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2.5. Les pare-feu

Le but des pare-feu est de créer une discontinuité dans le peuplement forestier afin de réduire l'intensité du feu et de le combattre efficacement en des points précis Ils doivent être installés perpendiculairement aux vents dominants. Un pare-feu mal conçu risque d'être un facteur d'érosion. Ils sont cependant en général inefficaces s'ils ne sont pas mis en place sur des surfaces très restreintes: avec des objectifs définis, liés à des actions à caractère intensif. La protection intégrale de grandes surfaces est impossible.

Le choix du type de pare-feu (figure n° 13) est fonction du sol, des moyens que l'on peut investir et des souhaits des populations. Les travaux d'établissements et d'entretien interfèrent avec la période de travail intense dans les champs d'ou une très faible disponibilité des villageois, ce qui constitue toujours la pierre d'achoppement en région tropicale sèche, si les moyens mécaniques sont exclus.

Quatre types de pare-feu sont envisageables (Arbonnier et Faye, 1988):

- le pare-feu nu: entièrement dégagé, parfois efficace pour protéger de petites surfaces, s'il est situé sur cuirasse latéritique affleurante et si la largeur est d'au moins trente mètres;

- le pare-feu sous végétation naturelle (brûlée annuellement par feu précoce): il double un pare-feu nu de cinq mètres sur une largeur de, trente à quarante mètres, où la végétation est brûlée précocement; ce type de pare-feu à l'avantage d'éviter les entretiens fréquents;

- le pare-feu cultivé: situé sur les meilleurs sols, les cultures doivent être constituées d'espèces précoces et les résidus, enlevés après la, récolte (une rapide diminution de productivité des cultures est généralement constatée dans ce type de pare-feu);

- le pare-feu arboré : le but est dé créer un couvert permanent et dense qui empêche l'herbe de poussier. Les espèces qui peuvent répondre à ces exigences en Afrique de l'Ouest sont entre autres, Anacardium occidentale Azadirachta indica, Khaya senegalensis, Ziziphus mauritania (feuillage souvent trop clair), Z. mucronata ou d'autres espèces à feuillage dense (Gmelina arborea, Mangifera indica). Il est recommandé de choisir des espèces à petites feuilles, car le tapis de feuilles tombées au sol, est moins combustible que celui formé par de grandes feuilles.

Figure n° 13.1: Type de pare-feu: Pare-feu

Figure n° 13.2: Type de pare-feu: Sous végétation: Végétation naturelle brûlée précocement

Figure n° 13.3: Type de pare-feu: Sous végétation: Pare-feu cultivée

Figure n° 13.4: Type de pare-feu: Sous végétation: Pare-feu boise

La réalisation de pare-feu n'est cependant pas une fin en soi. Des entretiens doivent être effectués régulièrement et une surveillance efficace doit être mise en place Ce n'est pas non plus un élément isolé et suffisant de lutte contre les feux de brousse Ils doivent faire partie d'une infrastructure de base et peuvent servir à délimiter une forêt, à jalonner les couloirs de transhumance ou dans certains cas, à faciliter l'accès à la forêt (coupe-feu nus) Aucun pare-feu n'est entièrement fiable La mise en place d'un pare-feu sera conditionnée par la composition de la strate ligneuse, clairsemée ou dense Dans les zones de steppes, ils sont peu coûteux C'est aussi dans ces formations que les feux sont les moins fréquents, notamment au Sahel. Par contre, la difficulté est toute autre lorsqu'il faut installer des pare-feu en zone soudanienne, où les incendies sont fréquents et intenses Leur mise en place et leur entretien sont éminemment coûteux et ne peuvent pas être supportés par les communautés villageoises. Pour un massif de 2 000 ha, la surface totale de pare-feu devrait varier entre 100 et 200 ha, ce qui représente un travail énorme et des superficies non négligeables Une solution envisageable est de préconiser sur sol fertile:

- des pare-feu cultivés, mais cela nécessite l'entière acceptation des villageois (dédommagements pour pallier l'éloignement et la baisse de rendement ou incitation non financière, la priorité étant donnée aux travaux agricoles dans les champs à cette époque), ainsi qu'une surveillance constante;

- ou encore des pare-feu arborés, plantés d'espèces ligneuses non appétibles jouant le rôle de couloirs de transhumance dont la gestion est confiée aux éleveurs

Au Burkina Faso en forêt de Nazinon, de nombreuses déconvenues sont apparues après plusieurs campagnes d'installation de pare-feu, de tours de guet et de "patrouilles de combat" Le résultat fut globalement négatif: la conclusion de ces travaux fut que la protection intégrale était impossible, tant du point de vue pratique que financier (Raymackers, 1990, in Durand, 1993) L'option actuellement retenue pour la deuxième phase de ce projet est la pratique des feux précoces avec le concours des populations riveraines

Dans la forêt de Badénou en Côte d'Ivoire, agriculteurs et éleveurs sont en principe associés à la gestion des pare-feu (Quatrième Partie, étude de cas n° 2), à l'instar des résultats positifs de cette association plus ancienne dans la région de Bouaké (Côte d'Ivoire)

2.6. Protection intégrale ou feux précoce ?

Les feux ont de multiples vecteurs: apiculteurs, éleveurs, chasseurs, touristes, enfants, etc. Les acteurs économiques le plus souvent incriminés sont les pasteurs du domaine soudanien qui utilisent les feux pour favoriser le regain des herbacées vivaces et pour faciliter la circulation des troupeaux Ce sont ces feux qui occasionnent le plus de ravages en forêt, car ils sont allumés en pleine saison sèche, quand la biomasse est la plus inflammable Il ne s'agit pas de feux courants, mais d'incendies violents atteignant également les houppiers. Les pare-feu se révèlent être des défenses très souvent vaines contre ces feux de grande intensité.

C'est dans les zones les plus humides des zones tropicales sèches (climat soudano-guinéen par exemple) que les feux sont les plus fréquents. C'est là que cette association entre éleveurs, agriculteurs, forestiers et autres acteurs économiques doit être recherchée, alors que les terrains de parcours de la zone sahélienne sont mieux protégés.

Depuis de très nombreuses années, l'intérêt s'est tourné vers l'étude des feux précoces et leur impact sur le peuplement forestier, Le dispositif de Kokondékro en Côte d'Ivoire est le plus ancien, Les principaux enseignements sont présentés ci-après.

Aubréville (1953) partage avec Bégué la conviction que le climax de la région de Bouaké est la forêt dense semi-décidue et que le feu est le facteur déterminant de la régression de ces formations forestières. Pour étayer ses convictions, il a initié en 1936 dans le nord de la Côte d'Ivoire, un réseau de trois dispositifs d'étude de l'impact des feux sur la végétation ligneuse, Celui de Kokondékro, près de Bouaké, est le seul à ne pas avoir disparu, Il s'agit actuellement de la plus ancienne expérimentation, régulièrement suivie, relatives aux feux de brousse en Afrique.

Kokondékro est situé dans une zone de transition entre les climats soudano-guinéen et guinéen forestier au sens d'Aubréville (1949), La saison sèche s'étend de novembre à mars, La saison des pluies montre généralement deux maxima pluviométriques (juin et septembre) mais, parfois, la petite saison sèche de juillet-août ne parvient pas à s'installer, Les précipitations annuelles moyennes (de 1974 à 1990) sont légèrement inférieures à 1100 mm avec de grandes fluctuations interannuelles,

Le dispositif, installé au centre de la forêt classée de Kokondékro, est entouré de formations forestières naturelles (partie amont de chaque parcelle) et artificielles (plantations de Senna [= Cassia], Gmelina arborea et Tectona grandis datant du début des années 40) et se compose de trois parcelles rectangulaires de deux hectares (100 x 200 mètres), sans répétition, séparées par des pare-feu de dix mètres de large,

A chaque parcelle est appliqué, annuellement, depuis 1937, un traitement différent:

- parcelle "X": protection intégrale contre le feu;
- parcelle "Y": feu précoce avec mise à feu le 15 décembre en début de saison sèche
- parcelle "Z": feu tardif de fin de saison sèche, allumé au cours de la première quinzaine du mois de mars,

En 1930, à l'emplacement de l'essai, existait un parc arboré de sept hectares, cultivé en coton, Laissé en jachère depuis cette date, il a brûlé annuellement jusqu'au début de 1936, L'année suivante, lors du premier inventaire, les trois parcelles présentaient un aspect de savane arborée et une bonne homogénéité floristique, La parcelle en protection intégrale était, avec 50 espèces présentes, la plus pauvre du point de vue botanique, Les parcelles feux précoces et feux tardifs comptaient respectivement 62 et 60 espèces. Depuis la mise en place de l'essai, sept inventaires ont été effectués: en 1937, 1945, 1953, 1961, 1968, 1976 et en 1994.

La parcelle "X" (protection intégrale) porte en 1994, après 65 ans de jachère dont 58 années de protection intégrale, une forêt dense semi-décidue. La canopée est pratiquement continue et envahie par les lianes. Le sous-bois, qui était impénétrable il y a encore une vingtaine d'années, s'est fortement éclairci suite à l'élévation et à la fermeture de la canopée. Dans cette parcelle ont été recensées 117 espèces, dépassant deux centimètres de circonférence pour un total de près de 6 900 individus par hectare, La surface terrière est de 28,1 m2/ha,

La parcelle "Y" (feu précoce) est composée de deux formations végétales distinctes, La partie haute, plus fertile, est recouverte par une forêt dense, Celle-ci apparaît cependant nettement moins mûre que celle de la parcelle en protection intégrale. Une savane boisée occupe les sols pauvres de la partie basse, Dans cette parcelle "feu précoce", 79 espèces ont des individus de plus de deux centimètres de circonférence, La densité est de plus de 2 200 individus pour une surface terrière de 15,6 m2 par hectare, Par rapport à la parcelle en protection intégrale, la richesse spécifique s'est réduite de 33%, le nombre d'individus totaux (à l'exception de Phyllanthus nummularifolia) a baissé de 67% et la surface terrière de 44%.

La parcelle "Z" (feu tardif), brûlée chaque année en fin de saison sèche, est occupée par une savane arbustive dans les deux tiers aval et une savane arborée dans la partie amont plus fertile, Le nombre d'espèces survivant après 58 années de passage du feu n'est plus que de vingt, pour 214 individus par hectare et 3,05 m2/ha de surface terrière. Par rapport à la parcelle protection intégrale la différence est considérable: perte de 83% de la richesse botanique, disparition de 97% des arbres et réduction de 89% de la surface terrière.

Les premières conclusions que l'on peut tirer de cet essai installé en zone soudano-guinéenne préforestière sont évidentes: l'application de différents traitements "feu", à une savane arborée assez homogène, crée, cinquante-huit années plus tard, des formations végétales extrêmement contrastées (figures 14 et 15), En l'absence de feux, sur deux sols de fertilité différente, une forêt dense humide semi-décidue se reconstitue, Rapidement, les feux tardifs détruisent les perchis et les rejets de souches ne peuvent pas se développer, Les souches meurent progressivement, Les arbres adultes des espèces dites "pyrorésistantes" tolèrent ces feux et continuent à se développer, mais leur régénération n'est plus assurée, Après une quarantaine d'années, les gros sujets dépérissent sans qu'ils soient remplacés par des baliveaux, Le couvert est de plus en plus lâche et les feux de plus en plus violents; la mortalité des arbres âgés augmente, Ils ne survivent difficilement que sur les sols les plus fertiles. Il est probable qu'ils disparaîtront bientôt laissant la place à une savane herbeuse,

Dans le cas des feux précoces, la fertilité du sol est primordiale, Sur sols riches, le couvert se ferme par endroits: vraisemblablement au niveau des vieilles termitières7. Le feu ne passe plus régulièrement et le couvert continue de se fermer, Des îlots de forêt dense apparaissent et grandissent pour finir par se rejoindre, Le nombre des espèces de forêt dense semi-décidue augmente, Celles-ci risquent cependant de disparaître à l'occasion d'un feu courant qui traverserait la jeune forêt lors d'une année anormalement sèche, Sur sols pauvres, l'évolution au cours des premières années est semblable à celle de la parcelle "feux tardifs": les jeunes sujets sont détruits par le feu, Il semble cependant que certains gaulis d'espèces de savane en réchappent (peut-être à l'occasion d'années très pluvieuses où le feu est de faible intensité), Il s'établit ainsi une sorte d'équilibre qui maintient stable le peuplement ligneux: il n'y a qu'une faible production de bois,

7 Celles-ci ne sont pas enherbées et représentent des îlots privilégiés partiellement protégés ´:les effets des feux de brousse.

Ainsi, la recolonisation forestière d'une jachère ne peut s'envisager que par protection intégrale sur tous les types de sol ou par l'usage de feux précoces sur les terres les plus fertiles Le feu tardif est, si possible, à proscrire partout, tout comme le feu précoce l'est sur les sols les plus pauvres. Le forestier qui se donne comme objectif la restauration d'une formation dégradée en forêt dense, productive et durable, doit en tenir compte; surtout s'il envisage d'utiliser le feu comme outil de gestion8 (Louppe et al., 1995)

8 Comme moyen de lutte préventive contre les feux tardifs, ou pour régénérer, momentanément, les pâturages dans le cadre d'un aménagement sylvo-pastoral.

* Que conclure ?

La protection totale est une gageure, sauf s'il s'agit de surfaces relativement limitées et si les groupements villageois se sentent concernés et peuvent dégager du temps indispensable à la mise à feu au moment optimal (feu précoce) ainsi que pour les entretiens et les dégagements

Dans le domaine sahélien et ailleurs sur sols peu fertiles, les feux, précoces ou tardifs, sont à proscrire.

Dans le domaine soudanien, les feux précoces seront encore longtemps utilisés en association avec une capacité optimale de charge du bétail La protection intégrale ne peut se justifier que si les superficies à protéger sont relativement faibles et si les forêts sont fermées, le feu courant ne passant pas ou peu dans ce type de formation. Dans les forêts claires ouvertes, les feux précoces annuels induisent des rendements plus élevés en ce qui concerne la production fourragère (tableau n° 20). Par contre, pour la production ligneuse, la généralisation des feux précoces provoque une perte de production de bois, mais qui est moins importante que celle enregistrée lors de feux violents (après une protection plus ou moins longue). Cette généralisation conduit inexorablement à une certaine réduction de la diversité biologique par disparition de toutes les espèces à écorce fine, sensibles aux feux quels qu'ils soient.

Figure n° 14: Parcelles de Kokondékro (Côte d'Ivoire). Nombre d'individus a l'hectare par classe de circonférence.

Figure n° 15: Parcelles de Kokondékro (Côte d'Ivoire). Surfaces terrieres (m2/ha) par classe de circonférence.

Extrait de Louppe et al., 1995


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