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2.7 Connaissance intime et fonctionnelle des écosystèmes marins


Tous les pêcheurs à petite échelle acquièrent une connaissance intime, détaillée et fonctionnelle des écosystèmes marins qu’ils exploitent et des principales espèces qu’ils recherchent. Cette même connaissance accumulée sur des périodes de temps prolongées est souvent qualifiée parmi les chercheurs en sciences sociales de «connaissance écologique traditionnelle». Or, qu’elles aient été acquises relativement récemment ou à la faveur d’une longue expérience, les pêcheurs amassent rapidement les connaissances qui les aideront à exploiter des écosystèmes marins particuliers.

En tant que tels, les pêcheurs à petite échelle peuvent donc être comparés à des biologistes marins amateurs, à une notable différence près: alors que la science biologique marine s’intéresse généralement à tous les organismes vivants, à l’intérieur ou aux confins des milieux marins, tout en s’intéressant conjointement à leur forme, leur origine, leur mode de croissance, leur reproduction, leur physiologie, leurs caractéristiques génétiques et leurs rapports avec l’écologie, les pêcheurs à petite échelle sont essentiellement concernés par les connaissances qui leur faciliteront la capture d’organismes marins particuliers. Cela ne signifie nullement qu’ils ne s’interrogent pas de façon plus générale sur la nature des organismes marins qu’ils recherchent, puisque tel est le cas de la plupart. Toutefois, leur connaissance du milieu marin a pour eux une finalité essentiellement utilitaire.

Encadré 2
Connaissance intime et fonctionnelle des écosystèmes marins: pêcheurs à petite échelle de St. Thomas (Iles Vierges)

Dans un article intitulé «Ethno-ichtyologie des Cha-Cha», Morrill (1967) expose les connaissances élaborées touchant à l’écologie marine acquise par les pêcheurs à petite échelle Cha-Cha des îles Vierges, où sont installés les membres de ce groupe ethnique particulier. Si l’ichtyologie désigne cette branche de la zoologie qui concerne les poissons, l’éthno-ichtyologie est la «science» acquise par un groupe ethnique particulier et se rapportant à ce même domaine. La description par Morrill de «l’ichtyologie» Cha-Cha fait apparaître l’importance de la finalité utilitaire de leur savoir. Ainsi, alors que le système moderne de classification ichtyologique distingue des espèces de poisson essentiellement sur la base de leurs caractéristiques morphologiques, l’ichtyologie Cha-Cha les distingue davantage sur la base de leur comportement, en particulier des comportements liés à leur capture. L’expérience considérable accumulée à la faveur de l’observation du comportement des poissons et de la capture de différentes espèces est donc au centre de leur savoir. Simultanément, leur connaissance du milieu écologique marin fait apparaître la probabilité de la présence d’un poison mortel (ciguatera) dans certaines espèces capturées dans tel ou tel environnement marin. Les connaissances des Cha-Cha en matière d’écologie marine répondent donc effectivement à des préoccupations concrètes.

Aussi les connaissances écologiques des pêcheurs à petite échelle portent-elles habituellement sur les époques, ou les conditions de disponibilité de certaines espèces marines, comme sur les méthodes et les engins de pêche les mieux adaptés à leur capture à ces mêmes époques ou dans ces mêmes conditions. Ce savoir peut également être constitué d’idées précises quant aux méthodes de conservation des espèces recherchées, de façon à garantir leur disponibilité future. De plus, ces connaissances ont généralement des ramifications dans différentes composantes culturelles des communautés de petits pêcheurs, qui sont plus éloignées des pêches proprement dites - par exemple dans leur composante religieuse, tel qu’indiqué précédemment.

Comme nous l’avons vu plus haut, la plupart des pêcheurs à petite échelle ont une conception extensive de la pêche et recherchent plusieurs espèces différentes vivant dans les écosystèmes marins dont ils sont tributaires. Or, puisqu’ils opèrent en majorité à proximité de leurs lieux d’habitation et ne peuvent aisément se diriger vers d’autres pêcheries advenant un effondrement des écosystèmes dont ils tirent leurs ressources, ils s’emploient généralement à faire en sorte que les écosystèmes marins en question restent en bon état. En ce sens, leur connaissance de l’écologie marine qui traduit aussi bien la conception extensive de la pêche que leur dépendance à l’égard d’un petit nombre d’écosystèmes marins ou d’un seul, est potentiellement riche d’enseignements pour les pratiques et les politiques modernes d’aménagement. De fait, par comparaison à la plupart des communautés de petits pêcheurs, la science moderne de l’aménagement des pêches est passée seulement depuis peu du souci de gérer telle ou telle espèce, à celui de gérer les écosystèmes entiers.

Dans certaines régions, les connaissances écologiques spécialisées des pêcheurs à petite échelle les ont également aidés à subsister dans une pêche, après invasion de celle-ci par des pêcheurs dotés de techniques plus élaborées. Il ne s’agit cependant là que d’un avantage à court terme, qui disparaît progressivement lorsque leurs concurrents acquièrent l’expérience qui leur permet d’améliorer leurs rendements.

Encadré 3
Connaissance intime et fonctionnelle des écosystèmes marins: pêcheurs à petite échelle au Brésil

Cordell (1974) décrit des communautés appauvries de petits pêcheurs au Brésil, qui exploitent un écosystème tropical d’estuaire, en s’appuyant sur une connaissance détaillée de ses mécanismes géographiques et hydrographiques complexes en permanente évolution. Grâce à cette connaissance des cycles quotidiens mensuels et annuels des marées et de leur incidence sur la productivité des différents micro-environnements immergés, ils fondent leur décision quant à la date et au lieu de leurs activités de pêche et quant aux engins à utiliser. Ces connaissances spécialisées se sont accumulées à la faveur de leur longue association à cet écosystème et selon Cordell, constituent leur atout essentiel pour continuer à vivre de ces pêcheries, même après qu’elles aient été envahies par des pêcheurs commerciaux dotés de techniques plus évoluées, ne possédant pas par ailleurs ces connaissances spécialisées.

Il convient de signaler que, même dans les communautés très traditionnelles de petits pêcheurs, les connaissances écologiques traditionnelles ne sont pas transmises ou partagées de la même façon entre les différents membres de la communauté. Donc, si les connaissances écologiques traditionnelles sont transmises d’une génération à la suivante, elles ne le sont pas nécessairement dans leur intégralité ni de la même façon qu’autrefois. De fait, leur transmission peut varier selon l’évolution du contexte. Tel est particulièrement le cas aujourd’hui, époque à laquelle même les populations les plus traditionnelles sont de plus en plus contraintes de s’adapter à la modernisation du monde.

Par exemple, Ohmagari (1999) qui a étudié les populations Cree de la Baie d’Hudson, montre comment leurs croyances traditionnelles ont toujours mis en avant le fait que pour avoir une existence satisfaisante, il fallait savoir chasser et pêcher. Autrefois, c’était essentiellement les hommes qui chassaient et les femmes qui pêchaient. Or, aujourd’hui, tandis que la culture Cree reste riche de traditions et de croyances anciennes, les savoir-faire en matière de chasse et de pêche sont transmis en règle générale principalement aux hommes, alors que les femmes Cree ont souvent cessé de s’intéresser à la pêche. Simultanément, il semble que les femmes aient été plus nombreuses que les hommes à terminer leur scolarité et à partir. Les femmes ont donc cessé de participer activement à la pêche et aux camps de pêche comme elles le faisaient autrefois. De plus, comme le signale Ohmagari, les connaissances et les savoir-faire traditionnels chez les Cree sont maintenant transmis selon d’autres modalités inédites. Par exemple, puisque les femmes répugnent généralement à salir leurs mains pour nettoyer le poisson, elles diffèrent dans nombre de cas cet apprentissage jusqu’à une époque ultérieure; certaines s’en abstenant purement et simplement. Il s’ensuit une transmission incomplète du savoir écologique traditionnel des Cree, certes largement déplorée par la vieille génération cree, mais qui ne semble guère inquiéter les plus jeunes, lesquels font valoir qu’ils sont encore jeunes et qu’ils pourront toujours en faire l’apprentissage par la suite.

Dans une même veine, Freeman (1999) a fait observer dans ses travaux consacrés aux Inuit de l’Alaska et de l’Arctique canadien, qu’ils se désintéressaient des connaissances écologiques traditionnelles liées aux opérations de transformation du morse. Il estime néanmoins en définitive qu’un jour viendra où ces jeunes comprendront que leurs parents ne sont pas éternels, et qu’alors ils s’y intéresseront davantage: ainsi, Socrate faisait observer que les membres plus âgés des sociétés humaines étaient souvent d’avis que les jeunes n’étaient pas à la hauteur, mais que le moment venu, ils y parvenaient d’ordinaire.

Comment alors les responsables des pêches peuvent-ils mettre à profit une meilleure compréhension des connaissances de l’écologie marine que possèdent les communautés de petits pêcheurs? Au cours de la décennie passée, nombre de chercheurs en sciences sociales et quelques spécialistes des pêches, ont beaucoup étudié les connaissances de l’écologie marine propres aux pêcheurs à petite échelle, dans l’idée que cela pourrait contribuer dans une large mesure à améliorer l’aménagement des pêches à l’avenir; les efforts ainsi déployés ont presque toujours mis en évidence l’existence et la richesse des connaissances dans différentes communautés de petits pêcheurs.

Puisque les pêcheurs à petite échelle ont un savoir étendu quant aux emplacements, aux dates et aux méthodes de capture du poisson, leurs connaissances de l’écologie marine ont été effectivement mises à profit dans le cadre de l’évaluation des stocks dans certaines régions. Elles ont par ailleurs joué un rôle décisif à l’occasion des initiatives visant à promouvoir les systèmes de gestion conjointe en coopération: la présence de différents participants dans certaines pêcheries a permis en effet aux responsables des pêches et aux chercheurs de mieux appréhender des données écologiques qu’ils connaissaient mal (par exemple, voir la description par Akimichi des initiatives visant à créer des systèmes de gestion conjointe en coopération dans la partie sud-ouest du Japon, figurant à l’annexe 10.1 du présent rapport).

Sinon, les possibilités d’intégrer et d’appliquer à la gestion moderne des pêches les connaissances des pêcheurs en matière d’écologie marine restent toutefois surtout théoriques et encore au stade expérimental. Pour l’essentiel, ces mêmes connaissances sont transmises oralement et rarement consignées par écrit, ce qui ne facilite guère leur transmission systématique aux spécialistes modernes des pêches désireux de les incorporer formellement aux pratiques et aux politiques d’aménagement.

Il serait donc peu judicieux de considérer comme acquis le fait que les connaissances de l’écologie marine des pêcheurs à petite échelle contribueront automatiquement à améliorer la pertinence et l’efficacité de l’aménagement des pêches, du moins tant que ces connaissances n’ont pas été analysées en bonne et due forme. Comme le rappelle un rapport de la FAO (1983: II) «les communautés locales ont été davantage incitées à assurer une autoréglementation d’une pêcherie particulière, par comparaison aux flottilles de pêche itinérantes. Toutefois, les communautés locales elles-mêmes peuvent surexploiter un stock en l’absence d’un contrôle social adéquat du nombre de participants.» Autrement dit, les connaissances de l’écologie marine, chez la plupart des pêcheurs à petite échelle, sont censées les aider à capturer le poisson et beaucoup plus rarement à limiter l’effort de pêche.


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