des paysans, passant ainsi sous silence les agressions destructives des producteurs de charbon de bois, des commerçants de bois de feu, des sociétés d'exploitation forestière et des grosses entreprises agricoles, et on oublie que les paysans, en butte à de multiples problèmes, n'ont guère d'autres solutions. Certes, ils sont les agents de la destruction des forêts, mais il faut pousser plus loin la réflexion pour en comprendre les causes profondes (Westoby, 1978). Comme le prouve le sacrifice du bœuf, c'est à contrecœur que les paysans défrichent la forêt. Il est d'autant plus facile de les accuser qu'ils n'ont aucun droit de réponse.

Nous allons chercher à expliquer pourquoi la pratique de la culture extensive entrecoupée de jachères, connue sous le nom de tavy, persiste. Il s'agit plutôt de culture sur brûlis que de culture itinérante proprement dite, puisque la durée des jachères peut ne pas dépasser deux ans et que les paysans sont sédentaires. Ils répugnent souvent à abandonner le tavy pour la riziculture irriguée, plus intensive. Pourtant, la forêt - et les sols - en souffriraient moins, et les paysans produiraient un excédent qui leur rapporterait de l'argent et permettrait de nourrir les villes pour lesquelles il faut maintenant importer des aliments.

Pourquoi, malgré tous ces avantages, la transformation n'est-elle pas aussi rapide que l'avaient prévu les planificateurs? La réflexion sur œ point est très instructive, en particulier pour les forestiers, car la culture sur brûlis est une des causes les plus directes du déboisement sous les tropiques. On estime qu'à Madagascar, chaque année, 165000 ha de forêts sont détruits (FAO, 1981) et que de 60000 à 80000 tonnes de riz sont produites dans les rizières de tavy (Ratovoson, 1979). Ces chiffres portent sur l'ensemble de l'île, mais les forêts, ainsi que la riziculture sèche, sont concentrées dans la région de la côte est. La conversion de la forêt en terre agricole est graduelle. Les ancêtres des producteurs de riz irrigué dans le plateau central de Madagascar cultivaient du riz pluvial il y a quelques siècles, quand la zone était encore boisée. A mesure que la forêt reculait, ils se sont convertis à l'agriculture irriguée. Certains, refoulés dans la forêt par des guerres, sont revenus au tavy (Bloch, 1975).

Un autre phénomène instructif est la transformation sociale: la population peu dense, habitant des constructions semi-permanentes dans la forêt, et dont l'organisation sociale était plutôt égalitaire, s'est transformée en une société villageoise caractérisée par une plus forte densité démographique et une hiérarchie sociale plus structurée. Cette évolution parallèle de l'utilisation des terres et de la société permet de comprendre la stratégie agricole choisie par les tavystes.

La côte est

La plaine côtière est bordée par une bande de montagnes boisées de moins de 100 km de large et d'environ 1000 km de long. Du niveau de la mer, on passe par une série d'escarpements au plateau central, à plus de 1000 m d'altitude. Les vents d'est apportent des pluies toute l'année (il tombe en moyenne 3000 mm d'eau sur la côte, à Toamasina, et 2200 mm à l'intérieur, à Vavatenina). La forêt tropicale prospère dans ce climat chaud et humide. Autrefois, toute la zone était couverte de forêt de pluie, même la zone actuelle de marécages côtiers, comme le prouvent les vestiges fossilisés. Aujourd'hui, l'étroite plaine côtière et le pied des montagnes ont été déboisés, mais près des deux tiers de la région, en particulier le haut des versants, sont encore couverts de forêt vierge. Cette forêt présente un intérêt exceptionnel, car environ 90 pour cent des essences qui s'y trouvent n'existent qu'à Madagascar.

Si l'on survole le pays, de la capitale, Antananarivo, à la côte est pendant la saison agricole, on observe une progression continue de la forêt à la plaine cultivée. Après le haut plateau central déboisé, on arrive au-dessus de la falaise orientale, puis des versants boisés. La forêt tropicale vert sombre s'étend à perte de vue, interrompue seulement par les affleurements rocheux les rubans d'argent des cours d'eau et les deux voies de communication, chemin de fer et route, celle-ci étant généralement inutilisable en cette saison. Ici et là, on aperçoit de minuscules groupes de taches vert pâle, champs de tavy ou recrû forestier (savoka en malgache).

Au pied du versant, la forêt est entaillée par des vallées vert vif; c'est là que se trouvent les rizières irriguées. En se rapprochant de la côte, on remarque de plus en plus de zones défrichées, actuellement cultivées ou en jachère. Les taches de forêt dense se raréfient. Dans l'étroite plaine côtière, on observe entre les villages des plantations régulières des rizières irriguées et quelques zones grisâtres de végétation dégradée. Le voyage permet ainsi de retracer en une demi-heure l'histoire d'un processus graduel de déboisement qui a pris des siècles.

La forêt est d'abord écrémée pour l'exportation. Les arbres qui restent sont utilisés sur place comme bois de feu ou pour faire des traverses de chemin de fer. La végétation résiduelle est brûlée et nettoyée, soit par des salariés pour les plantations industrielles, soit par des paysans indépendants qui pratiquent le tavy sur les sols fertilisés par les cendres.

Dans les montagnes couvertes de forêt dense, loin des grands axes de communication, les cultures intercalaires de maïs, et souvent de haricot, sont associées au riz pendant la première campagne; l'année suivante, on plante en général du manioc. Puis la terre reste en jachère de 6 à 10 ans, et le cycle se répète. Après le défrichement de la forêt vierge, on cultive généralement du riz deux années de suite. Le rendement est parfois meilleur la deuxième année, car une partie des grosses branches ne sont pas brûlées et mettent un certain temps à se décomposer (Dandoy, 1973). Le manioc est planté en fin de rotation, car il vient bien sur des sols pauvres.

RIZ IRRIGUÉ (en bas) RIZ PLUVIAL (à flanc de coteau) Un choix complexe

La densité démographique, faible en altitude, s'accroît à proximité de la côte: 5 habitants au km² dans le district d'Andasibe, 10 dans celui de Ranomafana et 41 dans celui d'Andevoranto, sur la côte. Quand il y a une forte pression démographique et que l'on manque de terre, comme c'est le cas dans les zones déboisées du pied des montagnes et dans les vallées irriguées ainsi que, dans une certaine mesure, en bordure de la route et de la voie ferrée, il n'est plus possible de laisser la terre en jachère assez longtemps. On recommence à cultiver sur brûlis avant que la forêt secondaire n'ait eu le temps de s'établir et de régénérer la fertilité des sols. De 6 à 10 ans, la jachère est ramenée à 5, 3 et parfois même 2 ans seulement. Si ce cycle trop bref se répète plusieurs fois, on n'obtient plus qu'une végétation dégradée ne contenant aucune essence précieuse, et souvent dominée par une seule espèce, par exemple le bambou ravenala, dit «arbre du voyageur».

Il s'établit alors un processus de dégradation des sols et de réduction des rendements, difficile à renverser sans une modification radicale des techniques agricoles, qui exige souvent un énorme investissement en argent et en travail. Près de la côte, on observe des zones de végétation dégradée que les agriculteurs ont abandonnées pour se rapprocher de la forêt. Ce n'est pas la pratique du tavy elle-même qui est la cause de cette dégradation, c'est le raccourcissement des cycles.

L'agriculture sur la côte est

Les paysans de la côte est pratiquent généralement une agriculture complexe. Il y a trois types de culture: le tsabo, ou plantations permanentes, le horaka ou riziculture irriguée et le tavy ou riziculture pluviale. La plupart des familles pratiquent les trois systèmes. Le caféier s'est répandu depuis 1910 et le giroflier depuis 1930 (Dandoy, 1973). Tous deux restent une importante source de revenu pour les familles agricoles, qui ont besoin d'argent pour payer la main-d'œuvre et acheter des vêtements, du matériel de quincaillerie et, en période de pénurie, de la nourriture.

La riziculture aquatique n'est pas une innovation récente: elle est signalée par des voyageurs du 18e siècle. Par contre, les techniques d'irrigation et l'usage de la charrue n'ont été introduits qu'au cours du siècle dernier. La superficie des rizières irriguées s'est graduellement accrue, surtout dans les zones où la densité démographique augmentait. Mais cette évolution ne s'est pas accompagnée d'une réduction du tavy.

Pour maximiser la production, afin de suivre l'accroissement démographique très rapide (de 3 à 3,5 pour cent par an), l'agriculture sur brûlis est restée la principale technique de production vivrière dans la région, car le développement de la riziculture irriguée est freiné par divers facteurs décrits plus bas. Dans la région, la production de riz pluvial est deux fois plus importante que celle de riz irrigué (Le Bourdiec, 1974); la plupart des habitants de la région trouvent que le premier a meilleur goût, et il est encore considéré comme le principal aliment de base. La difficulté d'accès à la terre a conduit à raccourcir les jachères, aux dépens de la fertilité du sol. On manque cependant de chiffres régionaux à jour pour mesurer l'ampleur de ce phénomène.

Quoi qu'il en soit, la région orientale ne produit pas assez de riz pour nourrir sa population, et il y a des pénuries chroniques. Les besoins de riz sont satisfaits en moyenne neuf mois par an, et le reste du temps la population vit d'autres produits, par exemple le manioc et la banane. Il y a de tels problèmes de commercialisation et de distribution qu'il n'est pas toujours possible d'acheter du riz pendant la soudure.

Map

Le rendement est beaucoup plus élevé dans les rizières aquatiques que dans les rizières de coteau, comme l'indique le tableau. Pour la productivité de la main-d'œuvre (essentiellement féminine), les comparaisons sont plus difficiles. Selon Le Bourdiec, la productivité est plus grande dans les rizières pluviales, alors que Dandoy et la Société des études et de la construction des maisons et des ouvrages (SECMO) affirment le contraire. Cette divergence s'explique peut-être parce que Le Bourdiec tient compte de l'entretien des canaux, ce qui ne semble pas être le cas des autres auteurs. Dans ces conditions, c'est Le Bourdiec qui aurait son. Or, le rendement à l'hectare n'est probablement pas un bon critère de comparaison. En effet, le tavy peut toujours s'étendre sur de nouvelles terres, alors que le manque de terres appropriées est un des principaux obstacles au développement de la riziculture irriguée. En revanche, l'emprise du tavy dépasse de loin les superficies effectivement cultivées à un moment donné: rapporté à la superficie totale, y compris les jachères, le rendement est ridiculement faible. Cela tendrait à indiquer que le riz irrigué est plus avantageux pour les paysans que le riz pluvial.

L'agriculture sur brûlis est restée la principale technique de production vivrière dans la région.

Mais si l'on regarde de plus près, cet avantage est moins évident. D'une part, le riz de coteau est généralement associé au maïs, et souvent aussi au haricot et au manioc; on sous-estime donc considérablement la productivité si l'on ne tient compte que du riz. D'autre part, le défrichement des rizières de tavy produit du bois utile comme matériau de construction ou comme combustible, et ce bois peut même être vendu pour la carbonisation ou pour faire des traverses de chemin de fer. Aucun de ces produits n'est pris en compte dans les estimations de la productivité du tavy. Dans le bilan des rizières irriguées il faudrait tenir compte non seulement de l'entretien de l'infrastructure, comme nous l'avons vu plus haut, mais aussi de sa construction; dans les montagnes de la côte est, où il n'y a que de petites poches isolées de marécages et de terrains plats, cette construction peut prendre beaucoup de temps. De plus, il faut surveiller et entretenir les rizières irriguées même en morte-saison, tandis qu'en régime de tavy, aucune intervention n'est nécessaire hors saison, si bien que les tavystes peuvent prendre un travail salarié saisonnier.

N'oublions pas que les chiffres cités concernent des zones où la riziculture pluviale est en crise parce que la faim de terre provoquée par l'explosion démographique oblige à raccourcir les jachères. Dandoy, qui cite les rendements les plus élevés, a choisi de propos délibéré de faire son enquête dans la région de Vavatenina parce que c'était une zone en crise: sur les 13 villages qu'il a étudiés, un seul était autosuffisant en riz. C'est en outre une des zones les plus peuplées de la côte est: la densité démographique est passée de 14 à 21 habitants au km² entre 1955 et 1966. En 1966, un quart des paysans avaient quitté Vohibary pour aller défricher d'autres terres.

Malheureusement, il n'a pas été possible de trouver des chiffres comparables pour les zones de forêt dense. La productivité du travail y est probablement plus élevée. En effet, le sarclage est une des principales tâches dans les rizières de Vavatenina; or, les mauvaises herbes sont beaucoup moins prolifiques juste après le défrichement de la forêt primaire ou d'une végétation secondaire assez développée.

Il est donc difficile de comparer valablement le rendement de la riziculture pluviale et celui de la riziculture irriguée dans la région de la côte est. Il est probable que, surtout dans les zones en crise où la faim de terre a conduit à raccourcir les jachères, la productivité du travail est plus faible en riziculture pluviale qu'en riziculture irriguée. Même si cette différence est moins grande que ne le suggèrent les chiffres, on peut se demander pourquoi les paysans persistent à pratiquer le tavy.

Contraintes

Une explication à exclure d'emblée est l'ignorance. En effet, beaucoup de paysans pratiquent régulièrement les deux types de riziculture en plus des cultures de rente et des potagers. Ils peuvent donc mieux que tout autre comparer les deux systèmes, et ils savent déterminer d'après les types de végétation sauvage quels sont les effets de chaque culture sur chaque type de sol (Dandoy, 1973). Ce sont donc des raisons d'ordre topographique, technique, social, économique et politique qui expliquent que le tavy persiste malgré ses rendements faibles et instables.

Nombre de journées de travail et rendements à l'hectare pour la culture du riz pluvial et du riz irrigué dans la région de la côte est de Madagascar

Localité

Riz pluvial

Riz irrigué

Référence

Travail

Rendement

Travail

Rendement

(journées/ha)

(kg/ha)

(journées/ha)

(kg/ha)

Vavatenina (Tsaramainandro)

82

700

54

1200-1500

Projet FAO

Région de Betsimisaraka

100 (dont 50 pour le défrichement)

800

150

<2000

Le Bourdiec, 1974

Vavatenina (Vohibary)

244 (dont 158 pour chasser les oiseaux)

970 (400-1730)

157

2200

Dandoy, 1973

Province de Tamatave

-

620

-

1330

Chabrolin, 1965

Topographie. Dans les montagnes de la côte est de Madagascar, les terres se prêtant à la riziculture aquatique ou irriguée avec des techniques accessibles aux petits paysans sont rares. Les terrains favorables sont presque tous déjà attribués (mais non pas nécessairement exploités). Il y a encore beaucoup de terres irrigables dans la zone de Tanala, dans le sud de la région, mais dans la zone de Betsimisaraka, plus au nord, les terres appropriées sont situées dans des vallées étroites et isolées et sont difficiles à drainer (Le Bourdiec, 1974).

Par exemple, à Vohibary, 4 ha sont irrigués sur un total de seulement 10 ha irrigables. Dans certains villages voisins, toutes les terres irrigables sont déjà utilisées ou bien ne peuvent l'être qu'au prix d'un investissement en travail et en capital (pour la construction des terrasses et des canaux) qui dépasse les moyens des paysans. Ainsi, sur 13 villages de la région de Vohibary, deux ne pratiquent que la riziculture irriguée, quatre que le tavy, et les sept autres, y compris Vohibary, combinent les deux dans des proportions variables. Ces contrastes s'expliquent par la topographie; il y a trois zones principales: la longue plaine marécageuse d'Iazafo, les versants boisés et les marges de la forêt (Dandoy, 1973).

Régimes fonciers. Le contraste entre l'environnement naturel des forêts denses illimitées de l'escarpement et les cultures intensives entrecoupées de jachères forestières dégradées des piémonts se reflète dans les structures sociales. Ainsi, chez les Zafimaniry, qui vivent en petits groupes dans la forêt, il n'y a pas de grande différence de richesse entre une famille et l'autre. L'accès à la terre est facile, et la principale contrainte est le manque de main-d'œuvre pour défricher la forêt et cultiver la terre (Bloch, 1975).

Il n'en est pas de même dans les piémonts. Par exemple, à Vavatenina, où la densité démographique est plus élevée, où de vastes plantations permanentes produisent pour l'exportation, où il ne reste plus guère de forêt primaire et où la jachère a été considérablement raccourcie, l'accès à la terre constitue une contrainte majeure. Contrairement à ce qui se passe dans la forêt, la propriété foncière et l'héritage sont des thèmes de conversation courants. Chacun fait tout pour établir ses droits à la terre, soit en la défrichant (ce qui donne un droit d'usage temporaire), soit en y plantant des cultures permanentes, telles que le caféier ou le giroflier (ce qui donne des droits à plus long terme), soit en obtenant de l'administration locale un titre de propriété formel, mais cet enregistrement est une procédure longue et compliquée qui peut prendre jusqu'à 15 ans et devant laquelle les petits paysans sont vaincus d'avance. De vastes superficies ont ainsi été privatisées, généralement pour des plantations. Certaines terres privées restent en friche, et les petits paysans n'ont pas de droit d'usage (SECMO, 1980). Dans au moins un cas, à Marolafa, près de Beforona, une tentative d'améliorer la riziculture irriguée et de réduire la pratique du tavy a échoué à cause de problèmes fonciers (Benoit de Coignac et al., 1973; Oxby, 1983a).

Les terres n'ont pas toutes la même valeur, et la terre irrigable est particulièrement recherchée. Ceux qui y sont établis et qui réussissent à en obtenir le titre de propriété sont très avantagés et le sont de plus en plus à mesure que la population, et donc la faim de terre, augmente. Les paysans dont les terres ne sont pas assez fertiles sont parfois obligés de louer leurs bras à de gros propriétaires pendant une partie de l'année pour nourrir leur famille. Ce travail salarié étant considéré comme déshonorant, ils sont obligés pour cela de s'éloigner de leur village. Les gros propriétaires donnent à bail une partie de leur terre, et une classe de cultivateurs sans terre apparaît. Pour eux, comme pour les ouvriers agricoles, il peut être tentant d'émigrer vers la forêt pour y cultiver du riz pluvial. Quand on compare la riziculture pluviale à la riziculture irriguée, le critère n'est pas le rendement à l'hectare mais la quantité de riz qui reste au métayer, ou celle que peut acheter l'ouvrier agricole (à condition qu'il y ait du riz sur le marché).

Administration. Parmi les obstacles qui freinent l'intensification de l'agriculture, on ne saurait passer sous silence les relations politiques entre les paysans de la montagne et ceux qu'ils désignent collectivement par le terme vazaha lies gens d'ailleurs): représentants de l'administration centrale, des entreprises privées, des investisseurs étrangers et des agences d'aide internationale.

Malgré la difficulté des communications en forêt (les déplacements s'y font principalement à pied), tous les villages ont un minimum de productions de rente, paient des impôts et participent à l'économie nationale. Cette situation est l'aboutissement d'une évolution sociale séculaire. La France a colonisé l'île de Madagascar en 1895 et imposé son administration sur la côte orientale et dans d'autres régions au début du 20e siècle. Un siècle plus tôt, les forêts de la côte orientale avaient été conquises par le royaume Merina du plateau central. Auparavant, au 17e et au 18e siècle, les comptoirs arabes, hollandais, français et anglais de la côte est avaient exercé leur influence. Les produits de la forêt - bois, rafia, caoutchouc, cire d'abeille, or et autres minerais - étaient très recherchés, et les pistes forestières constituaient la principale voie de communication commerciale entre les colons de la côte et la civilisation du plateau. Les villages forestiers étaient un réservoir de main-d'œuvre pour l'exploitation de la forêt et le transport des marchandises.

Au cours du 19e et du 20e siècle, la domination des vazaha s'est affirmée dans la région de la côte est. Cette domination a pris des formes diverses: perception de l'impôt, tentative d'interdire le défrichement de la forêt pour la riziculture et de contrôler l'agriculture, dissuasion du tavy et encouragement des plantations permanentes produisant pour l'exportation.

Le code de la reine Ranavalona II, qui date de 1881, est un exemple d'interdiction du défrichement:

On ne peut défricher la forêt par le feu dans le but d'y établir des champs de riz, de maïs ou de toute autre culture; les parties antérieurement défrichées et brûlées, seules, peuvent être cultivées. Si des personnes opèrent de nouveaux défrichements par le feu ou étendent ceux déjà existants, elles seront mises aux fers pendant cinq ans. (Cité par Uhart, 1962).

RIZ PLUVIAL A MADAGASCAR un danger pour forêt?

Plus tard, sous l'administration coloniale, le défrichement pour le tavy n'était généralement autorisé qu'après paiement de l'impôt (Althabe, 1969); des sanctions étaient prévues pour le défrichement illégal: amende ou obligation de replanter (Ratovoson, 1979). Le caractère punitif du travail de plantation n'est pas oublié aujourd'hui, et quand on demande aux paysans de planter des arbres, leur réaction est souvent de demander: «Qu'est-ce que j'ai fait de mal?» Cependant, alors que la superficie des défrichements autorisés avait régulièrement diminué entre 1960 et 1969, elle a ensuite presque doublé, atteignant 193500 ha en 1975 (Ramamonjisoa, 1983).

Les administrations centrales ont toujours beaucoup de mal à gouverner les populations des forêts, de même que les montagnards. En raison de la faible densité démographique et de la difficulté des communications, les communautés conservent une grande autonomie, d'autant plus que les autorités ignorent souvent les réalités locales. La côte est de Madagascar étant à la fois montagneuse et boisée, il ne faut pas s'étonner qu'elle ait une forte tradition de résistance.

L'administration coloniale a toutefois imposé en 1935-1940 une discipline rigoureuse: chaque chef de famille était obligé de planter une certaine quantité de cultures de rente permanentes (caféiers ou girofliers) sous le contrôle des administrateurs locaux. A la même époque, de nombreuses concessions ont été accordées à des colons qui ont établi des plantations. Dans l'atmosphère politique troublée des nombreuses campagnes électorales qui se sont succédé après 1945, des groupes de plusieurs centaines d'hommes armés ont attaqué en 1947 les villes et les casernes du centre de la région de la côte est, donnant naissance à une rébellion qui s'est étendue à d'autres parties de Madagascar. En 1948, cette rébellion a été noyée dans le sang. Vint ensuite une période de répression et de discipline encore plus dure sous forme de travaux forcés pour la construction de routes et de bâtiments. L'interdiction de couper la forêt vierge a été appliquée avec une énergie renouvelée, et des sanctions ont été appliquées aux contrevenants.

DES TAVYSTES D'ANDASIBE à l'arrière-plan, la forêt vierge

De telles expériences ne s'oublient pas facilement. Althabe (1969) décrit une société de la côte est qui est littéralement coupée en deux. D'un côté, la façade montrée aux étrangers: le «village du bord de la route» (maisons permanentes, potagers et vergers permanents, rizières permanentes, cultures permanentes). Ce qu'on ne leur montre pas, et qu'on cherche même à cacher, ce sont les rizières établies à une certaine distance, dans la montagne, au milieu de la forêt, les huttes provisoires qui y sont construites chaque année, les fêtes et les cérémonies associées à la riziculture qui y sont célébrées, les troupeaux de bœufs vivant dans la montagne et qui fournissent les animaux sacrifiés au cours de ces cérémonies. Althabe observe un contraste net et symbolique entre les vêtements européens que l'on porte dans le «village du bord de la route» - dans les rizières irriguées et les plantations, ou au marché - et les habits traditionnels en fibres grossières portés dans le tavy. Il signale également un culte spirite nouveau, qui ne relève d'aucune tradition ancestrale et qui accentue encore ce contraste.

Tout cela explique la résistance des paysans à l'égard des pouvoirs centraux qui se sont succédé. Il faut dépasser l'optique purement économique si l'on veut comprendre pourquoi les paysans continuent à produire du riz pluvial. Le tavy s'accompagne d'une philosophie et d'un mode de vie: les paysans puissent d'une relative liberté, qui contraste nettement avec la réglementation et les contrôles auxquels sont sujettes la riziculture irriguée et les cultures de plantation.

Il faut dépasser l'optique purement économique si l'on veut comprendre pourquoi les paysans continuent à produire du riz pluvial.

Conclusion

Il n'y a donc pas de réponse univoque à la question simple que nous posions au début de cette étude: pourquoi les paysans n'adoptent-ils pas un système de riziculture plus productif? En réalité, ils se convertissent graduellement à la riziculture pluviale, mais ils se heurtent à de graves contraintes. En bien des endroits, il y a très peu de terres qui se prêtent à l'irrigation par des méthodes accessibles aux petits paysans, et la possibilité d'accès à ces terres est très inégale au sein de chaque communauté. Ceux qui en sont exclus doivent travailler pour un propriétaire auquel ils sont obligés de céder une partie de leur production, ou bien aller s'installer en forêt pour conserver leur autonomie. Ou bien encore, ils peuvent associer les deux types de riziculture. Les tavystes de la forêt sont peut-être isolés, privés de services, éloignés des marchés, contraints de travailler plus dur, mais au moins jouissent-ils de plus de liberté et d'indépendance. C'est ce qui explique leur répugnance à accepter les nouvelles techniques et la société hiérarchisée qu'elles supposent, surtout quand ils ne peuvent être que locataires ou ouvriers agricoles.

Et demain, quand il n'y aura plus de forêt? La superficie défrichée chaque année peut sembler énorme, mais les forêts qui demeurent dans les montagnes de la côte est sont elles aussi énormes, comme en conviendra quiconque a voyagé dans cette région. La politique du pouvoir central a certainement paru contradictoire aux paysans de la forêt, surtout à l'époque coloniale: on leur interdisait de défricher pour produire de quoi se nourrir, tout en les encourageant à couper la forêt pour faire de la place aux cultures d'exportation et aux plantations forestières. Si un colon venu d'ailleurs a le droit de détruire la forêt pour planter du café, pourquoi le paysan n'a-t-il pas le droit, lui, de défricher pour produire le riz dont il a besoin?

Quelle conclusion peut-on dégager de notre analyse pour les plans de développement de la région? Diverses améliorations peuvent être suggérées. Par exemple, il faudrait des levés topographiques détaillés pour indiquer dans quelles zones une injection de capitaux dépassant les moyens des paysans locaux permettrait une culture plus intensive. Il faudra contrôler de près l'innovation technologique pour que les bénéfices en aillent aux paysans pauvres qui, autrement, continueront à vivre du tavy, et non pas aux gros exploitants qui, de toute façon, ne pratiquent pas le tavy. Dans les zones où il n'y a pas de terre irrigable et dans celles qui ne sont pas encore équipées, il est impensable d'empêcher les paysans de défricher pour produire de quoi se nourrir. Dans ces conditions, il faudrait plutôt chercher à améliorer la productivité de la riziculture de coteau, par exemple au moyen de techniques agroforestières. Les rapports entre les pouvoirs locaux et les paysans devraient être aussi égalitaires que possible pour que la connaissance technique traditionnelle soit appréciée et valorisée.

Là où il existe déjà une riziculture irriguée, il faudrait encourager les paysans à utiliser les bœufs pour le trait et à produire une deuxième récolte. En outre, comme d'autres cultures sont souvent associées au riz dans la riziculture pluviale, ce qui lui donne un certain avantage sur la riziculture irriguée, on pourrait encourager la production, sur les ados, de diverses cultures vivrières, telles que le manioc et la patate douce (Trinh Ton That, communication personnelle). Il faut toutefois veiller à ce que les besoins de main-d'œuvre pour ces nouvelles activités soient compatibles avec les autres tâches agricoles. Dans le passé, ce facteur a souvent été négligé par les planificateurs, non sans entraîner de graves conséquences (Le Bourdiec, 1974).

Quand on étudie le déboisement, il ne faut pas se contenter de compter les arbres coupés et de savoir qui les coupe. Il faut aussi se demander pourquoi on les coupe et quelles autres solutions sont possibles. Il faut reconnaître que les agents directs du déboisement, ceux qui coupent les arbres, ne le font pas toujours de gaieté de cœur; ils sont parfois obligés de le faire pour survivre.

Références

ALTHABE, G. 1969, Oppression et libération dans l'imagination. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar. Paris, Maspéro.

BENOIT DE COIGNAC, G. 1973, et al. Essai d'aménagement des terres dans la zone forestière de l'est de Madagascar. Bois et forêts des tropiques, 152.

BLOCH, M. 1975, Property and the end of affinity. Dans M. Bloch, ed. Marxist analyses an a social anthropology. Londres, Malaby Press.

CHABROLIN, R. 1965, La riziculture de tavy à Madagascar. Agronomie tropicale, 20.

DANDOY, G. 1973, Terroirs et économies villageoises de la région de Vavatenina (côte orientale malgache). Dans Atlas des structures agraires à Madagascar, 1. Paris, ORSTOM.

FAO. 1981, Projet d'évaluation des ressources forestières tropicales. Les ressources forestières de l'Afrique tropicale. 1re partie: synthèse régionale. 2e partie: études par pays. Rome, FAO.

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