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III. Un outil de gestion de l'environnement: La maîtrise fonciere-environnementale

La compréhension des rapports qu'entretiennent les sociétés avec la nature s'est longtemps confinée dans une logique soit anthropomorphique, pour laquelle la nature est un objet au sein de laquelle l'homme est le centre, entouré d'un réservoir naturel, taillable et corvéable à merci, soit naturaliste pour laquelle la nature devient sujet, et l'homme un être immergé dans la nature sans qu'une spécificité lui soit reconnue133. La profonde méprise était de vouloir séparer, en générant un antagonisme, l'homme et le milieu naturel, ce qui aboutissait au choix machiavélique souvent inévitable entre l'un ou l'autre. Depuis plus de vingt ans la dichotomie s'est nettement nuancée et la politique des aires protégées débouche sur celle de rapports harmonieux entre l'homme et le milieu naturel, notamment dans le cadre des réserves de biosphère.

133 OST: 1995:16.

Cette conception rejoint la réalité du droit traditionnel africain qui situe l'homme au sein d'une nature qui lui donne ses moyens d'existence. La dépendance, ou l'harmonie qui en découle, génèrent des comportements normes autour des principes suivants: ne pas prélever excessivement sur les arbres, réserver la coupe à ras des ligneux à un titulaire en droit, constituer des réserves de pêche pour la reproduction de la faune ichtyologique, limiter les prises à la chasse, soumettre l'accès des pâturages à l'exclusivité d'un groupe chargé de gérer la période de pâture et le nombre de troupeaux y accédant, etc. La protection traditionnelle de l'environnement se conçoit dans le cadre d'une patrimonialisation du milieu, fondement même d'une gestion responsabilisante.

Le système des maîtrises foncière-environnementales se définit dans cette logique, comme un outil fonctionnant au moyen d'un appareillage juridique et conçu pour une gestion de l'environnement reposant sur une dynamique à la fois de protection des écosystèmes et de conservation des ressources renouvelables. Le foncier-environnement sort ainsi de la solution propriétariste (privée, publique et collective ou commune) en développant l'idée d'une gestion patrimoniale par le biais d'un régime juridique novateur.

Cette approche à le mérite de répondre à des besoins exprimés notamment en ces termes: «Les tenants de l'économie néoclassique ont suggéré de privatiser la ressource ou d'octroyer des droits d'usages exclusifs, et ce mouvement de pensée est actuellement dominant dans les négociations internationales concernant l'environnement. En réalité, cette idéologie occulte l'existence des divers modes d'appropriation de la nature par les sociétés que sont les conceptions culturelles, les usages, les modalités d'accès, de transfert ou de partage (...) Les lois foncières et les modèles de gestion centralisée exportés par l'Occident ont en réalité souvent suscité la disparition des modes traditionnels d'accès aux ressources dans les pays du Sud, sans répondre pour autant aux objectifs de protection de ces ressources affichés (...) Nous avons donc à inventer de nouveaux modes de gestion des ressources, et ceci n'est pas réalisable sans une étroite collaboration des sciences de la nature et des sciences de l'homme tant il est vrai que la sociodiversité est indispensable à la biodiversité»134.

134 Gérard WINTER, Intervention au Forum international biodiversité, 5-9 septembre 1994.

Le système des maîtrises fbncière-environnementales ne peut prétendre à constituer un outil de gestion qu'à travers les réponses juridiques de fond qu'il est susceptible d'apporter dans la perspective de l'effectivité d'une gestion locale. La décentralisation va permettre de proposer l'organisation d'une cogestion par le moyen d'un schéma juridico-institutionnel adaptée à une gestion patrimoniale. Notre démarche ira jusqu'à jalonner les perspectives d'un droit pour une écologie foncière.

1. L'effectivité d'une gestion locale viable à long terme


1.1. Des pouvoirs légitimes à intégrer dans la gestion locale
1.2. Le besoin de sécurisation juridique sur les espaces et les ressources
1.3. Des situations auxquelles le droit doit répondre


Contrairement à l'idée d'une utopie patrimoniale, «loin d'être le fruit d'une rêverie juridique utopique, le "modèle patrimoine" apparaît plutôt comme un sursaut néguentropique, un formidable effort de rationalité d'une humanité qui n'entend pas être privée de son avenir»135. En ce sens, l'intérêt subjectif à la protection de l'environnement conduit à cette rationalité, seulement si les acteurs sont tous admis à la gestion du milieu. L'intégration de chacun dans la logique de conservation du milieu nécessite la reconnaissance des autorités légitimées par les populations (traditionnelles ou autres), ainsi que les droits sur les espaces et les ressources. Ensuite, l'existence d'un droit du fond légitimé répondant aux réalités locales s'avère indispensable pour répondre aux dysfonctionnements ou les éviter.

135 OST: 1995:337

1.1. Des pouvoirs légitimes à intégrer dans la gestion locale

La reconnaissance d'une gestion environnementale viable à long terme par les populations locales doit reposer sur les schèmes intrinsèques aux sociétés, plus précisément aux groupes socio-ethniques. Par voie de conséquence le système juridique doit impliquer les pouvoirs existants, traditionnels et autres, qui disposent souvent d'une maîtrise intentionnelle, et parfois d'une maîtrise exclusive pour le compte de la communauté.

L'absence de considération par le droit étatique malien des pouvoirs traditionnels existant (jowro, maître des eaux, maître de terre, chef de village) aboutit à une situation rendant l'accès libre à la ressource et sans protection de l'environnement. Dans les faits, malgré la nationalisation de la terre, des pâturages et des eaux qui sont devenus des dépendances du domaine public (naturel ou privé), les populations continuent de vivre en se référant à leurs schémas de pensée dans lesquels se trouvent les instances coutumières. L'intégration de ces dernières dans un système de gestion locale s'impose plutôt que de raser un existant culturel.

Il s'avère donc judicieux de replacer les autorités coutumières dans leur fonction en les instituant au sein d'un cadre collectif de type comité de gestion qu'elles présideraient, plutôt que de les supprimer au profit de comités d'obédience administrative. Nous pensons ici aux comités de gestion de pêche placés sous la tutelle d'une autorité déconcentrée de l'Etat, censés remplacer les maîtres des eaux. Le réfèrent est ainsi conservé et l'adaptation acquise. L'objectif est de conserver une autorité légitime aux yeux des populations qui assurerait le relais (indispensable) d'une protection de l'environnement partant d'un niveau plus global (région ou commune rurale).

Le prix de l'herbe, conngi, ou la "part de l'eau", manga jii, (le prix de pêche) monétarisés sont suffisamment intégrés dans la conscience collective pour justifier l'idée que la ressource a de la valeur. Cette institution limite et organise l'accès à la ressource d'une façon qui est certainement plus efficace que le permis de pêche de l'Etat. Celui-ci a pour effet d'inféoder de nombreux pêcheurs aux grands commerçants de la place par un prêt à un taux usuraire. Les contrepartie du prix de l'herbe et de l'eau, qui sont perçues par le jowro ou par le possesseur de la pêcherie doivent être exprimées beaucoup plus clairement qu'elles ne le sont aujourd'hui, car elles sont dénaturées et transformées par la monétarisation de l'économie et surtout en raison de leur absence de reconnaissance par le droit étatique. L'obligation de gestion nécessiterait une redéfinition en vue d'une responsabilisation dans le cadre d'une reconnaissance statutaire: le jowro prendrait en charge la régénération de la bourgoutière et assumerait pleinement la fonction d'en limiter la charge pastorale. L'encadrement du jowro par un comité de gestion pastorale permettrait de le cantonner dans ses tâches et de l'assister tout en le contrôlant.

Au niveau du terroir villageois, il est clair que le conseil de village, présidé par le chef de village, doit assumer le contrôle de son territoire, notamment celui des ressources forestières. Il doit pour ce faire en organiser la surveillance et développer des opérations de reboisement ou de lutte contre la désertification. La sécurisation foncière-environnementale villageoise par la disposition d'un droit exclusif et de protection s'impose pour contenir la pression anthropique et initier des programmes de développement durables.

1.2. Le besoin de sécurisation juridique sur les espaces et les ressources


1.2.1. L'épreuve de la variabilité hydro-géographique de l'espace-ressource
1.2.2. Le défi de la délimitation de l'espace-ressource
1.2.3. Une reconnaissance juridique nécessaire de l'écosystème par le biais de l'espace-ressource


La sécurisation foncière-environnementale constitue la clef de voûte de l'organisation de la gestion viable à long terme des ressources naturelles renouvelables. La pression que les populations exercent sur celles-ci impose une reconsidération profonde des attributions juridiques opérées jusqu'ici. Ainsi le droit se trouve confronté à l'épreuve de la variabilité hydro-géographique des espace-ressources, au défi de leur délimitation et au statut qu'il convient de leur conférer.

1.2.1. L'épreuve de la variabilité hydro-géographique de l'espace-ressource

La variabilité hydro-géographique s'exprime de façon irrégulière et hétérogène. Le delta intérieur subit une crue qui donne lieu à une lame d'eau recouvrant une superficie plus ou moins grande selon les années et générant une dynamique changeante des ressources disponibles. A cette fluctuation spatiale saisonnière ou pluriannuelle de la disponibilité des ressources, comment le droit peut-il répondre actuellement?

Le cas de l'assèchement de mares ou de zones humides où poussait le burgu est symptomatique. Quand la ressource disparaît, le droit disparaît avec, parce qu'il lui est rattaché. Cependant, si la nouvelle ressource peut-être exploitée par ceux qui exerçaient un pouvoir sur l'ancienne, souvent, de nouveaux exploitants s'emparent des nouvelles ressources. Mais si les anciennes conditions réapparaissent, les anciens exploitants reviennent. Dans ce cas, s'il s'agit de pasteurs et de cultivateurs, les agriculteurs doivent-ils abandonner leurs champs? Y a-t-il une réaffectation de l'espace, support de la ressource disparue, susceptible de revenir avec le retour de l'inondation? L'écosystème naturel transformé en système agraire doit-il être restaure (naturellement ou par une régénération de burgu)? Par analogie, cette situation nous rappellerait celle des Dombes qui combine un droit d'eau (d'évolage) de trois ans avec un droit de culture (d'assec) d'un an. Ici, l'inondation est source d'incertitudes et ne dépend que des conditions des crues.

On pourrait considérer que les pasteurs conservent toujours un droit exclusif sur le substrat du burgu. Quand celui-ci disparaît, le milieu peut être cultivé (ou non) sous le contrôle des pasteurs qui ont la possibilité de réaffecter cet espace au burgu. Il leur suffit de faire cesser les labours et de laisser le burgu recoloniser le milieu, voire d'aider celui-ci en effectuant une régénération. Cette solution qui peut paraître la plus adéquate confère dans ce cas spécifique une maîtrise exclusive générale ou quasiment, car une activité halieutique peut toujours reprendre, en étant contrôlée ou non par les pasteurs.

En termes d'emprise sur le sol, les pasteurs doivent recevoir une sécurisation afin de contenir l'expansion agraire et de revenir sur des zones où le burgu retrouve ses conditions. Mais comment répondre, lors de sécheresses, aux besoins des agriculteurs en terres plus propices? Il est clair que l'espace exploitable se rétrécit, ce dont tout le monde subit les conséquences au point de se retrouver sur... le même espace. L'usage d'un même espace pose un problème d'incompatibilité aux agriculteurs et aux pasteurs quelle que soit leur interdépendance (troc lait-céréales, gardiennage des boeufs de labours, fumure des champs, etc.).

L'acuité de la problématique espace et ressource se pose ici dans toute sa dimension. Faut-il privilégier le droit sur l'espace ou sur la ressource? Il faut dans ce cas précis non pas réattribuer des droits (chose quasi impossible), mais fixer dès le départ les règles prenant en compte cette variation climatique de caractère contextuel (hydro-géographie du delta intérieur). La sécurisation foncière des pasteurs répondra à la situation. L'apport de droits aux pasteurs fera cesser, ou du moins limitera, l'expansion agraire sur l'espace pastoral en raison des compromis qui pourront s'effectuer à ce moment là, du fait d'une égalité de reconnaissance juridique. En effet, les rapports de force permettront et contraindront à des accords, des contrats ou des médiations. Une dialectique agro-pastorale ne peut se construire que sur une égalité de droits et, partant, sur une légitimation de tous les acteurs.

La légalisation de maîtrises foncière-environnementales aux pasteurs générera ainsi une reconnaissance du pastoralisme dans un nouveau droit endogène national et ouvrira la porte à des négociations et accords sur l'organisation de l'espace-ressource. Une véritable gestion viable à long terme de l'espace-ressource doit se bâtir, mais elle ne pourra se réaliser que par une légitimation des pouvoirs lignagers des pasteurs (sur les bourgoutières organisées en leyde) et des pêcheurs (sur les pêcheries).

Enfin, soulignons l'intérêt d'une conférence régionale annuelle sur l'environnement dans le delta, forum sur la gestion des ressources naturelles renouvelables et la conservation des écosystèmes. Son objet consisterait entre autres à redéfinir, lors des crises entre exploitants, la vocation ressource de l'espace afin de recréer ou de remettre en place une dynamique d'interdépendance entre systèmes d'exploitation. De plus, ce serait l'occasion d'élaborer et faire adopter une planification de gestion écologiquement rationnelle avec les principaux intéressés. Le droit, ici, est un outil permettant d'asseoir la légitimité de chacun et offrant aux acteurs la possibilité de négocier sur un pied d'égalité.

1.2.2. Le défi de la délimitation de l'espace-ressource

Le principe de la délimitation des espace-ressources existe depuis bien longtemps pour les pêcheries, les bourgoutières ou les agrosystèmes. Il s'impose d'autant plus que la pression anthropique sur les ressources est importante. Actuellement, la nécessité de délimiter l'espace-ressource pour en maintenir l'existence devient parfois cruciale pour les pâturages et infrastructures pastorales.

Cette situation demande un bornage, pratiqué par l'administration et recommandé par toutes les expertises. En fait, on se rend compte que les bornes sont amovibles et qu'elles disparaissent parfois, sans compter le coût élevé de l'opération. Cependant, dans la mesure où le principe de la délimitation des espaces, dont le bornage n'est que la matérialisation, fait l'objet d'un consensus, le droit devrait être mis en application pour sanctionner les dégradations et déplacement de bornes. La matérialisation de cette impermanence pose cependant problème dans le sens où elle fige une structure dynamique, parfois susceptible de fluctuations.

Les rapports socio-cognitifs de l'homme envers le milieu nous apprennent que, tout comme les finages agraires, l'homme connaît très bien l'environnement dans lequel il vit et développe une représentation définissant une "carte mentale" mémorisant les limites. Si le bornage n'est certainement pas une entreprise inutile, la solution passe d'abord par une reconnaissance des droits des pasteurs et des pêcheurs et leur intégration institutionnelle dans la gestion environnementale.

1.2.3. Une reconnaissance juridique nécessaire de l'écosystème par le biais de l'espace-ressource


A. Le besoin de reconnaître a l'espace-ressource le statut juridique de patrimoine
B. La designation des titulaires de la maitrise exclusive: Du premier occupant au dernier conquerant


L'environnement n'a pas de personnalité juridique. Ce sont les éléments du milieu qui font l'objet de protection en raison de leur importance. La préservation de la biosphère s'effectue donc à travers la gestion viable à long terme des ressources naturelles renouvelables. Cet utilitarisme permet de justifier la protection de la nature, grâce à la valeur intrinsèque attribuée aux éléments biotiques, pouvant aller jusqu'à la beauté de paysages, la valeur scientifique ou l'intérêt de survie de l'homme, à court ou à long terme. Ainsi, l'écosystème pourrait se voir accorder une reconnaissance juridique à travers celle de l'espace-ressource dont on a considéré supra le caractère de patrimoine commun (de la communauté lignagère ou d'habitants). Cependant, la désignation des titulaires de la maîtrise exclusive et intentionnelle dépendrait de cette légitimation.

A. Le besoin de reconnaître a l'espace-ressource le statut juridique de patrimoine

Face à la saturation progressive de l'espace liée aux ressources, il devient impératif de reconnaître des délimitations, afin de garantir une sécurisation foncière-environnementale. Celle-ci ne deviendra possible que grâce à la confection d'un statut juridique aux différents espace-ressources.

La législation étatique a, dans un premier temps, nationalisé toutes les ressources, en reconnaissant seulement un droit (précaire) coutumier agraire. Elle souhaite maintenant décentraliser, en affectant les ressources aux collectivités territoriales locales. Ainsi, pour le Mali, à trois niveaux de collectivités, on parle de domaine pastoral, halieutique et agricole. A aucun moment, néanmoins, le caractère lignager des terres, des bourgoutières et des pêcheries n'apparaît. Concernant la terre, Paul Pelissier affirme bien la nécessité de l'endogénéité des législations: «quelle que soit la hardiesse ou la sagesse de la démarche, il reste que l'objectif initial de toute législation intéressant la terre ne peut être que d'assurer la sécurisation foncière des communautés paysannes, en reconnaissant et en confirmant leurs droits tels qu'ils résultent de la culture locale (...)» (1995:315).

Cette idée de sécurisation foncière revient encore parce qu'elle est indispensable. Comment est-il donc possible de sécuriser le pasteur ou le pêcheur sans reconnaître les maîtrises lignagères ou villageoises? Les "droits d'usage" ne permettent pas à eux seuls d'organiser une gestion responsabilisée. En effet, la pêcherie de l'Etat peut uniquement être soumise à un libre-accès, moyennant l'obtention d'un permis de pêche. En ce qui concerne le pastoralisme, il vient tout juste de se voir reconnaître un espace, dans le cadre de la législation sur la domanialité des collectivités territoriales locales décentralisées. En outre, tout comité de gestion détaché du caractère patrimonial est dépourvu d'importance et se transforme en arène de conflits d'intérêts entre les différents acteurs, au détriment d'une gestion viable.

On rencontre dans le delta une grande variété de situations, c'est pourquoi il est exclu de figer le tout dans un modèle. La flexibilité des droits sur l'espace et la ressource permet, dans le cadre d'une reconnaissance de l'espace-ressource, de répondre à toutes sortes de situations, telles que le cumul de droits sur un même espace. De cette façon, les écosystèmes pourraient être directement protégés par différents types d'acteurs gestionnaires des espace-ressources. Ceux-ci seraient préoccupés par la capacité de régénération de la ressource et impliqués, par l'effet de la maîtrise intentionnelle, dans un procès de mise en application d'un plan de protection du milieu.

B. La designation des titulaires de la maitrise exclusive: Du premier occupant au dernier conquerant

La problématique de la preuve liée à la titularité de la maîtrise exclusive reste essentielle dans l'issue des conflits concernant la revendication d'espace-ressources. L'absence de cadastre et de propriété privée ne génère pas pour autant l'absence de modes de preuve. Ceux-ci sont de trois types: le témoignage, l'existence d'une contrepartie et une situation empirique consistant dans l'exercice de droits de façon permanente, continue et non équivoque.

Le principe de la première occupation fonde couramment la maîtrise exclusive d'espace-ressources. Cependant, le lignage fondateur a aussi souvent pu voir ses droits confisqués par l'envahisseur et l'établissement d'un nouvel empire. Ainsi la succession d'empires réorganisant plus ou moins le contrôle sur l'espace et l'accès à la ressource génère des revendications de légitimités. Le droit ne peut pas prendre en considération les différents niveaux de stratification de pouvoirs, de telle sorte que la dernière situation prévaudra afin d'assurer une stabilité juridique indispensable. Ce choix sera d'ailleurs corroboré par une situation de fait qui se traduit par la durée d'exercice du droit et par sa transmissibilité. Le juge arrive parfois à s'en tenir au seul statu quo, préférant ne pas remettre en cause une situation acquise.

L'acquisition d'un droit exclusif peut se justifier par la durée d'exploitation et de gestion de la ressource. Mais un très long prêt doit-il donner lieu à une transformation en don, si telle n'était pas l'intention des parties au début? Le prêt d'une terre, qui n'est pas une amodiation, ne donne pas systématiquement lieu à une contrepartie (symbolique), c'est-à-dire une reconnaissance annuelle du prêt, surtout entre familles du même village. Dans ce cas, les témoignages vaudront preuve. Cependant, avec le temps, les témoins peuvent disparaître ou s'opposer, comme les conflits fonciers nous le montrent. Face à un prêt hérité, le juge pourrait se référer à la durée d'exploitation qui, au bout de x années, 20 ans par exemple, vaudrait disposition de la maîtrise exclusive s'il n'existe aucune contrepartie.

1.3. Des situations auxquelles le droit doit répondre

La clarification des règles de fond constitue l'objet d'un besoin exprimé ouvertement par les magistrats, l'administration, les organisations et les populations. Ces règles juridiques font référence pour une application quotidienne afin que chacun sache où se limitent ses libertés. L'impossibilité fréquente d'appliquer le code civil (français) et les multiples interprétations des règles traditionnelles ou leur méconnaissance traduit une situation délicate aboutissant à un droit positif qui n'est pas vraiment "posé". Cette situation "de la pratique" développe un système de rapports de force entre acteurs jouant d'un système juridique biaisé.

La réalité se traduit par une série de cas de dysfonctionnements que nous avons pu dégager à partir des conflits rencontrés sur les ressources. Le droit doit répondre à ces situations très concrètes. Nous proposons quelques réponses qui pourront servir de réfèrent de départ et nous présentons les dysfonctionnements avec les solutions juridiques envisagées sous forme d'un tableau synthétique.

La complexité du système deltaïque, traduite par une multifonctionnalité de l'espace, ne peut se satisfaire d'incertitudes qui maintiendraient la situation d'aporie constatée. Il est nécessaire de reconnaître la notion d'espace-ressource ainsi que les légitimités traditionnelles. Il ne s'agit pas pour autant d'opter pour un retour en arrière, mais de construire un régime juridique, qui consiste dans «l'ensemble des dispositions et des processus qui organisent une institution»136, répondant au besoin d'une gestion environnementale viable à long terme. Enfin, l'existence d'intérêts opposés crée un contexte de concurrence au sein des systèmes d'exploitation, des types de prélèvements et entre chacun d'eux; elle oblige non seulement à organiser des droits et des obligations (contenus dans les maîtrises foncières), mais aussi à organiser des négociations, au sein de forums, qui permettent d'aboutir à des compromis et des conciliations.

136 LE ROY: 1984:63.

Tableau n°9: Dysfonctionnements constatés dans le registre des rapports aux ressources renouvelables et solutions proposées

NATURE DU DYSFONCTIONNEMENT

SOLUTION JURIDIQUE PRECONISEE

Empiétement sur le champ d'autrui.

- Réinstaurer la délimitation visible des champs par des moyens locaux (haies de Prosopis, arbres, cailloux...).

Refus de restitution d'un champ prêté.

- Trouver la preuve du prêt: contrepartie ou témoignage émanant des autorités villageoises (chef/conseil de village, notables, chef de terre).
- Identifier les motifs justifiant une poursuite négociée du prêt: investissements lourds sur la terre (modes de conservation ou récupération du sol).
- Dans le cas d'un prêt de longue durée (20 ans par ex.) sans contrepartie et avec des témoignages contradictoires: la maîtrise exclusive change de main (l'usage prolongé d'un champ se concrétise par son transfert dans un autre lignage).

Refus de donner la contrepartie pour un prêt de champ.

Cas de rupture du contrat de prêt qui a pour conséquence la reprise du champ par le titulaire de la maîtrise exclusive.

Prêt des terres d'autrui par une tierce personne.

Retrouver le droit de chacun sur les terres (le véritable maître exclusif et l'usurpateur, maître usurpateur) et annuler les emprunts ou les renégocier avec le titulaire de la maîtrise exclusive.

Héritage de champs par la femme.

L'islam l'admet contrairement au droit traditionnel. La pratique locale exige l'endo-transmissibilité (la terre ne peut sortir du patrilignage).

Revendication de champs.

Retrouver le titulaire de la maîtrise exclusive. Le "cadastre" foncier existe dans tous les villages, mais il est ancré dans la mémoire humaine qui peut se révéler parfois défaillante. Vérifier l'existence passée de prêts et confronter les témoignages. La réalisation d'un véritable cadastre écrit avec livre foncier semble irréalisable.

Terres sans héritiers (lignage éteint).

Ces terres tombent dans le beitel villageois (terres communes), gérées par le chef ou le conseil de village.

Tentative d'accaparement d'une pêcherie: construction d'un barrage ou revendication de possession de la pêcherie.

Reconnaissance juridique des espaces halieutiques territorialisés, lignagers ou villageois. Ces "pêcheries" demandent à intégrer un statut moderne mais elles ne doivent pas être occultées ou supprimées.

Tentative d'accaparement d'une pêcherie: commencement d'une pêche, prolongation d'un temps de pêche.

Légaliser les gestionnaires responsables légitimés par le groupe notamment en reconnaissant le maître des eaux et en circonscrivant sa fonction au sein d'un comité de gestion, décidant de l'ouverture de la pêche, des mises en réserve, de la durée de pêche, de l'organisation des pêches collectives, etc.

Cessation de paiement de la contrepartie et/ou de l'autorisation de pêche.

Cas de rupture du contrat liant les parties. L'étranger doit acheter un permis de pêche auprès de l'administration puis payer un droit de pêche au titulaire traditionnel de la maîtrise exclusive de la pêcherie. Seul le comité de gestion doit percevoir le prix de pêche.

Refus de l'accès à la pêcherie à certains engins de pêche (ce qui peut servir de prétexte pour interdire la pêche aux étrangers).

Expression de la revendication d'un droit exclusif. En fonction de la réglementation sur les engins de pêche, introduire des spécificités micro-locales (limitées dans le temps et l'espace) justifiées par des raisons écologiques.

Revendication de la gestion d'une pêcherie par deux exploitants.

Reconnaissance de la maîtrise exclusive de la pêcherie à un titulaire (lignage ou village) et de l'exercice d'un comité de gestion présidé par le maître d'eau. Ce comité (légitimé par l'Etat et le fonds culturel) tenterait de régler les conflits à l'amiable.

Refus de reconnaissance de l'autorité du maître des eaux.

Légaliser son existence et ses fonctions au sein du comité de gestion.

Revendication de la maîtrise exclusive sur une pêcherie prêtée (entre deux villages).

Instaurer l'obligation de toute forme de contrepartie même symbolique, rappelant et entérinant annuellement l'existence de prêt d'une pêcherie. Reconnaître la pêcherie villageoise comme la pêcherie lignagère, indépendamment du territoire des collectivités territoriales.

Pêche anéantie par la fréquentation préalable de la pêcherie par les troupeaux.

Coordonner le calendrier d'entrée du bétail avec celui des pêches. Mettre en place une structure régionale de gestion environnementale de l'ensemble du delta, qui pourra organiser périodiquement des forums sur le pastoralisme, l'halieutique, l'agriculture, l'activité cynégétique et sur la préservation de la biodiversité.

Sédentarisation de pasteurs nomades qui rejettent l'autorité villageoise.

Reconnaissance d'une maîtrise exclusive au village sur son terroir tout en admettant une maîtrise prioritaire aux nomades, soumis à la réglementation sur l'environnement.

Coupe abusive des ligneux.

Reconnaissance aux villageois, en tant que communauté d'habitants, d'une maîtrise exclusive et intentionnelle sur le terroir, ce qui constituerait le premier niveau d'application de la réglementation forestière. Ils seraient ainsi responsabilisés et confortés dans l'instauration d'un système de surveillance et d'opérations environnementales. Les habitants de chaque village et les étrangers disposeraient respectivement d'un droit subjectif (réel et personnel) et d'une servitude d'usage. En outre, il faudrait autoriser la verbalisation par les agents assermentés de la communauté rurale et permettre la poursuite des délinquants en justice par une association villageoise (ayant la personnalité juridique) se portant partie civile.

Extension agraire sur un espace sacré et boisé conservé par le village.

Reconnaissance juridique du caractère sacré d'un espace (res sacrae) et de son inviolabilité.

Revendication de limite de terroir (espace entre deux villages).

Reconnaissance du terroir villageois comme territoire du village, entité géopolitique, sans personnalité juridique propre, mais intégrée dans une commune rurale, dans le cadre de la décentralisation. Ce territoire est soumis à une maîtrise foncière exclusive et intentionnelle de la communauté villageoise.

Revendication d'un espace beitel prétendu comme lignager.

L'histoire des droits fonciers appartient à la mémoire des villageois, notamment à celle du maître de terre et/ou du chef de village. Ce niveau de conflit doit être résolus par les autorités traditionnelles au sein du village. Ces dernières doivent être reconnues juridiquement dans leurs fonctions (notamment de conciliateur).

Revendication de la maîtrise exclusive sur une bourgoutière.

Reconnaissance de l'espace-burgu territorialisé et soumis à une maîtrise foncière exclusive lignagère. Sa gestion est placée sous la responsabilité d'un comité, présidé par le jowro, maître des pâturages selon le système traditionnel.

Empiétement des animaux sur la bourgoutière d'autrui

Reconnaissance d'une délimitation entre bourgoutières. Identification des frontières et matérialisation au besoin. Se référer à l'avis des jowro (doyens des maîtres de pâturage) qui peuvent être témoins. Constitution d'un réfèrent cartographique (?).

Violation de hariima

Reconnaissance juridique des espaces pastoraux strictement réservés aux vaches laitières du village, qui surveille leur accès en exerçant une maîtrise exclusive. Toute verbalisation doit être effectuée par les agents assermentés de la communauté rurale, en permettant à une association villageoise, ayant la personnalité juridique et se portant partie civile, de poursuivre les délinquants en justice.

Revendication de limites de leyde (désaccords sur la frontière)

Reconnaissance de la parcellisation pastorale du delta intérieur du Niger en provinces appelées leyde ainsi que des frontières existantes et reconnues.

Distribution des terres d'un leydi par le jowro du leydi voisin.

Le jowro doit être reconnu dans ses fonctions traditionnelles de gestionnaire mais il doit être intégré avec ses prérogatives dans une structure collective, le "comité de gestion pastoral" du leydi.

Mis en culture de zones pastorales (parcours, gîte d'étape, bourgoutière, autres pâturages).

Accorder une sécurisation juridique foncière-environnementale aux pasteurs, comprenant une reconnaissance juridique des infrastructures pastorales. Introduire le concept de remise en état de la zone labourée (allant jusqu'à la régénération de la bourgoutière préexistante).

Fonction de Jowro.

Reconnaissance juridique de la fonction de jowro, comme fonction à vie dont les prérogatives sont circonscrites au sein d'un comité de gestion. Le choix revient au conseil de famille. Le juge ou l'administration sont considérés comme incompétents.

Préséance au sein de l'eggirgol.

Le droit positif doit intégrer des règles traditionnelles spécifiques, telles que la préséance dans l'accès au burgu, l'organisation de l'eggirgol (ensemble de troupeaux dirigé par un jowro principal).

Conflit sur l'espace-ressource dans le cadre d'une compétition d'accès à un espace, dont la ressource disparaît (comme le burgu qui disparaît par assèchement et peut réapparaître au retour de meilleures conditions climatiques). Organisation de la multifonctionnalité de l'espace.

Intégration du système juridique des maîtrises foncière-environnementales afin de permettre une sécurisation foncière des pasteurs et des pêcheurs sur un espace multifonctionnel. Organiser une conférence annuelle sur la gestion des espace-ressources qui réunirait tous les intervenants dans une structure régionale de gestion environnementale de l'ensemble du delta.

Superposition de droits traditionnels dans le temps.

Considérer le dernier droit en date, c'est-à-dire celui qui est imposé par le dernier conquérant.

Arrachage ou fauche du burgu (herbe de pâture).

Reconnaissance juridique de la fonction de jowro, dotée d'un statut. Celle-ci consiste à gérer la conservation du burgu et sa bonne régénération et à présider un comité de gestion. Application d'une réglementation de protection de la bourgoutière, d'un point de vue écologique. Amendement par les agents assermentés des collectivités territoriales décentralisées. Possibilité de poursuivre les délinquants en justice par le biais du comité de gestion des bourgoutières se portant partie civile.

Accès libre et gratuit à l'espace-burgu pour les animaux du village dont la bourgoutière intègre le terroir.

Intégrer le chef de village ou le représentant des éleveurs du village dans la gestion de la ressource pastorale.

Cet ensemble de situations conduit à justifier les solutions juridiques proposées en construisant un système juridique moderne, partant des réalités locales. Il n'est pas impossible de coordonner un fondement traditionnel, racines de la société, avec une construction moderne. Le droit de la "common law" le prouve en se fondant sur les coutumes et les usages mais aussi sur des textes. Traditionnellement, la "common law" est constituée de principes qui découlent des manières de faire, assurent la reproduction sociale, et sont constitutifs de la coutume. Les conflits surgissant sont réglés par le juge qui se réfère aux règles de la pratique ou à un précédent. Le droit formé est ainsi flexible car il est adapté aux changements de la

société, grâce à l'interprétation effectuée par les tribunaux. Ceci n'exclut pas l'existence d'un droit élaboré par le législateur. La "commune law" reconnaît d'autant plus la coutume que des décisions judiciaires se fondent sur sa violation.

Le fonctionnement d'un système juridique ne peut se réaliser si la justice n'est pas indépendante ou si elle n'est pas respectée par l'autorité politique. La cohérence appelle aussi à l'existence d'un droit unique et reconnu servant de référence et permettant à chacun de connaître sa marge d'action et au magistrat de trancher les conflits. On retiendra également comme principe fondamental l'autorité de la chose jugée, qui est actuellement bien intégré au Mali par l'administration, comme par la justice. Enfin, soulignons que le droit cesse là où commence la corruption. Une lutte s'impose pour cautionner l'application stricte du droit sur la base de l'équité et non de l'enveloppe ou du cadeau en nature.

Encore faudrait-il qu'il existe un droit et non pas un syncrétisme ouvrant la voie à un droit de la pratique, trop souvent proche de l'arbitraire. La gestion d'un patrimoine local doit être intégrée dans une dynamique stratifiée d'échelles où chaque niveau - y compris l'Etat et la communauté internationale - possède un rôle spécifique, partant ainsi du local pour rejoindre le stade du global.


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