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Une sylviculture anti-incendie

R. Vélez

Ricardo Vélez est chef du Service de lutte contre les incendies de forêt au Ministère espagnol de l'agriculture, des pêches et de l'alimentation; à Madrid.

Le présent article s'inspire d'un document établi pour la 13e session du Comité AFC/CEF/CFPO des questions forestières méditerranéennes, tenue en septembre 1987 à Saragosse (Espagne).

Lorsque nous étions étudiants, nous avons souvent dû lire des ouvrages volumineux qui expliquaient comment il fallait traiter un peuplement forestier pour obtenir des arbres au tronc droit, net, de grand diamètre, capable de produire du bois de qualité. Quand nous sommes sortis de l'école, nous nous sommes rendu compte que très peu de peuplements se prêtaient à un tel traitement: la majeure partie du territoire était déboisée et il fallait d'abord créer ces peuplements; les conditions écologiques du territoire étaient souvent telles qu'il était pratiquement impossible d'obtenir ces «troncs droits, nets, etc.»; les facteurs responsables du déboisement n'avaient pas disparu et ils commençaient à entrer en jeu dès qu'apparaissait un nouveau peuplement forestier apparemment incompatible avec d'autres intérêts (agriculture, élevage, urbanisme). Enfin, nous avons pris conscience d'être nés dans la région méditerranéenne, et pas en Scandinavie, et d'avoir donc besoin d'une sylviculture axée davantage sur la protection que sur la production.

Les incendies de forêt sont une des manifestations extérieures de ces facteurs responsables du déboisement, dont l'intensité ne fait qu'augmenter d'année en année. Une sylviculture axée sur la protection, une sylviculture pour la Méditerranée, doit nécessairement prévoir des normes propres à améliorer l'autoprotection des peuplements forestiers contre le feu. Quelques idées sur cette question, ainsi que des recommandations finales, sont présentées ci-après.

Considérations sur la résistance au feu

Il est évident que le milieu forestier est composé de matières organiques combustibles et que cette caractéristique ne peut être modifiée par aucune mesure anti-incendie. Toutefois, l'incendie c'est plus que de la combustion; c'est un feu qui se déplace et se propage parmi les éléments combustibles. La prévention des incendies visera donc à empêcher ce déplacement.

Les mesures préventives auront pour objectif de gêner la propagation du feu dans le milieu ambiant. Pour cela, il faut tenir compte de la résistance au feu des essences forestières et de ce qui freine la propagation d'un incendie dans la végétation forestière.

Les essences résistent au feu de deux façons: passivement, grâce aux couches épaisses qui protègent le cambium (chêne-liège) ou à la présence de bourgeons dormants, qui reconstituent la partie aérienne détruite par le feu (pin des Canaries, pratiquement tous les feuillus, beaucoup d'espèces composant le maquis); et activement, grâce à des ensemencements intenses après le feu, qui permettent de remplacer les arbres détruits (pins, eucalyptus, cistes).

La plupart des essences que l'on trouve dans les écosystèmes méditerranéens résistent au feu d'une façon ou de l'autre, ou des deux, car elles se sont adaptées, au fil du temps, aux feux répétés. La rapidité de régénération active ou passive n'est toutefois pas identique pour toutes les essences. Par conséquent, la fréquence des feux contribue à la sélection naturelle. Plus les feux sont fréquents, moindres seront les possibilités de régénération des espèces ligneuses, et plus grandes celles des plantes herbacées. En revanche, s'il n'y a pas de feux pendant une assez longue période, les pâturages seront envahis par le maquis et, plus tard, par des arbres.

DANS UNE FORÊT OUVERTE OÙ LE SOUS-BOIS EST SEC, le feu se propagera plus facilement

La résistance des essences au feu peut également être analysée sous l'aspect de leur inflammabilité, c'est-à-dire la facilité avec laquelle elles dégagent des flammes (gaz inflammable), pour une quantité donnée de chaleur. Cela dépend principalement de l'humidité des essences, qui varie tout au long de la période de végétation, et de l'humidité ambiante pour le feuillage, les brindilles et autres combustibles morts. Des études d'inflammabilité effectuées au Centre de sylviculture méditerranéenne de l'INRA à Avignon (France) et au Laboratorio del Fuego de l'INIA à Madrid (Espagne) ont permis d'établir un classement des essences typiquement méditerranéennes (voir encadré).

La résistance à la propagation d'un incendie dépend de la structure du couvert végétal, et elle peut être illustrée par les quelques exemples ci-après: une plantation jeune, dans laquelle on a travaillé le sol en éliminant toute végétation concurrente, résiste bien à la propagation du feu tant que le sol reste net et que les plantes sont de taille réduite et séparées les unes des autres.

Dans un taillis de chênes verts où il y a de nombreux rejets, le feu se propagera facilement. Par contre, dans une forêt adulte, composée de gros arbres à l'ample feuillage, ombrageant le sol et limitant la régénération du sous-bois, le feu aura du mal à se propager.

Dans une forêt adulte et dense de pins sylvestres, il y a beaucoup d'ombre et peu de sous-bois, et la propagation du feu y sera difficile. Une forêt ouverte de pins, de chênes-liège et de chênes verts permettra au soleil d'arriver facilement au sol et de favoriser la croissance de nombreuses essences héliophiles, qui formeront un sous-bois dense dans lequel un incendie peut facilement se déclarer et se propager.

Ces exemples montrent que la résistance à la propagation des incendies peut se ramener à une question de continuité horizontale et verticale des combustibles. Les discontinuités rendront plus difficile la propagation du feu, limiteront les dégâts et faciliteront l'extinction de l'incendie. Un autre facteur dont il faut tenir compte est le vent. La futaie freine plus le vent que le maquis, et ce dernier le freine plus que les pâturages. Dans les zones de crête, où le vent change, et dans les thalwegs, où il s'engouffre, un couvert arboré peut être un obstacle important à l'incendie, car il réduit la vitesse du vent.

La plantation en terrasses pour les nouveaux peuplements est une question controversée: on ne peut pas affirmer que les terrasses contribuent clairement à améliorer, ou à détériorer, la capacité d'un peuplement de résister à la propagation du feu. Initialement, les terrasses renforcent la séparation entre les rangées d'arbres, créant ainsi une discontinuité horizontale. Toutefois, des plantes héliophiles peuvent se développer parmi ces arbres, créer une certaine continuité et favoriser ainsi la propagation du feu. Mais les terrasses constitueront un obstacle, parfois important, pour les opérations de lutte contre les incendies.

Sélection des essences et structure des peuplements

On peut déduire des considérations ci-dessus quelques conclusions quant à la sélection des essences. Il existe certaines espèces poussant dans les zones arides (Atriplex, Tamarix, etc.) qui ont une forte teneur en sel et qui brûlent mal; celles-ci pourraient être plantées en certains endroits à titre expérimental.

Bien sûr, on ne peut pas résoudre le problème des incendies en remplaçant certaines essences par d'autres, car pratiquement toutes brûlent dans les conditions difficiles des étés méditerranéens. Si les interventions portant sur la végétation ne peuvent pas s'appuyer sur la résistance intrinsèque des essences, il faut s'efforcer de gêner la propagation du feu en créant des discontinuités, en évitant les grandes plantations monospécifiques et en créant des différences d'inflammabilité qui «déconcertent» le feu. Dans tous les endroits où l'humidité est suffisante, notamment dans les thalwegs, il faut planter des essences qui valorisent bien cette humidité.

L'objectif serait donc de créer des «mosaïques» d'essences, en y intégrant des activités qui soient source de discontinuité telles que routes, coupe-feu, lignes électriques, cultures, zones récréatives, etc. En outre, l'exploitation forestière devrait s'efforcer de maintenir la densité des peuplements, de façon à limiter la croissance du sous-bois.

Inflammabilité de certains arbres ou arbustes du Bassin méditerranéen

Espèces très inflammables toute l'année

Calluna vulgaris
Erica arborea (bruyère)
Erica australis (bruyère)
Erica herbacea (bruyère)
Erica scoparia (bruyère)
Phillyrea angustifolia
Pinus halepensis (pin d'Alep)
Quercus ilex (chêne vert)
Thymus vulgaris (thym ordinaire)

Espèces très inflammables seulement en été

Anthyllis cytisoides
Cistus ladaniferus (ciste)
Genista falcata (genêt)
Pinus pinaster (pin maritime)
Quercus suber (chêne-liège)
Rosmarinus officinalis (romarin)
Rubus idaeus (framboisier)
Stipa tenacissima (alfa)
Ulex parviflorus (ajonc)

Espèces modérément ou peu inflammables

Arbutus unedo (arbousier commun)
Cistus albidus (ciste)
Cistus salvifolius (ciste)
Erica multiflora (bruyère)
Juniperus oxicedrus (genévrier)
Olea europaea (olivier sauvage)
Quercus coccifera

Source: Institut national de recherche agronomique. Laboratoire du feu. Madrid

Il faudrait que les versants orientés vers les vents dominants soient couverts d'une végétation haute, qui puisse les freiner: les coupe-feu seraient ouverts sous le vent, et loin des crêtes.

Les terres forestières devraient être séparées par des coupe-feu très larges, pouvant atteindre 200 m, et on devrait y accentuer les discontinuités, à l'aide de différentes techniques comme élagage, défrichage, plantations différenciées, ouverture de pistes et, dans certains cas, bandes coupe-feu avec sol nu. Ces zones coupe-feu sont toujours nécessaires en bordure des peuplements pour séparer les forêts des terres agricoles ou des zones urbaines.

Méthodes utilisées pour modifier les combustibles

Pour obtenir des discontinuités, tant horizontales que verticales, il faut éliminer des combustibles de diverses façons, notamment par défrichage mécanique, défrichage manuel, élagage manuel, feu contrôlé, pâturage contrôlé et emploi de phytocides.

En tout cas, il faudra employer les techniques les mieux adaptées aux conditions sociales, écologiques et économiques. Par exemple, dans les zones où sévit le chômage, on préférera le défrichage manuel. S'il existe une demande de terres pour le pacage du bétail, le pâturage contrôlé est une formule intéressante, qui permet à la fois d'obtenir un rendement économique et de nettoyer les zones coupe-feu.

Le feu contrôlé est une technique très économique, mais son utilisation exige une formation spécifique. Il s'agit d'une solution hautement recommandable, en association avec le pâturage contrôlé. Une des variantes les plus prometteuses du feu contrôlé serait le brûlage dirigé de zones agricoles et de maquis dans les régions où la population rurale utilise traditionnellement le feu pour régénérer la végétation. Cela suppose bien sûr un vaste travail de vulgarisation agricole, afin de convaincre la population rurale d'utiliser cette technique qui permettrait de rationaliser l'emploi du feu.

L'utilisation de phytocides devra toujours être très limitée, étant donné son coût et les problèmes inhérents de contrôle des retombées en dehors de la zone traitée.

Le défrichement mécanique exige l'emploi de machines adaptées aux différents combustibles et au terrain. Parmi ces machines, il faudra envisager l'emploi de coupeuses-déchiqueteuses qui permettent de récupérer les combustibles ainsi extraits. Toutefois, on remet actuellement en question la rentabilité de ces opérations, très coûteuses par rapport aux prix du produit obtenu. En fait, une telle méthode n'a vraiment un intérêt économique que si elle est subventionnée, ce qui peut se justifier vu la nécessité de défricher et d'élaguer pour établir des zones de discontinuité.

Conclusions et recommandations

Trop souvent, on investit massivement dans l'achat de machines permettant d'éteindre les incendies (avions, véhicules, autociternes) au lieu de chercher à prévenir les incendies moyennant une meilleure autoprotection des peuplements. Il est donc fortement recommandé aux pays méditerranéens intéressés de prendre, de concert, deux mesures concrètes.

La première consisterait à diffuser largement les connaissances et les données d'expérience concernant la modification des combustibles, de façon à harmoniser et à améliorer les techniques sylvicoles préventives. Pour cela, on pourrait constituer une équipe d'experts chargée d'élaborer un «Manuel de sylviculture pour la prévention des incendies de forêt», qui aborderait notamment les questions suivantes: connaissances techniques actuelles en matière de prévention des incendies de forêt; combustibles forestiers; techniques propres à modifier les combustibles forestiers: feu contrôlé, pâturage contrôlé, défrichement et trituration, phytocides, substitution d'essences; sylviculture préventive: structure des peuplements forestiers, coupe-feu; exemples de réalisations concrètes.

Deuxièmement, il faudrait réaliser, en coopération, une étude comparative des méthodes de conservation des coupe-feu, et en évaluer le coût et l'efficacité. La modification des combustibles végétaux se fait principalement à l'aide des «coupe-feu». L'étude proposée devrait se fixer les objectifs suivants: évaluer les méthodes de défrichement manuel et mécanique (coût et durée des effets sur le combustible végétal); réaliser des essais de feu contrôlé dans le Bassin méditerranéen et en comparer les résultats et le coût aux méthodes de défrichement manuel et mécanique; essayer, comme solution de rechange, de préserver les coupe-feu en introduisant des essences rampantes à forte teneur en sel et à faible inflammabilité, du type Atriplex ou autre; voir comment ces coupe-feu peuvent être entretenus avec le pâturage contrôlé.

Ces mesures pourraient être coordonnées par le réseau de recherche sur l'aménagement anti-incendie des forêts du Comité AFC/CEF/CFPO des questions forestières méditerranéennes «Silva Mediterranea» qui vient d'être créé. De toute façon, ces efforts ne porteront leurs fruits que s'ils sont intégrés dans un vaste programme de coopération régionale à long terme.


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