Tous les pêcheurs à petite échelle acquièrent une connaissance intime, détaillée et fonctionnelle des écosystèmes marins quils exploitent et des principales espèces quils recherchent. Cette même connaissance accumulée sur des périodes de temps prolongées est souvent qualifiée parmi les chercheurs en sciences sociales de «connaissance écologique traditionnelle». Or, quelles aient été acquises relativement récemment ou à la faveur dune longue expérience, les pêcheurs amassent rapidement les connaissances qui les aideront à exploiter des écosystèmes marins particuliers.
En tant que tels, les pêcheurs à petite échelle peuvent donc être comparés à des biologistes marins amateurs, à une notable différence près: alors que la science biologique marine sintéresse généralement à tous les organismes vivants, à lintérieur ou aux confins des milieux marins, tout en sintéressant conjointement à leur forme, leur origine, leur mode de croissance, leur reproduction, leur physiologie, leurs caractéristiques génétiques et leurs rapports avec lécologie, les pêcheurs à petite échelle sont essentiellement concernés par les connaissances qui leur faciliteront la capture dorganismes marins particuliers. Cela ne signifie nullement quils ne sinterrogent pas de façon plus générale sur la nature des organismes marins quils recherchent, puisque tel est le cas de la plupart. Toutefois, leur connaissance du milieu marin a pour eux une finalité essentiellement utilitaire.
Encadré 2 Dans un article intitulé «Ethno-ichtyologie des Cha-Cha», Morrill (1967) expose les connaissances élaborées touchant à lécologie marine acquise par les pêcheurs à petite échelle Cha-Cha des îles Vierges, où sont installés les membres de ce groupe ethnique particulier. Si lichtyologie désigne cette branche de la zoologie qui concerne les poissons, léthno-ichtyologie est la «science» acquise par un groupe ethnique particulier et se rapportant à ce même domaine. La description par Morrill de «lichtyologie» Cha-Cha fait apparaître limportance de la finalité utilitaire de leur savoir. Ainsi, alors que le système moderne de classification ichtyologique distingue des espèces de poisson essentiellement sur la base de leurs caractéristiques morphologiques, lichtyologie Cha-Cha les distingue davantage sur la base de leur comportement, en particulier des comportements liés à leur capture. Lexpérience considérable accumulée à la faveur de lobservation du comportement des poissons et de la capture de différentes espèces est donc au centre de leur savoir. Simultanément, leur connaissance du milieu écologique marin fait apparaître la probabilité de la présence dun poison mortel (ciguatera) dans certaines espèces capturées dans tel ou tel environnement marin. Les connaissances des Cha-Cha en matière décologie marine répondent donc effectivement à des préoccupations concrètes. |
Aussi les connaissances écologiques des pêcheurs à petite échelle portent-elles habituellement sur les époques, ou les conditions de disponibilité de certaines espèces marines, comme sur les méthodes et les engins de pêche les mieux adaptés à leur capture à ces mêmes époques ou dans ces mêmes conditions. Ce savoir peut également être constitué didées précises quant aux méthodes de conservation des espèces recherchées, de façon à garantir leur disponibilité future. De plus, ces connaissances ont généralement des ramifications dans différentes composantes culturelles des communautés de petits pêcheurs, qui sont plus éloignées des pêches proprement dites - par exemple dans leur composante religieuse, tel quindiqué précédemment.
Comme nous lavons vu plus haut, la plupart des pêcheurs à petite échelle ont une conception extensive de la pêche et recherchent plusieurs espèces différentes vivant dans les écosystèmes marins dont ils sont tributaires. Or, puisquils opèrent en majorité à proximité de leurs lieux dhabitation et ne peuvent aisément se diriger vers dautres pêcheries advenant un effondrement des écosystèmes dont ils tirent leurs ressources, ils semploient généralement à faire en sorte que les écosystèmes marins en question restent en bon état. En ce sens, leur connaissance de lécologie marine qui traduit aussi bien la conception extensive de la pêche que leur dépendance à légard dun petit nombre décosystèmes marins ou dun seul, est potentiellement riche denseignements pour les pratiques et les politiques modernes daménagement. De fait, par comparaison à la plupart des communautés de petits pêcheurs, la science moderne de laménagement des pêches est passée seulement depuis peu du souci de gérer telle ou telle espèce, à celui de gérer les écosystèmes entiers.
Dans certaines régions, les connaissances écologiques spécialisées des pêcheurs à petite échelle les ont également aidés à subsister dans une pêche, après invasion de celle-ci par des pêcheurs dotés de techniques plus élaborées. Il ne sagit cependant là que dun avantage à court terme, qui disparaît progressivement lorsque leurs concurrents acquièrent lexpérience qui leur permet daméliorer leurs rendements.
Encadré 3 Cordell (1974) décrit des communautés appauvries de petits pêcheurs au Brésil, qui exploitent un écosystème tropical destuaire, en sappuyant sur une connaissance détaillée de ses mécanismes géographiques et hydrographiques complexes en permanente évolution. Grâce à cette connaissance des cycles quotidiens mensuels et annuels des marées et de leur incidence sur la productivité des différents micro-environnements immergés, ils fondent leur décision quant à la date et au lieu de leurs activités de pêche et quant aux engins à utiliser. Ces connaissances spécialisées se sont accumulées à la faveur de leur longue association à cet écosystème et selon Cordell, constituent leur atout essentiel pour continuer à vivre de ces pêcheries, même après quelles aient été envahies par des pêcheurs commerciaux dotés de techniques plus évoluées, ne possédant pas par ailleurs ces connaissances spécialisées. |
Il convient de signaler que, même dans les communautés très traditionnelles de petits pêcheurs, les connaissances écologiques traditionnelles ne sont pas transmises ou partagées de la même façon entre les différents membres de la communauté. Donc, si les connaissances écologiques traditionnelles sont transmises dune génération à la suivante, elles ne le sont pas nécessairement dans leur intégralité ni de la même façon quautrefois. De fait, leur transmission peut varier selon lévolution du contexte. Tel est particulièrement le cas aujourdhui, époque à laquelle même les populations les plus traditionnelles sont de plus en plus contraintes de sadapter à la modernisation du monde.
Par exemple, Ohmagari (1999) qui a étudié les populations Cree de la Baie dHudson, montre comment leurs croyances traditionnelles ont toujours mis en avant le fait que pour avoir une existence satisfaisante, il fallait savoir chasser et pêcher. Autrefois, cétait essentiellement les hommes qui chassaient et les femmes qui pêchaient. Or, aujourdhui, tandis que la culture Cree reste riche de traditions et de croyances anciennes, les savoir-faire en matière de chasse et de pêche sont transmis en règle générale principalement aux hommes, alors que les femmes Cree ont souvent cessé de sintéresser à la pêche. Simultanément, il semble que les femmes aient été plus nombreuses que les hommes à terminer leur scolarité et à partir. Les femmes ont donc cessé de participer activement à la pêche et aux camps de pêche comme elles le faisaient autrefois. De plus, comme le signale Ohmagari, les connaissances et les savoir-faire traditionnels chez les Cree sont maintenant transmis selon dautres modalités inédites. Par exemple, puisque les femmes répugnent généralement à salir leurs mains pour nettoyer le poisson, elles diffèrent dans nombre de cas cet apprentissage jusquà une époque ultérieure; certaines sen abstenant purement et simplement. Il sensuit une transmission incomplète du savoir écologique traditionnel des Cree, certes largement déplorée par la vieille génération cree, mais qui ne semble guère inquiéter les plus jeunes, lesquels font valoir quils sont encore jeunes et quils pourront toujours en faire lapprentissage par la suite.
Dans une même veine, Freeman (1999) a fait observer dans ses travaux consacrés aux Inuit de lAlaska et de lArctique canadien, quils se désintéressaient des connaissances écologiques traditionnelles liées aux opérations de transformation du morse. Il estime néanmoins en définitive quun jour viendra où ces jeunes comprendront que leurs parents ne sont pas éternels, et qualors ils sy intéresseront davantage: ainsi, Socrate faisait observer que les membres plus âgés des sociétés humaines étaient souvent davis que les jeunes nétaient pas à la hauteur, mais que le moment venu, ils y parvenaient dordinaire.
Comment alors les responsables des pêches peuvent-ils mettre à profit une meilleure compréhension des connaissances de lécologie marine que possèdent les communautés de petits pêcheurs? Au cours de la décennie passée, nombre de chercheurs en sciences sociales et quelques spécialistes des pêches, ont beaucoup étudié les connaissances de lécologie marine propres aux pêcheurs à petite échelle, dans lidée que cela pourrait contribuer dans une large mesure à améliorer laménagement des pêches à lavenir; les efforts ainsi déployés ont presque toujours mis en évidence lexistence et la richesse des connaissances dans différentes communautés de petits pêcheurs.
Puisque les pêcheurs à petite échelle ont un savoir étendu quant aux emplacements, aux dates et aux méthodes de capture du poisson, leurs connaissances de lécologie marine ont été effectivement mises à profit dans le cadre de lévaluation des stocks dans certaines régions. Elles ont par ailleurs joué un rôle décisif à loccasion des initiatives visant à promouvoir les systèmes de gestion conjointe en coopération: la présence de différents participants dans certaines pêcheries a permis en effet aux responsables des pêches et aux chercheurs de mieux appréhender des données écologiques quils connaissaient mal (par exemple, voir la description par Akimichi des initiatives visant à créer des systèmes de gestion conjointe en coopération dans la partie sud-ouest du Japon, figurant à lannexe 10.1 du présent rapport).
Sinon, les possibilités dintégrer et dappliquer à la gestion moderne des pêches les connaissances des pêcheurs en matière décologie marine restent toutefois surtout théoriques et encore au stade expérimental. Pour lessentiel, ces mêmes connaissances sont transmises oralement et rarement consignées par écrit, ce qui ne facilite guère leur transmission systématique aux spécialistes modernes des pêches désireux de les incorporer formellement aux pratiques et aux politiques daménagement.
Il serait donc peu judicieux de considérer comme acquis le fait que les connaissances de lécologie marine des pêcheurs à petite échelle contribueront automatiquement à améliorer la pertinence et lefficacité de laménagement des pêches, du moins tant que ces connaissances nont pas été analysées en bonne et due forme. Comme le rappelle un rapport de la FAO (1983: II) «les communautés locales ont été davantage incitées à assurer une autoréglementation dune pêcherie particulière, par comparaison aux flottilles de pêche itinérantes. Toutefois, les communautés locales elles-mêmes peuvent surexploiter un stock en labsence dun contrôle social adéquat du nombre de participants.» Autrement dit, les connaissances de lécologie marine, chez la plupart des pêcheurs à petite échelle, sont censées les aider à capturer le poisson et beaucoup plus rarement à limiter leffort de pêche.