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2. L'organisation d'une cogestion environnementale

La cogestion des ressources naturelles renouvelables consiste à partager leur administration entre différents acteurs, au travers de droits cantonnant chacun dans une aire de responsabilité et d'intérêt. La "Stratégie mondiale de la biodiversité" définit la cogestion comme «le partage du pouvoir et des responsabilités entre le gouvernement et les utilisateurs de ressources»137. La synergie de l'ensemble des intervenants peut s'exprimer dans un consensus, au sein d'une charte. Celle-ci aurait pour objet d'aboutir à des compromis ayant le triple objectif d'assurer la viabilité à long terme des systèmes d'exploitation, le maintien de la capacité de régénération du milieu et la préservation de la biodiversité.

137 WRI, UICN, PNUE, FAO, UNESCO, Chapitre VI, "Action 35", 1992, p. 92.

La responsabilisation des populations envers la pérennité des ressources naturelles et la préservation de la biodiversité suppose leur engagement dans une dynamique de cogestion permettant la mise en oeuvre d'une gestion intentionnelle de l'environnement. Aux espace-ressources se superposent des espaces géopolitiques d'échelles différentes qui impliquent autant de niveaux de décisions. A chacun de ces niveaux, les gestionnaires de base, les titulaires de la maîtrise exclusive et spécialisée, doivent être associés à la maîtrise intentionnelle et constituer des pôles de consensus, notamment par le biais de forums sur la gestion de l'environnement.

Deux types d'espaces se dégagent de la réalité foncière et environnementale: l'espace géopolitique, territorialisé, est continu et permanent, tandis que l'espace-ressource est souvent discontinu et impermanent. Le territoire géopolitique correspond à une aire de pouvoir exercée par une communauté rurale (village, hameau, campement) ou par une collectivité territoriale décentralisée (commune rurale, cercle, région) ou par un pouvoir administratif déconcentré (l'arrondissement, le cercle ou le département, la région). Ainsi un terroir villageois contient-il plusieurs espace-ressources qui se traduisent par un foncier agraire, pastoral, halieutique, forestier ou cynégétique. Ceux-ci sont d'ailleurs susceptibles de déborder le terroir pour recouvrir plusieurs terroirs villageois.

Les cinq niveaux géopolitiques ne correspondent pas de façon symétrique aux espace-ressources car ces derniers sont enchevêtrés et peuvent déborder de la sphère d'une collectivité. Par exemple, le maître de pâturage intègre les trois niveaux géographiques selon la dimension de son leydi (l'espace-ressource) et également en raison de la dynamique d'ensemble de la transhumance. Le maître des eaux quant à lui se retrouve à un niveau inter-villageois et inter-communal. Dans ce contexte de superposition d'espaces, se conjugue une série de droits avec plus ou moins de compatibilité. Ce peut être par exemple le cas du jowro, maître des pâturages, confronté aux villages dans lesquels se trouvent les pâturages lignagers dont il assure la gestion. Le chef de village ira jusqu'à revendiquer pour le cheptel de la communauté d'habitants l'accès libre aux bourgoutières qui se situent sur le terroir villageois. Le schéma suivant visualise l'imbrication de ces deux espaces qui comprend des niveaux de pouvoir, allant du local au global.

Figure n°6: L'imbrication des espaces, dans une optique de cogestion, du local au global

Cette imbrication des espace-ressources et des espaces administratifs ou des collectivités locales implique une cogestion, en raison du fait que les niveaux de prise de décision et d'action se repartissent entre différentes échelles, selon le rapport homme/milieu et homme/homme. Le patrimoine local va donc s'insérer dans une gestion plus régionale et ensuite nationale puis internationale. Cette gestion emboîtée se traduit juridiquement par une stratification allant du droit international au droit local (ou vice versa).

L'intérêt d'un tel schéma est de correspondre aux réalités à dimensions variables (du local au global), parce que chaque échelle a sa réalité. Il est aussi des dynamiques ressources (halieutique, avienne et pastorale) qui occupent plusieurs niveaux de gestion, par la migration et la transhumance. La gestion patrimoniale se décompose en un rapport homme/milieu/homme par l'espace-ressource et un rapport homme/homme (politique) par l'espace géographique. A cette imbrication d'espaces correspond une imbrication de droits, spécifiquement celui de protection de l'environnement, qui se situe à différents niveaux, l'objectif étant de rendre effective une gestion intentionnelle.

Vis-à-vis du milieu, les groupes territorialisent leurs espaces d'actions par l'exercice de droits fonciers-environnementaux. La maîtrise exclusive en constitue l'instrument juridique.

L'accès d'autrui n'en sera pas condamné pour autant mais organisé, réglementé et négocié. L'espace-ressource se territorialise donc à travers une relation de pouvoir sur l'espace que traduit la maîtrise exclusive.

Cette territorialisation prend la forme de "finages-ressources": finage halieutique (la pêcherie), finage agraire et finage pastoral (le leydi). Ce dernier finage-ressource subit une délimitation spatiale supplémentaire en son sein même. Le finage pastoral est spécifique car il se rattache à une dynamique de transhumance qui implique la présence de voies d'accès, de gîtes d'étapes, de zones d'attente, de points d'abreuvement et de terres salées. Toute cette infrastructure pastorale est intrinsèquement liée aux espaces pastoraux inondés et exondés, qui n'en sont que le prolongement.

L'organisation de la cogestion environnementale intègre le processus de décentralisation. La mise en oeuvre de la décentralisation ne s'effectuera qu'en partant de la base et en se fondant sur une reconnaissance de la légitimité locale, institutionnelle et foncière. La participation possible des populations à la gestion de leurs ressources dépend avant tout d'un choix politique qui doit perdurer à tous les niveaux. Il est parfois plus facile de perpétuer un état de fait que d'opérer une transformation radicale. Il est étrange de voir comment les vestiges de la colonisation persistent dans un Etat indépendant et démocratique. Sur un fondement de droit civiliste, la mise en oeuvre de la décentralisation dans un pays sahélien comme le Mali prend l'allure d'une gageure.

L'espace-ressource se réfère à un niveau de gestion intrinsèque à la ressource, situé directement sur l'interface homme/milieu. A ce stade, la gestion est opérationnelle et polarisée sur une ressource considérée. Le niveau politique ou territorial se trouve au-delà et la gestion s'y exprime avec un recul face au terrain; elle prend en compte les interrelations qui doivent être ménagées entre les différents systèmes d'exploitation, justifiant ainsi une sphère géographique territorialisée. Cette imbrication reste harmonieuse et complémentaire tant que les pouvoirs de chacun sont clairement définis et respectés.

Il pourrait être mis en place deux niveaux de gestion: celui de l'espace-ressource et celui de l'espace de la collectivité territoriale. Les acteurs locaux du niveau 1 doivent être intégrés dans le niveau 2. Plus localement, les autorités traditionnelles peuvent s'insérer dans des comités de gestion. Leurs échelles d'intervention pourraient aller de la commune rurale à la région selon la dynamique pastorale (intervillageois, intercommunes et intercercles) ou halieutique (villageois et intervillageois). L'activité cynégétique peut également donner lieu à des comités de gestion associés à différentes échelles. Au niveau du terroir villageois, le finage (espace parcellisé) agricole reste sous la maîtrise des lignages, du maître de terre ou du chef de village. Le village pourrait instituer une association pour la surveillance "de la brousse" (du couvert arboré). La figure suivante présente les relations de pouvoirs possibles dans le cadre de la décentralisation.

Figure n°7: L'organisation d'une cogestion environnementale: les relations de pouvoirs possibles dans le cadre de la décentralisation

On remarque l'existence d'une intersection entre l'espace géographique ou géopolitique, continu et permanent, et l'espace-ressource souvent saisonnier et parfois discontinu. Elle se situe au niveau du terroir villageois qui donne lieu à un genre d'espace-ressource géographique comme l'espace forestier ou cynégétique. Nous n'avons pas intégré le cas particulier de l'espace pastoral géré par le village pour les vaches laitières, le hariima, car il n'est pas présent dans tous les villages. C'est aussi dans un souci de clarté nous n'avons pas schématisé cette réalité.

Le tableau suivant présente de façon synthétique le type de fonctionnement préconisé dans le cadre de la décentralisation malienne. Notons que le processus de résolution des conflits fait, préalablement à l'intervention du juge, l'objet de tentatives de solutions amiables effectuées par l'entremise de médiateurs légitimes aux yeux des parties.

La réglementation relative aux ressources et aux écosystèmes ne peut se plaquer sur une réalité locale sans que n'ait cours un processus d'intemalisation de ces règles, qui se réalise par la maîtrise intentionnelle. Cette dernière ne se restreint pas à un aspect réglementaire mais comporte aussi une vocation de créer des rapports consensuels pour une gestion environnementale plus incitative que répressive.

Tableau n°10: Espaces des pouvoirs des acteurs préconisés par rapport aux ressources et aux écosystèmes

ESPACES visés

ACTEURS intéressés

Niveaux de COMPETENCE

Finage

Exploitants

Maîtrise spécialisée (gestion à court ou moyen terme)

Espace-ressource

Jowro ou Maître des eaux (comités de gestion) ou Chef de lignage ou Chef d'unité d'exploitation ou Chef/Conseil de village

Maîtrise exclusive (gestion à long terme) et intentionnelle

Communauté rurale (Collectivité territoriale décentralisée)

Conseil & Chef de village & Jowro & Maître des eaux (comités de gestion) & Chef de lignage

- Maîtrise intentionnelle: sensibilisation, incitations, négociations, application de la réglementation et recherche des infractions éventuelles, mise en oeuvre de programmes environnementaux (reforestation, lutte anti-érosive, etc.) et de développement
- Médiation des conflits fonciers

Cercle (Collectivité territoriale décentralisée)

Conseil & autorités locales concernées (comités de gestion)

- Maîtrise intentionnelle: création d'espaces de négociation (forums), adoption d'une gestion environnementale locale
- Assistance technique aux communes
- Médiation des conflits fonciers

Région (Collectivité territoriale décentralisée)

Conseil & autorités locales concernées (comités de gestion) & Etablissement public environnemental

- Maîtrise intentionnelle: application de la législation nationale (textes d'application)
- Création d'espaces de négociation (forums)
- Planification d'une gestion environnementale régionale

Etat (Territoire national)

Administration (Ministère, Direction nationale des forêts, de la chasse, de la pêche, etc.)

- Maîtrise intentionnelle: politique générale de gestion environnementale (plan national environnemental ou de lutte contre la désertification, de conservation de la biodiversité, etc.)
- Législation, études, recherches, contrôle et assistance technique aux gestionnaires

II ne s'agit pas ici pour l'Etat de déléguer la gestion des ressources naturelles renouvelables, ni de la prendre en charge, mais de l'inciter et de l'encadrer. La coviabilité des populations avec leurs systèmes d'exploitation et celle du milieu naturel avec ses écosystèmes ne sont susceptibles d'exister qu'en intégrant une logique environnementale dans les logiques des pratiques.

Cette manière de raisonner se trouve largement entérinée dans la mise en place de la décentralisation au Mali. La mise en application d'un discours, aussi construit soit-il, ne s'accomplit pas de facto, car elle nécessite un socle juridique et une armature institutionnelle. L'approche fondée sur un foncier de l'environnement propose un régime juridique et une structure institutionnelle, les bases d'un droit pour une écologie foncière.


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