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Chapitre 2 - L'urbanisation en Afrique

Deux grandes séries d'indicateurs peuvent être distingués: d'une part, des indicateurs statiques comme le volume de la population urbaine et ses caractéristiques; d'autre part, des indicateurs dynamiques qui mesurent les changements observés, et notamment la croissance. Les relations entre ces divers indicateurs sont faibles, et l'appréciation du degré d'urbanisation d'un pays reste très subjective, car son évaluation reste fonction de l'indice choisi. Tous ces indicateurs privilégient une approche macro-économique et ne rendent pas compte de la diversité des situations citadines au sein d'une même ville. Des analyses plus fines sont nécessaires au niveau des grandes villes afin de mieux appréhender la diversité du tissu social, de mieux mettre en rapport les équipements avec les populations concernées. Les urbanistes attendent des démographes des données spatialisées à un niveau relativement fin. Ces données sont déjà collectées par les Services de statistiques nationaux (îlots de recensement, par exemple), mais elles ne sont pas restituées à un niveau aussi fin que le quartier ou l'îlot, ce qui permettrait de mieux mettre en rapport équipements urbains et effectifs de population concernée.

S'il est vrai que l'existence de villes est un phénomène très ancien en Afrique[3], c’est néanmoins la colonisation qui lui a imprimé le caractère qu'elle connaît encore de nos jours. Les grandes villes actuelles ont été fondées dans des sites choisis en fonction de considérations liées aux besoins de la colonisation. Les ports maritimes ont généralement été favorisés: Dakar, Abidjan, Lagos, Luanda, etc., et la localisation des grands centres urbains reste marquée par cette extraversion. Dès cette époque, les investissements ont été concentrés dans des capitales où résidait l'essentiel des cadres dirigeants de l'Administration coloniale. Cependant, ces villes coloniales étaient essentiellement peuplées d’Africains. Ainsi, en 1926, Dakar, qui pourtant rassemblait alors 38 pour cent de la population non africaine de toute l'Afrique de l'Ouest francophone, ne comptait que huit pour cent de non africains. Cette proportion a ensuite culminé à 13 pour cent en 1955 avant de retomber à moins de deux pour cent en 1976. Comme le fait remarquer Catherine Coquery (1988), «le choc colonial a constitué un élément décisif de l'urbanisme africain contemporain par la juxtaposition et l'inévitable interpénétration de deux modèles apparemment contradictoires: le (ou plutôt les) modèle(s) autochtone(s) ancien(s), et le modèle spécifique colonial/blanc/métropolitain». Le modèle colonial, sous prétexte d'hygiénisme, a accentué le caractère ségrégatif de l'habitat et des quartiers des villes africaines et il a imposé sa trame qui persiste aujourd'hui dans la plupart des agglomérations (Massiah, Tribillon, 1988).

Les données présentées au tableau 1 sont des estimations, et doivent être maniées avec beaucoup de prudence. Ce tableau présente pour chaque pays l'effectif de population urbaine, la proportion d'habitants résidant en milieu urbain (taux d’urbanisation), le taux de croissance annuel de population urbaine, la population de la ville la plus peuplée du pays, et un indicateur mesurant l’importance relative prise par la ville la plus peuplée du pays.

Le Maghreb est bien plus urbanisé que l'Afrique subsaharienne. En Afrique noire, c'est l'Afrique centrale qui a le taux d'urbanisation le plus élevé, à l'exception notable du Zaïre, où, bien que la ville de Kinshasa dépasse les quatre millions d'habitants (en 1995), la majorité de la population vit en milieu rural (71 pour cent). L'Afrique de l'Ouest côtière, caractérisée par une concentration dans certaine villes portuaires, est aussi assez fortement urbanisée. À l'opposé, le Sahel, toute la face orientale de l'Afrique et la zone australe (à l'exception de l'Afrique du Sud et de la Zambie) le sont nettement moins. Cependant, partout la croissance de la population urbaine est plus élevée que la croissance naturelle.

En 1960, environ 15 pour cent de la population de l’Afrique de l’Ouest et centrale résidait en milieu urbain; on peut estimer que cette proportion entre 34 et 37 pour cent en 1994. La situation est très variable suivant les pays. Compte tenu des réserves précédemment exposées concernant la difficulté de connaître avec précision les effectifs de population urbaine, on peut toutefois classer les pays de la façade atlantique de l’Afrique en cinq grand groupes en fonction de leur taux d’urbanisation (Source WALTPS (Kalassa, 1994), estimation pour 1990):

Groupe I: Congo, Gabon.
Groupe II: Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal, Centrafrique, Mauritanie, Nigeria, Sao Tomé.
Groupe III: Bénin, Togo, Zaïre, Gambie, Ghana, Sierra Leone, Cap Vert, Guinée équatoriale.
Groupe IV: Guinée, Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, Liberia, Guinée Bissau, Angola.
Groupe V: Burundi, Rwanda.
Le groupe I correspond aux pays ayant une proportion de population urbaine supérieure à 50 %; il s’agit de deux pays d’Afrique centrale exportateur de pétrole, le Congo et le Gabon. Le groupe II rassemble des pays où plus de 40 % de la population vit en ville; il s’agit pour la plupart de pays côtiers ayant connu un certain dynamisme économique (Centrafrique et Mauritanie semblant être deux cas particuliers). Le groupe III regroupe des pays dont la proportion d’urbains est comprise entre 29 et 39 %. Le groupe IV rassemble des pays faiblement urbanisés (un taux compris entre 20 et 28 %), essentiellement des pays du Sahel intérieur. Enfin le groupe V comprend deux pays particuliers, très densemment peuplés, mais où la population urbaine est d’environ cinq pour cent; il s’agit du Rwanda et du Burundi.

Les enquêtes du REMUAO confirment que les différences d'urbanisation sont importantes entre les pays enclavés et les pays côtiers. Parmi les pays les moins urbanisés du réseau figurent le Mali (où 25 % de la population réside en ville) et le Niger (18 %). Les plus urbanisés sont, à des niveaux d'urbanisation très proches, le Sénégal (41 %), la Mauritanie (41 %) et la Côte d'Ivoire (40 %). La Guinée se situe à un niveau intermédiaire (32 %) (Bocquier, Traoré, 1995).

Tableau 1: Population urbaine (en millions), indicateurs d'urbanisation, population de la première ville (en milliers) et indice de primatie.

Indicateurs

Population urbaine en 1994 (millions)

Taux d’urbanisation en 1994 (pour cent)

Taux de croissance urbaine 1990-1995 (pour cent)

Population de la ville principale en 1990 (milliers)

Indice de primatie (*)

MAGHREB






Algérie

15,0

55

3,8

3033

3,5

Égypte

27,5

44

2,6

8633

7,1

Libye

4,4

85

4,3

2595

2,2

Maroc

12,7

48

3,1

2815

2,4

Tunisie

6,6

57

2,8

1741

3,7

AFRIQUE ORIENTALE






Burundi

0,5

7

6,6

234

-

Kenya

7,3

27

6,8

1519

2,6

Ouganda

2,5

12

5,8

754

12,7

Rwanda

0,5

6

4,2

219

8,1

SAHEL EST






Djibouti

0,5

82

2,7

417

8,5

Erithrée

0,6

17

4,4

359

-

Éthiopie

7,0

13

4,7

1808

5,4

Somalie

2,3

25

2,5

779

-

Soudan

6,6

24

4,4

1944

6,5

OCÉAN INDIEN






Comores

0,2

30

5,7

24

-

Madagascar

3,8

26

5,8

690

7,5

Maurice

0,5

41

1,2

158

-

Seychelles

0,03

54

2,9

35

-

AFRIQUE AUSTRALE






Afrique du Sud

20,5

50

2,9

2294

2,2

Angola

3,4

32

6,3

1642

4,6

Bostwana

0,4

27

7,0

109

2,1

Lesotho

0,4

22

6,2

170

-

Malawi

1,5

13

6,2

310

5,0

Mozambique

5,0

33

7,4

1561

-

Namibie

0,5

36

5,9

149

-

Swaziland

0,3

30

6,2

47

-

Tanzanie

6,8

24

6,1

1436

4,9

Zambie

3,9

43

3,5

979

2,6

Zimbabwe

3,5

31

4,9

854

5,3

AFRIQUE CENTRALE






Cameroun

5,7

44

4,9

1001

4,7

Centrafrique

1,3

39

3,4

474

10,8

Congo

1,5

58

4,9

793

2,00

Gabon

0,6

49

4,7

286

4,30

Guinée équatoriale

0,2

41

5,9

30

6,58

Sao Tomé

0,06

46

4,2

50

-

Zaïre

12,3

29

3,9

3455

4,60

PAYS DU SAHEL (CILSS)






Burkina Faso

2,5

25

11,2

681

4,40

Cap Vert

0,2

53

6,9

62

-

Gambie

0,3

25

6,2

209

7,26

Guinée Bissau

0,2

22

4,4

71

-

Mali

2,8

26

5,7

738

7,27

Mauritanie

1,2

53

5,4

707

6,65

Niger

1,5

17

5,6

447

3,29

Sénégal

3,4

42

3,7

1613

8,55

Tchad

1,3

21

3,6

613

5,00

AFRIQUE DE L’OUEST CÔTIÈRE






Bénin

1,6

31

4,6

487

-

Côte d'Ivoire

5,9

43

5,0

2168

6,07

Ghana

6,1

36

4,3

1405

2,90

Guinée

1,9

29

5,8

1127

9,69

Liberia

1,3

44

4,6

670

8,52

Sierra Leone

1,6

35

4,8

649

6,85

Togo

1,2

30

4,5

513

10,00

Nigeria

41,7

39

5,2

5685

5,29

(*) Rapport de l’effectif de la ville la plus peuplée à celui de la seconde ville du pays (les valeurs de l’indice données ici sont dues à F. Moriconi-Ebrard (1993); elles portent sur des dates variables selon le pays, mais toujours dans la décennie 1980).

Source: pour les quatre premières colonnes du tableau: Nations Unies, World Urbanization

Prospects. The 1994 Revision, 1995; pour le Nigeria (dernière ligne du tableau): Federal Republic of Nigeria, Official Gazette, 1992.

Certaines villes, comme Conakry ou Ouagadougou, ont connu ces dernières années une croissance particulièrement rapide. Certes, avec la crise, de nombreuses agglomérations ont vu leur croissance se ralentir, mais la plupart des grandes capitales croissent encore au rythme d'environ quatre pour cent par an, ce qui signifie un doublement de leur population en 17 ans. La croissance démographique naturelle (naissances et décès) contribue plus que les migrations. Jusqu'à présent, il a été fort difficile de réorienter les flux migratoires vers les villes secondaires ou vers le milieu rural. L’une des raisons de l’échec de ces programmes de réorientation des flux réside dans la méconnaissance de la complexité des mécanismes qui sous-tendent la prise de décision de l’acte migratoire (Lututala, 1995).

La figure 2 permet de comparer le rythme de croissance et le taux d’urbanisation de l’ensemble des pays africains. Deux axes figurent sur ce graphique: le taux moyen de croissance de la population urbaine sur la période 1990-1995, soit 4,38 pour cent, et la proportion d’urbains en 1995 en Afrique, soit 34 pour cent. On distingue donc nettement les pays encore faiblement urbanisé comme le Rwanda, le Tchad, et la Somalie dont le taux de croissance de la population urbaine est inférieure à quatre pour cent par an. D’autres pays sont également faiblement urbanisé mais leur rythme d’urbanisation est particulièrement rapide; il s’agit en particulier du Burkina Faso, mais aussi du Kenya, de la Gambie et de la Tanzanie. Certains pays déjà urbanisé à plus de 40 pour cent gardent une croissance soutenue, comme la Mauritanie et le Cameroun. Enfin, certains pays, dont la moitié de la population est déjà urbaine, connaissent une croissance urbaine moins soutenue, en particulier les pays du Maghreb (Tunisie, Algérie, Maroc). La Libye constitue un cas particulier, la population de l’ensemble du pays étant essentiellement concentrée dans quelques villes.

L'essentiel de la population urbaine africaine réside dans des villes de moins de 500 000 habitants. Mais les villes millionnaires attirent une part croissante de la population. En 1995, 36 pour cent de la population urbaine mondiale vit dans des villes de plus de un million d'habitants, particulièrement en Amérique du Nord (51 pour cent) et en Amérique latine (38 pour cent). Bien que le phénomène soit plus récent en Afrique, il est déjà très accusé, puisque cette proportion est de 32 pour cent en 1995, et atteindra probablement 39 pour cent en 2010. Cette concentration est particulièrement marquée en Afrique du Nord.

Figure 2: Corrélation entre la population urbaine en 1995 et le taux annuel de croissance urbaine 1990-1995.

Tableau 2: Répartition en pourcentage de la population urbaine selon la taille des villes et le taux d'urbanisation en 1995.

Région

Taille (en millions)

Plus de 5

1 à 5

0,5 à 1

Moins de 0,5

Taux d'urbanisation

Afrique de l'Est

-

22

13

65

21,7

Afrique centrale

-

36

12

52

33,2

Afrique de l'Ouest

13

14

10

63

36,6

Maghreb

13

30

5

52

45,9

Afrique australe

-

35

11

54

36,6

AFRIQUE

8

24

10

58

34,4

ASIE

19

19

9

55

34,6

AMÉRIQUE LATINE

20

18

10

52

74,2

AMÉRIQUE DU NORD

16

35

11

38

76,3

EUROPE

7

20

9

64

73,6

MONDE

15

21

9

55

45,2


Le nombre de villes millionnaires augmente. En 1995, sur l'ensemble du continent, une trentaine d'agglomérations urbaines comptent plus d'un million d'habitants. Les plus peuplées sont: Le Caire/Guizah (environ 10 millions d'habitants), Lagos (huit millions), Kinshasa (4 millions), Alexandrie et Alger (environ 3,5 millions chacune), puis viennent Casablanca, Tripoli, Abidjan et Le Cap. Selon le BIT, au-delà d'un million d'habitants, la ville pose de nombreux problèmes de gestion: par exemple, la rénovation des égouts du Caire coûtera deux milliards de dollars (El Kadi, 1987). La ville africaine est dévoreuse d'espace et, au fur et à mesure de son extension, les charges des différents équipements urbains deviennent très lourdes du fait de la longueur des réseaux: eau, assainissement, électricité, voies publiques, transports. En Afrique subsaharienne, le phénomène urbain constitue une préoccupation majeure, même dans le cas des centres urbains moins peuplés, car le rythme de leur croissance démographique est sans rapport avec celui du développement des capacités de production économique.

La macrocéphalie constitue une caractéristique majeure de l'urbanisation en Afrique. Elle se traduit par le poids exorbitant d'une ville, généralement la capitale du pays, au détriment des autres centres urbains. Moriconi-Ebrard (1993) a calculé pour la plupart des pays un indice de primatie qui est le rapport de taille entre la première et la deuxième ville du pays. Plus ce rapport est élevé, plus le poids de la première ville est important (dernière colonne du tableau 1). Parmi les pays déjà fortement urbanisés, le Sénégal et la Côte d'Ivoire sont fortement macrocéphales. Mais ce n'est pas une règle générale et, dans certains pays, il existe plusieurs grandes villes (généralement deux), dont la capitale économique et la capitale politique, qui sont alors en compétition sur le plan démographique. Le phénomène de macrocéphalie s'accentue dans les pays où la primauté d'une ville existait déjà dans les années 60. Au Gabon, par exemple, ce rapport passe de 1,8 à 4,3 entre 1950 et 1990.

Certaines villes comme Maputo, Nairobi ou Conakry ont connu ces dernières années une croissance particulièrement rapide. Certes, avec la crise, de nombreuses agglomérations ont vu leur croissance se ralentir, mais la plupart des grandes capitales croissent encore au rythme d'environ quatre pour cent par an, ce qui signifie un doublement de leur population en 17 ans. La croissance démographique naturelle (naissances et décès) contribue plus que les migrations. Jusqu'à présent, il a été fort difficile de réorienter les flux migratoires vers les villes secondaires.

Concentration d'hommes, la grande ville est aussi une concentration des moyens de production de biens et de service. Les besoins des citadins génèrent de multiples emplois de production et de services. Une des conséquences de l'urbanisation rapide réside dans la difficulté d'accès à un logement décent car la politique de logement social n’a pas atteint ses objectifs en Afrique. Non seulement la production de logement est inférieure aux prévisions et ne couvre pas la demande mais, de plus, leur prix rend ces logements inaccessibles à ceux à qui ils étaient destinés: les logements soi-disant sociaux deviennent la propriété des classes moyennes et aisées. Quelles que soient les politiques suivies, on a l'impression d'aboutir au même résultat dans la plupart des grandes villes africaines. Partout, on relève une logique d'exclusion de l'accès au sol et au logement du plus grand nombre.

Cette inadéquation de la réponse à la question du logement n'est pas sans conséquences démographiques. La diversité des situations démographiques découle d'une fragmentation sociale accrue: différences de mortalité entre quartiers, entre catégories sociales, etc. Les indicateurs démographiques laissent percevoir la marginalisation croissante de certaines fractions de populations urbaines: l'exclusion des pauvres se traduit par des différences accrues de mortalité, tandis que les difficultés économiques poussent au mariage plus tardif des hommes et des femmes en ville, et font évoluer la composition des ménages.


[3] On peut dater des 6e-7e siècles les premières villes du royaume du Ghana (Koumbi), mais certains auteurs pensent que sur le site de l'actuel Djenné (au Mali) se trouvait une ville qui comptait 4000 habitants vers l'an 200. Tous les grands royaumes africains successifs eurent des centres urbains importants (Bairoch, 1985).

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