Lévaluation économique est un moyen de mesurer et de comparer les différents avantages des ressources halieutiques et de leurs écosystèmes, et peut constituer un instrument puissant au service dune meilleure gestion et dune utilisation plus rationnelle des ressources. Elle a pour but dattribuer des valeurs quantitatives aux biens et aux services fournis par les ressources de lenvironnement, en présence ou en labsence dun prix de marché. La valeur économique de toute marchandise ou service se mesure généralement en termes de ce que les utilisateurs des ressources ou la société en général sont disposés à payer pour le bien, moins ce quil en a coûté pour le produire. Lorsque la ressource existe simplement dans lenvironnement et fournit gratuitement des produits et des services, seul le fait que nous soyons disposés à payer témoigne de la valeur des ressources fournissant ces biens, quun paiement intervienne effectivement ou non. Beaucoup de ressources de lenvironnement sont complexes et multifonctionnelles, et il est nest pas facile de voir comment les myriades de marchandises et de services quelles fournissent affectent la situation matérielle de lhomme. Lévaluation économique donne des outils qui aideront à prendre des décisions difficiles à cet égard.
La perte de ressources de lenvironnement est un problème économique parce que des valeurs importantes disparaissent, parfois irréversiblement, lorsque ces ressources sont dégradées ou perdues. Tout les choix quil est possible de faire pour ces ressources - les laisser dans leur état naturel, les laisser se dégrader ou les convertir à un autre usage, ont des conséquences en termes de valeur acquise ou perdue. Le choix de lutilisation quil convient de faire dune ressource donnée, et, en fin de compte, de décider que le rythme actuel de perte de ressources est «excessif», ne peut être fait que si les gains ou les pertes sont correctement analysés et évalués. Il faut pour cela étudier soigneusement la valeur acquise ou perdue dans chaque scénario dutilisation des ressources.
Actuellement, la plupart des pays névaluent pas de manière habituelle les ressources halieutiques. Bien que des analyses économiques soient effectuées de plus en plus souvent pour éclairer des décisions de gestion en matière de pêche, surtout lorsquil sagit de déterminer la taille optimale des flottes ou de leffort de pêche, elles ne sont pas réalisées avec lintention destimer la valeur in situ des ressources, bien que lon sache quelles pourraient aisément servir de base pour le faire. Lanalyse bio-économique repose principalement sur des modèles spécifiques ou multispécifiques ne comportant que les interactions technologiques (par exemple un type dengin exploitant un assemblage despèces différentes)[15]. La construction de modèles multispécifiques véritables, cest-à-dire qui intègrent les interactions biologiques, sest révélée extrêmement complexe, exigeant énormément de données, mais a permis dobtenir des résultats intéressants, surtout lorsque les interactions entre quelques espèces dominantes sont déterminantes pour les décisions de gestion halieutique [16]. Les méthodes dévaluation à base géographique (qui se pratiquent communément pour estimer la valeur des mangroves, par exemple) sont indiquées pour lévaluation dautres ressources à usages multiples telles que les récifs coralliens, qui fournissent souvent une multitude de produits et de services spécifiques dont le poisson, les médicaments, les sites de plongée (cest-à-dire des valeurs esthétiques) pour le tourisme, la protection du littoral et la biodiversité.
Dans la plupart des cas, pour évaluer les ressources, lapproche écosystémique devrait recourir à une palette de méthodes dévaluation comprenant des analyses bio-économiques monospécifiques et plurispécifiques, une évaluation à base géographique et une modélisation de lensemble de lécosystème[17]. Toutefois, ces méthodes servent généralement à estimer la valeur dusage direct, et non dusage indirect ou de non usage.
Les plus grandes difficultés auxquelles se heurte lévaluation des ressources ou des écosystèmes viennent de ce quil faut évaluer, dune part, les changements dabondance, despèces ou de composition par taille des ressources halieutiques en même temps que les altérations de leurs habitats, et, dautre part, les valeurs de non utilisation exprimées dans les notions de «valeur doption» et de «valeur dexistence». La notion de valeur économique totale fournit un cadre pour évaluer tous les paramètres des ressources naturelles et environnementales, et lon saccorde de plus en plus à la reconnaître comme la plus appropriée. Pour procéder à une évaluation économique complète, il faut distinguer les valeurs dusage et les valeurs de non usage. Ces dernières représentent la valeur actuelle ou future (potentielle) liée à une ressource en fonction uniquement de sa permanence, indépendamment de son utilisation. Généralement, les valeurs dusage comportent une forme dinteraction de lhomme avec la ressource, à la différence des valeurs de non usage. Cette distinction est parfois difficile à déceler. Lorsque, par exemple, des individus de petite taille de lespèce ciblée sont rejetés pour ne retenir que les meilleurs individus, ces poissons, qui ne sont pas utilisés directement pour améliorer la situation matérielle de lhomme, nen représentent pas moins une utilisation des ressources halieutiques. La valeur dusage des poissons rejetés est le manque à gagner dû à la capture du poisson avant quil ait atteint lâge de reproduction et sa taille optimale pour la commercialisation (voir le tableau).
TABLEAU
Classification de la valeur économique
totale des terres humides
Valeurs dusage |
Valeurs de non usage |
||
Usage direct |
Usage indirect |
Option et quasi-option |
Existence |
Poisson Agriculture Combustible/bois Loisirs Transports Faune sauvage Récolte Tourbe, énergie |
Rétention de nutriments Maîtrise des inondations Protection contre les tempêtes Recharge des nappes phréatiques Soutien externe de lécosystème Stabilisation micro-climatique Stabilisation des rivages, etc. |
Usages futurs potentiels (directs et indirects) Valeur future dinformation |
Biodiversité Culture, patrimoine Valeur de legs |
Source: E.B. Barbier, M. Acreman and D. Knowler, Economic valuation of wetlands: A guide for policy makers and planners, Gland, Suisse, Ramsar Convention Bureau, 1997.
Les valeurs dusage sont regroupées en valeurs dusage direct et valeurs dusage indirect. Les premières concernent les usages qui nous sont les plus familiers: capture du poisson ou abattage de bois de feu dans les mangroves. Les usages directs pourraient porter à la fois sur des activités commerciales et non commerciales, dont certaines peuvent être importantes pour la subsistance des populations locales de pays en voie de développement ou pour les loisirs dans les pays développés. Les usages commerciaux peuvent être importants à la fois pour le marché intérieur et pour les marchés internationaux. En général, la valeur des produits commercialisés est plus facile à mesurer que celle des usages directs non commerciaux et des produits destinés à assurer la subsistance. Les responsables omettent souvent de tenir compte soit des usages de produits non commercialisés pour la subsistance, soit des usages informels des ressources halieutiques et de leurs habitats (tels que les mangroves) dans leurs décisions daménagement.
En revanche, en raison de leurs diverses fonctions écologiques régulatrices, des habitats de poissons tels que les récifs coralliens et les mangroves peuvent avoir des valeurs dusage indirect importantes, du fait quils favorisent ou protègent des activités économiques ayant des valeurs directement mesurables. La valeur dusage indirect dune fonction écologique est liée à la modification induite dans la valeur de production ou de consommation de lactivité ou du bien quelle favorise ou quelle protège. Toutefois, cette contribution nétant pas commercialisée, elle nest pas rémunérée financièrement et nest quindirectement liée aux activités économiques. Ces valeurs dusage indirect sont difficiles à quantifier et sont souvent ignorées dans les décisions de gestion. Elles ne sont dailleurs généralement pas incluses dans les modèles danalyse bio-économique et économico-écologique actuellement appliqués aux pêches et à leurs écosystèmes.
Pour prendre un exemple, les fonctions de protection contre les tempêtes et de stabilisation des rivages quont les mangroves et dautres types de terrains humides peuvent représenter une valeur dusage indirect en réduisant la pauvreté; or ces systèmes humides côtiers ou fluviaux sont souvent drainés pour ajouter encore à limmobilier de front de mer. Les mangroves sont connues pour être des frayères et des aires de croissance pour les crevettes et le poisson essentielles pour la pêche côtière et en mer; or ces habitats importants sont maintenant transformés pour divers autres usages parmi lesquels la construction résidentielle, laménagement industriel et laquaculture côtière de crevettes. Les plaines inondables naturelles peuvent offrir de manière saisonnière un habitat riche en poissons, une source dalimentation des nappes phréatiques utilisable pour lagriculture, du pâturage pour lélevage et des utilisations domestiques, voire industrielles. Pourtant, elles sont menacées par des barrages qui détournent leau pour lirrigation et lapprovisionnement en eau de régions en amont.
La valeur doption est une catégorie particulière de valeur qui se présente lorsquune personne ou la société nest pas sure de la demande future dune ressource ou de sa disponibilité à lavenir. Dans la plupart des cas, lapproche préférée pour intégrer les valeurs doption dans lanalyse consiste à déterminer la différence entre lévaluation ex ante et ex post. Si une personne est dans lincertitude quant à la valeur future dun écosystème, mais pense quelle peut être élevée ou que lexploitation et la conversion présentes peuvent être irréversibles, il peut y avoir une valeur de quasioption dans le fait de reporter les activités daménagement. La valeur de quasi-option est simplement la valeur attendue de linformation découlant du fait de retarder lexploitation et la conversion de lécosystème. De nombreux économistes pensent que la valeur de quasi-option nest pas une composante à part de lavantage, mais quelle demande de lanalyste quil comptabilise correctement les conséquences du fait dobtenir des informations supplémentaires.
Par contraste, il est des personnes qui, sans utiliser actuellement les biens et services dun écosystème, souhaitent quils soient préservés pour eux-mêmes. Cette valeur «intrinsèque» est souvent appelée valeur dexistence. Cest une forme de valeur de non usage quil est extrêmement difficile de mesurer parce quelle doit faire lobjet dune évaluation subjective par des personnes sans aucun rapport avec leur propre usage ou celui dautrui, présent ou futur. Une sous-rubrique importante des valeurs de non usage ou de conservation est la valeur de legs qui vient de ce que les personnes placent une haute valeur dans la conservation des écosystèmes pour permettre leur utilisation par les générations futures. Les valeurs de legs peuvent être particulièrement importantes dans les populations locales qui exploitent actuellement un écosystème lorsquelles voudraient que lécosystème et le mode de vie qui laccompagne soient transmis à leurs héritiers et aux générations futures. Bien quil existe peu détudes sur les valeurs de non usage associées à certains écosystèmes, les campagnes menées par les écologistes européens et nord-américains pour lever des fonds destinés à permettre la préservation des zones humides tropicales donnent une idée des ordres de grandeur en jeu[18].
Lévaluation nest quune parmi dautres mesures susceptibles daméliorer la gestion des écosystèmes. Parallèlement, les responsables doivent tenir compte de nombreux intérêts en compétition lorsquil doivent décider de la manière dutiliser au mieux les écosystèmes. Lévaluation économique peut contribuer à éclairer les décisions de gestion, mais seulement si ceux qui prennent les décisions sont conscients des objectifs densemble et des limites de lévaluation.
Le principal objectif de lévaluation est généralement dindiquer lefficacité économique globale des différents usages concurrents des ressources naturelles et de leurs écosystèmes. Lidée sous-jacente est que les ressources halieutiques et leurs écosystèmes devraient être affectés à des usages produisant globalement un gain net pour la société, qui se mesure par lévaluation des avantages économiques de chaque usage diminués des coûts. Savoir qui est en fait gagnant ou perdant dans un usage donné ne fait pas en soi partie des critères defficacité. Ainsi, lutilisation dun écosystème montrant un avantage substantiel net serait réputée hautement désirable en termes defficacité, bien que les principaux bénéficiaires puissent ne pas être ceux qui supportent la charge des coûts liés à cette utilisation. Si tel est le cas, cet usage particulier peut être efficace, mais il peut aussi avoir des conséquences négatives importantes en termes de répartition. Cest pourquoi il importe souvent détudier les politiques de gestion non seulement en termes defficacité mais aussi de problèmes de répartition quelles risquent dentraîner.
Le manque dinformation sur les processus écologiques importants qui sont à la base des différentes valeurs produites par le système constitue une des grandes difficultés de lévaluation des systèmes environnementaux complexes. En labsence de ces informations, comme cest souvent le cas pour des valeurs environnementales non marchandes pouvant paraître importantes, cest aux analystes quil appartient de donner une estimation réaliste de leur aptitude à évaluer les avantages clés de lenvironnement. De même, les responsables doivent prendre conscience du fait quen de telles circonstances lévaluation nest pas censée fournir des estimations réalistes de valeurs environnementales non marchandes, tout au moins sans que lon ait pour cela investi du temps et des moyens pour poursuivre la recherche scientifique et économique.
Enfin, lévaluation économique a à voir avec la répartition des ressources naturelles pour améliorer la situation matérielle des hommes. Par conséquent, les divers avantages environnementaux des ressources halieutiques et de leurs écosystèmes se mesurent à leur contribution à la fourniture de biens et de services ayant une valeur pour lhumanité. Cependant, certains membres de la société peuvent faire valoir que certains écosystèmes et les ressources biologiques quils contiennent peuvent avoir en eux-mêmes une valeur supplémentaire prééminente allant au-delà de ce quelles peuvent donner à lhomme pour satisfaire ses préférences ou ses besoins. Vue sous cet angle, la préservation de certaines ressources marines pourrait relever de valeurs morales plutôt que dune répartition efficace ou même juste.
[14] Sauf indication
contraire, le contenu de cette annexe est adapté de: E.B. Barbier, M.
Acreman and D. Knowler, Economic valuation of wetlands: A guide for policy
makers and planners, Gland, Suisse, Ramsar Convention Bureau, 1997. [15] On en trouve dexcellentes analyses dans R. Hannesson, Bio-economic analysis of fisheries, publié avec laccord de la FAO par Fishing News Books, 1993; et dans J.C.Seijo, O. Defeo et S. Sala, Fisheries bioeconomics - Theory, modelling and management, FAO, Documents techniques sur la pêche, n° 368, FAO, Rome, 1998. [16] Voir, par exemple, O. Flauten, The economics of multispecies harvesting: Theory and application to the Barents Sea Fisheries, Berlin, Springer-Verlag, 1988. [17] Comme exemple de modèle de lensemble dun écosystème, voir Ecopath et Ecosim (http://www.ecopath.org). [18] En voici un exemple: il y a plusieurs années, au Royaume-Uni, la Royal Society for the protection of Birds (société pour la protection des oiseaux) a recueilli £500 000 (soit 800 000 dollars EU) à la suite dune campagne unique de publipostage appelant à sauver les zones humides dHadejia-Nguru, dans le nord du Nigéria, en Afrique de lOuest. |