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Irrigation and sustainable development:
the need for research

The reflections reported in this article draw on the experience of the author as the coordinator of a comparative research project on the large hydro-agricultural systems of Eastern Africa (Eritrea, Ethiopia, the Sudan) involving researchers and field personnel. The issue of sustainable development is highly topical for irrigated areas of the Sudan, Ethiopia and Eritrea, which are going through a period of transition - regionalization and privatization in the case of the first two, integration into the economy of a newly independent state, in the case of Eritrea.
In all three countries, the time has now come to take stock, to look to the future and to engage in negotiation. The author argues that the need for external players to understand the specifics of the interlinkage between nature and society in any given area, and the need for local communities to regain control over their cultural and natural heritage are not new. Even when development is not considered, there is still a need to determine methodologies and conceptual bases that will restore an environment that has been devastated by contemporary technocratic policy.

Riego y desarrollo:
la necesidad de la investigaci�n

Las reflexiones recogidas en este texto se nutren de la experiencia de la autora como coordinadora de una iniciativa de investigaci�n comparada sobre las grandes obras hidroagr�colas en �frica oriental (Eritrea, Etiop�a, Sud�n) que reagrupan a estudiosos y a expertos sobre el terreno. La cuesti�n del desarrollo sostenible se plantea con fuerza en el Sud�n, Etiop�a y Eritrea, pa�ses que atraviesan un per�odo de transici�n: de regionalizaci�n y privatizaci�n en el primer y segundo casos; de integraci�n en la econom�a de un Estado recientemente independientemente, en el tercero. En los tres pa�ses ha llegado la hora de hacer balances, de trazar perspectivas y de entablar negociaciones. No es nueva la necesidad de interlocutores externos que comprendan la especificidad de la interacci�n de la naturaleza y de la sociedad en un determinado lugar, as� como la de las colectividades locales de recuperar su patrimonio cultural y natural. Sin tan siquiera hablar de desarrollo, quedan por descubrir la metodolog�a y las bases te�ricas que permitir�n pura y simplemente restablecer un medio devastado por el enfoque tecnocr�tico de la modernidad.

Irrigation et d�veloppement durable - le besoin de recherche1

V�ronique de La Brosse
Universit� Paris I

La question du d�veloppement durable se pose avec force sur des p�rim�tres soudanais, �thiopiens et �rythr�ens qui traversent une p�riode de transition: r�gionalisation et privatisation dans les deux premiers cas, int�gration dans l'�conomie d'un �tat nouvellement ind�pendant dans le cas de l'�rythr�e. Dans les trois pays, l'heure est au bilan, � la prospective et � la n�gociation. D'apr�s l'auteur, le besoin pour les intervenants ext�rieurs de comprendre la sp�cificit� de l'interaction de la nature et de la soci�t� en un lieu donn�, la n�cessit� pour les collectivit�s locales de se ressaisir de leur patrimoine culturel et naturel, ne sont pas un constat nouveau. Sans m�me parler de d�veloppement, la m�thodologie et les bases conceptuelles qui permettront tout simplement de restaurer un milieu d�vast� par l'approche technocratique de la modernit� restent � d�couvrir.

Les grands p�rim�tres irrigu�s am�nag�s dans les r�gions semi-arides de l'Afrique sah�losoudanaise sont un des lieux o� devrait s'enraciner une r�flexion sur le d�veloppement durable dans toute sa dimension humaniste. Et c'est � travers cette r�flexion que pourrait se r�g�n�rer l'int�r�t scientifique pour la question, si cruciale dans certains contextes, de l'irrigation.
Th�me classique de la g�ographie fran�aise dans lequel Gottman (1939) voyait l'instrument p�dagogique privil�gi� pour illustrer la �d�licatesse de causalit� en g�ographie humaine, l'irrigation n'est plus gu�re qu'un aspect parmi d'autres des politiques de l'eau. Il est vrai que, dans les pays fortement urbanis�s et industrialis�s, l'hydraulique agricole ne peut s'�tudier en dehors de sa relation avec d'autres usages de l'eau qui la concurrencent, la d�tournent et contribuent parfois, du moins provisoirement � son d�veloppement (Mari�, 1989).
� travers les concepts qu'il utilise et dont il demande l'ex�g�se, le discours sur le d�veloppement durable interpelle la recherche. La notion d'�quit�, dont il fait la mesure de la validit� � long terme des choix �conomiques et politiques, a une connotation philosophique. Cette notion � la fois subtile et terre � terre se substitue � celle d'�galit� dans la d�finition des objectifs sociaux du d�veloppement2, au fur et � mesure que la dimension environnementale se r�v�le d�terminante. S'agissant en effet de l'allocation et de la gestion de ressources naturelles - en premier lieu la terre et l'eau - que l'on ne peut quantifier de mani�re satisfaisante et dont l'appropriation et la ma�trise par l'homme ne peuvent �tre que partielles - aussi bien en fait qu'en droit - l'�galit�, notion math�matique et abstraite, rel�ve de la quadrature du cercle.
De m�me l'id�e de dur�e suppose une r�flexion fondamentale sur l'incertitude et le risque en m�me temps qu'un sens de l'histoire fond� sur la connaissance des lieux. Elle suppose que se d�veloppe au sein des sciences sociales un effort de prospective qui restait jusqu'ici l'apanage de l'�conomie.
Il existe d'autre part une demande de recherche issue du sein m�me des institutions technocratiques jusqu'ici responsables des projets, et qui traversent une crise d'identit� lorsqu'elles ne tombent pas, purement et simplement, en �tat de d�liquescence. Ces institutions ont � r�pondre de leur gestion pass�e � la suite de changements politiques et �conomiques survenus � l'�chelle nationale et internationale. Elles doivent �galement proposer des alternatives, ou r�agir � des plans de r�forme propos�s par des bailleurs de fonds internationaux ou par des entrepreneurs priv�s, nationaux ou �trangers. Ces plans sont le plus souvent con�us sans �valuation pr�alable de l'�tendue et des causes de l'�chec dans chaque cas. Ils rel�vent d'une incertaine philosophie du d�veloppement perp�tuant un mouvement de balancier entre gestion publique et priv�e, priorit� aux petits ou aux grands am�nagements, aux cultures de rente ou � l'autosuffisance alimentaire. Il s'agit d'une approche r�ductrice qui n�glige les dynamiques internes et qui, � chaque changement d'orientation, tend � faire table rase du pass�.
La demande adress�e aujourd'hui � la recherche par les institutions techniques rel�ve d'un besoin de mise en ordre et de diffusion de donn�es ayant perdu leur sens d�s lors que le syst�me dont elles �taient le ciment s'est effondr�. C'est moins de banques de donn�es que l'on a besoin que d'une r�flexion fondamentale, pluraliste et contradictoire telle qu'elle aurait d� avoir lieu � l'origine des projets et se d�velopper depuis lors. Toutefois, la contribution de la recherche passe par une r�vision des concepts, des m�thodes et des comportements. Les propositions th�oriques pouvant servir � l�gitimer la r�ification des soci�t�s et de leur environnement foisonnent dans le discours scientifique. L'ex�g�se du concept de d�veloppement durable pourrait fournir l'occasion d'une autocritique.
Une des id�es fortes du discours sur le d�veloppement durable tel qu'il est expos� dans le rapport Bruntland est celle de l'environnement comme �patrimoine commun�. Cette notion de patrimoine ou de gestion patrimoniale des ressources marque une volont� de passer d'une conception dialectique du d�veloppement - qui oppose les �forces de progr�s� aux tenants de la tradition - � une conception consensuelle, qui privil�gie la conciliation et respecte la diversit� aussi bien culturelle que biologique. Elle ouvre cependant un certain nombre de questions, s'agissant en particulier des grands am�nagements hydroagricoles.
Ces derniers constituent le contexte o� se rencontre une vari�t� de cultures de l'environnement, o� ces cultures s'influencent autant qu'elles se rejettent mutuellement, et o� elles se trouvent mises en question dans le rapport singulier de chaque personne avec un lieu � la fois �trange et pr�gnant. Comment des sujets aux strat�gies aussi divergentes que leur degr� d'enracinement dans ce lieu particulier est vari� pourront-ils se rassembler autour d'un projet commun face � la r�volte d'une nature que chacun per�oit diff�remment? Si comme le pensent certains g�ographes (Faggi, 1987), am�nager c'est avant tout affirmer son emprise politique sur un espace en le remodelant et en l'int�grant plus ou moins arbitrairement � d'autres espaces, la notion de patrimoine pourra-
t-elle opposer un frein � cette utilisation de l'environnement naturel comme simple support de strat�gies de pouvoir?
En faisant de la nature la propri�t� de tous n'est-on pas en train de l�gitimer son appropriation par les plus puissants? On ne peut oublier que l'id�e d'un patrimoine commun a �t� utilis�e dans le pass� pour justifier l'expansion coloniale dans des r�gions de la plan�te consid�r�es comme sous-exploit�es selon les crit�res des nations industrialis�es. Un r�el effort de r�flexion comparative sur ce que signifie le �patrimoine� dans chaque contexte socioculturel et environnemental s'impose si l'on ne veut pas voir se banaliser une notion pourtant susceptible de transmettre le contenu identitaire et �motionnel du rapport entre un groupe humain et son environnement.

L'ENVIRONNEMENT, DU TECHNIQUE AU SOCIAL ET AU POLITIQUE

Les recherches sur l'environnement men�es dans le cadre des p�rim�tres irrigu�s sont encore dans l'ensemble � un stade peu avanc�. Les probl�mes identifi�s comme probl�mes d'environnement - salinisation, mont�e de la nappe phr�atique, s�dimentation et envasement des canaux et des r�servoirs, etc., se pr�sentent d'embl�e comme la cons�quence de d�fauts dans la conception des ouvrages, d'un mauvais entretien ou de l'inad�quation d'un syst�me agrofoncier et d'un syst�me d'irrigation qui ont d�velopp� deux logiques contradictoires.
La raison pour laquelle ces probl�mes sont consid�r�s d�sormais comme environnementaux tient au fait qu'une solution purement technique ou institutionnelle ne para�t plus possible, et ce sont les ing�nieurs et gestionnaires des projets qui en font les premiers le constat (Regea, 1993).
Ce sont ceux-ci en effet qui se trouvent confront�s � l'impraticabilit� des recommandations d'experts charg�s d'�tudier telle ou telle d�faillance du syst�me. �manant de sp�cialistes travaillant en solitaires, ces propositions prennent difficilement en compte la diversit� des causes d'un m�me ph�nom�ne et la r�action en cha�ne que provoque l'intervention sur un seul �l�ment, qu'il soit d'ordre technique, social ou �cologique.
Ce sont �galement les ing�nieurs et les gestionnaires qui ont affaire en permanence aux usagers et aux collectivit�s voisines des p�rim�tres (Eshete, 1993), la pr�sence de sociologues ou d'autres sp�cialistes des relations humaines �tant limit�e aux phases de faisabilit� et d'�valuation ou � des enqu�tes ponctuelles. Les scientifiques, en effet, ne font gu�re que passer en tant que chercheurs ou experts. Demeurer en un lieu aussi inhospitalier signifie exposer sa sant� � tous les risques, et l'esprit y est rapidement agress� par la monotonie, l'absence quasi totale de pittoresque. Plus profond�ment peut-�tre, ils sont conscients qu'au-del� d'enqu�tes ponctuelles ou d'un suivi de routine ils ne peuvent s'engager, de peur d'�tre d�vor�s par cette lourde machinerie dont on ne peut rien comprendre si on ne la saisit pas dans sa totalit�. Il est vrai aussi que, jusqu'� une �poque r�cente, les chercheurs �taient persona non grata sur les p�rim�tres irrigu�s, � moins d'�tre d�ment mandat�s par les commanditaires du projet.
En cons�quence les ing�nieurs et gestionnaires sont les d�positaires d'une somme pr�cieuse d'observations concernant les ph�nom�nes d'ajustement et de r�sistance d'un milieu humain donn� � l'am�nagement hydroagricole de son territoire par la puissance �tatique ou par un cartel d'entrepreneurs.
En tant que tels, ils sont amen�s � prendre conscience de l'inefficacit�, voire du danger de solutions techniques con�ues in abstracto et non n�goci�es sur le terrain. � ce type de gestion technocratique r�pond en effet de la part des populations locales un �ventail de pratiques qui, du sabotage � l'absent�isme en passant par toutes les formes d'�conomies parall�les - l'activit� agricole n'�tant plus qu'un pr�texte - se rejoignent pour exprimer l'ill�gitimit� du pouvoir et le sentiment d'expropriation.
Le recours massif aux travailleurs migrants et saisonniers, fond� sur des justifications d'ordre �conomique ou culturel, est peut-�tre avant tout un compromis ou un moyen de pression sur les collectivit�s locales (El Mustafa, 1993). N�anmoins, � terme, il accentue le caract�re pr�dateur de ce type d'agriculture, tout en contribuant au d�racinement, voire au d�voiement, des soci�t�s paysannes fournisseuses de main-d'oeuvre.
La crise de l'environnement se conjugue avec le d�sengagement de l'�tat, li� � la diminution de l'aide ext�rieure, mais aussi � la perplexit� du pouvoir politique devant l'incertitude et le risque technique, pour amener les ing�nieurs � s'interroger sur le type de d�veloppement dont ils ont �t� les vecteurs. La l�gitimit� de leur action, voire m�me de leur pr�sence, est mise en cause par les soci�t�s locales. Les solutions technologiques co�teuses ont d�montr� qu'elles n'�taient pas forc�ment viables, et elles supposent un encadrement dirigiste que les paysans supportent de plus en plus mal, � mesure que se font sentir leurs insuffisances ou leurs retomb�es n�gatives. On assiste donc � une remont�e du technique vers le social et le politique.
Les conflits suscit�s par les probl�mes techniques tels que l'incapacit� � fournir de l'eau de mani�re continue � une partie du p�rim�tre ou, au contraire, la perte de productivit� li�e � une irrigation mal contr�l�e - mettent aux prises, d'une part, les institutions gestionnaires et les paysans ou manutentionnaires du syst�me et, d'autre part, les diff�rentes institutions gestionnaires entre elles.
La recherche des responsabilit�s en vue d'une solution institutionnelle - par exemple dans le cas de la Gezira, le transfert de la distribution de l'eau au niveau de la parcelle du Minist�re de l'agriculture au Minist�re de l'irrigation3 - implique une approche concr�te et compl�te des relations de causalit�. Du moins, il en serait ainsi si le rapport de force entre institutions, leur poids respectif aupr�s du pouvoir central, ne venait fausser les donn�es du probl�me, le m�me processus intervenant dans les relations entre les institutions et leurs divers interlocuteurs locaux. La logique propre � l'am�nagement, si tant est qu'elle existe, �tant g�n�ralement sacrifi�e � des consid�rations externes (El Battahani, 1993), le travail en commun des parties pr�sentes sur le terrain n'est pas encourag�.
Les tentatives de gestion d�centralis�e, qui confient aux instances r�gionales des institutions intervenantes un pouvoir de d�cision en dernier ressort, visent � promouvoir des solutions issues du terrain, mais elles sont victimes de l'�quivoque initiale: si l'int�r�t local avait �t� pris en compte, le p�rim�tre n'aurait jamais exist�, ou alors il aurait �t� am�nag� d'une mani�re radicalement diff�rente. Il s'agit donc de g�rer des divergences bien plus que d'aboutir � un consensus.

LA MULTIPLICIT� DES APPROCHES DE L'ENVIRONNEMENT

Le p�rim�tre est un lieu o� coexistent au moins trois approches diff�rentes de l'environnement, ou plut�t trois types de rapports � un environnement donn�: celui des soci�t�s locales, celui des travailleurs migrants et celui des techniciens et gestionnaires, qu'ils soient fonctionnaires de l'�tat ou entrepreneurs priv�s. Dans le cas des villageois de Nubie r�install�s � New Halfa (Soudan), il faut ajouter celui des populations d�plac�es. On peut se demander quelle culture commune, quels ph�nom�nes d'acculturation et quelles remises en cause des certitudes originelles �mergent de ce melting-pot.
Malgr� la perception claire du lien entre technologie et environnement - � travers la pr�sence de produits chimiques dans la cha�ne alimentaire, l'apparition de moustiques vecteurs du paludisme r�sistant aux insecticides, etc. - et m�me si la d�gradation du milieu physique est la pr�occupation de tous dans l'imm�diat et dans le moyen terme, on reste loin de la notion d'un patrimoine commun.
L'approche patrimoniale pourrait �tre le fondement de l'oeuvre de restauration d'un environnement sinistr� par des d�cennies de gestion centralis�e, autoritaire et � court terme ayant pour corollaire de la part des occupants de la r�gion des strat�gies individualistes dont la somme est tout aussi d�vastatrice. Cependant, au terme de quel cheminement des groupes qui se situent en comp�tition pour l'acc�s � des ressources rar�fi�es, et qui par ailleurs ont �t� contraints � vivre ensemble pourraient-ils parvenir � un rapport harmonieux et � une conception de leur avenir qui soit li�e � un environnement commun?
Cette question suppose une critique �pist�mologique de la notion de gestion patrimoniale lorsque celle-ci s'applique � un bien qui n'en est pas un, et dont les possesseurs, d�tenteurs et usagers sont multiples et restent � identifier. On entrevoit les questions de philosophie du droit qui sont le pr�alable d'un droit de l'environnement, �tant entendu que ces questions se posent � propos des grands am�nagements hydroagricoles dans un contexte interculturel particuli�rement complexe et dynamique.
Le gaspillage d'exp�rience, le caract�re d�cousu de l'histoire des projets et leur absence de m�moire sont un trait qui les place en opposition par rapport � la volont� de continuit�, au besoin de stabilit� et � la permanence des soci�t�s locales. Les projets tendent � diffuser cette culture de l'�ph�m�re, o� l'on se situe face � autrui et face � la nature dans un rapport de force ou d'exploitation � court terme. � mesure qu'ils �chouent, ils jettent le discr�dit sur les �lites locales qui ont collabor� � leur implantation, tandis que les changements socio�conomiques introduits par le nouveau mode de production (rapport entre les sexes et entre les g�n�rations notamment) provoquent des d�s�quilibres destructeurs plut�t que l'accession � une quelconque modernit� (de La Brosse, 1989).
On peut voir dans les grands projets hydroagricoles une foi saint-simonienne dans le progr�s technique porteur d'une rationalit� sociale dans laquelle l'homme s'accomplit en tant que ma�tre de la nature (Fakkar, 1972). L'�chec ne signifie pas seulement la remise en cause des pr�rogatives d'une caste, il se traduit par un d�sarroi sinc�re devant l'effondrement des certitudes et la r�volte d'une nature que l'on croyait pacifi�e.
Cette mystique interventionniste n'est certes pas propre aux pays dits en voie de d�veloppement. � l'aube des ann�es 60, p�riode au cours de laquelle le Soudan a vu doubler la superficie du p�rim�tre de la Gezira, prenait corps en France l'id�e d'une �administration de mission� confi�e � une ��lite� dot�e de moyens institutionnels exhorbitant du droit commun, et relevant directement du pouvoir politique (B�themont, 1972). Aujourd'hui des mises en garde se font entendre contre l'emprise grandissante d'une pens�e ��cotechnocratique� qui viendrait fonder des positions de pouvoir sur les ruines m�mes du projet moderniste (Alphand�ry, Bitoun et Dupont, 1991; Paraire, 1993).
Les ing�nieurs et techniciens du d�veloppement rural apparaissent divis�s entre une tendance �tatiste et une tendance sociale et cela pourrait �tre d� � leurs histoires personnelles respectives. Au sein du puissant Minist�re soudanais de l'irrigation, on trouve une cat�gorie d'ing�nieurs fils d'exploitants de la Gezira. En �thiopie, une partie des fonctionnaires du Minist�re des fermes d'�tat - dissous en 1994 - �taient d'anciens entrepreneurs agricoles dont les terres ont �t� nationalis�es, d'autres des fils de paysans. Autrement dit le �mod�le technicien� est appliqu� par l'entremise de cadres qui gardent l'empreinte d'une culture agraire. Les dynamiques internes � ces diff�rentes institutions sont � �tudier de plus pr�s mais, d'embl�e, il appara�t qu'on ne peut se contenter de la notion d'une �logique technicienne� monolithique, qui s'opposerait � une �logique paysanne�.
Dans le cas du Soudan, une �tude approfondie de l'histoire mouvement�e des rapports entre les hydrauliciens du Minist�re de l'irrigation et les agronomes du Gezira Board serait instructive. Au-del� d'un banal conflit de comp�tences entre l'institution qui apporte l'eau et celle qui encadre les op�rations agricoles, ce sont des regards divergents, voire des id�ologies contradictoires qui s'ignorent ou se d�nigrent mutuellement au sein d'un m�me syst�me technocratique. Il reste � savoir dans quelle mesure ce diff�rend est un reliquat des institutions coloniales britanniques ou bien alors l'expression locale d'un d�bat r�current sur le d�veloppement socio�conomique. On rencontre dans d'autres r�gions de l'Afrique sah�lienne (de La Brosse, 1991) cette division au sein m�me des instances du pouvoir entre, d'une part, une conception du progr�s social scientiste et �litiste (pas forc�ment d�nu�e pour autant d'un fondement religieux) et, d'autre part, un Islam populiste qui d�fend la petite propri�t� fonci�re.

L'ENVIRONNEMENT ENTRE TECHNOLOGIE ET SOCI�T�

Quelles qu'en soient les racines historiques et socioculturelles, le clivage entre ing�nieurs sociaux et �tatistes tend � s'att�nuer, du moins dans un premier temps, face � la crise de l'environnement. Aussi bien l'objectif de justice sociale que la logique macro�conomique se trouvent mis en cause par la d�t�rioration de zones enti�res des p�rim�tres irrigu�s. En outre, le rapport entre les instances politiques et le corps des ing�nieurs dans son ensemble se d�grade d�s lors que ce dernier se r�v�le incapable de circonscrire la crise et de fournir des donn�es fiables pour planifier l'avenir.
La recherche d'un rapport plus flexible avec la soci�t� tend � devenir l'objet d'un consensus parmi les ing�nieurs, dans la mesure o� cela permettra de recueillir des informations sur le fonctionnement r�el du syst�me d'irrigation, ainsi que sur les strat�gies et contraintes des exploitants et celles des travailleurs migrants qui sont de facto les principaux op�rateurs de ce syst�me.
Toutefois, la tendance �tatiste continue � s'exprimer sous la forme d'une croyance en des solutions de type technologique. La r�habilitation et la gestion durable de l'environnement ne seraient qu'une question de moyens financiers. Par cons�quent, on s'efforce de proposer des plans de r�forme susceptibles d'int�resser des investisseurs, fond�s sur une rationalit� financi�re et incluant tout un ensemble technologique destin� � juguler les effets les plus imm�diats de la d�gradation de l'environnement.
Dans le cas du Projet d'irrigation d'Amibara (�thiopie), une firme europ�enne implante un syst�me de drainage sophistiqu� qui nettoie les sols hautement salinis�s du p�rim�tre. Mais les eaux us�es sont rejet�es directement dans la rivi�re Awash d�j� pollu�e et susceptible d'inonder p�riodiquement aussi bien le p�rim�tre lui-m�me qu'une zone situ�e en aval. Ce probl�me inqui�te les ing�nieurs �thiopiens pr�sents sur le site(Regea,1993)4. � Ali Gider (�rythr�e), un investissement massif pour la reprise d'une monoculture cotonni�re intensive devait �tre d�cid� en 1993 malgr� les r�ticences du minist�re technique comp�tent, conscient de la fragilit� des �quilibres naturels et sociaux au sortir de 15 ann�es de guerre.
Les solutions techniques sont impos�es en derni�re instance par le pouvoir politique, le mod�le technicien n'est plus qu'une utopie � laquelle les ing�nieurs sont les derniers � croire. C'est peut-�tre en premier lieu pour se d�gager de ce t�te-�-t�te avec le pouvoir politique que les ing�nieurs recherchent le dialogue avec les sciences sociales. Ce dialogue est n�anmoins � l'�tat embryonnaire. Les sciences sociales ne disposent d'aucune r�ponse toute pr�te aux questions pos�es par les ing�nieurs. Tout d'abord elles sont peu avanc�es dans la recherche sur l'environnement en rapport avec l'irrigation, soit parce qu'elles n'ont pas su prendre leurs distances vis-�-vis d'une approche am�nagiste, soit parce qu'elles ne sont pas par principe tenues � l'�cart de ce domaine d'intervention privil�gi� de l'�tat, ou plus g�n�ralement parce qu'elles ne se sont que marginalement et tardivement int�ress�es � l'environnement.
En outre, quels que soient la dimension sociale des probl�mes d'environnement, et leur mesure exacte, l'�tat des lieux en mati�re de d�gradation des sols, de pollution de l'eau et d'atteintes � la sant�, doit �tre �tabli par les sciences naturelles. Or, la collaboration entre sciences sociales et sciences de la vie et de la terre est �galement balbutiante. Si par exemple il appara�t que la malaria, fl�au r�pandu sur les grands p�rim�tres irrigu�s, doit �tre �tudi�e dans ses dimensions socio�conomiques et que les solutions purement technologiques ont �chou� les unes apr�s les autres (Bouguerra, 1993), il n'en reste pas moins qu'une �tude sur cette maladie ne peut �tre men�e valablement sans la participation d'�pid�miologistes et d'autres sp�cialistes des sciences naturelles.
Le d�veloppement durable se situe au point de rencontre entre technologie, environnement et soci�t�. Si la r�ponse ne peut pas �tre uniquement technologique, elle l'est n�anmoins en partie. Il s'agit en effet de trouver, ou de retrouver, des syst�mes techniques compatibles avec une relation harmonieuse entre l'homme et son milieu. Si, de mani�re g�n�rale, les op�rations d'am�nagement hydroagricoles ont �t� impos�es de l'ext�rieur sans que leurs promoteurs pr�tent une attention suffisante aux cons�quences �ventuelles pour le milieu local, les choix techniques ne sont pas tous �gaux par ailleurs.
Une comparaison technique entre les syst�mes d'irrigation, couvrant une superficie analogue5, implant�s � Ali Gider et � Amibara, devrait mettre en �vidence un degr� variable de pression et de ponction sur le milieu. Entre la recherche, m�me avort�e, de l'int�gration et la logique de domination, il existe peut-�tre un �g�nie� propre � chaque ouvrage. Cela pourrait expliquer d'embl�e pourquoi le p�rim�tre d'Ali Gider a pu fonctionner sans probl�mes techniques ni environnementaux majeurs pendant presque un demi-si�cle, tandis que le Projet d'irrigation d'Amibara s'est trouv� confront� � des dysfonctionnements graves apr�s seulement une quinzaine d'ann�es d'existence.
Toutefois, une comparaison d'ordre strictement technique trouve rapidement ses limites dans la mesure o� le choix technique ne prend son sens que progressivement, dans son articulation avec les ressources et les contraintes d'un milieu donn�. Ainsi la capacit� d'adaptation technique du syst�me d'irrigation d'Ali Gider a permis l'expansion de la monoculture cotonni�re aux d�pens de la culture vivri�re initialement adopt�e par le gestionnaire italien, mais cette �volution a caus� la rupture d'un modus vivendi prudemment n�goci� avec les soci�t�s locales. Les conflits qui se sont ensuivis ont perturb� le fonctionnement du syst�me dans une mesure qui restera peut-�tre difficile � �valuer, la nationalisation par le gouvernement �thiopien �tant venue mettre fin � une exp�rience de pr�s d'un demi-si�cle de gestion priv�e (de La Brosse, 1992).
La question de l'environnement intervient ici sur deux plans. Tout d'abord, on doit se demander dans quelle mesure et pour combien de temps la culture cotonni�re est compatible avec l'environnement d'Ali Gider. Pour cela il faudrait tenter d'�tablir un �tat �volutif des lieux de la zone du p�rim�tre sur une p�riode d'une trentaine d'ann�es depuis l'introduction partielle du coton jusqu'� son imposition comme monoculture.
Ici appara�t rapidement un second niveau d'analyse, puisqu'il faudrait s'adresser pour �tablir cet �tat des lieux � des informateurs locaux n�cessairement impliqu�s � un degr� variable dans le conflit entre coton et cultures vivri�res (essentiellement le sorgho). � travers leur vision de l'impact de la monoculture se profilera leur perception du milieu naturel et le rapport qu'ils entretiennent avec ce milieu, mais aussi leur capacit� de prospective ou d'extrapolation, et la fa�on dont ils se situent par rapport � l'intervenant ext�rieur. Cette opposition appara�t fond�e � premi�re vue sur des consid�rations d'ordre territorial et d'acc�s � l'eau, sur l'attachement traditionnel � l'association culture-�levage comme source de s�curit� et de flexibilit�, mais d'autres motivations pourront �tre identifi�es si l'on proc�de � une reconstitution approfondie des rapports entre les diff�rentes parties impliqu�es dans l'histoire de ce p�rim�tre.

N�CESSIT� D'UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Le probl�me de l'interdisciplinarit� se pose au sein m�me des sciences humaines. Comment se partager la t�che et dans quel ordre intervenir? S'agissant de construire une approche de l'environnement centr�e sur les strat�gies des diff�rentes parties concern�es, une d�marche d'�anthropologie introspective� doit permettre dans un premier temps de d�gager des pistes de recherche pour l'ensemble des disciplines int�ress�es. Elle s'impose d'autre part dans un contexte social confus o� il s'agit d'abord d'identifier une multitude d'acteurs entretenant un rapport diversifi� avec l'environnement naturel du p�rim�tre.
La construction d'une d�marche interdisciplinaire appliqu�e � un objet donn� pose un certain nombre de probl�mes (Godard, 1992), notamment la formulation d'une probl�matique commune ou du moins partiellement int�gr�e, l'identification des disciplines concern�es et leur articulation avec, en premier lieu, la question de la coordination scientifique.
Toute discipline, d�s lors qu'est admise sa pertinence en rapport avec un objectif de recherche donn�, est en mesure de justifier sa propre aspiration � une fonction-pivot, qui est celle de coordination de l'effort interdisciplinaire. L'argumentation peut reposer aussi bien sur des qualit�s intrins�ques de la discipline que sur sa capacit� � r�pondre aux besoins d'un projet de recherche sp�cifique. L'�conomie arguera de sa facult� de mod�lisation qui lui permet d'int�grer et de pr�senter d'une mani�re syst�matique des informations d'origine diverse. L'anthropologie, dans le cadre particulier d'une recherche sur la notion de patrimoine dans un contexte socioculturel donn�, peut d�fendre sa propre pr��minence en mettant en avant ses m�thodes et son acquis. La g�ographie invoquera sa tradition de recherche sur l'interaction entre l'homme et son milieu ainsi que son exp�rience des politiques d'am�nagement du territoire. Les sciences naturelles ou exactes ne seront certainement pas en reste.
Il n'existe peut-�tre pas de solution scientifique � ce conflit de comp�tence ou de l�gitimit� qui a pour origine l'atomisation de l'approche savante. L'histoire, cependant, discipline jusqu'ici peut-�tre la moins impliqu�e dans la r�flexion sur le d�veloppement, est porteuse d'une valeur critique et d'une valeur identitaire, toutes deux fondamentales dans la perspective d'un d�veloppement durable, et per�ues comme telles par les soci�t�s locales.
Dans une vision historique, les grands am�nagements hydroagricoles sont peut-�tre un instrument privil�gi� de ce rapport entre l'�conomie de march� et les soci�t�s traditionnelles qui, tel qu'il a �t� analys� par Karl Polanyi (1944), consiste � d�structurer ces derni�res �pour en extraire le facteur travail�. Cette d�structuration passe par la prise en main du territoire, le d�racinement mental dans un paysage ali�n� en un temps extraordinairement court: d�forestation, emprisonnement du fleuve dans des rives artificielles, quadrillage de l'espace par les canaux rectilignes, d�placement et transformation de l'habitat selon des plans pr�fabriqu�s, etc.
Une simple photographie, par exemple de la rivi�re Awash � Melka Warer (Projet d'irrigation d'Amibara) � cinq ann�es d'intervalle, avant et apr�s les travaux d'am�nagement, mat�rialise le point d'impact de logiques inconciliables. Elle permet de saisir presque intuitivement la valeur identitaire attach�e � un paysage (Luginbuhl, 1989), telle qu'elle peut alimenter entre autres la r�sistance des communaut�s de pasteurs afars vivant dans la r�gion d'Amibara.
Espace anonyme soumis � toutes les exp�rimentations dans un vide l�gal o� l'irresponsabilit� est la seule r�gle (de La Brosse, 1991), le p�rim�tre n'est un lieu vivant, r�el, que pour ceux qui l'ont connu autrement. C'est de l'histoire que ceux-l� tiennent leur force. De m�me que les architectes du d�veloppement, quels qu'ils soient, savent confus�ment que l'histoire les r�cuse, et pour cette raison ils l'ont jusqu'ici tenue pour superflue, et consid�r�e comme discipline de luxe ne convenant pas � l'urgence de la t�che.
Les strat�gies territoriales des soci�t�s locales s'inscrivent dans un temps qui n'est certes pas le �temps r�el� ou le temps institutionnel du plan quinquennal ou du budget pluriannuel. Le d�veloppement �conomique fait fi des rythmes biologiques (Passet, 1974), et donc du temps de soci�t�s agropastorales dont toute la culture tend � s'adapter � ces rythmes et � les socialiser. Il pr�tend imposer un temps uniforme et abstrait comme d�nominateur commun de tous les �tres vivants. En cela il heurte le sens commun, le sentiment d'identit� et d'appartenance. Il s�me l'inqui�tude de l'avenir et la nostalgie du pass�, provoquant les r�actions traditionnalistes qui infectent les blessures sociales. La capacit� de souffrance humaine serait peut-�tre illimit�e si la r�volte de la nature ne venait provoquer celle de l'homme en lui rappelant qu'il en fait partie.
Cependant, un temps qui serait autre chose qu'une convention ou un principe, en restituant aux �tres et aux choses leur l�gitime diversit�, leur subjectivit� dans ce qu'elle a d'essentiel, ouvre � la r�flexion sur le d�veloppement des ab�mes de complexit�. Si le d�veloppement durable est celui qui respecte le temps de chacun, � quel rythme commun pourrons-nous avancer? On revient ici � la notion de patrimoine, qui comprend une forte composante temporelle. Le patrimoine supporte mal la diversit�, et l'indivision r�siste rarement aux projets d'avenir de chacun, � moins qu'une imp�rieuse n�cessit� ou un int�r�t partag� ne vienne se conjuguer avec l'�mergence d'une autorit� morale capable de proposer � la collectivit� une identit� propre.
S'agissant du patrimoine naturel, et avec toutes les r�serves que suscite l'emploi de ce terme dans ce qu'il a d'antinomique, la recherche peut-elle assumer cette autorit� morale, ou au moins en participer? Est-ce son r�le et en a-t-elle la capacit�? En effet, cela l'am�nera in�vitablement � malmener les orthodoxies qui fondent l'id�ologie du d�veloppement. Si le d�veloppement durable est une notion �pas comme les autres� (Passet, 1994), encore faut-il avoir la volont� d'en d�gager toute la valeur �pist�mologique.

POUR UNE R�FLEXION D�ONTOLOGIQUE

Transformer la nature pour refondre la soci�t�, telle est la pens�e politique qui, appuyant les strat�gies �conomiques � l'�chelle de l'empire, a inspir� les grands travaux de l'�poque coloniale, et rien n'a chang� depuis. Si les sciences humaines n'ont pas toujours collabor� � un tel d�veloppement6, elles n'ont pas davantage peut-�tre su poser la probl�matique qui permettrait de concevoir un autre destin. Elles ont laiss� les soci�t�s singuli�rement d�munies et fragiles dans la confrontation avec leur superstructure technocratique.
Cette fragilit� ne signifie pas soumission et encore moins adh�sion, elle d�bouche au contraire sur des ph�nom�nes incontr�lables: violence, vandalisme, d�placements en masse, vampirisation des nouvelles structures comme des structures traditionnelles par un opportunisme g�n�ralis�.
Face � ces ph�nom�nes, il est n�cessaire d'inventer des r�ponses autres que la mise � l'index ou l'expansion tentaculaire d'un assistanat � l'�chelle mondiale. Il s'agit de revenir � la racine des probl�mes en les d�pouillant de leurs oripeaux id�ologiques. Pour les soci�t�s paysannes qui constituent la majorit� de la population mondiale - m�me si une bonne partie d'entre elles s'entasse dans des bidonvilles - tout tient � la terre, et ce n'est pas l'attrait des villes qui nourrit l'exode rural, mais les ondes de choc successives des plans de d�veloppement agricole.
Les sciences sociales sauront-elles redescendre sur le terrain et parler simplement du droit � la terre comme fondement du respect de la terre (et de l'eau) et donc du respect de soi? La question �thique est � l'ordre du jour pour l'ensemble du monde scientifique, m�me si la r�flexion semble plus avanc�e, et davantage rendue publique, du c�t� des sciences biologiques. La raison premi�re de cette interrogation sur l'�thique est l'inqui�tude suscit�e par l'extension de plus en plus rapide du pouvoir d'intervention de l'homme sur la nature, � commencer par son propre corps.
Mais sous un angle plus particulier, l'�mergence des probl�mes d'environnement et le regain de vigueur qu'ils ont donn� � l'effort interdisciplinaire et � la volont� de comprendre l'articulation entre le technique et le social am�nent chaque discipline, chaque secteur d'intervention, � s'ouvrir davantage au regard des autres.
La relation interdisciplinaire suppose un premier d�bat o� chaque partie justifie ses positions et les situe par rapport aux autres. Le degr� de contribution au bien commun ou, en n�gatif, le degr� de non-participation aux dommages inflig�s au milieu humain ou physique, sont un argument � faire valoir pour poser ou d�fendre sa discipline.
La question d�ontologique peut jouer le r�le d'une premi�re probl�matique commune, d�s lors que chacun accepte de se poser le probl�me de sa propre responsabilit� avant de mettre en question celle des autres. Comment en sommes-nous arriv�s l�, et comment pouvons-nous travailler ensemble pour en sortir? Tel est le pr�alable, qui n'a de valeur qu'� condition d'�tre pos� jusque dans les termes les plus personnels.
Rares sont les chercheurs qui n'ont pas, � un moment ou � un autre, rendu des avis parfois p�remptoires sur des sujets touchant de pr�s la vie et le devenir de leurs semblables. Lorsque le chercheur, sortant de la sph�re purement acad�mique, s'exprime en expert, il pose le probl�me de sa comp�tence, de sa l�gitimit� et de sa responsabilit�. D'o� parle-t-il, qui lui a demand� de s'exprimer, en quoi est-il concern�? Y a-t-il des limites � son droit de regard sur les affaires d'autrui? De m�me qu'un m�decin ne peut soigner un malade sans l'accord de ce dernier ou celui de ses proches, un chercheur ne devrait-il pas, avant de se pencher sur tel ou tel probl�me social, attendre que les principaux int�ress�s en fassent la demande?

LA DEMANDE SOCIALE

Cependant la seule demande sociale qui s'exprime formellement �tant celle des institutions, qu'il s'agisse de collectivit�s locales, de mouvements politiques ou d'organisations �tatiques ou internationales, il reste � identifier celle qui se trouve encore diffuse dans le corps social. Ce n'est pas que l'on veuille opposer ici la demande institutionnelle � la �vraie� demande sociale, car l'une et l'autre ont leur place en amont des probl�matiques de recherche. Il ne s'agit pas non plus de stigmatiser les recherches qui n'ont pas fait la preuve de leur utilit� sociale, car il y a place pour une recherche r�guli�re � c�t� de la recherche s�culi�re.
Toutefois, d�s lors que la recherche prend partie dans des controverses impliquant des groupes d'int�r�t, elle doit avancer � visage d�couvert et accepter un d�bat contradictoire. Il s'agit d'une �vidence d�ontologique qui suppose pourtant une remise en question fondamentale, tant la recherche s'est construite � la fois � l'�cart du monde et proche du pouvoir institutionnel. S'agissant du discours sur le d�veloppement, la distance entre les auteurs de ce discours et ceux qui subiront l'impact de l'action qu'ils l�gitiment s'amplifie de mani�re vertigineuse.
Il ne s'agit pas de pr�ter � la recherche un pouvoir qu'elle n'a pas, et qu'elle se d�fend g�n�ralement d'avoir, ce qui lui permet peut-�tre d'esquiver la question de sa responsabilit�. Le probl�me vient beaucoup moins d'un abus de pouvoir que de la d�tention illusoire d'un pouvoir autol�gitim�. En cela le monde scientifique rejoint tout un ensemble d'institutions qui interviennent dans des domaines qu'elles se sont attribu�s � elles-m�mes, sans l'adh�sion des int�ress�s, et dont l'action, � d�faut de pouvoir s'exercer sur les hommes, s'applique aux mots, aux choses et � l'environnement des soci�t�s humaines.
Le r�le du chercheur comme m�diateur plut�t que comme expert ne se con�oit par d�finition qu'� partir du moment o� des interlocuteurs autres que les institutions entrent en jeu. Le terme de m�dium serait peut-�tre plus appropri� puisqu'il s'agit en quelque sorte d'attirer vers soi les contradictions dans le but de les r�duire � leur expression la plus intelligible avant de les restituer. Ce r�le s'exerce tout d'abord dans un processus d'ouverture des questions de recherche � l'apport et aux pr�occupations de tous ceux qui vivent en relation avec le p�rim�tre irrigu� et avec l'environnement dont celui-ci utilise les ressources.
Cela suppose une phase d'identification des parties concern�es reposant sur une connaissance fine des interactions de la nature et de la soci�t� qui s'exercent � partir ou � propos du syst�me d'irrigation, � des �chelles multiples. La relation de travail interdisciplinaire et interinstitutionnelle se construit donc n�cessairement � un stade o� la probl�matique est encore floue, et celle-ci doit rester telle aussi longtemps qu'une v�ritable collaboration avec les groupes sociaux concern�s ne s'est pas engag�e.
Au lieu de proc�der par �tapes pr�d�finies � partir d'une question de recherche � pr�ciser mais d�j� formul�e, il s'agit de mettre en place de mani�re largement empirique et par touches successives une dynamique d'interaction dont �mergeront en premier lieu une reconnaissance mutuelle et une volont� de travailler ensemble malgr� les diff�rences de points de vue. Dans cette relation de travail, le r�le de m�diation n'est pas le propre du chercheur. Il s'agit plut�t d'un rapport r�ciproque et l'on peut dire tout autant que les partenaires non institutionnels joueront ce r�le en �claircissant un certain nombre de malentendus qui viennent bloquer les relations entre disciplines et emp�cher la formulation d'une probl�matique commune.
Il est dans la nature des questions d'environnement, qui pour la plupart apparaissent d'abord sous forme de probl�mes de soci�t�, d'appeler � un d�cloisonnement non seulement entre les disciplines mais �galement entre la science et la soci�t� - les chercheurs sont aussi des citoyens. Ainsi le probl�me du risque technologique, port� en avant par la demande sociale, est-il en train d'ouvrir un nouveau champ de recherche o� se rencontrent des disciplines diverses, tout en posant la question de la valeur du jugement scientifique dans un domaine qui, par d�finition, le d�passe (Moatti et Lochard, 1987).
Le discours sur la m�thode n'en devient que plus h�sitant, la phase exploratoire des programmes plus longue et t�tonnante, mais les sciences sociales doivent admettre � leur tour qu'elles sont entr�es dans l'�re des incertitudes.
Dans cette perspective l'effort interdisciplinaire, aussi n�cessaire soit-il lorsqu'il s'agit de traiter de la relation entre l'homme et la nature, ne se suffit pas � lui-m�me et n'est pas une fin en soi. Il doit �tre crois� avec la recherche de rapports autres avec la soci�t� et avec les institutions. C'est peut-�tre d'ailleurs par l'interm�diaire de ces interlocuteurs ext�rieurs que seront surmont�s certains obstacles th�oriques et m�thodologiques qui limitent aujourd'hui la recherche interdisciplinaire.
Le d�coupage du milieu physique en unit�s spatiales interchangeables, dont on peut trouver la proposition de l�gitimation th�orique la plus aboutie dans le concept de �g�osyst�me�, a pour corollaire la r�duction des habitants de ce milieu � l'�tat de symboles, porteurs de signes, au mieux acteurs. Au prix d'un jeu sur les mots, il faut rapprocher ce terme d'acteurs de celui de repr�sentations pour prendre la mesure du risque de d�rive auquel sont confront�es des sciences sociales qui semblent de plus en plus se concevoir comme les sciences de l'artifice. Cela les rend propres � servir les objectifs d'ing�nierie sociale et d'am�nagement du territoire, mais inaptes � saisir, par-del� le discours normatif et banalisateur des institutions, l'insulte faite � la vie, sous sa forme humaine, animale ou v�g�tale.
L'histoire est la discipline-m�re des sciences sociales, qui existait bien avant que le savoir scientifique ne se retire dans sa tour d'ivoire. Il existe des historiens amateurs, dont l'apport est reconnu par les historiens savants. Au sein des soci�t�s dites traditionnelles les d�positaires de l'histoire, en premier lieu les g�n�alogistes, jouent un r�le quasiment sacerdotal dans les �poques troubles o� la m�moire est menac�e d'oubli.
Le travail de construction de la d�marche interdisciplinaire que r�clame la recherche sur le rapport entre nature et soci�t� a �t� analys� dans Jollivet et al. (1992) � partir de l'exp�rience d'une s�rie de programmes scientifiques. Dans cet ouvrage de r�f�rence dont la conclusion est � peu pr�s que tout reste � faire en mati�re d'interdisciplinarit�, l'impulsion qui pourrait venir de partenaires sociaux n'appara�t gu�re. Les structures d'administration de la recherche et les bailleurs de fonds institutionnels semblent jouer par contre un r�le pr�pond�rant, soit qu'ils favorisent ou au contraire d�couragent, selon les p�riodes, les exp�riences d'interdisciplinarit�.
Il se pourrait que les exp�riences d'interdisciplinarit� auxquelles se r�f�re l'ouvrage cit� ont pu contenir leur objet dans un cadre scientifique parce qu'elles ont eu lieu sur des territoires fran�ais ou ouest-europ�ens, et/ou n'ont impliqu� que des chercheurs fran�ais. S'agissant de terrains v�ritablement sinistr�s comme on les rencontre en Europe de l'Est (STRATES, 1991) ou sur les autres continents, et lorsque l'on travaille avec des institutions locales d�bord�es par les populations qu'elles sont cens�es �d�velopper� en raison de probl�mes d'environnement ressentis comme intol�rables, il est plus difficile de ne pas rendre compte des ph�nom�nes de d�stabilisation et de recomposition du milieu scientifique que peut engendrer l'irruption de la soci�t� dans la d�finition des probl�matiques.
Dans les deux cas, la prise en compte des sp�cificit�s locales, concernant en particulier la propri�t� tribale, le statut des �trangers, l'acc�s des femmes � la terre, et de multiples pratiques li�es � la perception de leur milieu par les soci�t�s locales, laisse ouvert un vaste champ de recherche pour qui veut explorer la r�alit� sociale � laquelle s'achoppe le discours r�formiste.
L'Islam est en lui-m�me un mod�le de d�veloppement qui s'implante dans des soci�t�s locales converties de plus ou moins longue date et de mani�re plus ou moins profonde, par les voies les plus diverses, du syncr�tisme � la subjugation. Aussi n'est-il pas difficile pour des r�gimes politiques qui se veulent d�gag�s de toute all�geance � l'�gard d'un mode de pens�e occidental, d'int�grer dans leurs programmes les divers ingr�dients du discours sur le d�veloppement. � l'inverse, dans la perspective du d�veloppement durable, c'est-�-dire d'un enracinement dans un milieu sp�cifique, il faudrait se pencher davantage sur les dimensions religieuses - et pas seulement philosophiques - de la notion de progr�s social.


1 Les r�flexions pr�sent�es dans ce texte se nourrissent de l'exp�rience de l'auteur comme coordonnatrice d'une initiative de recherche comparative sur les grands am�nagements hydroagricoles en Afrique orientale (�rythr�e, �thiopie et Soudan) regroupant des chercheurs et des cadres de terrain.

2Il est int�ressant de constater que ce terme d'�quit� fait partie du vocabulaire technique des ing�nieurs hydrauliciens travaillant sur les p�rim�tres irrigu�s (Ahmed, 1993).

3La d�cision de confier au Minist�re de l'irrigation la responsabilit� de la distribution de l'eau au niveau de la parcelle a �t� prise par le Gouvernement soudanais en 1993 et annul�e peu de temps apr�s. Le Minist�re de l'agriculture est donc � nouveau charg� de cette t�che qui suppose la recherche permanente d'un compromis entre les contraintes techniques li�es au syst�me d'irrigation dans son ensemble, d'une part, les contraintes d'exploitation et les strat�gies socio�conomiques de chaque tenant, d'autre part.

4Le syst�me de drainage par tuyaux verticaux se trouve par ailleurs confront� � la diversit� biologique du site et au degr� variable de salinisation et de remont�e de la nappe phr�atique. Le sol est un organisme vivant, et un diagnostic plus personnalis� de l'�tat des sols aurait �t�, semble-t-il, n�cessaire afin d'identifier �ventuellement le rem�de technologique ad�quat.

5Environ 15 000 ha.

6Voir par exemple la critique par Jean Brunhes (1902) de la politique des grands barrages en Alg�rie.

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