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Lorsque les chasseurs-cueilleurs
deviennent sédentaires: les conséquences pour le régime alimentaire et la santé

E. Dounias et A. Froment

Edmond Dounias et Alain Froment sont des scientifiques travaillant à l’Institut français de recherche pour le développement (IRD, ex ORSTOM). Edmond Dounias est également affecté au Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR), Bogor, Indonésie.

Le régime alimentaire et la santé sont des indicateurs sensibles
des réactions humaines d’adaptation au changement.

L’avenir des écosystèmes forestiers est inséparable de celui des populations qui vivent dans ces forêts. De ce fait, il importe de recenser conjointement toutes les menaces pesant sur la santé des forêts comme des êtres humains. Malheureusement, la recherche consacrée aux conséquences de la perte de biodiversité sur la santé humaine s’est longtemps penchée sur les systèmes écologiques et mondiaux et persiste à négliger les facteurs sociologiques et psychologiques. Les spécialistes de l’environnement, les écologistes, les anthropologues et les scientifiques médicaux devront s’asseoir autour de la même table pour examiner les menaces qui compromettent simultanément la santé des gens et la durabilité de leurs écosystèmes. Les aménagistes et les décideurs ont besoin de solutions qui associent la gestion de l’écosystème aux interventions dans le secteur sanitaire, afin d’améliorer la santé et le bien-être humains, tout en maintenant un écosystème sain. La situation dramatique des rares groupes de chasseurs-cueilleurs restants, qui reposent encore dans une large mesure sur les ressources forestières, montre clairement les retombées d’une transformation rapide de l’utilisation des terres dans les régions forestières.

Les changements de régime alimentaire et l’exposition à de nouvelles maladies sont des indicateurs sensibles des coûts écologiques et culturels que les anciens chasseurs-cueilleurs supportent pour obtenir leur part de modernité. Ces indicateurs mettent en évidence des problèmes sociopolitiques épineux qui appellent des interventions concertées et urgentes, pouvant satisfaire aux intérêts tant du développement que de la conservation. Les nouveaux chasseurs-cueilleurs fournissent des indications sur la manière dont vivaient les êtres humains lorsque leurs modes de vie et leur dotation génétique étaient plus compatibles. L’expérience cumulée des sociétés de chasseurs-cueilleurs peut servir de modèle aux efforts actuels visant à promouvoir la santé et prévenir la maladie, même dans les pays industrialisés du monde.

Le présent article examine les changements de régime alimentaire et d’état de santé qui se produisent lorsque les habitants nomades de la forêt se sédentarisent. Les exemples sont tirés de groupes de pygmées africains comme les Kola, les Medjan et les Baka du Cameroun, les Aka de République centrafricaine et les Efe et les Mbuti de la République démocratique du Congo; et, en Asie, proviennent de l’expérience des Punan, autrefois habitants nomades des forêts du Bornéo, notamment des Tubu Punan, du bassin versant tubu du Kalimantan oriental, Indonésie. Ces groupes anciennement nomades ont tous été encouragés à s’établir dans des villages permanents au cours du XXe siècle, mais ils sont encore tous tributaires de la chasse et de la cueillette pour leurs moyens d’existence et continuent à pratiquer une migration saisonnière dans la forêt, en quête des ressources de cette dernière.

Un nouveau mode de vie: une équipe de pygmées Kola employés dans le projet de construction de l’oléoduc Tchad-Cameroun, qui traverse leur forêt dans la zone côtière du Cameroun méridional
F. Nkoumbele

UNE BIODIVERSITÉ ÉLEVÉE SIGNIFIE AUSSI UNE ABONDANCE D’AGENTS PATHOGÈNES

Le nombre d’espèces végétales et animales diminue avec la distance par rapport à l’équateur. Ce modèle a également été documenté récemment pour les espèces parasites et infectieuses. Les facteurs climatiques s’avèrent d’une extrême importance pour expliquer le lien entre la latitude et l’abondance d’agents pathogènes humains (Guernier, Hochberg et Guégan, 2004). L’étroite corrélation entre la diversité des maladies parasitaires et infectieuses et la répartition des forêts tropicales humides a alimenté la croyance persistante que les forêts sont des environnements inhospitaliers pour l’homme. Cette perception omet toutefois de tenir compte des nombreux services procurés par les écosystèmes naturels pour contrôler l’apparition et la propagation de maladies infectieuses. La fonction de protection de la biodiversité, par exemple, comprend le maintien de l’équilibre entre les prédateurs et leurs proies et entre vecteurs et parasites chez les végétaux, les animaux et les humains (Chivian, 2001).

Dans le monde développé, l’image du bon sauvage de Rousseau vivant en harmonie avec son environnement a persisté au long des siècles, mais l’excès de romantisme a renforcé négativement la conviction, chez de nombreux aménagistes et écologistes, selon laquelle la forêts est insalubre pour l’homme. Les fonctionnaires gouvernementaux pourraient exploiter cette conviction pour justifier leurs décisions d’expulser les habitants des forêts de leur milieu, prétendument pour leur propre bien.

Néanmoins, la sédentarisation des populations nomades, encouragée par des facteurs économiques, écologiques et politiques, compromet leur état de santé car elle exerce une énorme pression sur leur environnement naturel et leurs systèmes culturels. Une fois que ces groupes se sédentarisent et vivent au sein de populations plus nombreuses, s’établit un réservoir favorisant la prolifération et le maintien d’une abondante charge pathogène. En outre, les changements environnementaux qui surviennent dans l’utilisation locale des terres, après l’installation des nomades, peuvent s’allier aux altérations du climat mondial pour bouleverser l’écosystème naturel, produisant de nouveaux habitats favorables à des vecteurs, et causant un risque accru de transmission d’infections virales et parasitaires aux humains (Patz et al., 2000).

L’élimination des poux est une pratique sociale répandue chez les pygmées Baka du Cameroun méridional, qui quittent temporairement leurs villages permanents pour des campements saisonniers dans la forêt; l’excès de parasites dans un campement incite souvent les habitants à se déplacer ailleurs
E. Dounias

LES ANCIENS CHASSEURS-CUEILLEURS ONT PERDU LES AVANTAGES ÉCOLOGIQUES DU NOMADISME

Le nomadisme et le maintien de petites communautés ont représenté une réaction d’adaptation efficace à la diversité élevée des maladies parasitaires et infectieuses. Autrefois, les chasseurs-cueilleurs nomades vivaient dans de petits groupements disséminés sur de vastes terres forestières faiblement peuplées (normalement moins d’un habitant par kilomètre carré). Grâce au caractère transitoire de leurs installations, l’exposition aux maladies transmissibles, aux parasites aérogènes et d’origine alimentaire et à la pollution fécale était réduite. Plus que la rareté des aliments, l’excès de parasites (puces, poux et tiques) dans le campement fournissait une forte incitation à se déplacer ailleurs. La mort d’un membre de la communauté encourageait aussi les habitants à se diviser et à s’installer dans de nouvelles agglomérations, réduisant en même temps le risque qu’un facteur létal contamine les autres membres du groupe.

La grande mobilité était favorisée par la légèreté des fardeaux et le nombre limité d’enfants survivants. Les groupes migraient le long de pistes territoriales étendues et linéaires. Les migrations régulières le long de ces pistes non seulement réduisaient les obstacles à la récolte d’aliments – car les chasseurs-cueilleurs possédaient et géraient les ressources forestières à l’intérieur de ces territoires linéaires, influençant leur répartition spatiale et leur densité
(Dounias, 2001) – mais assuraient aussi de bonnes conditions physiques aérobies, favorisant une faible teneur en matières grasses corporelles, une basse tension artérielle, des niveaux limités de cholestérol et une prévention contre le cancer et les complications cardiovasculaires (Eaton et Eaton, 1999).

Bien qu’elle soit encore objet de controverses, l’hypothèse du «paléo-régime alimentaire» (Wiss, 2006) soutient que les chasseurs-cueilleurs jouissaient d’une alimentation saine, riche en protéines et fibres et pauvre en sel, lait et sucre.

Cependant, ces conditions physiques relativement bonnes étaient contrebalancées par une mortalité plutôt élevée due aux accidents de chasse, aux chutes d’arbres à miel et à fruits, aux morsures de serpents et aux conflits humains. La durée de vie des chasseurs-cueilleurs restants est relativement brève: chez les pygmées Kola et les Punan, les personnes de plus de 65 ans représentent moins de 2 pour cent de la population (voir la figure).

Aujourd’hui, la mortalité infantile est comparable à celle enregistrée en Europe il y a quelques siècles. Une courte durée de vie et une mortalité infantile élevée sont des facteurs de régularisation nécessaires dans un processus de sélection darwinien, qui a assuré la stabilité démographique et la durabilité relative du mode de vie par rapport à la disponibilité des ressources (Froment, 2001).

Vivant dans des villages permanents et plus encombrés, les anciens chasseurs-cueilleurs toujours tributaires du gibier contribuent à la diffusion de zoonoses sauvages, comme les virus Ebola auxquelles les carcasses de gorilles fournissent des réservoirs
E. Dounias

Pyramides des âges récentes relatives aux pygmées Kola, aux Punan en général et aux Punan périurbains en particulier

TABLEAU 1. Comparaison de la charge parasite entre divers groupes d’anciens chasseurs-cueilleurs forestiers actuellement sédentarisés (pourcentage de la population infestée)

Chasseurs-cueilleurs sédentaires

         Pays

Ankylostomes
(Ankylostoma spp. et Necator spp.)

Trichures (Trichuris spp.)

Ascaris (Ascaris spp.)

Amibes

Pathogènes

Non-pathogènes

           

Groupes d’Asie du Sud-Est

 

 

 

 

 

Tubu Punan

Indonésie

35

9

60

5

6

Semang

Malaisie

93

56

12

9

30

Temiar

Malaisie

78

23

2

3

18

Jahut

Malaisie

52

29

20

8

28

Semai

Malaisie

74

12

13

10

39

Jakun

Malaisie

64

62

65

3

31

Semelai

Malaisie

70

72

71

6

17

Temuan

Malaisie

79

91

59

12

37

 

 

 

 

 

 

 

Pygmées africains

 

 

 

 

 

 

Mbuti

République démocratique du Congo

85

70

57

36

Aka

République centrafricaine

71

Kola

Cameroun

85

51

Medjan

Cameroun

83

90

 

 

 

 

 

 

 

Amérindiens

 

 

 

 

 

 

Yanomami

Brésil

59

80

86

49

85

Ticuna

Colombie

83

77

76

69

55

Palikur

Guyane française

90

19

76

31

16

Campa

Pérou

45

20

28

21

37

Xingu

Brésil

81

18

61

87

Note: – = pas de données disponibles

 

 

 

 

 

LES NOUVEAUX MODES DE VIE SÉDENTAIRES EXPOSENT LES POPULATIONS À DE NOUVELLES MALADIES…

Bien que certains auteurs soutiennent que la sédentarisation pourrait améliorer la santé, des indications probantes montrent que le passage de la vie nomade au mode d’existence sédentaire compromet d’une manière générale la santé et le bien-être. Aujourd’hui, les populations forestières sont, pour la plupart, des agriculteurs. Les populations de chasseurs-cueilleurs qui choisissent de ne pas passer à l’agriculture font l’objet, à l’heure actuelle, d’une transition socio­logique. Elles doivent faire face à des expansions démographiques qui mettent à dure épreuve la capacité de charge des ressources comestibles sauvages (c’est-à-dire l’aptitude de la ressource à répondre aux besoins du groupe de consommateurs sans effet préjudiciable sur sa survie) et les contraignent à devenir plus sédentaires.

Encore plus menaçant pour la survie des habitants de la forêt que l’insécurité alimentaire est le danger constitué par les maladies transmissibles, particulièrement variées dans les écosystèmes humides et chauds.

Ci-dessous sont décrits certains des effets défavorables directs sur la santé que représente la transition à un mode de vie sédentaire.

Les terres défrichées où s’établissent les villages permanents subissent une gamme plus élevée de variations journalières de la température et de l’humidité. L’alternance des nuits plus froides et plus humides avec des journées plus chaudes et plus sèches favorise les maladies pulmonaires.

Le manque de services d’assainissement et la promiscuité accrue multiplient les contacts avec les déchets d’origine animale et humaine, encourageant la pollution fécale et augmentant la charge parasite. Les taux de vers intestinaux – qui causent l’anémie et ralentissent parfois la croissance, avec des conséquences potentielles dramatiques sur le développement psychique des enfants – se sont généralement accrus avec le mode de vie sédentaire. Cependant, les Punan sédentaires ont des taux de charge parasite inférieurs, par exemple, à ceux de nombreux groupes de pygmées
africains, car ils se sont établis le long des berges des cours d’eau qu’ils utilisent à des fins sanitaires (voir le tableau 1). La riche faune aquatique assure un recyclage rapide et efficace des déchets d’origine humaine. La pollution fécale est aussi une source d’infections bactériennes et virales de l’intestin, qui constituent les principales causes de la malnutrition, de la diarrhée infectieuse et de la mortalité infantile.

Le port de vêtements européens est fortement encouragé par les missionnaires et les autorités locales. Toutefois, en l’absence de savon, les mêmes vêtements se portent souillés jusqu’à leur destruction, formant un terrain fertile pour les maladies cutanées.

Le risque de contracter des zoonoses (maladies transmises entre animaux et humains) est élevé dans une forêt habitée par les hommes ou domestiquée en raison de la prolifération de vecteurs de maladies propagés par les rongeurs, car ces derniers sont attirés par les ordures ménagères et les dépôts d’aliments. Le contact fréquent avec une gamme plus large d’animaux domestiques augmente aussi la probabilité d’un transfert pathogène entre les espèces. En outre, les eaux stagnant près de l’habitat attirent les insectes porteurs de maladies.

L’apparition de nouvelles zoonoses se fait plus aiguë avec la sédentarisation. Il est probable que ces maladies soient souvent apparues dans le passé, disséminées par la faune sauvage, mais qu’elles n’aient pas pu se propager à partir du foyer d’infection car, vivant dans de petits hameaux dispersés, les victimes infectées périssaient ou guérissaient avant d’entrer en contact avec des populations humaines plus nombreuses. Dans les temps modernes, la hausse exponentielle du commerce et des voyages, en termes de volume et de rapidité, a transformé l’épidémiologie des nouvelles maladies infectieuses, leur conférant une envergure mondiale et non locale. Vivant dans des villages permanents et plus encombrés, les anciens chasseurs-cueilleurs qui continuent d’être tributaires du gibier – pour leur propre alimentation et pour le commerce – sont plus exposés aux zoonoses et plus susceptibles de contribuer à leur diffusion. Ils ont des niveaux plus élevés d’immunoglobulines dans leur sang que les agriculteurs, ce qui indique une propension plus marquée à l’infection. Cette dernière mène souvent à la malnutrition qui, à son tour, diminue la résistance, déterminant par là une nouvelle infection, selon un cercle vicieux.

L’exposition accrue aux maladies transmissibles (variole, rougeole, oreillons, choléra, rubéole, diphtérie et grippe, par exemple) est liée à des concentrations denses d’établissements humains. Dans de petits groupes isolés de personnes, ces agents pathogènes ne peuvent durer longtemps: ils passent rapidement à travers le groupe et chaque personne est infectée; les sujets périssent ou produisent une immunité durable, et l’agent pathogène meurt dès qu’il n’y a plus personne à infecter. Mais lorsque les humains se réunissent pour former une grande population concentrée, ces maladies ont une masse critique d’habitants suffisante pour permettre la propagation. L’agent pathogène peut persister même après une épidémie car les naissances et l’immigration fournissent continuellement assez de nouveaux hôtes. Il peut prospérer indéfiniment et une nouvelle épidémie peut s’ensuivre lorsque le nombre de nouveaux hôtes s’est suffisamment accru. Au Kalimantan, la variole a causé des ravages parmi les agriculteurs Dayak, mais les nomades Punan ont été rarement atteints car ils pratiquaient le troc silencieux pour éviter le contact physique direct pendant les épidémies: ils ont délimité une zone où les commerçants extérieurs pouvaient déposer leurs marchandises, et après leur départ, ils retiraient les biens et laissaient au même endroit leur paiement sous forme de produits forestiers (Knapen, 1998). Aujourd’hui toutefois, il n’est plus possible de recourir au troc silencieux en guise de protection ou de tout simplement trouver refuge dans une zone plus reculée. Parmi les différentes infections qui font leur réapparition actuellement parmi les anciens chasseurs-cueilleurs, la tuberculose est celle qui contribue le plus à la mortalité humaine (Barrett et al., 1998).

La faible densité démographique et la dispersion des établissements liés à la vie nomade protégeaient efficacement les habitants contre les maladies à transmission vectorielle car les hôtes humains potentiels étaient clairsemés dans l’environnement et donc moins visibles pour les vecteurs. Les Punan et les pygmées nomades étaient exempts du paludisme puisqu’ils se déplaçaient constamment hors du rayon de vol des moustiques, avant que les parasites responsables de la maladie (Plasmodium spp.) ne puissent se reproduire.

Les altérations du paysage et les changements qui accompagnent la réinstallation des sociétés nomades, comme la construction de routes, l’extraction de bois, l’exploitation minière et les plantations agroindustrielles, entraînent des flambées de paludisme. Les travailleurs temporaires dans les zones où la maladie est endémique et très répandue (chantiers d’exploitation, villages agroindustriels) favorisent parfois le retour de formes aiguës de Plasmodium spp. aptes à déclencher une épidémie. C’est ce qui est arrivé en 2002 dans deux villages punan reculés du bassin versant tubu, lorsque les travailleurs revenant de Malaisie ont ramené une forme grave de paludisme, qui a causé la mort de 28 enfants (la moitié de la population au-dessous de 5 ans) en l’espace de quelques mois à peine.

L’industrialisation et l’urbanisation, qui suivent généralement la croissance économique dans les forêts tropicales, entraînent dans leur sillage des changements du régime alimentaire et de l’état nutritionnel de la population. Le passage à un mode de vie sédentaire influence la disponibilité et la distribution des aliments, et notamment la santé et l’état nutritionnel des enfants. Les Punan périurbains sédentarisés et les pygmées Kola et Baka sédentaires, par exemple, tendent à ingérer un excès d’aliments à forte densité énergétique qui sont riches en matières grasses et sucres libres, mais pauvres en glucides. Les études épidémiologiques ont montré un lien entre un tel régime alimentaire et les risques de maladies dégénératives chroniques de l’âge adulte moyen et avancé, notamment les maladies cardiovasculaires et certains types de cancer. D’autres troubles nutritionnels comme l’anémie, l’obésité, l’hypertension, les niveaux élevés de cholestérol et le diabète apparaissent aussi chez ces anciens chasseurs-cueilleurs. Leurs bonnes conditions physiques légendaires sont compromises et, à l’heure actuelle, inférieures à celles de leurs voisins agriculteurs.

L’indice de masse corporelle – une estimation des pourcentages relatifs de matières grasses et de masse musculaire dans le corps humain basée sur une équation reliant le poids et la hauteur – est largement utilisé pour évaluer l’état nutritionnel d’une population donnée. Les indices pour les chasseurs-cueilleurs sédentaires sont très inférieurs à ceux de leurs voisins agriculteurs (voir le tableau 2). Cependant, chez les Tubu Punan qui ont choisi de demeurer dans la forêt (désignés par le terme «éloignés» dans le tableau 2), cet indice est bien meilleur que chez leurs parents, qui ont été encouragés par les autorités indonésiennes à s’installer près de la ville de Malinau au début des années 70 (désignés par le terme «périurbains» dans le tableau).

L’alcoolisme est une nouvelle pathologie en augmentation parmi les villageois sédentaires Baka
A. Froment

TABLEAU 2. Indice de masse corporelle de quelques anciennes sociétés de chasseurs-cueilleurs comparé à celui de certains de leurs voisins pêcheurs
et agriculteurs

Population

Hommes

Femmes

Source

 

 

 

 

Kola de la côte, Cameroun

 

 

 

Pygmées

20.2

19.7

Froment et al., 1993

Pêcheurs Yasa

22.3

21.9

Froment et al., 1993

Agriculteurs Mvae

22.0

22.5

Froment et al., 1993

 

 

 

 

Kola continentaux, Cameroun

 

 

 

Pygmées

20.0

19.8

Kesteloot et al., 1996

Agriculteurs Bulu et Ngumba

20.7

21.0

Kesteloot et al., 1996

 

 

 

 

Efe, République démocratique
du
Congo

 

 

 

Pygmées

20.2

20.2

Bailey et al., 1993

Agriculteurs Lese

21.6

21.7

Bailey et al., 1993

 

 

 

 

Bornéo, Indonésie

 

 

 

Tubu Punan (éloignés)

20.6

19.9

Dounias et al., 2004

Tubu Punan (périurbains)

19.9

19.6

Dounias et al., 2004

Agriculteurs Iban

20.9

22.2

Strickland et Duffield, 1998

… ET CAUSENT DE NOUVEAUX TROUBLES SOCIAUX

La modernisation – souvent accélérée par les incitations des gouvernements – est généralement associée à une pauvreté accrue. Elle contribue à une série de troubles sociaux qui touchent indirectement la santé des habitants de la forêt (Levang, Dounias et Sitorus, 2004).

L’accès facilité à l’éducation, aux marchés et au commerce, aux possibilités d’emploi et aux services de santé locaux est l’argument adopté habituellement pour imposer aux chasseurs-cueilleurs la sédentarisation. Cependant, pour plusieurs raisons pratiques, ces avantages se concrétisent rarement. Les établissements permanents sont normalement situés loin des villes, et l’éloignement par rapport aux services reste une contrainte. Ainsi, les pygmées Baka sédentaires sont beaucoup plus touchés par le pian, une forme de syphilis non vénérienne, que leurs voisins agriculteurs (respectivement 80 pour cent contre 37 pour cent), comme conséquence directe de leur accès inégal aux services de santé. Les fonctionnaires, dont un grand nombre considèrent encore comme primitifs les habitants de la forêt, refusent souvent d’être affectés à des villages reculés ou les quittent au bout de quelques mois. Pour les populations forestières, l’illusion du développement donne lieu à des sentiments de frustration et de délaissement. Les appuis sociaux, comme l’entraide, les activités collectives et le partage des aliments sont en baisse constante et remplacés de plus en plus souvent par des attitudes plus individualistes.

Le stress et la dépression sont des maladies mentales assez répandues, qui peuvent mener à la violence conjugale et à divers types d’accoutumance. L’alcoolisme et le tabagisme ancrés sont responsables d’une intoxication directe et peuvent être les causes indirectes de pathologies comme la tuberculose. La conversion au christianisme des Punan a limité l’impact de l’alcoolisme mais l’emphysème et le cancer ont augmenté, dus probablement à l’usage exagéré de la cigarette (Strickland et Duffield, 1998). La prévalence en hausse rapide des maladies transmises sexuellement, comme le syndrome d’immunodéficience acquis (SIDA), est un autre exemple de l’«attraction fatale du développement» (Froment, 2004).

Les pratiques de guérison traditionnelles sont inefficaces dans le traitement des maladies que les chasseurs-cueilleurs n’ont pas connues pendant leur vie nomade. C’est ainsi que, par rapport à leurs voisins agriculteurs Dayak, les Punan n’ont qu’une connaissance limitée des plantes ayant des propriétés antipaludiques (Leaman et al., 1995). Les guérisseurs et les aînés sages perdent donc leur influence politique, et le conflit social entre générations devient plus fréquent. Le manque de contrôles sociaux détermine un usage impropre dramatique de médicaments manufacturés, comme les comprimés analgésiques qui sont vendus sans restriction dans les magasins de détail locaux et les antibiotiques à large spectre qui sont souvent ingérés sans tenir compte des instructions d’emploi. L’automédication et les accoutumances relatives sont désormais un grave problème de santé pour les sociétés jadis nomades.

Les jeunes Punan qui grandissent près des villes bénéficient de l’électricité et de la télévision, mais ils sont victimes de discrimination sur le marché des emplois; ainsi des troubles nutritionnels et des pathologies sociales croissantes traduisent-ils leur manque d’adaptation écologique et socioculturelle
P. Levang

CONCLUSION

Si les écosystèmes forestiers sont dynamiques, les sociétés humaines qui en sont tributaires le sont aussi. Les habitants de la forêt ont dû s’adapter à des changements continuels de ces écosystèmes. Cependant, ceux auxquels ils font face aujourd’hui sont beaucoup plus brutaux et radicaux que dans le passé. Devant un déboisement d’une rapidité croissante, une modification draconienne de la disponibilité des ressources et une influence envahissante de l’économie monétaire, ces groupes ont de plus en plus de difficultés à adapter leurs systèmes sociaux, culturels, économiques et politiques. Les choix opérés aujourd’hui par les anciennes sociétés de chasseurs-cueilleurs ne sont plus validés par l’expérience et le passage de la vie nomade à la vie sédentaire s’avère coûteux en termes de succès écologique.

Le changement social n’est pas nécessairement accompagné par un équilibre biologique. Il peut parfois invalider les mécanismes de défense et compromettre l’état nutritionnel. Ce déséquilibre biologique peut à son tour mettre en danger l’intégrité sociale et culturelle de la société.

Toutefois, des régimes alimentaires qui se dégradent et un nombre croissant de maladies ne sont que des avertissements symptomatiques de la mauvaise adaptation écologique et socioculturelle des anciennes sociétés de chasseurs-cueilleurs. Plus graves que la malnutrition et les maladies sont l’insécurité et la discrimination causées par les préjudices sociaux. L’avenir sain de ces groupes dépend de facteurs socioéconomiques et sociopolitiques comme l’accès à l’éducation et la reconnaissance des droits traditionnels. L’assistance médicale visant à juguler la malnutrition et les maladies de ces populations dissiperait les symptômes, mais ne devrait pas exclure d’autres interventions d’une plus vaste portée, compte tenu des facteurs de changement écologiques, sociaux, politiques et économiques qui influencent indirectement la santé des habitants de la forêt. L’amélioration de leur santé n’est pas seulement dans les mains des médecins.

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