Page précédente Table des matières Page suivante


2.9 Adaptations culturelles aux risques et aux incertitudes


Peu d’activités professionnelles exercées à terre exposent leurs participants au risque de perdre non seulement tout leur capital productif, mais aussi leur vie chaque fois qu’ils vont travailler. Or, pareille éventualité est banale pour beaucoup de pêcheurs à petite échelle. De fait, les métiers de la pêche à petite ou à grande échelle comptent parmi les plus dangereux et les plus économiquement risqués au monde, ces mêmes risques étant démesurément aggravés dans nombre de pays en développement (voir Ben-Yami (2000) qui contient une excellente étude détaillée des risques et des dangers auxquels sont exposés les pêcheurs à petite échelle).

En particulier dans les pays en développement, les pêcheurs à petite échelle sont rarement équipés de matériel moderne de sauvetage - par exemple des gilets ou des combinaisons de sauvetage - et nombre d’entre eux n’ont pas accès à des services de prévision météorologique ou ne disposent pas de systèmes de communication efficaces et ne peuvent pas non plus compter sur des services de secours lorsqu’ils sont en danger en mer. Bien que les blessures corporelles graves soient choses courantes parmi ceux qui pratiquent la pêche en mer, aussi bien à grande échelle qu’à petite échelle, nombre de pêcheurs à petite échelle des pays en développement n’ont pas accès à des soins médicaux appropriés lorsqu’ils ont subi des blessures à l’occasion d’opérations de pêche.

Ce n’est pas tout, en outre, les pêcheurs connaissent souvent des revers économiques imputables à des facteurs dont ils n’ont pas la maîtrise. Ainsi, pour aucune raison apparente, certaines espèces de poissons risquent de ne pas être disponibles à l’époque ou à l’endroit où elles le sont habituellement, ou sont susceptibles de présenter d’importantes fluctuations du niveau de leurs stocks, autant de facteurs qui rendent leur disponibilité difficilement prévisibles à l’avance. Qui plus est, la plupart des espèces ne sont pas régulièrement réparties, de telle sorte que les pêcheurs doivent au préalable les repérer, tandis que des variations imprévues des conditions hydrologiques, de la situation météorologique et du comportement des poissons peuvent de manière analogue compromettre la réussite des campagnes de pêche.

Dans les communautés de petits pêcheurs, nombre des incertitudes et des risques inhérents à la pêche sont atténués par des moyens simples que l’on peut qualifier «d’adaptations culturelles» mais qui relèvent purement et simplement du bon sens: par exemple, arrêter de pêcher et rester au port lorsque le temps est menaçant. Ces mêmes communautés disposent cependant d’autres possibilités plus complexes d’adaptation culturelle aux risques et aux incertitudes liés aux activités de pêche.

Adoption d’une attitude de prudence

Les pêcheurs dont les résultats sont les meilleurs doivent prendre des risques importants, certes calculés et non aveugles, mais néanmoins importants. Simultanément, les pêcheurs à petite échelle doivent pratiquer la pêche avec prudence pour pouvoir poursuivre cette activité d’année en année. On peut citer notamment les principaux facteurs suivants qui justifient cette attitude: premièrement, l’impossibilité de prévoir précisément la disponibilité des stocks et les prises futures de poisson; deuxièmement, l’impossibilité de prévoir précisément les prix futurs du marché obtenus pour les captures; troisièmement, l’impossibilité de prévoir précisément les conditions météorologiques et hydrologiques futures; quatrièmement, l’accès souvent problématique et inadéquat aux services de soins médicaux et d’assurance-vie; cinquièmement, l’accès souvent problématique et inadéquat aux possibilités d’assurance commerciale susceptible de répartir certains des risques entre les différents participants aux opérations de pêche; et sixièmement, l’accès souvent problématique et inadéquat aux possibilités de crédit pour poursuivre les activités de pêche courantes.

Maintien du pluralisme professionnel

Le maintien du pluralisme professionnel dans les communautés de petits pêcheurs peut contribuer effectivement à réduire au minimum les incertitudes et les risques liés aux activités de pêche. La mer étant un fournisseur imprévisible, la plupart des pêcheurs à petite échelle doivent avoir d’autres moyens d’existence auxquels ils peuvent faire appel lorsque la pêche n’est pas productive; ainsi, ils observent en général un cycle saisonnier qui privilégie la pêche à certaines périodes et d’autres activités à d’autres époques. Parmi ces autres activités non liées à la pêche, peuvent figurer l’élevage, l’agriculture, les cultures maraîchères, les travaux salariés, le ramassage du bois et la chasse. De plus, toutes les activités susmentionnées, (aussi bien la pêche que les activités non liées à la pêche) suivent un cycle saisonnier. Elles procèdent essentiellement d’une volonté de diversification économique, qui répartit les risques économiques en consacrant le temps d’un individu à plusieurs activités de production, différentes tout au long de l’année.

Lorsque des pêcheurs à petite échelle se détournent de la pêche pour mener d’autres activités économiques, il s’ensuit une diminution de la mortalité due à la pêche et les stocks ont alors le temps de se reconstituer. Aussi, non seulement le maintien du pluralisme professionnel au sein des communautés de pêche réduit-il les incertitudes et les risques liés à la pêche, mais il répond en outre aux préoccupations de conservation et d’aménagement des pêcheries.

Systèmes de rémunération partagée

Les pêcheurs à petite échelle réduisent en outre les incertitudes économiques et les risques liés à la pêche en créant des systèmes de rémunération notablement différents de ceux observés parmi leurs homologues non-pêcheurs. Compte tenu de la relative incertitude du produit de l’effort de pêche dans la plupart des cas, les pêcheurs ne sont pratiquement jamais rémunérés sur la base du nombre d’heures ouvrées. Les systèmes de «comptage» ne sont pas non plus très fréquents, c’est-à-dire les systèmes assurant une rémunération sur la base du poids de poisson débarqué.

Par contre, la rémunération s’effectue très souvent sur la base de parts ou de fractions pré-établies du produit des captures, qui sont réparties ensuite entre les participants, déduction faite des dépenses engagées pour mener à bien l’effort de pêche. De fait, les systèmes de rémunération partagée sont si souvent pratiqués dans les cultures de pêcheurs à petite échelle qu’ils sont pratiquement omniprésents, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés, et parmi des pêcheurs dont les orientations culturelles sont radicalement différentes.

Les systèmes de rémunération partagée développent un comportement coopératif, conférant aux pêcheurs le statut de participant conjoint à une entreprise commune, tout en répartissant entre eux les risques et les incertitudes de ladite entreprise; par ailleurs, du fait de cette participation conjointe, les décisions importantes prises à bord des navires de pêche sont généralement établies d’un commun accord.

Même dans ces conditions, étant donné que les revenus des membres associés de l’équipage sont généralement loin d’être certains, les systèmes de rémunération partagée peuvent ne pas toujours dispenser les pêcheurs de travailler pratiquement à la limite de ce qui représente pour eux un risque acceptable - autre raison pour laquelle la pêche compte parmi les métiers les plus dangereux au monde. De manière analogue, les systèmes de rémunération partagée peuvent également imposer à certains équipages d’enfreindre les règlements des pêches, ce qui peut avoir des répercussions préjudiciables pour les stocks de poissons et risque en outre de compromettre leurs rapports de travail avec les responsables des pêches.

Accès problématique et inadéquat aux services de soins médicaux, d’assurance-vie et d’assurance commerciale, ainsi qu’aux services de crédit nécessaires à la poursuite des activités de pêche

Même dans les pays développés, les pêcheurs à petite échelle ont parfois un accès problématique et inadéquat aux services médicaux et d’assurance vie. Cette situation s’explique essentiellement dans nombre de cas par leur marginalité économique à l’intérieur des sociétés dans lesquelles ils vivent, jointe aux coûts prohibitifs des services en question, dus aux risques actuariels associés à la pêche. Or, ces difficultés sont encore plus considérables chez les pêcheurs à petite échelle des pays en développement.

Les pêcheurs à petite échelle procèdent souvent de différentes façons pour atténuer les risques associés aux problèmes rencontrés pour bénéficier d’une assurance-santé et d’une assurance-vie: en adoptant une stratégie de pêche prudente, par exemple, ou en veillant à ce que les membres d’une même famille travaillent à bord de navires différents, tel qu’indiqué plus haut. Néanmoins, pour la plupart des pêcheurs, la vulnérabilité aux risques physiques reste entière.

En ce qui concerne les risques économiques liés à la pêche, les pêcheurs à petite échelle rencontrent également en règle générale des difficultés, voire une impossibilité d’accès aux assurances commerciales qui pourraient couvrir en partie les risques économiques liés à leur activité. Contrairement aux agriculteurs qui peuvent souscrire une assurance-récolte, la plupart des pêcheurs à petite échelle, notamment ceux des pays développés, obtiennent difficilement des services de ce type. Là encore, cela résulte généralement de leur marginalité économique jointe aux risques actuariels élevés liés à leur activité de pêcheur, lesquels rendent prohibitifs le coût de ce type d’assurance.

Donc, dans beaucoup de communautés de petits pêcheurs, les membres les plus prospères, (par exemple, marchands de produits alimentaires, propriétaires de navires, courtiers de poisson, intermédiaires et différents intervenants économiques) accordent souvent des protections économiques analogues à des assurances commerciales. Malheureusement, cette protection est actuellement très coûteuse, puisqu’elle est normalement accordée à condition que les pêcheurs vendent leurs prises à des prix pré-établis et uniquement à certains acheteurs. Sinon, la plupart des communautés de petits pêcheurs restent dépourvues de services d’assurance commerciale d’un coût acceptable et susceptibles de couvrir les risques économiques des activités de pêche.

L’accès problématique et inadéquat aux possibilités de crédit nécessaires à la poursuite de leur activité normale, place les pêcheurs à petite échelle dans une situation sans doute encore plus délicate. Bien que dans ce contexte, différents membres de la communauté tels que ceux mentionnés ci-dessus puissent consentir un crédit, le coût de celui-ci est généralement important en raison du niveau élevé des risques et des incertitudes propres à la pêche. Par conséquent, bien que les crédits puissent être consentis à la faveur des possibilités offertes par les ramifications de l’organisation sociale et économique de la communauté, par exemple dans le prolongement de relations personnelles directes et régulières à l’intérieur des différents réseaux sociaux, notamment parentaux, les conditions consenties ne sont néanmoins pas favorables, en raison du niveau élevé des risques encourus.

Le caractère problématique et inadéquat de l’accès au crédit des pêcheurs est évidemment encore plus critique dans les pays en développement, où les revenus de la pêche sont généralement moindres et souvent plus incertains, tandis que les capitaux y sont encore plus rares. Aussi, dans ces pays les difficultés rencontrées par les pêcheurs à petite échelle pour accéder au crédit risquent-elles de limiter indûment la production de la pêche, voire d’entraîner une sous-utilisation de stocks précieux. D’un point de vue d’aménagement des pêches, il peut ainsi en résulter un contingentement excessif de l’effort de pêche, ainsi qu’une perte générale de revenus potentiels et une altération de la sécurité alimentaire de la communauté.

Les membres de certaines communautés de petits pêcheurs créent parfois des institutions culturelles, en dehors des différents réseaux sociaux et économiques notamment parentaux, qui contribuent à faciliter leur accès au crédit. Ainsi peuvent être instituées des associations d’épargne qui consentent des prêts permettant d’assurer la poursuite des activités de pêche. Or, même en l’occurrence le niveau élevé des risques liés à la pêche joint à la pénurie de capitaux pratiquement inhérente à la plupart des pêcheurs à petite échelle, rendent particulièrement difficile l’accumulation de capitaux suffisants pour améliorer notablement la productivité et ce, tout particulièrement chez les pêcheurs à petite échelle des pays en développement.

La disponibilité pour les pêcheurs à petite échelle de crédits consentis à un coût acceptable exigera donc normalement le recours à des entités extérieures auxdites communautés - du moins jusqu’à ce que la situation propre des pêcheurs soit suffisamment renforcée (le lecteur est invité à examiner l’annexe 10.2 du présent rapport qui décrit comment la situation des communautés de petits pêcheurs au Nigéria a été renforcée grâce aux liens établis entre leur organisation de crédit communautaire traditionnelle et une banque de prêt moderne).

Faire face aux risques irréductibles

... puisque l’homme est mortel et conscient de cette situation, il subsiste un domaine de risque irréductible, qui constitue un ensemble d’éventualités auxquelles ne permettent pas d’échapper les différents moyens techniques ou logistiques disponibles. Risquer sa peau, en particulier dans un milieu aussi hostile que l’océan, pour une espèce terrestre, équivaut à affronter des risques irréductibles et implique donc dans nombre de cas le recours à la magie rituelle (Poggie et Gersuny, 1974:page 89).

Bien que les adaptations culturelles passées en revue ci-dessus contribuent à limiter les risques et les incertitudes de la pêche, il subsiste néanmoins des risques irréductibles, contre lesquels aucune adaptation culturelle ne peut protéger les pêcheurs. Aussi, même si la pêche en haute mer emploie généralement des individus qui font preuve d’une disposition supérieure à la moyenne pour prendre des risques personnels et économiques, les risques et les incertitudes qu’ils doivent néanmoins affronter restent difficiles à assumer sur le plan psychologique.

Par voie de conséquence, nombre de pêcheurs élaborent des systèmes complexes de croyances magiques, de comportements rituels et de tabous, qui leur permettent de mieux affronter psychologiquement ces risques irréductibles; en tant que tels ces comportements et ces croyances constituent d’importants éléments de leur culture qui les aident à poursuivre leur travail.

Dans la plupart des cultures de pêcheurs à petite échelle, ces croyances et ces comportements sont plus rarement présents lors des activités de pêche comparativement moins compliquées qui se déroulent dans des eaux côtières protégées, par exemple, en revanche ils sont nettement plus répandus lors des activités de pêche hauturière. De manière analogue, ces croyances et comportements sont généralement moins répandus chez les pêcheurs dont les sorties en mer s’effectuent dans la journée, par comparaison à ceux qui restent plus longtemps éloignés de chez eux. Dans l’ensemble, les croyances magiques, les comportements rituels et les tabous sont plus souvent associés aux risques affectant la sécurité des personnes, qu’aux risques économiques (voir Burrows et Spiro, 1953; Lessa, 1966; Malinowski, 1954: 31; Poggie et Pollnac, 1988, et Poggie, Pollnac et Gersuny, 1976). D’autres raisons encore ont été avancées pour expliquer l’omniprésence de ces croyances et de ces comportements chez les pêcheurs. Orbach (1977: pages 210-211) suggère par exemple qu’ils représentent pour les équipages en mer un remède contre l’ennui, tandis que Palmer (1989: page 59) estime qu’ils peuvent aider à mieux travailler ensemble.

Remarques à l’intention des responsables des pêches au sujet des incertitudes et des risques liés aux activités de pêche

La pêche en mer expose ses participants à des risques extrêmes tant physiques qu’économiques. Une politique d’aménagement des pêches doit donc s’employer notamment à les réduire autant que possible. Jusqu’à présent, les responsables des pêches se sont efforcés avant tout de limiter les risques et les incertitudes économiques des pêcheurs en gérant leur accès aux pêches et en assurant la pérennité des principaux stocks. Ils doivent néanmoins envisager à l’avenir une action dans ce sens à plus grande échelle.

Par exemple, les responsables des pêches devraient également aider les pêcheurs à se procurer plus facilement des équipements de sauvetage et de télécommunication et à avoir accès aux services de secours, comme aux services médicaux et aux services d’assurance-vie. Simultanément, ils ne doivent pas perdre de vue qu’il importe de préserver une conception pondérée de la pêche dans les communautés de petits pêcheurs. Ainsi, il n’y aura guère intérêt en général à promouvoir dans une pêcherie des changements qui risquent d’imposer l’adoption de méthodes de pêche plus risquées, faute d’avoir défini simultanément des normes de sécurité plus strictes.

Les responsables des pêches qui souhaitent introduire des changements dans les communautés de petits pêcheurs doivent en outre évaluer en premier lieu leur diversification professionnelle. Si les changements envisagés semblent appelés à réduire cette diversité professionnelle, ils doivent alors se demander si une détérioration de la sécurité, de la durabilité économique générale de la communauté ne risque pas également de s’ensuivre (voir Kurien, 1998 et McGoodwin, 1997, en ce qui concerne les problèmes susmentionnés des communautés de petits pêcheurs dans les pays en développement).

L’organisation de systèmes de rémunération partagée doit également être vue comme un moyen effectif de réduire les incertitudes et les risques auxquels sont exposés les participants aux activités de pêche; les responsables des pêches doivent donc envisager prudemment la promotion d’autres systèmes de rémunération.

Les responsables des pêches doivent par ailleurs contribuer à réduire les risques économiques que connaissent les pêcheurs en facilitant leur accès à des assurances commerciales analogues aux assurances-récolte dont disposent les exploitants agricoles dans de nombreuses régions du monde. Autre point sans doute plus important encore, ils doivent étudier les moyens à envisager pour améliorer l’accès des pêcheurs au crédit, de façon à pouvoir augmenter leur productivité, leurs revenus et améliorer leur sécurité alimentaire.

Enfin, les responsables des pêches ne doivent pas considérer les croyances magiques, les comportements rituels et les tabous des pêcheurs comme de simples superstitions, en estimant qu’ils n’ont guère d’intérêt pratique du point de vue de l’aménagement des pêches. Ces aspects de leur culture aident souvent les pêcheurs à affronter des risques irréductibles, à atténuer l’ennui et à développer l’esprit d’équipe et, en tant que tels, ils ont vraisemblablement un impact important sur l’effort de pêche.


Page précédente Début de page Page suivante