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Chapitre 4 (contd.)

B - L'exception africaine

Alors que la sous-alimentation chronique semble devoir diminuer dans le monde, phénomène constaté au cours des dernières décennies et qui devrait se poursuivre - passant de 800 millions de sous-alimentés aujourd'hui à 650 en 2010 -, le nombre des sous-alimentés risque d'être multiplié par 2 en Afrique - passant de 175 à 300 millions, avec des disparités régionales extrêmement fortes - quand il sera divisé par 2 en Asie - passant de 520 millions aujourd'hui à 270 à l'horizon 2010.

Au regard des contraintes particulières qui pèsent sur l'évolution de la situation démographique et alimentaire des pays du continent africain dans les cinquante prochaines années, il nous est apparu utile de rappeler certaines des informations extraites de la bibliographie utilisée pour cette étude.

Le maintien de fortes fécondités

Au cours des quarante dernières années, le maintien d'une forte fécondité (6, voire 7 enfants par couple), la baisse de la mortalité, en particulier de la mortalité infantile, même si l'Afrique est le continent le plus mal placé en ce domaine, ont entraîné des taux d'accroissement de la population très importants dans presque tous les pays africains.

Il semble qu'on ait assisté tout récemment à l'amorce de la baisse de la fécondité au Cameroun, en Tanzanie, en Zambie, au Ghana, au Kenya, au Lesotho, en Namibie ou encore au Rwanda. Ici la transition démographique semble enclenchée, mais les informations précises manquent. Dans le même temps, les évolutions des pays de l'Afrique subsaharienne tels que l'Angola, le Bénin, les Comores, la Côte d'Ivoire, la Guinée, le Mali, le Niger, l'Ouganda, la Somalie, sont moins assurées, et le plus souvent rien ne permet encore de tirer des conclusions dans un sens ou dans un autre.

D'une extrémité à l'autre du continent, les pays de l'Afrique du Nord et du Sud constituent deux sous-régions qui ont contenu leurs taux de croissance démographique, en raison du déclin de la fécondité; à l'inverse des pays d'Afrique orientale et plus encore de ceux de l'Afrique occidentale.

Il faut donc se garder des conclusions hâtives et prendre en compte la complexité et le contraste des situations. Ainsi, comme le rappelait le démographe nigérian Aderanti Adepoju, auteur d'un riche rapport présenté à Rome en juillet 1996, l'Afrique centrale est par exemple la sous-région présentant le plus faible accroissement de population - avec une moyenne de 1,9% -, dû à un faible niveau de la fécondité. En fait, il soulignait l'existence d'une sorte de bande d' « infécondité » allant du Cameroun oriental à la République démocratique du Congo - ex-Zaïre. Mais, ce n'est pas là que se trouve la majorité de la population africaine. À l'inverse, au Nigéria, au Soudan, à la République démocratique du Congo - ex-Zaïre -, en Tanzanie, en Zambie et en Éthiopie, pays les plus peuplés d'Afrique, les familles comptent aujourd'hui en moyenne plus de 6 enfants. Alors, même à supposer une transition démographique rapide, la dynamique démographique future est déjà là. La baisse de la fécondité constatée dans des pays comme le Botswana, le Zimbabwe ou le Kenya doit être relativisée, car ces pays ne représentent ensemble que 4% de la population totale du continent.

Les projections des Nations unies, en hypothèse moyenne, tablent que la baisse de la fécondité que l'on pourrait observer sur l'ensemble du continent africain entre 1990-1995 et 2045-2050 serait presque aussi rapide que celle constatée et prévue dans les pays d'Amérique latine, durant une période aussi longue, entre 1960-1965 et 2015-2020. On a déjà signalé qu'il fallait accueillir ces projections avec prudence. Dans le domaine de la fécondité, les évolutions peuvent être rapides et déjouer les pronostics - ce fut le cas lors de la Conférence de la population de Bucarest (août 1974), qui a ignoré les tendances récentes de la fécondité en Amérique latine - ; elles peuvent aussi être plus lentes que prévu.

Les problèmes de population dénoncés par les gouvernements de l'Afrique

Analysant les réponses apportées dans le temps par les gouvernements africains au questionnaire des Nations unies concernant les problèmes des populations et les défis démographiques, A. Adepoju relève que six grandes préoccupations reviennent de manière récurrente. La mortalité infantile et maternelle très élevée arrive aujourd'hui en tête, supplantant la mauvaise répartition démographique, longtemps problème no 1, classée désormais en deuxième position. Arrivent ensuite la forte proportion de grossesses d'adolescentes, puis le taux élevé de la fécondité. La forte croissance démographique n'est stigmatisée qu'en cinquième position. Enfin, à la sixième place, c'est le mouvement d'urbanisation incontrôlée qui est identifié comme grave source de difficultés de tous ordres. Il semble donc que ce soit moins le nombre de vivants ou l'expansion démographique qu'il porte en germe qui interroge les gouvernements africains que le nombre des morts, résultant de conditions d'hygiène et de santé déficientes. Le droit à naître et à vivre une fois conçu passe avant la contraception. La vie passe avant la mort. Cette perspective doit être prise en compte car elle a une incidence sur la réceptivité des politiques de planification familiale.

La mortalité avant 5 ans

Quand on examine les taux de mortalité infantile, ventilés par sous-régions, on constate que c'est en Afrique orientale qu'ils sont les plus élevés; elle est suivie de près par l'Afrique occidentale. L'Afrique du Sud se signale par une situation plus favorable. On relève des taux dépassant 10% dans des pays tels que la Sierra Leone, le Mali, le Niger, la Zambie et l'Ouganda. Un chiffre cité par A. Adepoju interpelle les observateurs: la part cumulée des décès d'enfants âgés de moins de cinq ans (groupe 0–4 ans) compte pour plus de 50% de toute la mortalité en Afrique, y compris la mortalité due au sida. On comprend mieux que la mortalité infantile et la mortalité des enfants de 1 à 4 ans arrivent en tête des préoccupations des gouvernements.

Les effets du sida

S'agissant du sida, les dernières données n'incitent guère à l'optimisme. La Division de la Population des Nations unies a publié en 1994 un rapport portant sur les 15 pays de l'Afrique subsaharienne présentant les plus forts taux de séropositivité; on y remarque que non seulement cette sous-région présente le taux le plus élevé d'infection, mais également que le mode de transmission essentiellement hétérosexuel en fait une maladie qui touche avant tout les familles et est très liée à la condition de la femme [27].

Les facteurs culturels jouent un rôle primordial dans l'évolution de l'épidémie. C'est ainsi que les réticences devant l'usage du préservatifquand une véritable information auprès des populations n'est pas menée sur les modes de transmission du virus -, que la polygamie, de même que la persistance d'un fort taux de MST (maladie sexuellement transmissible) constituent autant de freins à un contrôle efficace. Mais les guerres et les conflits favorisent également la propagation du virus, tout comme la pauvreté. Si les projections démographiques effectuées ont tendance à supposer que l'impact global sur la population de l'Afrique sera quantitativement limité, elles montrent clairement que l'effet sur certaines zones de plusieurs pays sera catastrophique. On pense ici à la situation au Kenya, en Zambie, en Tanzanie et en Ouganda. La Côte d'Ivoire, et notamment Abidjan, sont gravement menacées. Et il ne faut pas oublier que cette maladie est loin d'avoir livré tous ses secrets et que, dans l'accès aux soins, les Africains ne sont pas les mieux placés. Raison de plus pour insister sur le caractère parfois aléatoire des projections effectuées, d'autant plus que l'ONUSIDA a récemment (fin 1997) indiqué que les taux de prévalence avaient été fortement sous-estimés en Afrique.

La contraception

Si l'on observe l'usage des moyens modernes de contraception, les hommes et les femmes du Zimbabwe, du Botswana, du Kenya et de la Namibie, avec des taux d'utilisation avoisinant les 35%, font exception. Au Nigéria, au Libéria, à Madagascar et au Malawi, ce taux est inférieur à 6 %, et dans de nombreux autres pays (Burundi, Mali, Niger, Togo, Sénégal) seules 1 à 2 % des femmes les utilisent. La demande insatisfaite en moyens contraceptifs est sans doute importante. On en a un indicateur lorsque l'on interroge les femmes sur la famille idéalement souhaitée. Dans la plupart des réponses, cette famille rêvée - 4 à 5 enfants - compte bien moins d'enfants que la famille réelle - 6 à 8 enfants. Mais c'est la réalité qu'il faut prendre en compte. Au Nigéria et à Madagascar par exemple, pays très peuplés, on se marie très jeune, vers 16 ans. Il semblerait que ce soit au Libéria que l'on se marie le plus tard, en moyenne à 19 ans passés de 2 mois ! Quand on se souvient que plus on se marie jeune, plus les chances d'avoir une famille nombreuse augmentent, cette donnée prend toute sa valeur.

La fréquence des grossesses des adolescentes

Le problème le plus grave qui se pose à ceux qui conçoivent les programmes d'information des populations et à ceux qui les mettent en œuvre est celui des grossesses des adolescentes. Il est d'ailleurs de plus en plus ressenti comme tel par les gouvernements, quand on les interroge. La population africaine en âge de procréer est majoritairement composée d'adolescent(e)s, conséquence logique de sa forte fécondité. Sur le continent africain, près de 75 % des adolescentes sont mères ; 10 à 15 % de toutes les naissances sont dues à des filles âgées de 15 à 20 ans. D'après les prévisions, cette tendance va non seulement se poursuivre, mais, plus encore, elle va s'accentuer. Dans des pays tels que la Gambie, le Burkina-Faso, le Niger, cette proportion atteint déjà 17%. En réalité, les derniers rapports montrent que parmi les bébés dont les mères sont des adolescentes, 40 % sont nés de jeunes filles âgées de 17 ans ou moins. Or, c'est précisément cette tranche d'âge qui est la plus nombreuse en Afrique. Soulignons que la forte fréquence des grossesses des adolescentes n'est pas due à une plus forte fécondité de celles-ci, mais à la proportion d'adolescentes dans un contexte où la fécondité des femmes plus âgées est en régression [81]. Il nous faut insister une nouvelle fois : l'accroissement démographique de l'Afrique est en grande partie inscrit dans sa pyramide des âges actuelle.

Les progrès extrêmement rapides de la concentration urbaine

Plus des trois quarts de la population du continent africain vit aujourd'hui en zone rurale. Cette proportion va se modifier, souvent sans que la population rurale ne diminue. L'urbanisation va influer dans les années à venir, non seulement sur la production vivrière, mais également, on l'a vu, sur les régimes alimentaires eux-mêmes. On estime qu'en Afrique, vers 2015, les populations des zones urbaines et rurales s'équilibreront. Au-delà de l'importance du peuplement en zone urbaine, c'est le taux de progression de la concentration urbaine qu'il convient d'observer. Si l'on compare avec d'autres pays, la progression va être la plus forte en Afrique, avec un taux avoisinant les 5 % par an (contre 0,3 % en Europe, ou 2,7 % en Amérique latine). Les villes dépassant les 4 millions d'individus ou davantage vont se multiplier : Dakar, Le Cap, Abidjan, Lagos et ses environs compteront chacune au début du prochain millénaire plus de 24 millions d'habitants.

La transition démographique au Kenya

Le Kenya est un exemple intéressant. En 1984, alors qu'il participait à une conférence internationale, Daniel Arap Moi, le président du Kenya, déclarait : « j'en ai assez qu'on me présente comme le président du pays qui a la plus forte croissance démographique au monde ». Le Kenya avait alors une croissance démographique annuelle de 4,1 %. Aujourd'hui, les choses ont énormément changé et on relève des évolutions positives.

Il y a d'abord l'amélioration de la collecte de données. Plus que tout autre pays africain, le Kenya a pu bénéficier d'une série d'enquêtes : celle sur l'utilisation des moyens contraceptifs, trois études sur la fécondité, trois enquêtes démographiques sur la santé. Le Kenya était le seul pays africain à s'offrir le luxe d'une multiplication des procédures de collecte de données pendant un temps donné. Ceci, d'une certaine manière, a permis d'affiner la connaissance de la dynamique démographique, dont la fécondité est une composante. Il n'y a que très peu de pays pour lesquels on dispose de plus d'une enquête statistique, à partir de laquelle on doit essayer de deviner les tendances de la fécondité.

Un deuxième facteur est le nombre et le rôle des organisations non gouvernementales De tous les pays africains, c'est le Kenya qui concentre sur son territoire le plus grand nombre d'organisations non gouvernementales, soit 45 ONG d'après les derniers chiffres. À l'autre extrémité, on trouve un pays comme la Guinée-Bissau qui ne compte qu'une ONG. Le Kenya bénéficie également de l'intervention d'une série de volontaires bilatéraux ou multilatéraux auprès du gouvernement, aussi bien au niveau macro-économique qu'au niveau micro-économique, qui travaillent étroitement avec leurs populations cibles à la base.

On a assisté à un changement stratégique. Des initiatives à caractère social, la popularisation de moyens de contraception, des campagnes de diffusion au niveau local et toutes sortes de méthodes innovantes ont été adoptées afin de toucher réellement les populations auxquelles ces programmes étaient destinés. On a également assisté à un changement radical d'attitude de la classe politique qui a pris la mesure des problèmes et ne s'est plus contentée de discours. La classe politique a voulu démontrer que le Kenya pouvait réussir. Ce qui joue un rôle d'entraînement : le Ghana est aujourd'hui désireux de prouver qu'il peut mener à bien son programme d'ajustement social. C'est ainsi qu'on a d'un côté le Ghana qu'on prend comme modèle de réussite dans l'application d'un programme d'ajustement structurel, tandis qu'à l'autre bout le Kenya sert aussi de référence et montre qu'il sait répondre aux chocs, aux investissements faits dans les programmes d'action démographique qui sont également efficaces.

D'autres facteurs sont également intervenus, tels que l'amélioration du niveau d'instruction, la création d'un réseau de dispensaires médicaux assez bien structuré, qui ont aussi contribué à une diminution de la mortalité.

Aderanti Adepoju,
Symposium FAO/FNUAP,
« Production alimentaire et accroissement de la population »,
Rome, 3-5 juillet 1996.

La concentration urbaine provoquera certainement une croissance de la demande en vivres, une baisse de proportion de la production autoconsommée, ainsi qu'un développement de la circulation et du commerce des denrées. Mais elle engendrera aussi différentes formes de concurrence entre différents types de consommateurs, éventuellement arbitrées par la solvabilité, par un approvisionnement préférentiel des villes au détriment des populations rurales, ou par des recours à des approvisionnements ciblés fondés sur l'importation.

Retour sur les projections de populations

Toujours est-il, comme nous l'avons signalé plus haut, que les projections des Nations unies en matière démographique font comme si le contexte économique et alimentaire du continent africain devait évoluer favorablement. Elles font comme si les besoins énergétiques essentiels des populations allaient pouvoir être satisfaits durant les décennies à venir. Situation « idéale » qui est loin d'être assurée dans les pays à forte fécondité, ou dans ceux dont les ressources naturelles peuvent faire défaut, compte tenu de la faible croissance des productivités des hommes, des terres et de l'eau, comparée au taux d'accroissement de la population. Depuis le début des années 90 - et confirmant les pronostics de la FAO élaborés dans les années 70 - le Kenya, le Ghana, le Lesotho, la Namibie, le Rwanda ont tous été confrontés, à des degrés divers, à des pressions démographiques telles que les déficits en terres se sont déjà manifestés - ou vont probablement le faire à court ou moyen terme, en raison du manque de croissance de la productivité dans des proportions comparables.

Dans ces pays, pourtant, la transition démographique semble aujourd'hui se manifester. Mais la récession économique n'est-elle pas parfois à l'origine d'une « transition démographique de crise » ? D'où l'importance des messages d'alerte. En 1980, la FAO s'accordait pour avertir certains pays d'Afrique subsaharienne (Bénin, Comores, Mali, Niger, Ouganda, Somalie), où de forts taux de fécondité étaient maintenus, d'un possible manque de terres à l'horizon 2000, en l'absence de meilleurs rendements agricoles. Il y a donc un langage diplomatique des Nations unies à décrypter pour prendre la mesure des contradictions entre les projections et les recommandations. À telle enseigne que les 20 ans de gain d'espérance de vie à la naissance programmés par les Nations unies pour les pays d'Afrique subsaharienne, en particulier pour les pays consommateurs de manioc, d'igname ou de taro (classe 6) impliqueraient très probablement l'élimination des déficits alimentaires importants qui caractérisent pourtant actuellement ces pays. Ces projections sont ainsi en contradiction avec les simulations économiques de la FAO qui, elles, prévoient une stagnation des disponibilités alimentaires moyennes par habitant d'ici à 2010 pour l'ensemble du continent africain.

La multiplication des hypothèques qui pèsent sur l'Afrique

La nécessité de fortes augmentations de productivité dans un contexte peu favorable

On mesure mieux la nature du défi à relever en Afrique. Les pays affectés par la sous-alimentation chronique et la malnutrition font partie des pays les plus pauvres de la planète ; les populations concernées sont en majorité rurales et agricoles ; pour une grande part, elles produisent elles-mêmes leur alimentation, mais elles connaissent la sous-alimentation chronique depuis de nombreuses décennies; et la FAO leur prédit une augmentation de la sous-alimentation chronique.

Alors que pour l'Asie et l'Amérique latine les programmes mis en perspective dans cette étude demandent déjà une nette augmentation de la productivité, mais à un niveau plus lent qu'au cours des quinze dernières années, pour l'Afrique la hausse de la productivité devrait s'effectuer à une vitesse encore jamais atteinte.

Des défauts d'investissements cumulés sur le très long terme : manques d'éducation de base, défauts d'infrastructures, etc.

Avec des disponibilités en terres et en eau par habitant en régression, les productivités par personne, par hectare de terre et par tonne d'eau devraient être très fortement augmentées. Il faudrait pour cela développer les infrastructures, promouvoir l'éducation de base et améliorer le savoir-faire technique des populations, etc. En l'état actuel, le niveau des infrastructures économiques, le manque d'éducation de base et le défaut de formation et d'information sont de grands handicaps.

L'Afrique est confrontée à une double nécessité pour faire face à une situation alimentaire difficile : d'une part valoriser ses ressources humaines et développer ses infrastructures, seule politique permettant d'apporter des solutions durables au problème de la sécurité alimentaire, d'autre part augmenter rapidement ses investissements productifs. Sur ces questions, le continent africain est encore loin de parler d'une seule voix, même si nombre de pays connaissent des situations voisines et sont confrontés à des défis de même ampleur. Ce qui ne simplifie pas les choses.

Les mises en garde de la FAO

L'une de ces mises en garde concerne les politiques de population. On peut apprécier les effets possibles d'une accélération ou d'un ralentissement de la transition démographique en comparant les résultats que nous obtenons dans chacune des hypothèses d'évolution de la fécondité produites par la Division de la Population des Nations unies : les besoins en énergie d'origine végétale de l'Afrique seraient multipliés par 4 entre 1995 et 2050 en hypothèse de baisse rapide de la fécondité, par 5 en hypothèse moyenne et par 6 en hypothèse lente; et les besoins seraient multipliés respectivement par 6, 7 et 8 dans les mêmes hypothèses, pour les pays qui consomment du manioc, de l'igname ou du taro (tableau 19, page 85). Tout dépend en effet du niveau de stabilisation et de la vitesse de diminution de la descendance finale. Dans la plupart des pays d'Afrique, la réponse à de tels accroissements de besoins suppose de toutes autres infrastructures de base que celles dont ils disposent ; et un tout autre contexte macro-économique que leur situation économique actuelle s'ils ne peuvent faire appel à des importations de céréales [42].

Sans un effort particulier, et notamment sans recours à des technologies nettement plus avancées, la Mauritanie, la Namibie, le Niger, le Sénégal, l'Éthiopie, l'Ouganda et le Nigéria, qui manquent de terres, ne pourront acquérir la sécurité alimentaire. De même, sans importations massives, le Rwanda, le Burundi, l'Algérie, l'Égypte, le Lesotho, la Libye, le Maroc, la Somalie, le Kenya et la Tunisie ne pourront nourrir leurs populations.

Qui plus est, les pays que nous venons de signaler vont être confrontés, pour la plupart, à de graves pénuries d'eau potable. Le Rwanda, le Burundi, le Kenya, la Tunisie et le Malawi devront adopter des politiques de l'eau extrêmement rigoureuses et très restrictives, importer des quantités massives d'eau, ou si possible, désaliniser l'eau de mer pour tenir compte des besoins de l'agriculture, qui sont les plus lourds, et des besoins domestiques. On mesure l'importance des acquisitions de savoir-faire en matière d'irrigation parfaitement contrôlée et le coût des investissements que de telles techniques supposent.

Les inversions de tendance de la mortalité

Comme cela a été souligné à Rome en juillet 1996, les succès remportés durant la décennie écoulée dans la lutte contre la mortalité infantile semblent avoir été gommés. Au Ghana et au Zimbabwe, pour ne prendre que ces exemples, beaucoup des progrès ont été effacés à cause du coup d'arrêt donné aux dépenses de santé.

Actuellement, 22 pays africains ont mis en place des politiques de population. En 1974, ils n'étaient que 3 : Maurice, le Kenya et le Nigéria. Ces politiques concernent la santé de la reproduction, l'information, l'éducation et la communication en matière démographique, la condition et le rôle des femmes. Dans la mesure où cela peut être intégré dans la microplanification, quelques aspects de la mortalité infantile et de la protection maternelle et infantile sont également programmés. Mais on progresse lentement. L'usage très faible des contraceptifs est également corrélatif du développement de l'infrastructure, de la pénétration de méthodes de contrôle des naissances culturellement acceptables, et de la pauvreté (A. Adepoju, symposium UNFPA/FAO, Rome, juillet 1996).

La pauvreté

Les catastrophes naturelles, inondations, sécheresses, qui continuent à frapper des populations déjà grandement éprouvées sont des facteurs d'appauvrissement incontestables. Mais la pauvreté générale des États et des populations reste le facteur le plus important dans le domaine qui nous intéresse ici. On l'a vu, elle a des effets directs ou indirects sur presque tous les aspects : le nombre des naissances, la quantité d'énergie alimentaire disponible, la qualité de l'alimentation, l'utilisation des techniques nouvelles, les infrastructures. De plus, non seulement le taux de pauvreté en Afrique est très élevé (50 % de la population se situe en deçà du seuil de pauvreté), mais en outre la pauvreté progresse plus vite en Afrique que dans toute autre partie du monde.

La paix civile est une condition du développement

La crise alimentaire peut aussi résulter de conflits trop souvent qualifiés d'ethniques et qui provoquent des déplacements de population. Le nombre des réfugiés et des personnes déplacées s'est multiplié durant les cinq dernières années. Le Libéria, le Rwanda et le Burundi connaissent toujours des situations de guerre, et la République démocratique du Congo - ex-Zaïre - connaît à son tour des affrontements qui ne sont pas qu'idéologiques. Ici, encore plus qu'ailleurs, la paix est une des composantes essentielles du développement. Il ne peut y avoir de véritable développement sans stabilité et sans sécurité.

Alors, quelles que soient les projections que l'on puisse faire de la situation de l'Afrique à l'horizon 2050, les inconnues demeurent très nombreuses. Dans une version apocalyptique, le sida, les guerres, les famines vont régler à leur façon la question de la subsistance des populations.

Dans une version plus réaliste, mais non moins difficile, il faut être conscient que les populations africaines sont là, souvent sans grands moyens et bien démunies. Les États et la communauté internationale sauront-ils se mobiliser pour apporter une véritable aide à la hauteur des défis à relever ? Cela suppose des politiques de recherche, des transferts de technologies, de connaissances, des moyens financiers, pour assurer la véritable sécurité collective. Cela suppose aussi une réelle information et donc la collecte de données. C'est dans leur capacité à penser le monde que les hommes révéleront leur humanité. Rien n'est gagné, et pour convaincre, il faut toujours du temps. Raison de plus pour prendre de l'avance, et anticiper. Et prendre la mesure des questions à résoudre.

En tout état de cause, la responsabilité première des opérations de développement qui seront entreprises doit reposer sur les pays intéressés eux-mêmes, sur leurs populations et leurs élites. L'engagement réel des pouvoirs publics nationaux et des élites est indispensable pour créer le climat de confiance favorable à l'investissement du secteur privé, sans lequel l'aide publique internationale sera, en tout état de cause, insuffisante et inefficace.

Il n'y a pas d'impasse africaine

Ainsi ce chapitre montre-t-il une Afrique confrontée à des difficultés écrasantes, une Afrique dans l'impasse économique, politique et sociale, en dépit de nombreux exemples parfois contradictoires; ce qui peut expliquer que le Sommet Mondial de l'Alimentation (FAO, Rome, 1996) ait vu réapparaître certains termes du discours « tiermondiste » : explosion démographique, famine planétaire, etc., termes qui se sont mêlés pour un court laps de temps, dans les salles de rédaction, avec les discours des « environnementalistes ». On a ainsi vu reparaître les prévisions d'Apocalypse promises à notre monde surpeuplé, à l'issue de plusieurs décennies de surexploitation des ressources naturelles et de dégradation de l'environnement, thèse défendue en particulier par Lester Brown (Le Monde [11]) ex-président du Worldwatch Institute aux États-Unis, par François Ramade [69] en France, etc.

Quelles propositions peut-on faire, à cette étape de notre travail, pour cet espace du risque majeur, qui regroupe près de 300 millions d'habitants qui seront confrontés à des luttes pour l'accès à la terre, à l'eau douce et aux ressources de toutes sortes?

Cet ouvrage ne vise pas à établir des prospectives économiques et ne peut donc proposer aucune solution concrète aux distorsions nationales qu'il souligne entre la croissance des besoins de chaque pays et la croissance de leurs ressources. Ce n'était pas son objectif. D'ailleurs les solutions à apporter à ces distorsions ne sont généralement pas d'ordre planétaire : c'est dans le cadre de chaque État, voire même de chaque région, qu'elles peuvent être définies, compte tenu de leurs spécificités et de leurs potentialités. Les documents techniques diffusés à l'occasion du Sommet Mondial de l'Alimentation organisé par la FAO (novembre 1996) apportent de nombreuses solutions de tous ordres ; ils proposent en particulier des solutions adaptées aux contextes les plus divers [40].

Mais cet ouvrage montre que, mises à part les marges septentrionales et méridionales, c'est l'ensemble du continent africain qui va être exposé à des tensions extrêmes sur les ressources spatiales, foncières et hydrauliques, durant plusieurs décennies, tensions auxquelles il sera sans doute extrêmement difficile de remédier, car elles pourraient se manifester dans un ensemble de pays les plus pauvres du monde. II est donc nécessaire, à ce stade, de poser quelques généralités d'ordre planétaire, à propos du traitement des problèmes de développement en général et de sous-alimentation en particulier. Les résultats de cette étude l'exigent.

Le caractère holistique du développement et de la sous-alimentation

On accrédite de plus en plus souvent l'idée que l'Afrique est entrée dans une voie sans issue et que la situation du continent est sans solution. De fait, les investissements privés, nationaux ou internationaux, n'abondent pas, ils se dirigeraient plutôt vers l'est de l'Europe, ou l'Asie.

Mais si le défi semble à certains impossible à relever, c'est que l'on considère trop souvent l'Afrique comme un continent isolé. On ignore en cela le caractère holistique du développement.

Les États de l'Amérique, de l'Asie ou de l'Europe ne peuvent pas plus négliger les conséquences stratégiques, environnementales et humaines de l'évolution économique, politique et sociale de l'Afrique sur leur propre territoire que les États de l'Afrique ne peuvent ignorer l'environnement politique, économique et social général dans lequel ils s'intègrent. De même les États d'Amérique, d'Asie, ou d'Europe ne peuvent pas plus négliger les capacités, les ressources, ainsi que les savoirs des populations de l'Afrique que celles-ci ne peuvent ignorer les possibilités de transfert en tous genres que présentent les autres continents de la planète.

Quatre constats lourds de conséquences devraient s'imposer à l'avenir.

Exemples de quelques mesures de politique internationale

La collectivité des nations manifesterait une grande irresponsabilité morale, politique et économique en adoptant des politiques laissant durablement l'un des continents du monde dans l'impasse économique et sociale, et en accréditant l'idée que cette situation ne ferait pas courir de grands risques au reste de l'humanité. À l'inverse, une politique internationale pourrait être adoptée, dont quelques-unes des modalités pourraient être les suivantes.

L'impasse sur le développement de l'Afrique

La plupart des États africains de cet « espace du risque majeur » appartiennent au groupe des pays les moins avancés du monde. Ils sont très loin de disposer des niveaux d'instruction de base, des niveaux de formation, des infrastructures que l'on rencontre dans les pays d'Asie ou d'Amérique latine. De plus la faible densité de leur population ainsi que la modicité de leurs infrastructures urbaines constituent un contexte fortement défavorable au développement.

Les principales actions soutenues par les pays développés au cours des cinq dernières décennies dans le domaine de la population et du développement ont porté principalement sur la baisse de la mortalité - surtout sur la réduction de la mortalité infantile et la diminution de la fécondité. Ces politiques ont été conduites en particulier pour promouvoir la santé des populations, tout d'abord la santé des nouveau-nés, la santé des adultes, et plus récemment la santé de l'ensemble des acteurs de la reproduction humaine. D'autres actions d'ampleur ont porté, par exemple, sur la lutte contre la faim, sur l'éradication de certaines grandes endémies dans le monde, etc.

Comme l'a souligné Alfred Sauvy, ces opérations de développement humain peuvent être considérées comme des « greffes de civilisation ». Cette expression l'indique, les tendances démographiques de fond qu'elles ont provoquées n'auraient pu être le fruit des sociétés concernées à leur stade de développement du moment.

Mais ce n'est pas parce que l'aide alimentaire a éventuellement rendu aux populations leurs capacités, et, en particulier, leurs aptitudes à la production vivrière, que ces populations ont acquis pour autant les potentialités agro-écologiques, les savoirs et les structures de production qui déterminent l'autosuffisance vivrière.

De même, ce n'est pas parce qu'une politique de planification des naissances provoque une baisse de la fécondité que se trouvent ainsi générées les conditions contextuelles qui accompagnent et provoquent « naturellement » la transition démographique. On sait en effet que, parmi les facteurs qui déterminent la transition démographique, on compte la scolarisation des femmes, ainsi que leur participation à l'activité économique nationale rémunérée, toutes évolutions socio-économiques qui participent largement au développement économique et social des nations.

Plus généralement ce n'est pas parce que les tendances de la mortalité ou de la fécondité sont infléchies, du fait de politiques d'actions spécifiques (vaccinations, diffusion de produits contraceptifs, etc.), que les situations contextuelles sociales et économiques qui président habituellement et auraient pu être à l'origine de telles évolutions s'en trouvent « miraculeusement » transférées à partir des pays donateurs et implantées dans les pays considérés.

L'effort de développement qui génère ces transitions démographiques dans les conditions courantes reste assez largement à faire dans les cas qui nous intéressent.

De plus, une fois la transition démographique enclenchée, les États concernés rencontrent deux types de contraintes. Comme nous l'avons dit précédemment, ils doivent combler les retards en matière d'éducation de base, d'établissement d'infrastructures et de développement des activités économiques qui étaient en partie à l'origine du maintien de fortes fécondités. Ils ont aussi à faire face à une longue période d'accroissement démographique. En effet le vieillissement de la structure par âge provoqué par la baisse de la fécondité n'intervient que longtemps après la baisse de fécondité. Comme la pyramide d'âges des femmes reste encore jeune pour plusieurs décennies, le nombre de femmes qui accèdent à l'âge de procréer s'accroît encore longtemps après que soit intervenue la baisse de la fécondité.

Révision déchirante

Pour si nécessaire qu'elles soient, ces « greffes de civilisation » ne peuvent tenir lieu de politiques ou même de projets de développement. Bon nombre d'opérations de développement ont alors porté sur une exploitation des ressources destinée à l'exportation. Mais chacun sait qu'une combinaison de production de rente, même fortement soutenue au point de vue des techniques et des variétés utilisées, associée à une aide alimentaire venant combler les déficits vivriers occasionnels, n'a jamais pu tenir lieu de politique de développement de la production vivrière.

La collectivité des nations a plus récemment impulsé des politiques de développement mettant en jeu des facteurs plus diversifiés. Mais elle devra faire preuve de plus d'efficacité et de plus de détermination en mettant en œuvre et en finançant de grands programmes de développement nationaux, internationaux ou régionaux intégrés, s'attaquant de façon cohérente et simultanée aux investissements non productifs à long, ou très long terme nécessaires pour la mise en valeur des ressources humaines (éducation de base, formation des populations, etc.), pour l'établissement d'infrastructures physiques de base (communications, transports, aménagements fonciers, ingénieries hydrauliques, adductions d'eau potable, etc.), ainsi qu'à des investissements productifs à court, moyen et long terme, pour intégrer les populations dans le processus de développement mondial.

Ces programmes devront lier les pouvoirs publics et les établissements privés des pays concernés ainsi que des instances internationales fédérant les États donateurs, les agences du système des Nations unies et les banques de développement. Le système des Nations unies n'en est pas à ses premières opérations dans ce domaine. Pour ne citer qu'un exemple, les activités de peuplement et de développement durable de la zone du programme de lutte contre l'onchocercose en Afrique de l'Ouest, exécutés par les 11 pays concernés, ont été parrainées depuis maintenant 25 ans par la Banque mondiale, la FAO, l'OMS et le PNUD, sous la conduite de la FAO depuis 1994. C'est en traitant simultanément de tous les aspects importants d'un même processus de développement des pays pauvres que la collectivité des nations aidera les pays pauvres à s'intégrer dans le processus mondial de développement1.

C'est en effet dans l'observation des liens entre les différents facteurs du développement économique et social et dans le respect des règles du développement durable que la collectivité des nations pourra maîtriser les rapports entre l'accroissement de la population, la préservation des ressources naturelles et le développement économique de ces territoires menacés d'une très forte distorsion entre les besoins et les disponibilités des populations1.

1 CICRED, « Dynamique de peuplement des zones rurales libérées de l'onchocercose en Afrique de l'Ouest », Bénin (CEFURP), Burkina-Faso (UERD), Côte d'Ivoire (ENSEA), Ghana (RIPS), Guinée (DNSI), Mali (DNSI), Niger (DSCN), Sénégal (DPS), Togo (URD), « Synthèse des monographies nationales », Paris, 1999.

Il n'y a probablement pas d'impossibilité à ce que les hommes et les femmes puissent vivre en équilibre stable avec tout milieu physique qu'ils entreprennent de transformer. Il y a surtout des nécessités de mobilisation de savoir et de savoir-faire donc de disponibilités financières fortement déterminées par l'urgence des échéances (voir annexe 4: une nouvelle formulation des politiques de recherche).

En tout état de cause, la collectivité des nations manifesterait une grande irresponsabilité en accréditant l'idée qu'il est de son intérêt économique de se désintéresser ou même de n'accorder qu'un intérêt secondaire à la destinée économique de l'un des continents de la planète, fûtil le plus pauvre.

En différant longtemps les transferts financiers nécessaires à l'insertion des peuples les moins avancés dans le processus de développement mondial, les pays développés prennent, certes, un risque économique important en s'aliénant les retombées économiques du développement d'un continent qui pourrait être en expansion rapide. Mais ils prennent aussi un risque financier lourd de conséquences économiques, celui d'accroître considérablement les mises de fonds qu'ils devront allouer tôt ou tard au décollage économique des pays les moins avancés, et ceci d'autant plus que la croissance économique de ces pays semble devoir rester encore longtemps inférieure à l'accroissement de leur population.

Les programmes de développement évoqués précédemment nécessiteront une très grande rigueur budgétaire, qu'expliquent tant la taille des enjeux stratégiques, politiques et sociaux que la dimension financière des opérations. Des évaluations de ces programmes seront donc indispensables. Les indicateurs utilisés devraient rendre compte, bien évidemment, de l'efficacité économique de ces programmes, de leurs effets sur la demande, sur les échanges nationaux et internationaux, sur les prix, sur les revenus, sur la croissance économique des pays développés, en particulier des pays donateurs, etc.; mais aussi de leur efficacité sociale, si tant est que la promotion économique et sociale des peuples est bien l'objectif visé.

Ces évaluations devraient avoir un effet majeur, celui de légitimer des actions de développement dont l'importance pour l'humanité ne laisse aucun doute.

1 Voir par exemple la série des monographies entreprises par le CICRED à la demande de la FAO sur le thème « Dynamique des populations, disponibilités en terres et adaptation des régimes fonciers » et la charte pour l'établissement d'une série de monographies sur le thème et les annexes rédigés à la demande du Service des régimes fonciers (SDAA) de la Division du développement rural (SDA) du Département du développement durable de la FAO, Rome, 1997.


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