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Histoire et évolution de la radio rurale en Afrique noire - Rôles et usages

Jean-Pierre Ilboudo - Service de la Communication pour le développement, FAO, Rome

Biographie

Docteur en Sciences de l'Information et de la Communication, Jean-Pierre Ilboudo est journaliste radio de formation. Il a enseigné les techniques radiophoniques en Allemagne et au Burkina Faso, ainsi que les Sciences de la Communication. Il a été également Chef de service des études au Centre Interafricain d'Etudes en Radio Rurale de Ouagadougou (CIERRO).

Jean-Pierre Ilboudo est actuellement Spécialiste de la Communication pour le Développement au Service de la Vulgarisation, de l'Education et de la Communication, de la FAO, à Rome. Pour les pays d'Afrique francophone ou lusophone, il couvre les activités suivantes :

Jean-Pierre Ilboudo a publié de nombreux articles, études, et ouvrages dans le domaine de la communication pour le développement et de la radio rurale, dont : Méthodologie participative et interactive de la Radio rurale (Rome 2000), Strategies to Relate Audience Research to the Participatory Production of Radio Programme (Londres 1999), Politiques et Stratégies de communication pour le développement : sept années d'expériences de la FAO en Afrique francophone et lusophone (Rome 2000), Comment concevoir et produire les supports de communication de proximité (co-auteur : J-Y Clavreul, Rome 1998), Contribution sur la radio rurale (Rome 1998), Communication et Développement (Cologne, 1995) et La radio locale de type communautaire, le cas de la zone Mali-Sud (publication en cours).


Introduction

I. LES ÉTAPES D'IMPLANTATION DE LA RADIO EN AFRIQUE NOIRE

II. L'ÉVOLUTION SOCIO-HISTORIQUE DE LA RADIO RURALE RÔLES ET USAGES DE LA RADIO RURALE

BIBLIOGRAPHIE


Introduction

Traiter aujourd'hui du rôle et de l'usage de la radio rurale revient à s'interroger sur la place de la radio rurale dans le nouveau paysage médiatique africain, notamment dans le paysage radiophonique marqué par la dérégulation et la démonopolisation des ondes. Face à ce pluralisme radiophonique, quel rôle revient à la radio rurale dans l'avènement d'une société civile ? Quel peut être l'avenir des radios rurales africaines, eu égard au nombre sans cesse croissant des stations locales, qu'elles soient de type commercial, communautaire ou associatif ?

Depuis sa création, la radio rurale a connu des formes et des objectifs différents. La rapidité avec laquelle ses rôles et usages évoluent s'explique par le fait que la radio rurale ne peut plus être considérée comme une technologie éducative indépendante du système social, ni des politiques d'intégration au profit de la conservation du pouvoir par les équipes dirigeantes en place.

Avant la création de la radio rurale, la majorité des émissions répondaient aux goûts et aux besoins des citadins. Les Etats africains en prirent conscience et décidèrent alors de repenser les émissions pour les ruraux. Ainsi, émergea le concept de radio rurale.

Comment s'est opérée cette évolution ? A des rythmes différents selon les pays. Envisageons ensemble ce que nous considérons comme étant les étapes fondamentales de ce développement.

I. LES ÉTAPES D'IMPLANTATION DE LA RADIO EN AFRIQUE NOIRE

L'histoire de la radio rurale est intimement liée à celle de l'implantation de la radio en Afrique noire. Cette histoire n'est ni une archéologie de la T.S.F. ni une anthropologie politique des années 50 à 60. Nous tenterons de faire ressortir ici les faits marquants de l'histoire de la radio, en particulier à la veille des indépendances, période essentielle pour la radio rurale.

1. LES PREMIERS POSTES EMETTEURS EN AFRIQUE NOIRE (1924-1939)

L'histoire de la radio en Afrique noire démarre avec l'installation des premiers postes émetteurs en 1924 dans l'Union sud africaine. Mais, l'implantation de la radio est tardive dans les colonies françaises d'Afrique noire.

L'existence d'un poste émetteur différent du T.S.F. remonte seulement à 1936. Un Européen, M. Boileau, diffuse alors sans autorisation et installe une radio-club. En 1937, Radio Léo est lancée. En 1939, la radio relie Pointe Noire à Brazzaville. Le premier véritable poste émetteur apparaît dans la capitale de l'ex AOF, Dakar, seulement en 1939. A Madagascar, le Gouvernement colonial installe et exploite le premier poste également en 1939.

Les émissions de radio - qu'elles soient distribuées de la métropole, redistribuées ou émises en Afrique même - apparaissent vite comme un moyen de renforcer la colonisation auprès des cadres indigènes. Les premiers contacts avec la radio sont établis par des Africains qui fréquentent les missions ou les écoles, et par ceux qui ont été en métropole an tant que soldats ou étudiants. M. Twinnings, l'assistant du Gouverneur de Kampala en Ouganda, indique dans son rapport que la radio apparaît comme un instrument de l'administration mais aussi comme un instrument d'éducation sanitaire et agricole, les cibles étant les citadins.

En 1939, les gouverneurs de l'Est africain anglophone (Ouganda, Tanzanie et Kenya) décident l'installation de postes émetteurs pour les indigènes.

La redistribution par fil et les récepteurs collectifs contribueront également à une plus large diffusion de la radio, dans les villes principalement.

2. LA RADIO EN AFRIQUE NOIRE PENDANT LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE

La guerre a d'abord stoppé l'évolution de l'équipement radiophonique, faute de ressources financières et surtout de techniciens. Mais, l'utilisation des ondes courtes rend désormais possible l'inversion du flux radiodiffusé.

C'est en Afrique sous domination anglaise que le développement de la radio est le plus sensible.

Pendant la guerre, La BBC multiplie ses émissions vers l'Outremer, et s'efforce de diffuser vers l'Afrique du Sud pour contrebalancer la radio allemande diffusant sa propagande auprès des Afrikaners. La radio d'Accra, dotée d'un émetteur plus puissant depuis 1939, développe des programmes en français et en langues locales (Exé, Twi, Haoussa). Au Nigeria, le département des Postes et Télécommunications et le Département Fédéral de l'Information fait fonctionner la radio à partir de 1939.

La radio démarre au Soudan en avril 1940, à Ondurman, près de Khartoum, et diffuse dès 1941 des programmes pour distraire et riposter à la propagande italienne. La réception se fait sur des postes d'écoute collective. La même année 1941, l'émetteur de Nairobi diffuse en langues locales pour les troupes africaines. Les licences des postes récepteurs au Kenya passent de 3 622 en 1939 à 6 700 en 1944, l'essentiel appartenant aux Indiens et aux Européens. A Zanzibar, trois haut-parleurs sont établis pendant la guerre : c'est la première approche de la radio par la population africaine.

Pendant la seconde guerre mondiale, la radio joue un rôle important dans les colonies françaises, devenues un enjeu entre le Gouvernement de Vichy et les partisans du Général de Gaulle. La radio est également, au début de la guerre, le premier moyen de résistance en France même.

Radio Nairobi diffuse en réaction à la propagande du régime de Vichy. Radio Brazza, créée en 1941 en ondes courtes, connaît son apogée en 1943 et devient la Voix de la France combattante. Au Cameroun, la radio est introduite en 1941 à Douala pour diffuser les communiqués de la France Libre ; les émissions seront interrompues en 1944 puis reprises et élargies à la demande des autorités, en 1946. Au Congo-Belge, le Gouvernement général crée en 1940 un poste officiel, Radio Congo Belge, tandis que des amateurs lancent en 1942 un poste privé, Radio-Elisabeth. Enfin, un poste de radio est installé en 1941 en Ethiopie. C'est la première radio africaine dont la création est indépendante du pouvoir colonial.

En conclusion, la seconde guerre mondiale voit naître de nouveaux émetteurs en Afrique Noire. Cependant la radio reste encore très peu développée ; elle est surtout écoutée par des populations d'origine européenne, ce qui explique son implantation plus importante en Union sud-africaine, en Rhodésie du Sud.

3. LA RADIO ET LA DECOLONISATION

En Afrique anglophone, il ne semble pas que la radio ait joué un rôle important dans la décolonisation. Les leaders africains (notamment ceux qui siégeaient dans les Assemblées françaises) usèrent davantage de la presse et de leur rôle de médiateurs.

En revanche, dans les pays d'Afrique Noire sous domination française, la radiodiffusion renforça la prise de conscience politique et contribua à une émancipation progressive. Ainsi, la radio favorisa la mise en place d'équipes dirigeantes africaines en application de la loi-cadre Deferre de 1966.

4. L'INDEPENDANCE DES ETATS ET LA RADIODIFFUSION

(Le transfert des installations)

La création de la SORAFOM dans les années 1950, puis de la SOFIRAD, facilite le transfert des équipements et installations de radiodiffusion vers les Etats indépendants d'Afrique Noire.

Dès 1959, la plupart des radios nationales sont mises en place. Elles émettent essentiellement dans la langue de l'ancien colonisateur, et parfois en une ou deux langues nationales pour affirmer le rôle du nouvel Etat indépendant. La radio devient ainsi un attribut de l'indépendance de ces pays.

Avant même l'indépendance, il existait des émissions radiophoniques destinées à donner aux populations des conseils d'hygiène et de santé ou d'économie pratique, notamment pour les agriculteurs. Mais la plupart de ces premières émissions agricoles étaient diffusées en langues étrangères comme l'anglais pour l'émission « La famille cacao » au Ghana. De même, les émissions radiophoniques véhiculaient des modèles occidentaux politiques et culturels. La radio était un fait urbain dans un monde principalement rural.

Avec l'indépendance et la proclamation des premiers gouvernements, et vu l'importance de la radio comme moyen d'information, la plupart des Etats de la communauté française négocient avec la SORAFOM l'installation des postes émetteurs. Le processus de transfert des techniques et des installations est lent et différent selon les pays et le degré de développement de la radio.

L'introduction des langues locales s'opère dans de nombreuses anciennes colonies anglaises. De même, parmi les pays de la communauté française, la plupart des Etats émettent des émissions en langues nationales1.

II. L'ÉVOLUTION SOCIO-HISTORIQUE DE LA RADIO RURALE

RÔLES ET USAGES DE LA RADIO RURALE

La radio rurale en Afrique noire a connu plusieurs formes et appellations, allant de la radio agricole (années 60) aux radios clubs (fin des années 60 - moitié des années 70), en passant par des radios rurales classiques ou radios éducatives (fin des années 70) pour aboutir à la radio rurale locale de type communautaire (années 80).

Aujourd'hui, nous assistons à l'éclosion des radios privées commerciales, associatives au communautaires qui utilisent des langues nationales et qui revendiquent les fonctions et les espaces de la radio rurale.

1. TRIBUNE RADIOPHONIQUE ET RADIO EDUCATIVE

Les radios éducatives apparaissent en Afrique sous l'influence de la tribune radiophonique, genre particulièrement en vogue au Canada2 dans les années 50.

A partir de 1956, sous le patronage de l'UNESCO, l'Inde adopte cette stratégie de tribune radiophonique dans 150 villages. L'expérience porte sur les questions d'agriculture, de santé, d'éducation. Malgré les rapports optimistes sur l'extension des tribunes radiophoniques dans toute l'Inde, l'échec cuisant de la politique agricole et la misère dans laquelle sont les paysans indiens poussent à l'inquiétude sur l'action véritable de cette forme d'éducation. Utiliser les moyens de communication de masse ne résout pas les problèmes cruciaux des populations rurales car les techniques sont encore au service des firmes agro-industrielles et des gros propriétaires fonciers.

L'UNESCO prend note de l'expérience indienne, et organise la réunion de Moshi en septembre 1961 (Tanganyika) sur la radio éducative en Afrique tropicale. Il est alors demandé à l'UNESCO de financer et d'organiser une expérience pilote de tribunes radiophoniques rurales dans un pays africain en collaboration avec l'organisme de radiodiffusion national, de publier les résultats de l'expérience et de les mettre à disposition de tous les intéressés. C'est ainsi que le Ghana est choisi comme premier terrain d'expérimentation pilote en 1964-65.

L'UNESCO organise également à l'intention des spécialistes africains de la radio et de l'éducation deux formations régionales concernant la radio pour l'éducation des adultes en zone rurale : pour treize pays anglophones (fin 1962), puis pour dix-huit pays francophones (fin 1963).

De même treize pays francophones se réunissent avec le concours de la FAO en 1966 à Giseyni (Rwanda) pour souligner le rôle que doivent jouer la radio rurale et les programmes de radio agricole « dans le développement économique des pays et dans l'augmentation du niveau de vie des populations agricoles ». Cette réunion internationale favorise également l'extension de la tribune radiophonique.

Tous ces facteurs contribueront à l'idée de radios rurales éducatives et/ou de radios agricoles. Ainsi, la radio rurale éducative est créée au Sénégal et au Bénin en 1968, au Burkina en 1969, au Togo en 1970, etc.

2. DE LA RADIO AGRICOLE AUX RADIOS-FORUMS OU RADIO-CLUBS

Avant même l'indépendance, des émissions radiophoniques donnent aux populations des conseils d'hygiène et de santé ou d'économie pratique, et s'adressent notamment aux agriculteurs. Ainsi, la radio en Afrique noire est utilisée dès les années 50 par les nouveaux Etats (Cameroun, Mali, Nigeria, Ghana) pour soutenir la politique de développement économique.

La radio connaît une grande diffusion dans les pays d'Afrique anglophone. Il s'agit souvent d'émissions produites par le ministère de l'agriculture doté de ses propres unités de production radiophonique.

Dès la veille de l'indépendance, en 1956, Radio Accra utilise les langues ghanéennes et organise des émissions pour les ruraux. Une émission hebdomadaire intitulée « La famille cacao » consacrée à la vie sur les plantations de cacaoyer est diffusée. De même, Radio Ghana diffuse des causeries sur l'agriculture, mais en anglais. Au Nigeria, à la radio de Kadouna, un programme encourage les agriculteurs à utiliser les nouvelles semences et les familiarise avec la mécanisation agricole. Au Kenya, dès 1962, l'émission « L'éducation par la radio » diffuse des conseils d'agriculture.

De même en Afrique francophone, Radio Dahomey diffuse au Bénin une émission spéciale en langue fon contre l'abattage du palmier à l'huile (1960-61), et fait appel à la FAO pour concevoir un service de radio agricole. Le projet pilote démarre en 1967 et utilise six langues pour produire des émissions traitant de la plantation du palmier, de l'aménagement des champs de maïs et de l'introduction de la culture du riz et du coton. Au Niger, avec la création de l'Association des radio-clubs (1962) et le lancement des premières émissions (1965), il est question à la radio de semences, préparation des sols, engrais, embouche bovine, commercialisation des produits vivriers, cultures irriguées, hygiène de l'eau, etc. Dès 1966 au Cameroun, des conseils agricoles sont diffusés en fulfuldé ou fulani, en Haoussa sur les stations régionales. En Côte d'Ivoire, l'émission « La coupe nationale du progrès », créée en 1966, mêle vulgarisation agricole, musique traditionnelle et compétition entre sous-préfectures pour améliorer les productions agricoles et les conditions sociales.

Les usages sont nombreux qui attestent de cette première orientation de l'utilisation de la radio pour le développement. C'est le cas de Radio Progrès du Bénin (1968-69) et du concours radio-développement de la radio rurale voltaïque (1975).

Le système des radios-clubs est adopté par les différents pays (depuis 1956 au Ghana jusqu'à 1970 au Togo), mais désormais - et c'est une deuxième phase - il s'agit d'utiliser la radio pour soutenir la politique agricole et la politique envers les ruraux.

La radio agricole - avec ou sans appui des clubs d'écoute collective (radio-clubs) - est considérée comme un supplément à la vulgarisation agricole et dans une certaine mesure comme un palliatif de l'insuffisance des services d'encadrement. La radio doit donner à la population paysanne des informations brèves et rapides (microprogrammes) pour une amélioration de leur production agricole. La radio agricole est souvent considérée comme une école radio, utilisée pour amorcer la structuration des groupements précoopératifs.

Les radios agricoles se transforment rapidement avec la mise en place des clubs d'écoute collective. Cette deuxième phase, que nous appellerons ici « la stratégie de la radio-forum ou de la tribune radiophonique », est une stratégie qui associe l'écoute, la discussion et la décision, à l'instar de la philosophie de l'association des radios-clubs du Niger :

Quels enseignements tirer de ces deux modèles qui ont évolué presque l'un dans l'autre ?

Même si la radio agricole, se faisant l'écho des services de vulgarisation, a permis un accroissement sensible de cultures de rente en Afrique dans les années 70, elle a réduit la notion de développement au simple accroissement du rendement agricole (on a préféré axer les messages sur les problèmes ruraux que sur les concepts du sous-développement). De plus, le changement socio-économique n'y est pas appréhendé de manière globale. Il y a un refus de l'action politique en faveur de la mobilisation rurale. Le travail d'éducation se fait dans l'isolement, c'est-à-dire sans collaboration avec d'autres sources s'occupant de la promotion du monde rural.

Pour de qui est des radios-clubs, il est difficile de savoir si tel changement est dû aux forums ou à d'autres influences agissant dans la communauté. Il est également difficile d'évaluer le coût des tribunes radiophoniques, en personnel, matériel, impression des rapports d'écoute, acheminement, etc. Mais les contraintes des radios-clubs sont essentiellement de quatre ordres :

3. DE LA RADIO RURALE CLASSIQUE OU RADIO EDUCATIVE A LA RADIO RURALE LOCALE DE TYPE COMMUNAUTAIRE

Les campagnes d'action et de propagande menées à la radio à partir des capitales des Etats n'eurent donc pas souvent les résultats escomptés. Mais voit-on un changement de conception, une troisième phase qui s'inspire de l'expérience des radio-clubs ?

Giseyni (Rwanda) et Moshi (Tanzanie), 1966

La radio pour les ruraux n'est plus considérée comme un secteur de programmation (avec des émissions d'information agricole comme il y a des émissions pour les jeunes ou des émissions d'informations techniques) mais comme un organisme autonome au sein de l'administration de la radio.

Au Sénégal, la radio éducative rurale est créée (1968) et conçue comme un programme d'ensemble de développement rural intégré. De même, au Burkina Faso, la radio rurale s'inspire beaucoup des émissions de la division de l'animation rurale de radio Mali. Ces radios rurales ou éducatives rurales des années 70 tranchent par leur liberté d'expression (exemple de « Disoo » au Sénégal) et surtout par une augmentation des programmes touchant l'agriculture, l'élevage, la santé, les informations, la culture (musique, contes), etc.

Ces radios ne modifient pas seulement les méthodes de cultures, elles veulent aussi reconvertir l'état d'esprit par une modification profonde des comportements. En fait, les différentes phases et méthodes, les différents objectifs et la multiplicité de leurs combinaisons devraient amener à parler de radios rurales au pluriel.

La problématique majeure de ces radios rurales réside dans le choix de la stratégie de diffusion. Malgré des horaires fixes de diffusion, l'émetteur n'a pas la possibilité de vérifier l'effet de son message face à un auditoire inorganisé. Le courrier des auditeurs ne prouve pas que le message, après avoir été reçu, a été assimilé ou a été suivi d'une action concrète. D'autre part, il faut répéter le message radiophonique plusieurs fois parce qu'il est éphémère, et on se heurte aussi aux contraintes d'horaires.

Parfois, les émissions éducatives bénéficient d'un temps d'antenne ou de tranches d'écoute insuffisants. Le fonctionnement des radios rurales souffre du manque de moyens financiers. En effet, la crise économique qui frappe le continent depuis plus de deux décennies, et dont les effets dévastateurs se font sentir, n'a certainement pas épargné le monde de la communication. Le tarissement des financements tant intérieurs qu'extérieurs se traduit généralement par une crise de la production des radios africaines, singulièrement dans le domaine de la radio rurale.

Après avoir amorcé un essor remarquable dans les années 70, la radio rurale s'est vue peu à peu confinée à un type de production bureaucratique, faute de moyens nécessaires pour aller là où se trouvent les paysans dans les zones rurales. Pour faire plus avec une logistique diminuée, les communicateurs ruraux doivent déployer des trésors d'imagination en s'inspirant de l'expérience des autres peuples et en prenant appui sur les possibilités nouvelles offertes par les progrès de la technologie.

Les radios rurales africaines se heurtent également à d'autres contraintes : le manque de cadres compétents formés pour la tâche, le choix des langues à utiliser pour toucher l'auditoire cible, la censure de classe tendant à ne laisser passer que tout ce qui ne remet pas en cause l'ordre social, politique, culturel et économique environnant. De là, un manque de crédibilité qui prédisposait à un échec de la communication.

Un nouvel ordre de l'information et de la communication était réclamé, mais rien n'était fait pour changer, l'ordre était établi par une poignée d'agents techniques, soit disant « facilitateurs du développement » sur des certitudes inébranlables et propageant la bonne nouvelle du séminaire CIERRO-ACCT de perfectionnement des programmateurs de la radio rurale tenu à Ouagadougou en 1981. Je cite : « Le studio se transforme en église où ne jouent que les grandes orgues, d'où plus aucun son extérieur ne parvient, où seule est amplifiée la parole qui tombe de la chaîne de vérité. Le fidèle qui la reçoit, ayant le sens du sacré, promet en son for intérieur de se conformer aux bons principes du surnom, mais une fois hors de la cathédrale, il suit un autre chemin, ceci au grand étonnement du gentil prédicateur qui croyait sincèrement avoir convaincu sa paroisse du bien-fondé de ses arguments ».

Quoique la rigueur de ce jugement trahisse son caractère quelque peu excessif, force est de constater le caractère pervers de la circulation de l'information organisée par certains services de radio rurale, circulation univoque qui débouche finalement sur une situation "d'incommunication".

Les radios rurales locales

Parmi les solutions alternatives, les radios rurales locales se situent au cœur des débats menés par les professionnels de la communication rurale depuis le début des années 80, lors de rencontres réunissant l'ACCT, l'UNESCO, l'URTNA ou son centre d'étude, le CIERRO3. Il s'agit de remettre en question les méthodes d'approche du monde rural expérimentées jusque-là et de rechercher de nouvelles voies pour l'établissement d'une meilleure communication.

Du 4 au 28 octobre 1981, se tient à Ouagadougou (Burkina Faso) un séminaire de perfectionnement des programmateurs de la radio rurale, organisé par l'ACCT et le CIERRO. Ce séminaire, qui réunit quinze participants venus du Togo, de Mauritanie, de Tunisie, du Niger et du Burkina Faso, apporte dans son rapport la conclusion suivante : « si elles ont bien vulgarisé auprès des paysans les connaissances dont ils avaient besoin, les radios rurales ont oublié qu'apprendre c'est d'abord s'exprimer, s'autoéduquer, surtout si le but reste la prise en charge des responsabilités par les populations ».

La radio rurale locale peut constituer une novation à même de jeter les bases d'un renouvellement possible de la communication en Afrique, s'orientant vers une pédagogie participative liée aux problèmes de développement.

En mai 1982, la radio communautaire de HomaBay, au Kenya, commence à émettre régulièrement dans la langue locale, le Luo. Animée par un producteur de la Voix du Kenya (VOK), la station émet chaque jour pendant une heure des programmes portant sur l'actualité locale. Les problèmes de santé et la planification des naissances relayent les bulletins d'information en kiswhahili de la VOK. La plupart des programmes sont établis à partir d'interviews faites sur la place du marché, dans les fermes, dans les écoles et auprès de groupes organisés comme l'Organisation féminine locale. La création de cette radio communautaire entre dans le cadre d'un projet de l'UNESCO visant à créer à peu de frais une station de radiodiffusion en milieu rural dont l'équipement est conçu et construit en collaboration étroite avec la main d'œuvre locale4. Cette station a été fermée pour cause de dissensions entre la population et les autorités.

Du 21 mars au 8 avril 1983, se tient à Ouagadougou le deuxième séminaire CIERRO/ACCT sur la radio rurale locale. Puis, du 29 septembre au 10 octobre 1986, un séminaire-atelier sur la production endogène des messages à l'usage des médias communautaires analyse le concept qui porte différents noms : radio locale, radio communautaire, radio libre et radio participative. Cet atelier, sous l'égide de l'UNESCO et de l'URTNA, détermine le contenu et l'orientation qu'il convient de donner aux messages diffusés par une radio rurale. En septembre 1990, un séminaire-atelier sur l'articulation entre la radio nationale, la radio régionale et la radio locale se tient au CIERRO avec le concours de la radio télévision suisse-romane.

Que peut-on conclure de cette évolution et des efforts pour mieux focaliser les rôles et fonctions de la radio rurale ?

Les radios rurales africaines sont nées presque toutes dans les années soixante, suite aux réunions préparatoires initiées par l'UNESCO et la FAO5. Mais, après une décennie d'existence, on s'est vite aperçu des limites des structures d'écoute collective comme fondement des radios rurales en Afrique noire. Les échecs de l'ARCN, des radio-clubs du Bénin et du Burkina Faso sont les témoignages vivants de la désaffection des paysans vis-à-vis de ces stratégies de radio pour le développement. Certes, ces radios rurales ont bien vulgarisé auprès des paysans les connaissances dont ils avaient besoin, mais, nous le répétons, ces radios ont oublié qu'apprendre c'est d'abord s'exprimer, s'autoéduquer, surtout si le but reste la prise en charge des responsabilités par les populations.

Il s'agit non de modifier les objectifs éducatifs de la radio rurale, mais d'adopter une stratégie et une méthodologie interactives dans l'utilisation de la radio. Les émissions publiques, les débats dans les villages participent de cette stratégie et tendent à faire jouer à la radio rurale un rôle de dialogue entre les villages. Les organisations internationales - comme la FAO, le CIRTEF ou le CTA - devraient appuyer ces efforts pour une plus grande démocratisation du rôle et des usages de la radio rurale publique.

Le fonctionnement de haut en bas, devenu un carcan

Il s'agit encore et toujours d'inventer, de réinventer la participation des paysans aux émissions, de libérer la parole paysanne, de mettre au point une école radiophonique auto-éducative où chacun reconnaît son langage pour mieux se le réapproprier. Pareille radio ne peut que se rapprocher du terrain dont elle prétend rendre compte. L'avenir de la radio rurale est dans la radio rurale locale, dans tous les cas dans une radio décentralisée. Elle devient ce qu'en font les populations.

Une caractéristique fondamentale de ce type de radio, c'est qu'elle est communautaire et veut répondre aux besoins de la communauté dans laquelle elle s'insère. Son moyen privilégié est la démocratisation de la communication en permettant une large participation des hommes et des femmes de la communauté locale aux différentes utilisations de la radio. Cette participation prend diverses formes selon les contextes sociaux.

Ce type de radio s'inscrit dans une utilisation alternative du médium ici concerné en s'adaptant à son environnement socioculturel. Cette adaptation est commandée par le souci d'être proche des spécificités locales, de permettre aux populations de participer réellement à la programmation, à la définition des contenus des émissions et à la gestion de la radio. En mettant ainsi à la disposition d'un groupe social le moyen de diffusion de masse qu'est la radio, ces nouvelles implantations entraînent, grâce à la participation qu'elles suscitent, une certaine démocratisation. Cette démocratisation ne s'arrête pas à la seule participation des populations au médium en question mais aussi à la forme que doit prendre la radio. La radio rurale éducative, par exemple, diffuse des émissions d'alphabétisation et des conseils en matière de santé, d'agriculture, d'élevage, mais elle doit aussi innover en créant des formes et genres radiophoniques attrayants qui intègrent les valeurs et le savoir-faire.

En conclusion, ces quatre aspects de la radio correspondent à quatre méthodes. La première met l'accent sur la sensibilisation des ruraux à la radio même si l'équipement en postes récepteurs est loin d'être généralisé, cette première étape est largement dépassée dans la plupart des pays. La deuxième, l'incitation - par la radio - à une action agricole en informant et en initiant à des techniques nouvelles dépend davantage de la politique agricole que de la politique d'information. Au contraire, le troisième aspect, qui donne la parole aux paysans, soutient la politique agricole par une nouvelle conception de la radio. Le quatrième modèle relève du défi démocratique car la communication radiophonique est susceptible de conduire à la démocratie qui est exigeante ; comprise et utilisée à bon escient, elle peut conférer à la radio locale, non pas une fonction de tranquillisant mais celle d'un instrument d'expression et d'éducation populaire. Ce qui ouvrira d'excellentes perspectives pour l'autopromotion paysanne.

Le débat selon lequel les communautés locales ne seraient pas prêtes à assurer et à gérer des structures démocratiques en Afrique rend réticents sinon négatifs certains spécialistes de la communication sur les radios locales de type communautaire. Nous disons que la radio est un enjeu politique pour les gouvernements et qu'accepter de la décentraliser, de la régionaliser sous forme de radio locale communautaire revient à se dessaisir d'une partie du pouvoir au profit des communautés longtemps exclues de la scène publique administrative mais qui ont toujours eu des structures de forme juridique et organisationnelle démocratique. Ces structures de type démocratique ont longtemps été confisquées pour des mobiles politiques inavoués. Qu'on les restitue progressivement, que les communautés se les réappropient à travers les différentes organisations sociales, politiques et économiques qui émettent sur le continent, et, pourquoi pas, en utilisant les radios rurales locales.

Les expériences au Burkina Faso, en RCA, en Guinée, au Congo, en Côte d'Ivoire sous la houlette de l'ACCT méritent que l'on s'interroge sur les mécanismes d'appropriation de la station par les communautés (publics), sur le contenu des émissions et leur mode de production, sur les langues utilisées et les rôles assignés aux programmes radiophoniques.

4. LE NOUVEAU PAYSAGE RADIOPHONIQUE

La période d'éclosion des radios privées, commerciales, associatives ou communautaires correspond à la montée des revendications politiques en Afrique. Des radios liées à des associations ou à des partis politiques revendiquent alors des espaces de liberté et de démocratie. Ainsi de 1989 à 1990, certains Etats, dans l'élaboration des constitutions, mettent au point les codes de l'information qui autorisent la création des radios privées quel qu'en soit le type.

C'est ainsi qu'en 1990-91, s'installe au Burkina Faso la première radio privée de type commercial dénommée Horizon FM. D'autres radios de type confessionnel (trois en tout pour le Burkina Faso) voient le jour entre 1992 et 1995. Au Mali, il faut attendre l'avènement de l'état de droit en 1992, pour voir une éclosion de plusieurs radios en milieu urbain comme en milieu rural. La tendance va s'accélérer au Niger, au Sénégal, au Cameroun où les professionnels de la communication, les associations et les communautés rurales revendiquent plus d'espaces de liberté et d'expression.

En fonction de leur appartenance d'origine, ces radios joueront des rôles et des fonctions politiques, culturels, spirituels. Certaines sont utilisées pour relier le village à la communauté de leurs fils restés dans l'immigration (radio de Kayes) ; beaucoup sont des radios commerciales diffusant musique et spots publicitaires. Mais toutes diffusent des programmes relatifs aux questions de santé, d'environnement, utilisant habilement les langues nationales et la musique du terroir.

En fait, de nombreuses radios reprennent les rôles et usages initiaux de la radio rurale, mais avec une plus grande attention quant à cibler des groupes d'auditeurs (jeunes, femmes, agriculteurs, pêcheurs) ou des communautés entières. On peut donc se demander aujourd'hui quel sera l'avenir des radios rurales dans cinq ans.

La société civile s'organise et se dote progressivement d'outils de communication parce qu'elle a besoin de communiquer. Parmi ces outils, figure la radio parce qu'elle représente l'outil de communication le moins coûteux, que les populations peuvent facilement s'approprier. La radio dispose de la souplesse instrumentale qui lui permet de jouer les fonctions et rôles suivants :

C'est pour cela qu'il est difficile de concevoir, comme on le prétend, le découpage de la « clientèle » en deux groupes opposés, l'auditoire urbain et l'auditoire rural. La réalité est plus nuancée et il nous semble que les différences et les modes de vie liés à l'appartenance ethnique ou communautaire, à la langue, au sexe, à l'âge, jouent un rôle de plus en plus important.

La fin du monopole inaugure un partage des rôles. Ces rôles seront déterminés par les libertés, les règles du jeu, les mesures de cohésion dont on aura besoin dans le cadre du pluralisme médiatique qui est entrain de naître en Afrique.

Y aura-t-il des alliances entre radios ? Quelles structures d'ensemble, réglementations ou autres seront nécessaires pour permettre la cohabitation entre stations commerciales et radios publiques ? Que peut apprendre la radio publique de ses concurrents commerciaux et vice-versa ? Comment fournir des prestations économiquement rentables ?

Telles sont, Mesdames et Messieurs, mes interrogations sur les rôles et les usages de la radio rurale depuis trente ans, et particulièrement depuis ces cinq dernières années.

Je vous remercie.

 

Bibliographie

Tudesq, André Jean, La radio en Afrique noire, Paris : Pedone, 1983.

ACCT, Pour une radio locale en Afrique, Ouagadougou, 1980.

Bliß Rudiger, Landfunk - ein Entwicklungsmedium fur die Dritte Welt, in Entwicklung und landliches raum, 1987.

Ilboudo, Jean-Pierre, L'expérience burkinabé dans le domaine de la radio rurale, in Carrefour africain n0 1102, 1989.

Tudesq, André Jean, Albert, Pierre, Histoire de la radio-télévision, Paris, 1981, Presses Universitaires de France, Que sais-je.

Ilboudo, Jean-Pierre, Etude des conditions de production, du contenu du discours radiophonique et de l'auditoire de la radio rurale au Burkina dans les années 1980. Thèse pour le Doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication, Université de Bordeaux III, 1992.

 


1 100 % des programmes sont diffusés en langues nationales sur l'une des deux chaînes de Madagascar, 44 % à Radio-Niger, 40 % à Radio-Garoua (Cameroun), 39 % à Radio-Sénégal, 37 % pour Radio-Mauritanie et Radio-Tchad, 30 % pour Radio-Haute Volta, 26 % pour Radio-Mali, 22 % pour Radio-Bangui, et 20 % pour Radio-Lomé. En août 1960, seuls le Congo et le Gabon n'émettent qu'en français.

2 Créée en 1941, grâce aux efforts combinés de l'association canadienne pour l'éducation des adultes, de la Fédération canadienne de l'agriculture, et de la société de Radio-Canada (Canadian Broadcasting Corporation), l'expérience atteint son apogée en 1949-50, années au cours desquelles elle compte 1600 groupes répartis dans tout le pays et totalise quelque 30.000 auditeurs. Cette tribune du Canada fonctionnera jusqu'en 1966.

3 Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), Union des radiodiffusions et télévisions nationales d'Afrique (URTNA) et Centre interafricain d'études en radio rurale de Ouagadougou (CIERRO).

4 Cette station utilise un émetteur VHF/F.M. à faible puissance (10 watts) impliquant une faible consommation d'énergie, ce qui permet d'utiliser l'énergie solaire. Le coût du matériel importé se chiffre à 904 dollars.

5 En particulier après la réunion de Giseyni au Rwanda qui a demandé l'extension des tribunes radiophoniques déjà existantes au Ghana (1956) et au Niger (1962) avec l'Association des radio-clubs du Niger (ARCN).

 

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