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2. L'interférence des systèmes d'exploitation, source de conflits d'accès aux ressources naturelles


2.1. Des systèmes d'exploitation devenus concurrentiels
2.2. Une typologie modélisée des conflits fonciers


Les différents systèmes d'exploitation répondent à la crise environnementale en restreignant leur interdépendance, allant parfois jusqu'à la supprimer et à transformer leurs rapports en conflits déclarés ou pas. L'interférence tend à remplacer des relations plus ou moins harmonieuses mais complémentaires en relations rendues concurrentielles par la pluriactivité encouragée par de nombreux développeurs. Si sectoriellement cette politique se justifie, les conséquences se répercutent sous la forme d'une déchirure entre groupes sociaux. L'évolution économique des rapports d'exploitation dans le delta intérieur du Niger durant ces vingt dernières années le reflète bien. Une pression accrue sur les ressources naturelles disponible génère des tensions parfois explosives au sein d'un même système d'exploitation, et ce type de conflit est majoritaire.

2.1. Des systèmes d'exploitation devenus concurrentiels


2.1.1. Une évolution globale des conditions d'exploitation
2.1.2. Vers une individualisation des unités d'exploitation


Ressources naturelles et espaces constituent des enjeux multiples pour les exploitants. La situation de concurrence observée est due à deux causes fondamentales: une évolution globale des conditions d'exploitation et une orientation socio-économique des unités d'exploitation vers l'individualisation.

2.1.1. Une évolution globale des conditions d'exploitation

Les vingt dernières années ont vu de nombreux changements se produire tant au niveau de la production halieutique, pastorale que agro-pastorale. Une comparaison des photographies aériennes de l'ouest du delta prises en 1952 et en 1975 a permis de mesurer l'évolution des surfaces cultivées qui s'est produite en l'espace de 23 ans: la superficie des rizières a augmenté de 51%, les cultures sèches ont augmenté de 82%; quant aux superficies pâturables, elles se sont réduites de 29%.

En ce qui concerne la production agricole, elle a subi une crise importante en 1987/88 caractérisée par une baisse des récoltes d'environ 80% par rapport à la bonne année de 1976/77 et de 75% par rapport à l'année 1983/84. Cette baisse plus importante encore pour le riz que pour le mil a engendré un déficit céréalier aux alentours de 132.900 tonnes5.

5 UICN: 1989:17.

Les cultures du sorgho et du maïs sont devenues minimes et les cultures de décrue n'existent presque plus. Les exploitants ont axé leur stratégie sur la migration. Celle-ci peut se faire soit à l'extérieur et pendant assez longtemps, soit être saisonnière, à l'intérieur de la région. Il existe des mouvements très importants de population qui partent pour les terres sèches entre août et octobre, pour les récoltes de fonio sauvage, de riz dressé et de mil et sur les plaines inondées entre novembre et janvier, et enfin pour la récolte du burgu, des nénuphars, du riz sauvage et du riz flottant. Il n'est pas rare de nos jours de voir la moitié d'une communauté se déplacer pour ces récoltes saisonnières. Souvent également une forte proportion des jeunes du village part en exode6.

6 Ibidem, 22.

Il semble également que cultivateurs et agropasteurs ont intensifié leur exploitation des ressources ligneuses pour le commerce (vannerie, bois de chauffe) qu'ils pratiquent pendant la saison sèche.

En ce qui concerne l'élevage, il apparaît nettement que les agroéleveurs et les cultivateurs se sont rabattus sur des chèvres plus résistantes à la sécheresse. Du coup, les Peul gardent moins les bovidés des cultivateurs. Leurs troupeaux restent importants, mais ils en sont de moins en moins les possesseurs et de plus en plus les gardiens. Ceci explique sans doute le constat selon lequel "les vachers s'intéressent de moins en moins à la bonne gestion des troupeaux et des parcours"7. En effet, les autres producteurs et surtout les commerçants s'orientent vers une capitalisation en tête de bétail et optent pour une stratégie différente de celle des Peul - pour lesquels la production laitière est primordiale - qui consiste à privilégier dans le troupeau la présence de mâles.

7 Ibidem, 16.

Par ailleurs, la sécheresse a provoqué un afflux d'éleveurs étrangers dans la région. La cinquième région est devenue une "zone refuge" pour le bétail des sixième et septième régions. En outre, le cycle de transhumance des bovidés a été beaucoup transformé du fait de l'insécurité. Les enquêtes montrent que davantage d'animaux restent dans les plaines mondées pendant toute l'année, évitant de sortir du delta. Ceux qui partent vont moins loin que dans le passé et se fixent sur les plaines si les pluies s'arrêtent entre juillet et septembre.

Enfin l'activité halieutique se déploie dans un cadre en plein changement. Les enquêtes menées dans le contexte du Projet d'étude halieutique du delta central du Niger ont effectivement permis de conclure à une très forte augmentation du nombre de pêcheurs dans le delta: "1/3 en plus en 20 ans, tandis que les captures ont diminué de moitié (de 90.000 tonnes à 48.000 tonnes). Or les pêcheurs sont à la recherche d'un équipement toujours plus performant"8. La multiplication de l'effort de pêche et la diminution des captures montrent que l'accès aux zones de pêches devient essentiel et constitue l'enjeu d'une rivalité croissante entre pêcheurs. S'ajoute la concurrence entre pêcheurs sédentaires et agriculteurs, désireux de contrôler le terroir aquatique et les pêcheurs migrants s'orientant vers des stratégies spatiales extensives9.

8 LAË-WEIGEL: 1994:296.
9 Ibidem.

2.1.2. Vers une individualisation des unités d'exploitation

Autrefois, chaque activité agricole ou halieutique s'effectuait dans le cadre d'une production dirigée par un chef de famille ayant autorité sur sa main d'oeuvre, répartissant le travail et gérant seul la production. Actuellement, la structure des unités d'exploitation s'est réduite, en raison de la mésentente et du refus de soumission à une autorité gérontocratique. Les volontés individuelles s'expriment de telle sorte que les grandes unités d'exploitation se sont scindées en deux ou plusieurs morceaux. Les Riimaay'be conservent parfois cette organisation agricole communautaire et le patrimoine légué par les générations ascendantes reste ainsi indivis. Mais dans la plupart des cas, l'unité d'exploitation se réduit à un ou deux ménages qui travaillent ensemble sur les mêmes champs et accumulent ensemble.

L'éclatement de la structure de production traditionnelle a pour corollaire, dans le domaine agricole, le morcellement des terres qui reflète une fragmentation du tissu social et, dans le domaine halieutique, l'émergence de stratégies individuelles antagoniques des pratiques lignagères antérieures très codifiées. Ces stratégies optent pour l'abandon des techniques collectives au profit d'engins individuels ou maniés à deux tels que les durankoro (pièges) ou les xubiseu (petites sennes). Le recours à ces techniques constitue une forme d'adaptation à la raréfaction de la ressource.

68% des ménages de pêcheurs sédentaires et 24% des ménages migrants se livrent à l'agriculture10. Cette proportion importante de ménages optant pour la diversification des activités entraîne nécessairement une compétition autour des espaces de production et introduit une nouvelle donne dans les rapports sociaux de production. Les différents systèmes d'exploitation entretiennent donc des rapports imbriqués et ne font plus d'une façon générale l'objet d'une mono-exploitation. Cependant, cette stratégie orientée vers la pluriactivité et cet intérêt plutôt récent pour des ressources diverses génèrent une proximité concurrentielle sur les mêmes espaces qui donne lieu à des situations de concurrence qu'illustrent les exemples suivants.

10 LAË & al: 1994:302.

Tableau n°2: Quelques exemples de concurrence entre systèmes d'exploitation

Systèmes d'exploitation concernés

Situations concurrentielles

Halieutique/ Agricole

- Manque de disponibilité de terre de culture pour des pêcheurs reconvertis à l'agriculture
- Revendication d'une mare par des pêcheurs Riimaay'be occasionnels

Halieutique/ Pastoral

- Extension d'un pâturage dans les mares piscicoles
- Dégâts causés à des engins de pêche par des animaux à la recherche de pâturage

Agricole/ Pastoral

- Culture par des Riimaay'be sur un couloir de transhumance
- Extension de culture sur un hariima par des Riimaay'be
- Espace défini simultanément comme rizière et lieu de pâture par décision administrative

Cependant, la concurrence sévit également au sein des mêmes systèmes d'exploitation et s'illustre pour les agriculteurs par de nombreux problèmes de revendication de champ ou de limites litigieuses de champs. Entre éleveurs, les cas de conflits entre jowro à propos de l'introduction d'animaux dans la bourgoutière d'autrui ne se comptent plus. Ils sont différents des cas de revendication de possession de bourgoutière également abondants. Enfin, dans le secteur halieutique, l'incompatibilité d'engins de pêche sur une même pêcherie fait l'objet de dissensions fréquentes justifiant des pratiques d'exclusion difficilement résolubles par les chefs traditionnels qui ne sont d'ailleurs pas toujours écoutés.

La variété de ces situations conflictuelles et leur nombre nous ont conduit à dresser un répertoire des conflits fonciers du delta. Cette démarche ne vise pas seulement à repérer les dysfonctionnements; elle présente aussi plusieurs atouts méthodologiques. D'abord, en partant d'un maximum de cas, elle permet de juger plus justement les problèmes qui perturbent les rapports sociaux de production dans la région d'étude. Ainsi peuvent être identifiés les systèmes d'exploitation les plus porteurs de pratiques conflictuelles, la fréquence de ces pratiques, les ressources les plus concernées, etc.

Ensuite, elle permet de cerner précisément l'ensemble des facteurs de dysfonctionnement, dans leur diversité. Ceux-ci peuvent être d'ordres multiples, à savoir socio-cognitifs (des représentations différentes d'un même espace-ressource), stratégiques (désir d'expansion ou d'exclusion alimenté par des raisons économiques, politiques ou autres), écologiques (des engins de pêche nuisibles à la reproduction du stock halieutique, la fragilité d'une bourgoutière en pleine phase de régénération), ou économiques (un champ non récolté saccagé par des animaux, des engins de pêche abîmés par des bovidés, etc.).

Enfin, en considérant la scène conflictuelle comme le jeu d'une opposition entre groupes stratégiques, elle invite à une analyse anthropologique du fonctionnement des matrices sociales au sein desquelles ces affrontements s'inscrivent. Il s'agit de repérer les rouages administratifs, juridiques et politiques intervenant dans le déploiement de ces stratégies et ensuite les régulations possibles du jeu social. Nous présentons ici succinctement les résultats de la démarche typologique, le contenu de l'analyse stratégique fera l'objet de développements ultérieurs.

2.2. Une typologie modélisée des conflits fonciers

Globalement, présenter le conflit revient à répondre à deux questions: qui s'oppose à qui? Pour quelles raisons? L'intérêt consiste à identifier les catégories de protagonistes qui se disputent une ressource spécifique: la terre, l'herbe ou le poisson. Mais pour obtenir une vision globale, il faut considérer l'enjeu du litige et son objet afin d'être complet. Ces trois paramètres combinés - parties, enjeux, objets - constituent les clefs d'une typologie, modélisant les types de conflits fonciers rencontrés dans le delta.

Tableau n°3: Les modèles-types du conflit foncier

PROTAGONISTES RESSOURCES

Pasteurs-Pasteurs

Pasteurs-Agriculteurs

Pêcheurs-Pêcheurs

Agriculteurs-Agriculteurs

Herbe

AGEC

AD

Poisson

AOQH

Terre

A

Légende: AGEC = des situations conflictuelles concernant une revendication d'un espace, une frontière de leydi, une délimitation d'espace et un accès non autorisé à la ressource; AD = des situations conflictuelles concernant une revendication d'un espace et une mise en culture d'un pâturage; AOQH = des situations conflictuelles concernant une revendication d'un espace, un usage d'engin de pêche étranger, un barrage ainsi que la gestion d'une bourgoutière ou une pêcherie; A = des situations conflictuelles concernant une revendication d'un espace.

Ce tableau fait apparaître quatre types de conflit foncier qui représentent plus de 80% de l'ensemble des affaires répertoriées. Nous remarquons que la revendication d'espace (A) est le seul enjeu commun aux quatre situations. Les conflits entre pasteurs sont spécifiquement liés à la revendication, à la délimitation des bourgoutières et à leur accès. Entre pasteurs et agriculteurs, les affrontements sont dus à la revendication du maintien des pâturages. Les pêcheurs se querellent entre eux à propos des modes d'exploitation, de la gestion et de l'accès aux zones de pêche (revendication de pêcherie). Enfin, les agriculteurs se disputent la possession de champs.

Les conflits fonciers dans le delta intérieur du Niger, bien qu'ils soient perçus par les autochtones de façon confuse, peuvent être répartis en quatre types qui sont chacun affinés par une série de situations variables. La grande majorité des litiges confronte des groupes entre eux au niveau du village et du leydi (intra et extra). Les Peul et les Bozo sont les ethnies qui revendiquent le plus l'équité. On constate également que les pasteurs sont les plus perturbés par un système qui leur est antinomique, l'agriculture. Par contre, au sein du même système d'exploitation, ce sont les agriculteurs qui entrent le plus en conflit.

La ressource la plus en cause est la terre suivie par l'herbe, et en dernier lieu, le poisson. L'arbre et l'eau ne font l'objet que de peu de conflits. Les litiges s'affirment surtout dans les bourgoutières et les champs, les infrastructures pastorales (couloirs et pistes de transhumance, gîtes d'étape) ne représentent que 10% de l'ensemble. Fondamentalement, ce qui motive les antagonismes se situe au niveau d'un rapport d'espaces (revendiqués) et de ressources gérées et exploitées (prélèvement et accès). Enfin, nous soulignons que les conflits sont traités en grande partie par le droit traditionnel, surtout en ce qui concerne l'agriculture et le pastoralisme.

Le principe de la hiérarchie des normes voit là les limites de sa pertinence. Le juge peut difficilement accorder une supériorité à la norme législative en raison du fait que celle-ci ne coïncide pas avec les réalités du terrain. Comment parler de propriété là où il n'y en a pas? et comment ne pas prendre en compte l'autorité des maîtres des eaux, pour la remplacer par le commandant de cercle ou un comité de pêche, là où ils sont toujours légitimés? L'adaptation devient de mise dans la nécessité d'éviter le déni de justice et oblige le juge à méconnaître le droit législatif, qui ne reconnaît ni autorité traditionnelle, ni droits des populations sur leur environnement, sauf droits d'usage (viatique) et un droit foncier coutumier cantonné dans un cadre précaire et temporaire puisque l'objectif étant l'immatriculation et la généralisation de la propriété foncière.

Le droit prétorien est donc en partie un droit contra legem et pas simplement une jurisprudence interprétative. La contradiction entre le droit législatif et traditionnel justifie l'entre-deux dans lequel se place le juge. Ce dernier ne manque d'ailleurs pas d'affirmer cette contradiction, source de conflits, tout en précisant que la coutume est intégrée dans la législation11: «Considérant qu'après l'Indépendance le régime coutumier foncier fut ébranlé et que de nombreuses confusions ont mis en cause la notion de propriété coutumière insuffisamment comprise; car il fut prôné maladroitement au mépris du droit coutumier que toutes les terres étaient choses de l'Etat; dès lors des conflits surgirent partout et autant que possible l'on voyait par ci par là des soulèvements désordonnés de réclamations de terre au mépris des véritables propriétaires coutumiers. Considérant que la coutume suivant la jurisprudence est la source du droit; et ce faisant cette source du droit demeure fondamentalement et précisément dans le foncier domanial et principalement dans les dispositions du Code domanial et foncier malien»12.

11 Section VII du Code domanial et foncier de 1986 intitulée «Des droits coutumiers».
12 Selon le juge d'appel. Affaire Mugn Tjin-tjin (n°71) in Répertoire des conflits (in BARRIERE: 1995).

Il serait souhaitable de venir en aide à un juge perdu dans une interrogation de taille: quel droit appliquer? La question est significative surtout quand elle émane d'un magistrat: «comment appliquer ce droit [traditionnel]? Faut-il l'interpréter en le débarrassant de son anachronisme ou l'appliquer comme tel? Telle coutume est-elle bien applicable au cas de l'espèce? Tels témoignages sont-ils fondés? Ne sont-ils pas partisans? Les assesseurs sont-ils véritablement bien édifiés? La solution qu'il prend va-t-elle apaiser définitivement la tension sociale? cette solution est-elle juste? Est-elle équitable?»13

13 Boya DEMBELE, "Problématique des bourgoutières devant les tribunaux à Mopti" in INFJ: 1994:74.

Les tribunaux et cours devraient dégager une jurisprudence plus consistante, car celle-ci est constitutive du droit. En cela, elle est aussi indispensable que la loi dans un Etat de droit. Le droit prétorien a ses limites: il ne peut pas et ne doit pas remplacer une législation répondant au besoin d'une régulation sociale.

Si la multiplication des conflits fonciers dans le delta appelle l'élaboration de solutions juridiques reposant sur une structure endogène afin d'en assurer la légitimité, elle reflète aussi l'existence de graves crises socio-économiques et politiques. L'organisation de la multifonctionnalité de l'espace doit y répondre.


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