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Chapitre 2: L’APPROCHE FILIERE


2.1 - La limitation de la filière
2.2 - Les acteurs et les stratégies
2.3 - L’espace géographique
2.4 - Les relations sociales

Si la limitation du domaine de la recherche aux canaux commerciaux peut découler d’un choix opérationnel du chercheur, l’élargissement de ce domaine à des situations qui vont au-delà du segment commercial comporte non seulement un choix d’opportunité, mais aussi l’utilisation de nouveaux cadres conceptuels. Ceci peut être justifié par le fait qu’on ne peut considérer n’importe quelle action économique comme isolée de son contexte car elle s’inscrit dans une complexité de relations économiques qui l’influencent et que, à son tour, elle contribue à influencer. De même, l’approvisionnement et la distribution d’un produit (modalités par lesquelles ils s’établit et/ou change) ne peuvent pas être considérés en dehors des liens créés avec les situations économiques en amont et en aval. La prise en charge de ces éléments demande aussi des outils d’analyse adaptés et donc des orientations méthodologiques innovatrices. L’un de ces outils est le concept de filière de production:

«On appelle filière de production l’ensemble des agents (ou fraction d’agent) économiques qui concourent directement à l’élaboration d’un produit final. La filière retrace donc la succession des opérations qui, partant en amont d’une matière première - ou d’un produit alimentaire - aboutit en aval, après plusieurs stades de transformation/valorisation à un ou plusieurs produits finis au niveau du consommateur. Plus précisément (...), l’ensemble des agents (...) qui contribuent directement à la production, puis à la transformation et à l’acheminement jusqu’au marché de réalisation d’un même produit agricole (ou d’élevage).» (Fabre, 1993).
Dans ce cadre, l’agent est un acteur (ou un groupe) économique qui se caractérise par:

2.1 - La limitation de la filière

Un problème préalable à l’application de cette démarche est l’identification des contours de la filière, de sa structure, de son fonctionnement. Cette tâche est accomplie par:

Cette dernière analyse entend isoler les différents stades technico-économiques qui caractérisent la filière dès la matière première jusqu’à la consommation du produit final, y compris les flux de biens et services liés à l’achèvement de chaque stade. Selon la logique de la filière, on serait amené à suivre un produit jusqu’à sa destination finale en aval (la consommation, l’exportation, toutes les transformations du produit); et, en remontant, jusqu’à la fourniture des ressources utilisées (biens et services liés à la production des produits en aval).

Au niveau opérationnel, des choix restrictifs ou des simplifications conceptuelles de la complexité de la filière s’imposent. Toutefois, ces fonctions se réduisent à la production, la transformation, la distribution et la consommation. Parfois, l’analyse est limitée à des aspects ou segments particuliers de la filière dont l’intérêt est plus évident (concepts de sous-filière, filière technique, méthodes de délimitation du domaine économique concerné). Ces choix découpent l’analyse tout en la structurant, compte tenu des objectifs fixés.

«En pratique, le découpage en sous-filières, tout comme les éléments finalement retenus comme faisant partie de la filière étudiée, dépendent non seulement des circuits existants mais également des objectifs de l’analyste: selon les questions que l’on se pose, il peut être opportun d’adopter un découpage reposant sur les modes techniques de transformation qui prévalent, ou bien le découpage reposant sur la nature des acteurs institutionnels, leur localisation géographique, le type de marché final sur lequel ils débouchent, etc.» (Fabre, 1993).
L’issue de ce premier processus de description se traduit par une grille (Fabre, 1993) dans laquelle les données concernant les fonctions, les agents et les produits s’entrecroisent à chaque stade de la filière, en accord avec les spécificités de l’analyse et selon les concepts dont elles s’enrichissent. Des exemples peuvent aider à la compréhension de ce point. D’après Fabre, il est courant de distinguer les activités de production agricole vivrière en sous-filières officielles, privées et paysannes en relation au type et à la grandeur des marchés de destination finale (Fabre, 1993). Griffon adopte une distinction de sous-ensembles et agents dans la filière agro-alimentaire selon leur fonction technico-économique au niveau de la production:

En se référant en particulier au milieu africain, Hugon utilise les variables technologie, système d’organisation, mode de régulation et dimension spatiale pour le découpage du système agro-alimentaire. Il en résulte une articulation sur quatre types de filières:

A partir de cette représentation schématisée, intégrée au moyen des concepts de l’analyse économique traditionnelle (coût de production, valeur ajoutée, marge commerciale, etc.), la filière est interprétée dans sa logique de fonctionnement.

2.2 - Les acteurs et les stratégies

Au niveau du comportement des acteurs, l’analyse de filière permet de détecter les buts et les stratégies qui sont spécifiques aux acteurs eux-mêmes. Ainsi, selon Hugon:

«La filière permet de mettre en évidence, au-delà des relations marchandes vendeurs-clients, des synergies, des effets externes, des relations de coopération et des nœuds stratégiques, dont la maîtrise assure une domination; elle constitue un espace des stratégies d’acteurs.» (Hugon, 1985).
L’analyse des stratégies dans la filière permettrait donc de saisir des qualités du comportement des agents au-delà des hypothèses strictement économiques à la base des démarches dites traditionnelles11. L’analyse basée sur les attributs du marché (imperfection du marché) par rapport à un modèle donné (le modèle néoclassique) n’est pas rejetée, mais plutôt dépassée. En fait, on ne se borne pas à la qualification et à l’acceptation de ces attributs mais l’on essaie de les expliquer avec leurs conséquences sur l’appareil productif, au sens large du terme (efficacité économique, efficacité sociale, utilisation de l’espace, etc.). Ce parcours implique une ouverture de l’analyse économique sur des appareils conceptuels non strictement économiques (non traditionnellement économiques) qui donnent à cette démarche une qualification tout à fait interdisciplinaire. C’est ainsi que sont impliquées dans l’analyse économique deux dimensions qui échappent aux méthodologies traditionnelles: l’espace et les relations sociales12.

2.3 - L’espace géographique

En ce qui concerne l’espace géographique, Hugon parle de filières spatialisées en supposant l’existence d’une relation entre les caractéristiques des filières (niveaux d’organisation, techniques utilisées, etc.) et les espaces de référence (local, régional, national, etc.). On trouve aussi une application de cette hypothèse à la ville. En fait, le milieu urbain peut être vu comme le lieu d’intersection (entrelacs) des filières ou de leurs segments, où les activités des filières ressentent des phénomènes et des processus qui sont propres à l’urbanisation: agglomération, concentration, hiérarchisation des fonctions des filières. (A ce propos, voir aussi le paragraphe consacré à l’approche géographique13.

Lançon, en critiquant l’utilisation des concepts néoclassiques pour mesurer l’efficacité du marché, propose en fait une application de l’approche spatiale à la filière:

«La compréhension de l’organisation des échanges doit donc reposer sur un cadre analytique qui permette de comprendre la formation du marché... [où] l’abandon d’une conception de l’espace économique à une dimension permet, d’une part, d’introduire la dynamique en considérant les relations entre des espaces et, d’autre part, de concevoir des relations asymétriques en hiérarchisant le découpage spatial. Ainsi (...), on conçoit le développement du marché des produits vivriers (...) comme un double processus de différenciation d’espaces hiérarchisés et de leur mise en relation par un processus d’intégration dont les commerçants sont les acteurs principaux.» (Lançon, 1994).
Il existe un effort évident d’aller au-delà des données de l’économie (le marché et sa localisation) et d’en expliquer la dynamique en utilisant des concepts spécifiques à la filière, c’est-à-dire les stratégies des acteurs. Selon cette approche, ce sont en effet les acteurs, par leurs stratégies, qui donnent une structuration et une signification économique à l’espace où ils agissent. L’espace, ainsi, ne serait que l’expression de potentialités physiques sans autres spécifications.

2.4 - Les relations sociales

La recherche des liens entre l’économique et le social relève de la nécessité, posée par certains chercheurs, de prendre en considération les déterminants du comportement des acteurs en dehors de leurs activités économiques, c’est-à-dire dans le milieu social au sens plus élargi du terme14.

La démarche qui conduit à analyser les rapports sociaux et leur influence sur l’activité économique est bien esquissée par Leplaideur. Elle est décrite comme un processus s’articulant sur trois étapes, qui décalquent en partie la méthode de filière:

Cette méthode permet de situer les nœuds du pouvoir du capital et du travail, voire comment les acteurs s’articulent autour de règles et d’institutions pour se répartir les biens et gérer les conflits et les alliances (Leplaideur, 1994). La dernière étape nécessite de passer de la notion de fonction à celle d’acteur (selon la démarche de l’approche filière) puis des individus au groupe social, ce qui permet de répondre aux questions socio-économiques. Ce dernier passage entraîne un changement de perspective dans l’analyse:

«Quand nous raisonnons activité-acteur, nous analysons les rapports hommes-choses; quand nous devons interpréter le processus de la répartition sociale des moyens de production (RSMP), nous raisonnons en termes de relations hommes-hommes autour des choses.» (Leplaideur, 1994).
Au niveau opérationnel, l’élargissement du domaine d’enquête au social, selon le processus qu’on vient de décrire, implique l’utilisation de données non plus seulement quantitatives (dont le traitement se fait par des techniques statistiques bien rodées, telles que l’analyse factorielle) mais qualitatives, obtenues à travers des enquêtes ou des entretiens concernant des types d’acteurs de la filière. Ces histoires de vie sont des témoignages privilégiés de l’évolution sociale, c’est-à-dire de la dynamique par laquelle ces acteurs changent, accroissent ou réduisent leurs rôles et leur pouvoir dans la filière. Il s’agit de données à tous les effets. Leur structuration requiert l’utilisation de schémas interprétatifs dont le choix est entre les mains du chercheur. Ainsi, par exemple, Leplaideur utilise la théorie économique marxiste, selon laquelle la dynamique du changement social est due aux conflits entre ceux que le processus économique paupérise, en causant leur disparition de la filière, maintient, en leur permettant la reproduction de la fonction et des moyens de production, ou enfin en permettant d’accumuler, de manière croissante, soit des moyens de production, soit des fonctions dans la filière. Cette vision conduit alors à un groupage selon les variables qui montrent cette dynamique.

Les informations relevant de l’application de cette démarche sont synthétisées dans un schéma récapitulatif qui expose les dynamiques des changements et les rôles des différents acteurs dans le temps15.

Synthèse

En dernière synthèse, cette approche se caractérise par les aspects marquants ci-dessous:

  • la vision d’ensemble des phénomènes (flux de biens et financiers, performances économiques, structuration et hiérarchisation entre activités ou segments) dans leur succession d’un bout à l’autre de la chaîne production/consommation d’un produit;
  • l’articulation selon l’enjeu fonction(s)-acteur(s);
  • l’attention sur les relations d’influence mutuelle (les stratégies des acteurs) et leur pouvoir de régulation;
  • la possibilité de segmentation de l’analyse (sous-filière, segment, etc.);
  • la souplesse du schéma interprétatif, qui permet de croiser les fondements économiques avec d’autres fondements dans une optique interdisciplinaire.

Face à ces atouts, il faut indiquer certains points faibles ou critiques de cette démarche:

  • la segmentation de l’analyse, tout en donnant à cet outil une grande flexibilité, pose aussi des limites à son aptitude explicative, qui relève de la considération la plus élargie de la filière et non de sa limitation;
  • le processus d’identification des contours de la filière est un point critique et flou car on ne dispose pas de méthodes exactes;
  • les choix du produit et de la filière sont des points déterminants. En fait, il faut que le produit conserve un rôle central dans la structuration de la filière, c’est-à-dire qu’il soit un produit-clé pour les acteurs et les fonctions impliquées. Ces choix prennent donc une valeur stratégique qu’il ne faut pas sous-estimer pour éviter d’aboutir à des conclusions mal centrées par rapport aux phénomènes observés. Ce problème est surtout évident lorsqu’on essaie d’étendre les résultats obtenus pour un produit à l’ensemble du système socio-économique.

«Certes, la focalisation sur un produit dominant permet de mieux comprendre les formes des rapports sociaux production-échanges marchands qu’une analyse globale de tous les producteurs et de tous les aspects commerciaux. Toutefois, il ne faudrait pas, après une telle analyse, extrapoler le processus observé à tout le système économique. On ne peut entamer cette tentative qu’à partir du moment où on a démontré que le produit analysé est le centre de l’enjeu social de l’époque analysée au niveau de l’espace étudié» (Leplaideur, 1994).

Les résultats de cette démarche sont en effet à plusieurs niveaux. L’analyse économique, par le calcul des coûts, des marges, etc. à différents stades, et par les différentes fonctions et les acteurs, permet d’aboutir à une mesure de l’efficacité de la filière, de ses points forts et de ses faiblesses. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’une efficacité par rapport à un modèle rigide (comme dans le paradigme néoclassique) mais d’un jugement par comparaison: ce n’est pas le concept optimum que l’on vise mais un degré d’efficacité par rapport à d’autres situations.

L’analyse des stratégies des acteurs entraîne une description très détaillée des relations économiques et sociales autour du produit. S’il peut exister un problème à ce niveau, c’est celui qui oblige à isoler des tendances et des conclusions qui soient capables de synthétiser un certain nombre et une grande variété de données. Au fur et à mesure que la filière est intégrée dans son contexte social, politique, géographique etc., les variables à considérer et la complexité des schémas interprétatifs s’accroissent, et la synthèse devient alors plus difficile. S’il existe une solution à ces problèmes, on y arrive par une vision des forces en jeu qui véritablement dynamisent le secteur, où et comment (et par qui) elles agissent et expliquent le degré d’efficacité.


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