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Conclusion

Question majeure

Deux réunions internationales ont attiré récemment l'attention, l'une à Rome sur l'alimentation, l'autre à New York, sur la santé et la mortalité des pays du monde.

Au Sommet Mondial de l'Alimentation organisé par la FAO à Rome en novembre 1996, les chefs d'État et de gouvernement présents ont été avisés que 1 habitant dans le monde sur 5 souffre encore de sous-alimentation chronique et que 200 millions d'enfants de moins de 5 ans sont atteints de malnutrition et de carences alimentaires.

À la Commission de la Population et du Développement, lors du débat sur « Santé et mortalité» organisé par les Nations unies en février 1998 à New York, les délégations nationales ont pu constater que, malgré la persistance de ce fort déficit alimentaire de certains pays du monde, les efforts déployés pour promouvoir la santé de la population et stimuler le développement économique et social semblaient avoir porté leurs fruits, avec des progrès sans précédent de l'espérance de vie à la naissance, en particulier en Asie.

On regrette cependant le manque total d'information sur les catégories de population qui ont le plus bénéficié de ces progrès, ou sur celles qui n'ont pas profité de cette promotion mondiale de la santé. De plus, la Commission ne nous éclaire pas sur les relations qui lient la sous-alimentation et la mortalité, ou l'alimentation et la santé, ces deux conditions fondamentales de la vie des peuples sur la terre. En tout état de cause, il serait surprenant que la santé puisse être notablement améliorée parmi cette population, très exposée aux risques d'infections en tous genres, que forment les personnes soumises à une sous-alimentation chronique.

Pour mieux comprendre la situation de l'alimentation, il faut se rappeler que la majorité de la population du monde est encore agricole; qu'elle a, pour le plus grand nombre, un objectif principal, celui de produire sa subsistance; que, faute de pouvoir acheter des vivres, elle doit les produire. Il en va d'ailleurs de même à l'échelle nationale : faute de pouvoir importer des céréales, les appareils nationaux de production agricole de bon nombre de pays doivent répondre, eux-mêmes, aux besoins de la population [23]. D'autre part, la population sous-alimentée appartient en majorité à cette population de plus d'un milliard de personnes qui vivent aujourd'hui avec moins de 1 dollar par jour et qui, faute d'infrastructures et de produits nécessaires à l'agriculture adaptés, effectue les tâches quotidiennes de production agricole dans des conditions de basse productivité du travail, des terres et de l'eau et selon des modalités le plus généralement peu respectueuses de la préservation des ressources. N'oublions pas enfin que ces populations déshéritées sont aussi les plus fécondes.

Ainsi l'équation qui lie la dynamique des populations, la santé, la sécurité alimentaire et l'état des ressources naturelles est-elle encore aujourd'hui la clé de l'évolution économique, politique et sociale d'une grande partie du monde.

C'est dans ces conditions qu'a été préparé cet ouvrage, rédigé à partir d'un rapport technique effectué à la demande de la FAO dans le cadre de la préparation du Sommet Mondial de l'Alimentation [42]. Nous avons voulu donner des informations indispensables pour répondre à l'une des grandes questions à l'ordre du jour en cette fin de XXe siècle : comment est-il envisageable, non seulement d'éradiquer la sous-alimentation chronique et la malnutrition qualitative actuelle, mais aussi de nourrir les quelque 4 milliards d'individus supplémentaires projetés par les Nations unies d'ici à 2050 ?

Actualité et perspectives annoncées

Ces constats interviennent après plusieurs décennies de nette amélioration globale de la situation alimentaire du monde, en dépit d'un fort accroissement de sa population. Mais, alors que les populations qui ont un régime alimentaire à base de riz ont amélioré sensiblement leur taux de couverture, celles qui tirent la plupart de leur énergie alimentaire de racines ou de tubercules (manioc, igname, taro) n'ont pas tout à fait maintenu l'équilibre. Ainsi la situation alimentaire de ces peuples, en majorité africains, est-elle devenue déficitaire depuis 1970. Elle continue même de se dégrader, dans certains pays.

Cette amélioration de la situation alimentaire du monde a probablement contribué à l'amélioration de la santé de la population, à l'augmentation des probabilités de survie à tout âge et, ce faisant, à l'augmentation de l'espérance de vie à la naissance de la population du monde. Celle-ci dépasse maintenant 65 ans. À l'échelle des nations, elle peut être supérieure à 75 ans, mais elle peut aussi être inférieure à 45 ans, et même à 35.

Mais, avec une espérance de vie qui varie au moins du simple au double, peut-être du simple au triple; avec une mortalité infantile qui varie du simple au décuple entre les ensembles de nations les plus et les moins développées, beaucoup plus encore d'un pays à l'autre; avec une mortalité maternelle qui se maintient et affecte de façon très inégalitaire les populations ; avec de probables réductions de l'espérance de vie en Afrique subsaharienne, en partie du fait de l'épidémie de sida et de la réémergence de certains pathogènes, c'est sur un constat de grande inégalité devant la mort que s'achève ce deuxième millénaire.

Quelles sont maintenant les perspectives alimentaires du monde ? D'après une étude purement économique de la FAO [2], la sous-alimentation devrait régresser sensiblement en Asie de l'Est, passant de 258 millions de personnes en 1988–90 à moins de 80 millions en 2010, plus lentement en Asie du Sud, passant de 265 à moins de 200 millions de personnes durant la même période. Mais cette baisse serait en grande partie compensée par une forte hausse de la sous-alimentation en Afrique subsaharienne (175 millions de personnes en 1988–90, près de 300 millions en 2010). Ainsi le transfert continental de la sous-alimentation du monde maintiendrait-il probablement celle-ci à un haut niveau global durant la prochaine décennie.

Quelles sont les perspectives en matière de santé ? D'après les démographes responsables des projections de population de la Division de la Population des Nations unies à New York, on peut s'attendre à une augmentation générale de l'espérance de vie de la population du monde de plus d'un an tous les cinq ans jusqu'en 2040. L'augmentation de l'espérance de vie serait plus rapide pour l'Afrique, puisqu'elle atteindrait 2,2 ans tous les cinq ans de 1995–2000 à 2025–2030, soit une augmentation supérieure à celle constatée pour l'Amérique latine de 1955–60 à 1985–90 ; ce qui laisse supposer que le développement économique et social de l'Afrique implicitement prévu à New York permettra de compenser la stagnation, ou même la dégradation de la situation alimentaire crainte, à Rome, par la FAO.

Comment ces résultats peuvent-ils être compatibles ? En fait, il y a peu de raisons pour que les deux institutions donnent des résultats cohérents. Les perspectives démographiques sont établies sans qu'il soit possible de prendre en compte l'évolution économique, tant les périodes couvertes sont longues; et les perspectives des économistes ne peuvent prendre en compte l'évolution démographique car celle-ci ne constitue pas, à leurs yeux, un estimateur de l'évolution de la demande solvable.

L'observateur non averti pourrait donc conclure à un défaut de cohérence entre les travaux des différentes instances des Nations unies alors qu'il s'agit de regards différents sur une réalité complexe. En fait il faut rapprocher ces perspectives d'autres résultats, provenant cette fois-ci du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), selon lesquels l'éradication de l'extrême pauvreté coûterait 80 milliards par an pendant dix ans (0,2 % du revenu mondial), soit l'équivalent du patrimoine des sept personnes les plus riches du monde1. Ainsi rapporté à la richesse des nations, le coût de l'éradication de la pauvreté, a fortiori celui de l'élimination de la sous-alimentation, apparaît négligeable. La collectivité des nations du monde pourrait y pourvoir sans trop de difficultés si la nécessité stratégique, politique, économique, ou plus simplement humanitaire s'en faisait sentir.

On comprend mieux, dans ces conditions, la décision prise par les chefs des États membres de la FAO dans leur « Déclaration sur la sécurité alimentaire mondiale » : ceux-ci ont en effet pris l'engagement de « réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d'ici à 2015 au plus tard ». La modestie de cet engagement reste cependant à expliquer.

Les besoins alimentaires en 2050

De 1995 à 2050, les pays en développement auront presque doublé leur population. Selon l'hypothèse moyenne des Nations unies, la croissance des besoins en énergie d'origine végétale entre 1995 et 2050 aura largement dépassé l'accroissement de la population dans les pays en développement; cela pour les quatre raisons suivantes2:

Cette vision planétaire dissimule de très grandes différences. Les besoins en énergie d'origine végétale devront être doublés en Amérique latine, largement plus que doublés en Asie, et quintuplés en Afrique.

Les besoins énergétiques devraient augmenter plus rapidement encore parmi les pays les moins développés ; ainsi les besoins seraient multipliés par 7 chez les populations dont l'alimentation est constituée de racines et de tubercules.

1 « Rapport mondial sur le développement humain en 1997 », PNUD, Economica, 1997. Cité par Libération, 13 juin 1997.

2 Voir la méthode et les hypothèses du calcul des besoins en 2050 dans le document technique no 4, « Besoins alimentaires et croissance démographique », préparé pour le Sommet Mondial de l'Alimentation de 1996 [42].

En moyenne, en l'absence d'importations de vivres [22] [23], ces pays - principalement africains - devront peut-être solliciter leurs ressources naturelles 7 fois plus en 2050 qu'en 1995.

C'est même probablement au moins vers un décuplement que l'on s'oriente pour près de 17 pays (Éthiopie, Mozambique, République démocratique du Congo -ex-Zaïre -, Libéria, Burundi, Malawi, Angola, Rwanda, Sierra Leone, Niger, Ghana, Tchad, Nigéria, Congo, Haïti, Côte d'Ivoire, Zambie) dont les disponibilités alimentaires ne dépassent pas 2 100 calories par jour (les disponibilités du Niger et du Nigéria sont entre 2 100 et 2 300 calories). Ceci correspond à des croissances moyennes annuelles supérieures à 4,3% (5,3% pour une multiplication par 15), qui dépassent les résultats de la révolution verte en Asie de l'Est, entre 1975 et 1990.

L'accroissement de la population sera la cause essentielle de l'augmentation des besoins de ces pays qui souffrent d'ores et déjà de lourds déficits en énergie alimentaire, appelant dans l'immédiat une augmentation de 40 à 80 % de leurs disponibilités. Les rations alimentaires de leurs populations sont gravement carencées en acides aminés, en vitamines, etc. Si l'on adopte pour minimum de diversité de régime le niveau moyen constaté pour l'ensemble du monde en 1990, soit le régime du Mexique en 1988–90, la correction des déficits devrait conduire à des augmentations de l'énergie d'origine végétale de 80 à 155 %.

Piège malthusien

Comment expliquer de telles croissances de besoins ? II faut voir là une conjugaison de deux ensembles de facteurs.

Ces pays connaîtront, encore longtemps, de fortes croissances de leur population : là où le déclenchement de la transition démographique est déjà intervenu et où la baisse de la fécondité est en cours, le nombre des femmes en âge de procréer continue à augmenter encore rapidement, assurant une croissance démographique soutenue. En outre, du fait de la baisse de la fécondité, ces pays connaîtront un vieillissement de leur répartition par âge qui, là encore, générera des augmentations de besoins du fait de la diminution de la proportion des populations aux âges les plus jeunes.

D'autre part, les pays concernés ont à rattraper de graves retards, à corriger des apports encore insuffisants en produits de base qui donnent l'énergie, mais aussi de fortes carences en éléments indispensables, acides aminés, vitamines et autres nutriments.

Ces quatre facteurs agissent ensemble, et à leur plus haut niveau d'intensité, dans certains de ces 17 pays. Ainsi l'Éthiopie occupe une place remarquable sur chacun de ces registres ; en particulier elle est en tête de liste pour les effets des changements de structures de population, et pour les effets du complètement de l'énergie alimentaire. Elle détient le record de croissance des besoins entre 1995 et 2050, avec une multiplication par 15 de ses prélèvements.

Dans le cas des déficits et carences dont ces populations font l'expérience il s'agit de manifestations d'un sous-développement social et économique ancien, souvent aggravé d'une déstabilisation des institutions, d'une dégradation de la paix sociale, voire d'une forte insécurité, d'affrontements culturels ou religieux. Ceux-ci pouvant masquer des stratégies d'appropriation de l'espace, ou même d'annexion de ressources naturelles en terres ou en eau.

Dans le cas de la transition démographique différée au cours des dernières décennies dans une grande partie de l'Afrique, il s'agit d'une autre manifestation du sous-développement social et économique de ce continent. Elle a la valeur d'un « retard d'investissement » souvent lié à un manque d'éducation de base, en particulier au détriment des jeunes filles, et à une moindre participation des femmes à l'activité économique rémunérée.

Faute de nouvelles terres et de progrès de productivité permettant des croissances de production agricole nationale supérieures aux accroissements de population, un territoire de 11 millions de km2 peuplé de 340 millions d'habitants en 1995, de plus de 1,1 milliard d'individus en 2050, qui comprend les 17 pays indiqués plus haut, devrait connaître de très fortes distorsions entre disponibilités et besoins, à moins que la croissance des autres secteurs de l'activité nationale ne prenne le relais. C'est ce que l'on appelle le « piège malthusien ».

Des solutions à rechercher hors de la démographie pure et des politiques de population

II se confirme que la transition démographique est en passe de s'étendre progressivement à tous les pays d'Afrique, même les plus pauvres. Mais il ne faut pas considérer que les problèmes du développement sont résolus pour autant. Les politiques démographiques - principalement la limitation des naissances - ne contribueront que marginalement à réduire l'effort de production à consentir d'ici à 2050 parmi les pays les moins développés ; ceci pour deux raisons.

Tout d'abord, la jeunesse de la pyramide d'âge du monde, en particulier des pays en développement, est en partie responsable de la croissance rapide des besoins. Même dans l'hypothèse d'une forte réduction de la fécondité, l'accroissement de la population mondiale sera encore très rapide compte tenu de la pyramide des âges des pays concernés et de l'accroissement du nombre de femmes en âge de procréer, ce qui entraînera un accroissement inéluctable de la population du monde en développement : même à supposer un ajustement soudain de la fécondité au niveau strictement nécessaire pour assurer le remplacement des générations, la population du monde en développement augmenterait encore probablement au moins des deux tiers d'ici à 2050.

De plus, le retard au développement (en infrastructures de communication, approvisionnement, enseignement de base, formation technique, techniques-production, services bancaires, conservation des produits, etc.), ainsi que les disparités de distribution de vivres et la pauvreté qui lui sont associées expliquent en grande partie l'ampleur du rattrapage alimentaire à opérer dans certains pays en développement.

La solution de tels problèmes ne relève donc pas principalement d'une politique de population, mais d'une valorisation rapide du capital humain et des ressources naturelles, et se pose en termes de productivité pour répondre à des défis auxquels les pays concernés ne sont pas préparés, comme avaient pu l'être certains pays d'Asie à la veille de la révolution verte. Aux plus hauts niveaux d'augmentation des besoins évoqués précédemment pour 17 pays entre 1995 et 2050, la progression des besoins serait plus rapide que l'accroissement de production agricole permise à l'Asie de l'Est par la révolution verte pendant une quinzaine d'années (4,3 % l'an entre 1975 et 1990).

C'est dire la nécessité que les politiques de développement prennent en compte ce paramètre démographique incontournable qu'est l'accroissement de la population : puisque l'accroissement de la population ne peut être maîtrisé dans un proche avenir par des politiques démographiques, il sera l'un des facteurs essentiels de la croissance des besoins.

Un piège menaçant pour l'humanité

Rappelons tout d'abord que l'Afrique n'est pas le seul continent concerné : le Yémen, le Cambodge, le Bangladesh, le Laos et le Népal, en Asie, devront assumer de forts accroissements de besoins. L'Asie de l'Ouest partagera même probablement avec une partie du Maghreb et du Maschrek de très fortes distorsions entre disponibilités et besoins en eau qui pourront être des facteurs de déstabilisation de la paix. L'Amérique latine n'est pas plus épargnée du fait de la situation du Guatemala, de Haïti et du Nicaragua.

Soulignons de plus que l'Afrique est très hétérogène et que la sous-alimentation est loin de la menacer partout avec la même rigueur. La situation alimentaire des marges septentrionales et méridionales du continent est en effet nettement meilleure que celle de l'Afrique subsaharienne. La croissance moyenne annuelle des besoins ne dépassera probablement pas 2% en Tunisie, en Algérie, au Maroc et en Afrique du Sud; elle sera légèrement supérieure à 2 % au Botswana et en Mauritanie.

Alors, comment expliquer que la sous-alimentation chronique menace de s'étendre plus particulièrement en Afrique subsaharienne, et dans des pays qui connaissent, pour la plupart depuis de nombreuses années, une sous-alimentation quasi-chronique?

La situation s'explique en particulier par la faible densité de ces pays dont la population est rurale pour plus des deux tiers, par l'enclavement qui les a maintenus durant des siècles en dehors des grands flux migratoires, des principaux courants d'information, mais aussi par le confinement de ces populations sur des territoires assez pauvres du point de vue agropédologique et climatique.

Les pays formant ces territoires sont généralement pauvres. Leur endettement est critique. La scolarisation dans l'enseignement primaire y est la plus faible. Dans de nombreux cas, elle est même en régression. Ils ont connu, pour la plupart, des guerres civiles ou nationales de plus d'un an entre 1970 et 1995, déflagrations à caractère parfois interethnique ou interreligieux, qui masquent souvent des affrontements pour la terre ou pour l'eau, et semble essaimer en Afrique.

Leur population ne dispose généralement pas des facteurs de réussite d'une révolution verte, car elle manque de réseaux routiers ou ferrés, des aménagements fonciers et hydrauliques qui permettent de valoriser les semences à hauts rendements. Au plan pratique, elle manque de semences à hauts rendements, de réseaux d'irrigation adaptés à ces semences, d'engrais chimiques nécessaires pour profiter de leurs aptitudes aux hauts rendements, de pesticides pour protéger ces semences vulnérables aux parasites, tous facteurs coûteux, tant pour la collectivité qui doit les importer que pour les agriculteurs qui doivent se les procurer.

Plus que tout autre pays cité précédemment, le Burundi, le Rwanda et le Malawi devront recourir aux technologies les plus avancées pour faire face à l'accroissement de leurs besoins ; pour les deux sœurs jumelles de l'Afrique ce serait en raison de leurs faibles disponibilités en terres et en eaux douces compte tenu de la taille de leurs populations, pour le Malawi ce serait en raison de ses disponibilités insuffisantes en eau.

Les migrations de populations ne permettront pas non plus de soulager la pression démographique sur les ressources ; l'expérience montre en effet que la migration vers les pays limitrophes ne suffit jamais pour apporter un réel remède aux problèmes posés par le sous-développement.

Enfin, l'augmentation des superficies arables exploitées ne permettra pas, à elle seule, les augmentations de production agricole nécessaires.

Ces populations sont donc confrontées à une somme considérable de handicaps. Ainsi cumulés, ceux-ci interdisent ou freinent les opérations de développement les plus élaborées. Les banques de développement semblent redouter que les mises de fonds nécessaires aux opérations conduites sur ce continent soient largement supérieures à celles consenties dans d'autres régions du monde [5].

Il ne faudrait pas en déduire trop rapidement que les sociétés africaines sont prédestinées au sous-développement en raison d'une inadaptation quasi génétique des populations, comme le prétendent certains. La complexité de l'organisation sociale, en particulier les fondements des communautés familiales, les systèmes de parenté, les règles de filiation, les stratégies matrimoniales, la force, la complexité et la pérennité des relations avec le sol, la minutie avec laquelle les régimes fonciers ont été établis, tous ces éléments présents dans bon nombre de sociétés d'Afrique subsaharienne affectées par la sous-alimentation, et décrits par les ethnologues, ferment, entre de nombreuses autres caractéristiques, la porte à cette thèse fantaisiste.

On peut supposer que la mondialisation des échanges va s'opérer. De cette mondialisation dépend en grande partie l'évolution économique des pays développés, ainsi que celle des pays dont les économies émergent. On pourrait aller plus loin en affirmant que l'insertion des pays à forte croissance démographique dans le processus de développement mondial apparaîtra prochainement comme une condition nécessaire à la poursuite de l'enrichissement des pays développés dont la population ne s'accroîtra plus que faiblement ou pas du tout.

Les enjeux et les retombées de cette mondialisation sont incompatibles avec la multiplication de foyers de déstabilisation politique, économique et sociale qui pourraient affecter un groupe de pays africains fort de 300 millions d'habitants au début du XXIe siècle (probablement un milliard d'habitants en 2050), livrés à des affrontements pour la possession de ressources naturelles en espace, en terres et en eau.

Les pays exposés à de forts déficits alimentaires partagent pour la plupart des ressources, en particulier des ressources hydrauliques importantes telles que des nappes phréatiques, des cours d'eau (fleuves Nord Sud débouchant dans le Golfe du Bénin, le Niger, le Nil, etc.), ou des lacs (lac Tchad, etc.). Le maintien de faibles productivités de l'eau et la poursuite de forts accroissements démographiques exposent les pays riverains à de graves tensions entre États, ou entre groupes d'États qui, compte tenu des enjeux vitaux qui les motivent, pourraient engendrer des affrontements internationaux.

Alors que le syndrome ruandais et ses conséquences humaines, économiques et migratoires n'affectent encore que relativement peu la communauté internationale occidentale, la multiplication de situations de cette nature et leur généralisation à des populations beaucoup plus nombreuses pourraient affecter directement ou indirectement ses intérêts.

D'autres régions du globe peuvent se trouver engagées dans cet enchaînement pernicieux. Faute de gains de productivité de l'eau douce, le piège malthusien pourrait se refermer sur des populations encore plus nombreuses, sur le même continent, dans le Maghreb (en particulier la Tunisie), ou le Maschrek, en Asie, au Moyen-Orient, ou en Asie de l'Ouest.

Les conditions se trouvent réunies pour que les affrontements en vue de la possession des ressources de survie s'amplifient et se généralisent à de plus vastes régions. Le piège pourrait alors aussi se refermer, par effet indirect, sur les pays occidentaux eux-mêmes. On peut craindre en effet qu'il n'existe plus, à l'avenir, de conflits locaux au-delà d'une certaine ampleur, du fait de la dissémination des techniques et des moyens d'action. D'autre part, les richesses à partager en espaces et en ressources sont d'une trop grande importance stratégique pour que les intérêts concurrents des pays développés, qu'ils soient privés ou publics, ne s'affrontent par effet induit.

Des solutions connues de tous et depuis longtemps

Les possibilités de gains de productivité des populations et des ressources en terre et en eau sont extrêmement importantes, en particulier dans une grande partie de l'Afrique subsaharienne, et ceci vaut pour tous les facteurs de la production agricole, qu'il s'agisse des hommes, des terres, de l'eau, ou du capital. Quelques pays pourraient se trouver dans l'impossibilité de développer suffisamment leur agriculture en raison de l'insuffisance de leurs disponibilités en terres et en eau. Ce serait alors au développement des autres secteurs de l'activité nationale de prendre le relais des activités agricoles pour permettre de procéder aux importations de vivres nécessaires… Le soutien technique et financier de la communauté risque dans ce cas de s'avérer indispensable.

De plus, certains de ces pays disposent d'importantes réserves, en particulier minières ; on y trouve une grande partie des réserves en terres et en eau douce encore inexploitées de la planète.

Cette manne foncière, hydraulique, minière ou pétrolière pourra être gérée au bénéfice de la stabilité des peuples du continent et, par là même, de leur intégration dans le processus de développement mondial. Les retombées financières de l'exploitation de ces ressources pourraient devoir être affectées à des investissements à très long terme pour la valorisation du capital humain, moyennant des procédures nationales spécifiques et des soutiens financiers internationaux adaptés. L'engagement des élites et des hommes politiques nationaux sera clé en la matière : il faudra qu'ils prennent clairement position sur le fait que leur pays a besoin à la fois d'une valorisation de leur capital humain et d'apports en moyens de production, et qu'ils s'engagent à utiliser les retombées financières de l'exploitation de ces ressources dans ces buts. De plus, les pays qui se trouvent confrontés aux mêmes nécessités devront parler le même langage sur ce thème dans les instances internationales.

Une fois dotées d'un plus grand pouvoir d'achat, ces populations seront une assurance de croissance extrêmement rapide de la demande mondiale de produits de tous types, ce qui ne peut, à terme, laisser indifférent le reste du monde en voie de stabilisation démographique.

II apparaît donc que, pour déjouer le piège des distorsions entre besoins et disponibilités, il est urgent de reformuler la question de la population, de l'alimentation et du développement. Peu de domaines échapperont à cette reformulation. Elle devra toucher la recherche, les grandes opérations de développement économique et social, les politiques internationales de prévention des affrontements pour l'usage des ressources naturelles communes à plusieurs États. II n'est jusqu'à l'édifice que constituent les plans d'action des dernières conférences organisées par le système des Nations unies qui ne doive être complété, car c'est bien vers de nouvelles définitions et de nouvelles échelles de développement qu'il va falloir se tourner.

La cohérence entre les programmes d'action des sept dernières grandes réunions du système des Nations unies

Au cours de la décennie 1990, la communauté internationale a changé notablement son analyse des questions de population, sa vision des relations sociales entre hommes et femmes, ainsi que sa philosophie en matière de développement.

Le clivage entre « natalistes » et « néo-malthusiens » s'est réduit en raison de l'échec des politiques autoritaires et des difficultés économiques et sociales rencontrées par les pays à forte fécondité. Par ailleurs, on a assisté à l'intégration des femmes dans le développement sur un pied d'égalité avec les hommes dans le respect des différences. Enfin, le concept de développement durable tend peu à peu à se substituer à la notion traditionnelle de développement économique exclusivement liée à la productivité du capital.

C'est sur cette trame de fond que le système des Nations unies a organisé une série de grandes conférences qui a offert un ensemble de plans d'action portant sur l'environnement (Rio, 1992), sur les droits de l'homme (Vienne, 1993), sur la population (Le Caire, 1994), sur le développement social (Copenhague, 1995), sur les femmes (Pékin, 1995), sur l'habitat (Istanbul, 1996) et sur l'alimentation (Rome, 1996). Ces grandes conférences ont été développées sur la base des résultats acquis par les précédentes. En conséquence, les documents d'action qui en découlèrent font apparaître l'imbrication de tous ces thèmes. Ils constituent ainsi un ensemble cohérent de programmes qui définit les grandes lignes d'une politique de développement durable du monde.

Cependant, les sociétés humaines ne peuvent se résumer à leur santé, à leur richesse, ou à l'une de leurs composantes, par exemple les femmes, si nécessaires soient-elles à l'émergence d'un développement durable. Elles ne peuvent être considérées sous le seul aspect de leur environnement, de leur habitat, ou même de leur alimentation. Les sociétés humaines ne peuvent être réduites à leur nombre, ni même à leurs droits les plus imprescriptibles. L'humanité ne pourra produire sa santé, son alimentation, son habitat, son environnement, faire valoir ses droits fondamentaux et accéder à une qualité de vie qu'en valorisant son capital intellectuel. C'est ce qui explique, en particulier, que l'étude des liens entre le niveau de formation et l'un quelconque des éléments indiqués précédemment soit un préalable indispensable à toute politique de développement sans oublier que, à travers les mutations fondamentales que vont connaître les sociétés humaines, il n'y aura probablement pas plus de savoirs inutiles pour les sciences du développement qu'il n'y aura de gène inutile pour le généticien. La solidarité entre les sociétés humaines apparaît plus alors comme un intérêt bien compris que comme un concept moral.

Il manque donc à l'édifice constitué par les plans d'action « sectoriels » des dernières grandes conférences des Nations unies, un plan d'ensemble qui intègre tous les facteurs de développement, qui concerne l'humanité elle-même, dans ses qualités essentielles, ses cultures, ses coutumes, ses savoirs, ses connaissances et ses techniques, et qui traite de l'éducation et du développement durable à très long terme. En effet, ces thèmes n'ont été abordés ni dans la Déclaration mondiale ou le cadre d'actions pour répondre aux besoins éducatifs fondamentaux adoptés par la Conférence mondiale sur l'éducation pour tous (Jomtien, Thaïlande, 5-9 mars 1990), ni dans le Programme d'action de la Conférence internationale sur l'éducation des adultes (Hambourg, Allemagne, 14-18 juillet 1997), ni dans le Plan d'action de la Conférence mondiale sur le développement durable des petits États insulaires en développement (Barbade, 26 avril - 6 mai 1994), seule conférence à aborder les facteurs essentiels du développement durable. Qu'on ne s'y trompe pas, il s'agit là d'une observation essentielle : à ne considérer que la survie alimentaire, l'utilisation des intrants les plus usuels, qui sont les premiers facteurs de gain de productivité, exige un minimum d'éducation de base : il faut savoir lire une notice de maniement de tel ou tel produit nécessaire à l'agriculture ; l'utilisation des nouvelles techniques agricoles et le calcul économique élémentaire exigeront des niveaux d'éducation largement supérieurs à ceux acquis dans les pays concernés par l'insécurité alimentaire ; et le recours aux biotechnologies sera beaucoup plus exigeant encore. Les vues parcellaires et éclatées du capital humain nécessaires à la mise en oeuvre des recommandations techniques des dernières conférences des Nations unies de cette fin de XXe siècle contiennent peut-être un danger implicite de marginalisation d'une grande partie de l'humanité. C'est donc la clé de voûte qui manque à l'ensemble constitué par les plans d'action des dernières grandes conférences du système des Nations unies et qui permettrait à l'humanité de partir à sa conquête en investissant dans l'éducation nécessaire au développement économique et social afin d'assurer son devenir.

Plus qu'une simple politique d'incitation à la transition démographique - dont on sait qu'à long terme elle ne fera que faciliter un simple mais urgent changement d'échelle du développement pour les pays les plus déshérités -, c'est une véritable stratégie de valorisation des ressources de la planète que la communauté internationale doit adopter, qu'il s'agisse des terres agricoles, des eaux, des femmes et des hommes qui vivent sur cette terre. Il reviendra aux États membres pourvoyeurs de fonds la charge de soutenir cette stratégie au sein de la communauté internationale car ils détiennent à la fois les moyens financiers et les pouvoirs politiques nécessaires pour les mettre en œuvre au sein du système des Nations unies, mais leur aide n'aura de sens que si elle a pour but de faciliter l'investissement dans les hommes et d'accélérer l'accumulation de capital nécessaire à tous les transferts de savoirs.

Le XXe siècle ne se serait probablement pas achevé sans de très graves famines si, dans les années 60-70, une véritable révolution technique n'était pas venue réduire, grâce à des semences plus productives, les distorsions entre les disponibilités et les besoins alimentaires en Asie. Cette révolution s'est appuyée sur une valorisation de l'homme par l'enseignement et la recherche ; il est vrai dans un contexte favorable en éducation de base, en aménagements fonciers et hydrauliques et en infrastructures.

Le XXIe siècle, quant à lui, ne pourra, pas plus que le XXe, faire l'économie d'une révolution technique et humaine pour échapper au piège malthusien. Un investissement massif dans l'homme, dans ses savoirs et dans l'adaptation de ses pratiques de la terre en Afrique subsaharienne sera nécessaire pour faire face à l'accroissement extrêmement rapide de ses besoins.

Il n'y a pas d'impossibilité à ce qu'une population puisse vivre en équilibre stable avec tout milieu physique qu'il entreprend de transformer. Tout est affaire de volonté politique éclairée par les progrès de la connaissance et appuyée sur la mise en valeur du capital humain dans le respect des diversités culturelles.

Contribuant ainsi à redonner un sens à la vie, la collectivité des nations a quelques chances de donner du sens à la notion de développement durable.


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