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Dossier


L'agro-écologie, une raison d'espérer
Une verte évolution
Un miracle qui a mal tourne
L'Afrique suspendue entre passe et avenir
Ne tirez pas sur les forêts!

L'agro-écologie, une raison d'espérer

Des systèmes agricoles autosuffisants: l'agro-écologie mise sur les synergies

Par Miguel Altieri

La plupart des experts reconnaissent aujourd'hui que le modèle agricole proposé par la Révolution verte entre dans une phase critique. Loin d'améliorer la vie des petits exploitants du Tiers monde ou de briser le cercle vicieux associant pauvreté rurale et dégradation de l'environnement, ce modèle a provoqué une véritable rupture de l'équilibre naturel. Technologies ou production ne sont pas seules en cause, encore que la productivité fasse partie du problème. Il convient plutôt d'interroger les facteurs socio-économiques et culturels, véritables responsables du sous-développement.

Cette crise de l'environnement n'est en effet que la conséquence de choix socio-économiques encourageant certaines technologies à fort apport d'intrants, et des méthodes qui entraînent érosion du sol, salinisation, pollution par les pesticides, désertification et réduction de la biodiversité.

L'incidence croissante des ravageurs sur les récoltes, malgré l'emploi de pesticides, est un symptôme supplémentaire de la crise. On sait que les cultures génétiquement homogènes manquent souvent des mécanismes de défense naturels qui les protégeraient des ravageurs. Au nom de la productivité, la Révolution verte a sélectionné les plantes pour leurs hauts rendements et leur saveur mais, ce faisant, les a rendues plus vulnérables aux attaques extérieures.

En outre, les méthodes d'exploitation agricole modernes ont des effets négatifs sur les ennemis naturels des ravageurs: ceux-ci n'apprécient pas assez les monocultures pour y séjourner et participer vraiment à la lutte biologique. Tant que la monoculture formera la base des systèmes agricoles, les ravageurs croîtront et se multiplieront, tandis que les végétaux, fragilisés, requèreront des mesures technologiques de protection toujours plus dangereuses et plus coûteuses (fig. 1).

Un concept bien utile

Le concept d'agriculture durable est une réponse relativement récente au déclin qualitatif de la base de ressources. Controversé, ce concept est cependant utile dans la mesure où il conçoit l'agriculture

La recherche mise encore trop souvent sur la haute technologie comme le produit de l'évolution conjointe de systèmes socio-économiques et naturels. Le développement agricole dépend d'une multiplicité de facteurs et sa compréhension suppose une analyse des rapports entre méthodes d'exploitation, environnement et systèmes sociaux. Cette analyse permet d'élaborer des choix de développement visant à instaurer un véritable système d'exploitation: agricole durable.

Figure 1: Conséquences écologiques de la monoculture; ce schéma met en évidence les problèmes posés par les ravageurs et l'effet de spirale agro-chimique

Il est nécessaire de développer des agro-écosystèmes, relativement indépendants des intrants chimiques et énergétiques; interactions écologiques et synergie entre les composants biologiques consentent à ces systèmes d'assurer eux-mêmes fertilité du sol, productivité et protection des cultures.

Malgré les leçons tirées des recherches et des expériences antérieures, on mise encore trop souvent sur la haute technologie. Ainsi on poursuit d'une part le développement en laboratoire de variétés transgéniques résistantes aux facteurs de stress, et de l'autre, des approches de substitution à base d'intrants organiques, visant à remplacer les technologies agro-chimiques, à fort apport d'intrants, par des technologies à intrants réduits, plus respectueuses de l'environnement. Mais ces approches ignorent totalement les causes écologiques des effets catastrophiques de l'agriculture moderne sur l'environnement, découlant directement du système de monoculture à grande échelle. Et l'emploi de technologies alternatives ne vise alors qu'à combattre certaines causes spécifiques et isolées, affectant la productivité. Gênés par cette vision trop limitée, les spécialistes agricoles ne voient pas que ces facteurs isolés ne sont que les symptômes d'une maladie plus générale inhérente aux agro-écosystèmes déséquilibrés. Négligeant le contexte et la complexité des processus agro-écologiques, ils sous-estiment les causes profondes du problème agricole.

Aujourd'hui, la nécessité d'accroître la sécurité alimentaire tout en protégeant la base de ressources ne suppose pas seulement de modifier le calendrier de la recherche stratégique, mais également de réviser le type d'approche au développement rural, et de promouvoir la réelle participation des paysans. Bien que l'ensemble des régions du monde soient concernées par l'élaboration d'un mode de production durable, l'intensité ou la perception de l'importance des enjeux diffèrent selon le mode d'exploitation dominant: à grande ou petite échelle, cultures de rente ou de subsistance, faible apport d'intrants ou non, etc.

Monoculture champ de coton dans la vallée de Hulla, en Israël

Dans le secteur de l'agriculture commerciale, on pense généralement que la dégradation de l'environnement est due à la seule technologie, à une sorte d'overdose de développement; alors que le développement n'est pas encore parvenu à toucher le vaste groupe des petits fermiers pauvres. Il est aujourd'hui absolument vital d'élaborer une approche au développement agricole répondant aux besoins des petits exploitants. Et l'élaboration d'une technologie en mesure d'exploiter le potentiel de production au mieux des intérêts de tous reste l'objectif central, dans l'un comme dans l'autre secteur. De nombreux schémas de développement (recherches sur les systèmes d'exploitation et de vulgarisation, analyse et développement d'agro-écosystèmes, etc.) ont été avancés. La plupart privilégient une analyse des systèmes axée sur les contraintes de production socio-économiques autant que biophysiques, et choisissent l'agro-écosystème ou la région comme objet de leur analyse.

Cette approche a permis d'améliorer les méthodes de diagnostics et de formuler des critères nouveaux (durabilité, équitabilité, stabilité) destinés à évaluer les résultats des divers modes d'exploitation. Cette vision plus globale, qui prend en compte les différents facteurs régissant la productivité agricole, a également favorisé la mise en oeuvre de nouvelles orientations technologiques plus respectueuses de l'environnement. Malheureusement, la plupart de ces propositions ne perçoivent le concept de durabilité que sous l'angle technique de la production, et n'arrivent que difficilement à la compréhension des mécanismes fondamentaux.

Choix intégrés

II est, bien entendu, impossible de mettre en oeuvre de nouveaux agro-écosystèmes durables sans modifier les facteurs socio-économiques qui décident de ce qui doit être produit, comment et pour qui. Les stratégies de développement doivent faire des choix technologiques intégrés au sein d'un ensemble de choix socio-économiques. Seules des politiques et des actions inspirées de cette stratégie pourront faire face à la crise de l'environnement résultant de l'expansion de l'agriculture moderne et lutter contre la pauvreté rurale dans l'ensemble du monde en développement.

L'agro-écologie est une discipline visant à définir les principes de base écologiques pour l'étude, l'élaboration et la gestion des agro-écosystèmes; ceux-ci produisent, tout en protégeant les ressources, respectent les traditions culturelles, sont à la fois justes sur le plan social et viables au plan économique.

L'agro-écologie propose une vision générale des agro-écosystèmes (génétique, agronomie, édaphologie...) qui suppose la compréhension des niveaux social et écologique de co-évolution, structures et fonctions. Cette discipline encourage également les chercheurs à puiser dans les connaissances et les capacités des paysans, mais aussi à exploiter le potentiel illimité de la biodiversité pour créer des synergies permettant aux agro-écosystèmes de demeurer ou de revenir à un état inné de stabilité naturelle. On obtiendra des résultats durables en favorisant l'équilibre adéquat entre cultures, sols, nutriments, soleil, engrais et organismes vivants. L'agro-écosystème est productif et sain lorsque ces conditions sont respectées et lorsque les plantes sont assez solides pour résister au stress et aux attaques extérieures: les agro-écosystèmes suffisamment diversifiés parviendront à surmonter les moments difficiles et à se reprendre une fois la crise passée. Des mesures musclées (insecticides botaniques, engrais naturels) pourront être temporairement nécessaires pour lutter contre certains ravageurs spécifiques ou certaines carences du sol: l'agro-écologie indique la marche à suivre pour remédier à ces problèmes sans causer à la nature des dommages irréparables.

En même temps qu'ils luttent contre les ravageurs, les maladies ou les carences du sol, les agroécologistes tentent de restaurer la résistance de l'ensemble de l'agro-écosystème. Si la maladie, la dégradation du sol, etc proviennent d'un déséquilibre, le but premier sera de rétablir l'équilibre. On misera sur la biodiversification pour obtenir autorégulation et durabilité.

Cependant, la santé écologique n'est pas le seul but recherché. En effet, la durabilité serait impossible sans le respect de la diversité culturelle qui sous-tend les agricultures locales. L'ethnoscience (qui étudie le système de connaissances spécifiques élaboré par un groupe ethnique déterminé) a montré que le savoir populaire local en matière d'environnement, faune, flore et sols pouvait aller très loin. Forts de ces connaissances traditionnelles, les paysans ont mis au point des stratégies de production et d'usage de la terre pluri-dimensionnels, visant à assurer l'autosuffisance alimentaire de leur communauté.

Il convient d'exploiter complémentarités et synergies

Le savoir traditionnel

Les agro-écologistes tiennent compte de multiples aspects du savoir traditionnel: pratiques d'exploitation, connaissance de l'environnement, des systèmes taxinomiques locaux, usage de technologies à faible apport d'intrants. Les informations recueillies en analysant certains caractères écologiques de l'agriculture traditionnelle - comme la capacité à affronter le stress, l'efficacité des cultures mixtes, le recyclage des matériaux, l'utilisation du plasma germinatif local, l'exploitation d'une grande variété de micro-environnements, etc - permettent de définir des stratégies agricoles adaptées aux besoins, aux préférences et à la base de ressources des paysans et des écosystèmes locaux.

A Sri Lanka, les plantations de thé font bon ménage avec les arbres (Photo Gustaaf Blaak)

La production ne peut se stabiliser que dans un contexte social en mesure de protéger l'intégrité des ressources naturelles et de favoriser l'interaction harmonieuse entre les hommes, l'agro-écosystème et l'environnement. L'agro-écologie fournit aux communautés locales les instruments méthodologiques leur permettant de devenir la force motrice des projets de développement: les paysans devront devenir architectes et acteurs de leur propre développement.

En termes d'organisation, l'objectif de l'agro-écologie est d'assurer un environnement équilibré, des rendements durables, la fertilité du sol par des moyens biologiques ainsi que le contrôle des ravageurs grâce au développement d'agro-écosystèmes diversifiés, et l'usage de technologies à faible apport d'intrants. Cette stratégie repose sur certains principes écologiques: assurer la meilleure utilisation des nutriments, des matières organiques et des sources d'énergie, la protection de la terre et des eaux et l'équilibre entre les ravageurs et leurs ennemis naturels. Il convient pour cela d'exploiter complémentarités et synergies résultant des différentes associations de cultures, d'arbres et d'animaux.

La santé des agro-écosystèmes dépend du degré d'interaction entre leurs composants biotiques et abiotiques. En favorisant une certaine biodiversité fonctionnelle, il est possible de créer des synergies. Celles-ci renforcent les processus des agro-écosystèmes, en oeuvrant pour l'activation de la biologie du sol, le recyclage des nutriments ou l'accroissement des insectes utiles.

Nous disposons présentement d'une série de méthodes et de technologies dont l'efficacité et la valeur stratégique sont variables (tableau 1). Certaines, incluant des pratiques connues de l'agriculture traditionnelle (amélioration génétique, labour minimal, rotation), sont de nature prophylactique, alors que d'autres sont de nature préventive: cruciales, ces dernières agissent en renforçant l'immunité des agro-écosystèmes. On a longuement expérimenté l'efficacité de nombre de ces pratiques, dont les implications sur le milieu géographique sont très vastes. Ces technologies ne visent pas, comme le faisait la Révolution verte, à la croissance spectaculaire des rendements, dans des conditions optimales; au contraire, elles recherchent la régularité de la production dans des conditions différentes, en particulier dans des conditions marginales comme celles qui prévalent en général pour les petites exploitations de subsistance. Cependant, plus que d'insister sur des technologies particulières, il est essentiel de définir une approche agroécologique axée sur la diversité culturale, l'usage des légumineuses en rotation, l'intégration animale, le recyclage et la réutilisation de la biomasse et des déchets, et l'incorporation de certaines technologies alternatives.

Figure 2 Schéma des pratiques agricoles alternatives disponibles (modifié d'après Coleman en 1989)

Pour l'agro-écologie, les règles de base sont la conservation des ressources renouvelables, l'adaptation des cultures à l'environnement, et le maintien d'un niveau de productivité modéré mais durable. Le système doit:

1) réduire, régulariser et optimiser la consommation d'énergie et de ressources;

2) limiter les pertes en nutriments en réduisant lessivage, décuvage et érosion et en améliorant le recyclage des nutriments par l'emploi accru de légumineuses, d'engrais organique et de compost ou d'autres mécanismes de recyclage efficaces et naturels;

3) favoriser la production de denrées alimentaires locales adaptées au milieu naturel et socio-économique;

4) protéger les ressources naturelles et freiner la dégradation du sol;

5) réduire les coûts et promouvoir l'efficacité et la viabilité économiques des petites et moyennes exploitations agricoles, afin de renforcer l'ensemble du système agricole.

D'un point de vue pratique, les composants essentiels d'un agro-écosystème durable comprennent:

· une couverture végétale assurant la conservation efficace des sols et des eaux; elle sera obtenue grâce à des pratiques de zéro-culture, de paillis, de cultures de couverture, etc;

· l'apport régulier de matière organique (engrais, compost, promotion de l'activité biologique du sol);

· le recyclage des nutriments, grâce à la rotation des cultures, aux systèmes mixtes élevage/cultures, à l'emploi de légumineuses, etc;

· le contrôle des ravageurs, en introduisant ou en protégeant si besoin est leurs ennemis naturels, afin de promouvoir la lutte biologique.

Un modèle: la nature

Le dernier objectif visé est l'intégration des diverses composantes de façon à améliorer l'ensemble de l'efficacité biologique, à préserver la biodiversité, à conserver la productivité de l'agro-écosystème et ses propres capacités de régulation. On cherche ainsi à élaborer un système qui reproduise la structure et les fonctions des écosystèmes naturels locaux; ceux-ci possédant une biodiversité élevée et un sol biologiquement protégé, favorisent le recyclage et la conservation des ressources. Comparons un agro-écosystème à une étable: les sols biologiquement actifs seraient les fondations; ils assurent le recyclage efficace des nutriments (les piliers de soutien de la construction); la biodiversité élevée (le toit) offre stabilité et protection contre le stress. La couverture du sol et/ou l'intégration des arbres (les murs) réduisent les pertes du système.

Cultures de couverture dans les vignobles du Chili central (Photo Miguel Altieri)

... reproduire la structure et les fonctions des écosystèmes naturels

Grâce à cette approche nouvelle du développement agricole, l'agro-écologie a profondément influencé la recherche et les activités de vulgarisation de nombreuses institutions et organisations paysannes. Les divers programmes de développement rural en cours dans le monde en développement nous enseignent que le processus d'amélioration agricole doit:

a) exploiter et promouvoir le savoir local et les technologies productrices de ressources;

b) mettre l'accent sur la biodiversité locale, incluant le plasma germinatif local, les ressources en bois de feu ou les herbes médicinales;

c) tendre à l'auto-développement, nécessitant la participation active des paysans. Selon les rapports de projets menés en Amérique latine, ces méthodes permettent d'améliorer l'usage de l'eau, la lutte biologique contre les ravageurs, la conservation effective du sol, et de mettre la gestion de la production à la portée des petits paysans (voir à ce sujet Cérès n° 134, p. 33-39, 1992).

Il est courant de se trouver, dans les pays en développement, face à des systèmes d'exploitation agricole organisés en fonction du capital, des marchés et des technologies. La Révolution verte de ces dernières décennies s'est adressée aux exploitants aisés, espérant que ces agriculteurs "progressistes ou avancés" serviraient d'exemple aux autres et faciliteraient le processus de diffusion technologique. Les agro-écologistes estiment quant à eux que l'on doit aller de la base vers le sommet, en partant des paysans les plus démunis. Cette approche respecte les facteurs culturels, puisqu'elle opère à partir du savoir agricole traditionnel, associé à des éléments de la science agricole moderne. L'environnement est également respecté car ces méthodes ne transforment ni ne modifient radicalement les écosystèmes paysans, mais plutôt identifient les éléments traditionnels ou modernes qui, intégrés, permettront d'optimiser la production. En mettant l'accent sur l'usage de ressources disponibles localement, les technologies agro-écologiques sont également plus intéressantes sur le plan économique.

Le Centro de Educación de Tecnología (CET), une ONG chilienne, a choisi cette approche pour aider des centaines de paysans à améliorer leur sécurité alimentaire, la conservation de leurs ressources et leur revenus. Le CET a mis sur pied diverses petites fermes qui répondent avec efficacité à la plupart des besoins alimentaires des familles démunies. Les cultures, animaux et autres ressources sont agencés selon un schéma de rotation, ou de mixité, afin d'optimiser l'efficience de la production, le recyclage des nutriments et la protection des cultures. Les petits exploitants reçoivent une formation leur apprenant à diversifier leurs ressources en intégrant animaux, cultures et arbres et en optimisant les flux de ressources biologiques, les interactions et les complémentarités entre les divers composants de leur ferme. Dans la rotation culture/pâture, essentielle pour briser le cycle de vie des ravageurs et renforcer la fertilité du sol, le pâturage fournit le système en matière organique et nutriments. Les cultures constituent la phase "extractive", mais contribuent également à renforcer la couverture du sol, les plantes-abri, etc. L'intégration des animaux est essentielle, encore que les races doivent être choisies avec soin selon leur taille et leurs besoins nutritionnels de façon à ne pas peser trop lourdement sur les ressources végétales. Le pâturage en rotation est un moyen efficace d'alimenter les bêtes régulièrement, d'assurer la repousse rapide de l'herbe et de répandre de l'engrais dans les champs. Ce programme a démontré son efficacité au Chili, dans l'île de Chiloe, où les niveaux de phosphore et de production agricole sont montés en flèche après six années de rotation culture/pâture sur des terres marginales pauvres en phosphore. Au bout de la sixième année, les rendements en pommes de terre avaient plus que doublé pour un apport d'engrais chimique et organique moitié moindre. On estime qu'après un troisième cycle de rotation, les apports d'intrants externes ne seront plus nécessaires, l'activité biologique assurant seule la performance du système.

Nécessaire conversion

Les systèmes d'exploitation conventionnelle modernes, les plus répandus dans les pays en développement, reposent sur la monoculture. Mais ils manquent de biodiversité fonctionnelle et exigent des apports d'intrants extérieurs réguliers. L'un des plus grands avantages de l'agro-écologie est qu'elle conserve à la diversité biologique son rôle dans la restauration de l'équilibre écologique et la stabilisation de la production. De la biodiversité dépend la variété des processus de renouvellement et d'activité écologiques dans les agro-écosystèmes (figure 3).

L'une des principales stratégies mises en oeuvre par l'agriculture durable consiste à restaurer la diversité agricole dans le temps et l'espace grâce à des systèmes de culture alternatifs tels que:

· la rotation des cultures, qui permet une diversité végétale temporaire. Intégrée dans un système cultural, elle produit des nutriments végétaux qui brisent le cycle de vie des insectes et ravageurs, des maladies, des herbes folles;

· la polyculture: association de deux cultures d'espèces différentes ou plus. Plantées à proximité l'une de l'autre, ces cultures se complètent biologiquement, ce qui améliore leurs rendements;

· les systèmes d'agro-sylviculture: les arbres coexistent avec cultures annuelles ou animaux. La complémentarité de ces composants permet de diversifier les usages possibles de l'agro-écosystème;

· les cultures de couverture: l'utilisation de légumineuses seules ou associées, sous des arbres fruitiers, augmente la fertilité du sol, favorise la lutte biologique contre les ravageurs, modifie le microclimat du verger;

· la culture/élevage: l'intégration des animaux permet d'obtenir une biomasse plus importante et un excellent recyclage des nutriments.

Passer d'un système de production agricole conventionnel, nécessitant des intrants synthétiques dérivés du pétrole, à un système à faible niveau d'intrants, ne suppose pas simplement d'éliminer les intrants extérieurs, sans faire aucun effort pour les remplacer ou pour établir une gestion différente. Des connaissances écologiques fort étendues sont en effet nécessaires pour diriger le cours des flux naturels permettant de maintenir les rendements dans un système agro-écologique.

Ce processus de conversion, d'un mode d'exploitation à haut niveau d'intrants à une agriculture ne requérant que peu d'intrants extérieurs, est transitoire; il comporte quatre étapes:

1) élimination progressive des produits chimiques;

2) rationalisation de l'usage des produits agro-chimiques grâce à la Lutte intégrée contre les ravageurs (LI) et la gestion des nutriments;

3) introduction progressive de technologies à faible niveau d'intrants;

4) réélaboration de systèmes d'exploitation agricoles reposant sur l'intégration optimale culture/élevage, qui encourage les synergies, de sorte que le système puisse assurer lui-même la fertilité de son sol et le contrôle naturel de ses ravageurs, ainsi que des rendements satisfaisants.

Au cours de ces étapes, on veillera à assurer:

· l'augmentation de la biodiversité du sol et de sa couverture;

· l'accroissement de la production de biomasse et de la richesse du sol en matière organique;

· la réduction des résidus de pesticides, des pertes en nutriments et en composants des eaux;

· l'établissement de rapports fonctionnels entre les divers composants de la ferme;

· la programmation optimale des cultures et de leurs associations, et l'usage efficace des ressources locales.

Le programme de Lutte intégrée pour le riz lancé en Asie par la FAO est un exemple de ce processus de conversion; la formation sur le terrain comprenant les pratiques de LI ainsi que les méthodes adéquates de riziculture incite les paysans à réduire fortement les pesticides et à mettre en place un programme de substitution des intrants (par la lutte biologique, l'usage d'engrais organique, etc). Ils élaborent par la suite un système de production intégrée du riz, qui peut comporter la pisciculture, la rotation des cultures et l'intégration du bétail.

Ce processus peut être mené à bien n'importe où, en un à cinq ans, selon le degré de sophistication ou de dégradation du système précédent. Mais toutes les approches de substitution des intrants ne respectent pas également l'environnement; ainsi certaines pratiques encouragées par d'enthousiastes supporters de l'exploitation organique, comme le brûlis ou l'épandage d'insecticides botaniques à large spectre, peuvent avoir des effets négatifs sur l'environnement.

Figure 3: Ressources, composantes et fonctions des systèmes agricoles intégrés à usage multiple

Eléments techniques fondamentaux pour une stratégie agro-écologique

1. Conservation et régénération des ressources naturelles

A. Sol (érosion, fertilité, santé des plantes)
B. Eau (récolte, stockage in situ, gestion, irrigation)
C. Plasma germinatif (espèces végétales et animales autochtones, races locales, plasma adapté)
D. Faune et flore utiles (ennemis naturels, pollinisateurs, usage multiple de la végétation)

2. Gestion des ressources productives

A. Diversification

temporaire (rotation, séquences, etc.)
spatiale (polycultures, agroforesterie, association cultures/élevage)
génétique (lignées multiples, etc.)
régionale (division en zones, bassins versants, etc.)

B. Recyclage des nutriments et des matières organiques

biomasse végétale (engrais vert, résidus des récoltes, fixation de l'azote)
biomasse animale (fumier, urine, etc.)
réutilisation des nutriments et des ressources de la ferme, internes et externes

C. Contrôle biotique (protection des cultures et santé animale)

lutte biologique naturelle (accroissement des agents de lutte naturelle)

lutte biologique artificielle (introduction et accroissement des ennemis naturels, insecticides botaniques, produits vétérinaires alternatifs, etc.)

3. Mise en oeuvre des facteurs techniques

A. Définition des techniques de régénération, conservation et gestion des ressources adaptées aux besoins et aux conditions agro-écologiques et socio-économiques locaux

B. La mise en oeuvre peut se faire au niveau de la micro-région du bassin versant, de la ferme et du système d'exploitation

C. La mise en oeuvre répond à une conception holistique qui se refuse à développer isolément chaque facteur

D. La stratégie doit être en accord avec la logique paysanne et inclure des éléments de gestion des ressources techniques

Il est d'autre part essentiel que ce processus de transition maintienne un certain équilibre économique, pour aider les paysans, à supporter les éventuelles pertes financières dues a la légère baisse des rendements au cours de la phase initiale de conversion. Des stimulants financiers seront parfois nécessaires pour permettre à certains fermiers d'attendre que le nouveau système ne devienne rentable.

Différents essais sur le terrain menés dans la vallée de l'Aconcagua (Chili central) sont la preuve qu'il est possible d'éviter cette baisse des rendements initiale. La culture de couverture choisie pour les terres concernées est la Vicia atropurpurea; les vignobles ont atteint des rendements de 10 à 20 % supérieur au cours des deux premières années du processus; la taille et la qualité (pourcentage de sucre) de ce raisin de table sont bien meilleures que celles des cultures conventionnelles. Les ravageurs, comme la cochenille de la vigne, sont généralement la proie de certains de leurs ennemis naturels prospérant dans la culture de couverture; néanmoins, des introductions massives de Pseudaphycus flavidulus doivent parfois être effectuées dans certain secteurs du vignoble. On lutte contre Botrytis, la maladie principale, en installant des dômes de feuillages qui favorisent la ventilation et l'établissement d'un microclimat favorable, ou à l'aide de préparations à base de compost, contenant quelques ennemis naturels (Trichoderma, Pseudomonas). Cependant, après deux ans de culture de couverture, la substitution des intrants ne s'avère nécessaire que dans certaines zones limitées du vignoble. En fin de compte, le fonctionnement biologique du vignoble suffit à assurer la performance de l'agro-écosystème.

De l'avis des chercheurs, la culture de couverture transforme les vignobles en agro-écosystèmes à la diversité et stabilité écologiques croissantes. En fait, cette culture est un facteur écologique essentiel pour activer les processus majeurs et influencer les composants de l'agro-écosystème vignoble: elle offre un habitat aux insectes utiles, active l'activité biologique du sol, apporte de l'engrais organique, fixe l'azote, protège le sol, modifie le micro-climat, etc. Dans les vignobles et les vergers, les cultures de couverture apparaissent ainsi comme un élément simple mais primordial qui permet d'opérer des changements écologiques profonds.

Nécessaire diversification

Dans sa recherche d'une productivité agricole durable, l'agro-écologie associe certains éléments des deux technologies: moderne et traditionnelle. Mais si l'on veut être sûr du succès, il faudra faire plus que modifier ou simplement adapter des systèmes ou des technologies existantes. Les nouvelles approches doivent briser les structures de la monoculture en élaborant des systèmes d'exploitation agricole intégrée semblables à ceux que nous venons de décrire. Dans le cas contraire, le rôle des pratiques alternatives se limitera à une simple substitution d'intrants. On perdra par là tous les avantages offerts par l'intégration des biodiversités végétale et animale, qui augmente les interactions et les synergies, optimise les fonctions et les processus de l'écosystème (contrôle biotique des organismes les plus importants, recyclage des nutriments, production et accumulation de biomasse), et permet ainsi aux écosystèmes de se développer sans aide extérieure. Cette approche favorise la durabilité économique et écologique des agro-écosystèmes, en particulier lorsque les systèmes d'exploitation se développent en accord avec la base de ressources locale et opèrent au sein de conditions environnementales et agro-écologiques pré-existantes. Elle favorise également la conservation et l'augmentation des ressources locales (plasma germinatif, sol, insectes utiles, biodiversité végétale), encourage la participation des paysans, le recours aux connaissances traditionnelles et l'adaptation des entreprises agricoles aux besoins et aux conditions locales.

Miguel Altieri est membre du Laboratoy of Biological Control, Université de Californie, à Berkeley, ainsi que du Consortium latino-américain sur l'agro-écologie et le développement (CLADES) et du Sustainable Agriculture Networking and Extension (SANE-PNUD).

Une verte évolution

Respecter davantage les usagers, mieux cibler les variétés végétales: le GCRAI réoriente ses efforts de recherche agricole

Par Mike Collinson

Le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) et ses centres internationaux sont nés dans le contexte du boom démographique en Asie, dans les années 50 et 60. L'Institut international de recherches sur le riz (IRRI) et le Centre international d'amélioration du maïs et du blé (CIMMYT) avaient déjà tenté de donner une réponse scientifique aux problèmes alimentaires des pays en développement. Ce premier effort international, financé par des fonds publics et appelé plus tard "Révolution verte", allait produire d'abondants résultats.

Les innovations médicales rapidement diffusées dans le monde entier provoquèrent une rapide poussée démographique, suivie de profonds changements culturels et d'une demande alimentaire croissante à laquelle la science moderne allait tenter de répondre.

La Révolution verte des années 60 a connu ses premiers succès sur les basses terres irriguées de l'Asie, mais le concept d'une Révolution verte limitée aux zones irriguées est à présent dépassé: aujourd'hui, les variétés modernes sont également adaptées à des milieux moins favorables.

Une analyse à plus long terme de la Révolution verte indique qu'en 1990, diverses variétés modernes étaient cultivées sur 70 % environ des régions productrices de riz, de blé et de maïs des pays en développement. Mais il est vrai que dans les écosystèmes plus fragiles, subissant une forte pression démographique, les progrès agricoles sont plus incertains et ne sont pas parvenus à satisfaire la demande accrue d'aliments et les aspirations des populations à une vie meilleure. Il y a contradiction: là où les nouveaux produits ont été rapidement acceptés par les fermiers, le rythme même des changements a menacé la cohésion social, et là où ils n'ont pas été acceptés, la cohésion sociale est menacée par l'impossibilité de répondre à la demande.

La Révolution verte fut l'apprentissage... d'un nouvel esprit de coopération internationale

Certains continuent à critiquer la Révolution verte, usant d'une rhétorique qui, malgré 30 ans de recul, la considère close et même néfaste, au lieu d'y voir la réaction à un problème né des progrès de la médecine et du désir des populations de vivre et de voir grandir leurs enfants. En fait, la Révolution verte fut surtout un apprentissage pour ceux qui y adhérèrent (gouvernements, communautés, chercheurs), dans un nouvel esprit de coopération internationale.

Les gouvernements n'en ont pas tous tiré des leçons, mais ceux qui y ont été associés reconnaissent sa valeur. La collaboration mondiale, le langage commun de la science, ont permis une action rapide au-delà des frontières. La recherche agricole internationale a produit nombre de variétés précieuses améliorées sur le terrain grâce aux infrastructures et à l'accès au marché et aux intrants. La recherche nationale a été primordiale pour adapter les plantes importées pour le bien des communautés. Quant aux paysans, ils ont réalisé que l'amélioration de leurs conditions de vie et de leurs revenus permettaient d'affronter les changements culturels et d'allonger la vie.

Ce sont probablement les chercheurs, surtout les jeunes des centres internationaux, qui ont appris le plus, car la Révolution verte fut aussi une révolution en matière d'application scientifique. Transporter du matériel végétal sur de grandes distances, organiser des réseaux d'essais avec divers partenaires pour effectuer des comparaisons entre les pays, identifier ce qui rend une technologie attrayante pour les fermiers: autant d'enseignements qui ont eu une incidence sur l'organisation de la recherche internationale.

Amélioration du matériel génétique

Le matériel génétique est à présent beaucoup mieux ciblé. Même des centres mondiaux comme le CIMMYT concentrent leurs recherches sur certains types d'environnement. L'IRRI a entièrement revu ses programmes pour les adapter aux principaux milieux de production de riz.

Le matériel génétique est créé en particulier pour renforcer les bases de ressources sur lesquelles les fermiers exercent de trop fortes pressions en raison de la poussée démographique: par exemple, on crée des herbages, du riz (Centre international d'agriculture tropicale - CIAT); et du maïs (CIMMYT) adaptés aux sols acides; des cultures comme le sorgho, le millet (Institut international de recherche sur les cultures des zones tropicales semi-arides -ICRISAT), le blé, l'orge (Centre international de recherche agricole dans les zones arides - ICARDA) et le maïs (CIMMYT) résistant à la sécheresse due à l'irrégularité des pluies en milieu aride et semi-aride.

Le coût peu élevé et la facilité de transfert des nouvelles variétés, comparés aux coûts et aux dificultés d'accès au marché des pesticides chimiques, justifient les efforts déployés pour renforcer la résistance des nouvelles variétés aux ravageurs et maladies.

On est de plus en plus conscient du besoin de maintenir et d'améliorer, le cas échéant, la diversité du nouveau matériel végétal. Une meilleure compréhension de la situation des petits fermiers a déterminé une stratégie consistant à incorporer de nouvelles variétés à celles déjà utilisées pour pallier les caprices du climat et du marché.

Les variétés de riz nées de la Révolution verte résultent de l'urgence d'introduire des semences améliorées dans les zones souffrant de pénurie alimentaire. La faible résistance aux ravageurs et aux maladies de ces nouvelles variétés a occasionné des pertes importantes lors d'attaques de ravageurs particulièrement brutales, comme l'a été, par exemple, celle de la cicadelle brune en Indonésie. Quant aux variétés de blé, elles né sont pas nées d'un programme d'urgence; le CIMMYT estime avoir dépensé 50 % de son budget de recherche pour tenir à l'écart certains agents pathogènes et le blé était moins vulnérable que les premiers riz de la Révolution verte! Aujourd'hui, la résistance à six ou sept ennemis principaux du riz a été transférée aux variétés créées par l'IRRI.

Les dommages causés à la biodiversité par la création de nouveau matériel végétal ont suscité nombre de critiques. Dans certains cas, la diversité constituait un caractère fondamental de l'agriculture traditionnelle. La complexité des cultures itinérantes de Hanunoo décrits par Conklin (1957) est certes frappante, mais il ne s'agit en aucun cas d'une vérité universelle. Les niveaux de production agricole ont toujours été aléatoires et, dans nombre de régions, l'histoire relève la corrélation entre la faiblesse de la production - et hausse des prix - et les années où le climat avait été favorable aux maladies. Les dernières variétés créées se sont révélées beaucoup plus stables que les anciennes et la diversité a augmenté avec l'essor de la sélection. Deux variétés de blé ont dominé la première Révolution verte en Inde. Aujourd'hui, les Services nationaux de recherche agronomique (NARS) indiens introduisent huit nouvelles variétés de blé par an, ciblées sur 20 agro-écosystèmes. De même en aquaculture: le tilapia est très populaire auprès des fermiers asiatiques, même si la base génétique des introductions reste très restreinte. Selon les recherches du Centre international d'aménagement des ressources bioaquatiques (ICLARM), il est possible d'obtenir une forte hausse des rendements grâce à la simple sélection à partir des stocks de tilapia africains.

Conservation des ressources naturelles

Plus de dix ans de Révolution verte ont permis de comprendre que des changements techniques et économiques adéquats sur les meilleures terres accroissent la demande et le coût du travail, ce qui attire les populations et permet de préserver les terres plus fragiles. La présence de l'homme sur les meilleures terres présenterait des avantages sociaux et environnementaux importants (Hazel & Ramasamy, 1991; David & Otsuka, eds., 1994).

Cependant, la stagnation des rendements de riz et de blé, non pas en milieu marginal et fragile mais sur les terres irriguées productives du Sud asiatique, remet en question cette stratégie et incite à de nouvelles études sur les terres marginales et sur la durabilité dans les zones fortement productives. Les sélectionneurs sont parvenus à adapter des variétés naines et semi-naines de la première Révolution verte à des conditions très diverses, mais c'est encore la variété IR-8 de l'IRRI, lancée en 1966, qui détient le record de productivité du riz.

Au cours des années 80, confiant dans la durabilité des rendements de IR-8, l'IRRI axa sa nouvelle stratégie de reproduction sur la défense des gains de productivité. Ce fut une erreur: 20 ans de données ont permis à Pingali de relever une baisse annuelle de productivité de 5, 17 % pour les cultures de la saison humide et de 5, 89 % pour celles de la saison sèche. L'érosion à long terme de la productivité semble résulter de la dégradation du milieu rizicole; ce phénomène a été observé également dans divers centres expérimentaux en Inde, Thaïlande et Indonésie.

Blé résistant à la chaleur mis au point par le CIMMYT, Mexique (Photo CIMMYT/G. Hettel)

Oryzica Sabana 6, mis au point par le CIAT, Colombie (Photo CIAT/Matazul)

Haricots mis au point au CIAT, Ouganda (Photo CIAT/M. Fischer)

Variété de riz IR-8, à haut rendement

En outre, la Révolution verte nous a enseigné que l'emploi intensif de pesticides et d'engrais est nocif pour les écosystèmes. Les pesticides, déversés dans le milieu végétal, polluent toute la chaîne alimentaire; les nitrates inutilisés par les plantes et non fixés par le sol empoisonnent les eaux souterraines et leurs utilisateurs. L'emploi continu et inefficace d'intrants abondants dégrade ainsi fortement les terres. Selon Pingali, cette dégradation, ainsi que la baisse des rendements du riz relèvent de trois causes: la pression accrue des ravageurs, l'épuisement rapide des micro-nutriments des sols, la modification chimique des sols (due à l'agriculture intensive et aux eaux d'irrigation de basse qualité). Des recherches sur ces causes s'imposent. En Inde, la population doublera d'ici 2035 et la productivité du riz devra augmenter dans la même mesure.

Le GCRAI reste convaincu que l'apport d'engrais et de pesticides modernes est indispensable pour nourrir les populations en croissance; cependant, il faut apprendre à mieux les utiliser et ainsi:

· reconnaître la validité des différentes options de gestion des sols et des eaux, y compris les solutions organiques, spécialement lorsque l'accès au marché est faible;

· reconnaître que l'efficacité nutritive du matériel végétal réduit le besoin d'engrais commerciaux: une agronomie mieux conçue doit tenir compte davantage du milieu local pour choisir les intrants;

· renforcer la création de variétés résistantes aux ravageurs et aux maladies afin de réduire la quantité de pesticides nécessaires;

· créer des variétés modernes qui facilitent l'adoption de techniques de conservation des ressources. On tentera ainsi de produire des variétés:

- résistant aux maladies transportées par les débris végétaux déposés à la surface du sol dans la culture de conservation;

- acceptant l'ombre ou la pénombre pour favoriser la pousse des cultures intercalaires dont la frondaison atténue les effets du vent et des pluies;

- tolérant certains herbicides sans danger pour l'environnement, qui réduisent les coûts en intrants.

Le GCRAI a revu son mandat pour aborder de façon plus efficace la question de la durabilité productive. Depuis cinq ans, ses recherches phytogénétiques et celles portant sur la gestion des ressources naturelles sont mieux équilibrées et privilégient l'approche éco-régionale; celle-ci analyse l'interaction des décisions prises à divers niveaux (exploitations agricoles, communautés, institutions et décideurs) sur les sols, l'eau et les processus biologiques en oeuvre dans les bassins versants et entre eux.

Le CGRAI est en voie de planifier et d'exécuter des programmes éco-régionaux, avec des partenaires des NARS, des instituts de recherche avancée et des ONG, dans les régions à forte pression démographique où s'instaurera à long terme une dépendance envers l'agriculture locale. La priorité de l'approche éco-régionale consiste à comprendre la raison de la stagnation de la productivité du riz et du blé dans la plaine indo-gangétique. L'approche même est une leçon tirée de la Révolution verte, qui a montré l'importance de la dimension humaine pour le succès de la recherche agricole.

Un processus mieux adapté

Au cours de la réunion du GCRAI à New Delhi, en mai 1994, le premier ministre indien, Shri P.V. Narasimha Rao, a mis en relief l'extraordinaire diversité des communautés de son pays et a insisté sur la nécessité de réponses locales aux problèmes agricoles. Son message résume clairement les efforts actuels entrepris pour mettre en oeuvre un processus de recherche reconnaissant l'importance de la diversité humaine et visant à proposer des solutions pertinentes aux problèmes locaux spécifiques.

On admet aujourd'hui qu'une "bonne" technologie est déterminée, non seulement par le temps, les sols et la biologie, mais aussi par des critères culturels, sociaux et économiques. Plus le processus de recherche associe les utilisateurs - femmes et hommes - plus grandes seront les chances de créer des technologies qui seront couronnées de succès.

On admet également que la productivité n'est pas le seul facteur d'importance pour les paysans vivant, par exemple, de l'agriculture de subsistance ou dans les zones peu accessibles au marché. Ainsi, les besoins de consommation et les préférences des populations locales entrent en jeu: utilisation, transformation et goût de la plante dans la cuisine locale, conservation, impact sur la main-d'oeuvre familiale et sur d'autres revenus possibles.

De génération en génération, les communautés traditionnelles créent et diffusent localement l'innovation agricole. C'est une évidence qui émerge des travaux de l'Indigenous Technical Knowledge (ITK), au sein duquel les anthropologues du Centre international de la pomme de terre (CIP) ont été particulièrement actifs; il convient de citer également le Farming Systems Research (FSR), l'IRRI, le CIMMYT, l'ICARDA et l'Institut International d'agriculture tropicale (IITA), ainsi que l'Evaluation rurale participative (PRA), le CIAT et l'ICLARM parmi les partenaires du GCRAI les plus actifs.

Il est essentiel de garder présente à l'esprit l'importance du savoir indigène traditionnel. L'utilisation de ces connaissances ne permettra pas de stopper la hausse démographique. Nous le savons par expérience. Néanmoins, combiner les connaissances autochtones avec la science moderne et avec le secteur plus formel de la recherche donne naissance à un processus de recherche et de développement "convivial", conduit par les communautés. L'emploi de méthodes participatives pour favoriser localement création et diffusion des technologies demande un moindre effort des gouvernements tout en permetant aux communautés de prendre en main ce processus, amplifiant ainsi son efficacité.

Les dernières initiatives des Centres internationaux de recherche agricole (IARC) ont renforcé cette tendance. L'association rapide des paysans, même au sein des centres de recherche, contribue à garantir la pertinence du matériel végétal et évite de gaspiller des ressources humaines et budgétaires pour créer des variétés que les populations locales n'accepteraient pas. Dans une étude pilote effectuée au Rwanda, le CIAT et des chercheurs rwandais ont comparé les résultats des sélections d'haricots nains effectuées par des paysans d'une part, des phytogénéticiens d'autre part. Ils ont découvert que les paysans choisissaient le matériel végétal le mieux adapté à leurs écosystèmes. Les 21 cultivars qu'ils ont sélectionnés ont amplifié la diversité; leurs performances ont dépassé, environ sept fois sur dix, celles de leurs croisements antérieurs; la production moyenne a augmenté de plus de 38 %. Ces résultats ont été comparés à des essais effectués sur le terrain dans le passé: la productivité des croisements locaux avait alors été dépassée cinq fois sur dix environ; la production moyenne avait augmenté de 8 %.

L'instauration d'un rapport positif entre petits propriétaires et processus de recherche est sans doute le principal résultat de la Révolution verte et de l'intérêt accru que la connexion pauvreté/environnement suscite chez de nombreuses institutions, depuis les gouvernements jusqu'aux ONG. Les pressions sociales augmentent, mais divers signes indiquent que les gouvernements souhaitent modifier leurs politiques pour mettre à profit les nouvelles technologies; ils semblent en effet de plus en plus convaincus que la perspective technologique permet de mieux gérer les coûts sociaux et financiers de la dégradation environnementale.

Néanmoins, pour certaines questions plus complexes relatives aux sols, à l'eau et aux processus biologiques, le décalage séparant la recherche fondamentale de ses applications n'encourage pas les financements. La question de savoir si les succès de la science en termes de production alimentaire se répéteront, au cours du prochain millénaire, dans le domaine de la conservation des sols, de l'eau et de la biodiversité, reste donc ouverte. La réponse dépend pour une bonne part des responsables politiques.

Mike Collinson est conseiller scientifique auprès du Secrétariat du GCRAl à Washington, D.C., Etats-Unis.

CHOISIR LES FORETS

Dès l'antiquité, Grecs et Egyptiens ont planté des forêts et profité de leurs avantages: elles fournissent des produits précieux, souvent vitaux, contribuent à la restauration de la fertilité des sols, à l'amélioration des microclimats et à la protection des terres, des cultures, des animaux et de l'Homme.

L'impact de ces reboisements sur l'environnement varie selon la méthode de plantation, le choix des essences et la durée de rotation. L'emploi de certaines essences, comme l'eucalyptus, et l'influence des plantations sur les sols devraient faire l'objet de recherches supplémentaires. De plus, il y a lieu d'être prudent lors de la mise en oeuvre de programmes de plantation intensifs: avant d'investir dans des millions d'hectares de plantations boisées, il convient d'évaluer avec précision leurs avantages écologiques et économiques en envisageant différents types de réalisation, qui tiennent compte de l'impact sur la biodiversité et des risques de maladies dues aux champignons ou transmises par les insectes.

Diverses techniques éprouvées de création et de gestion de plantations existent aujourd'hui. Mais tout investissement doit être précédé d'un effort d'adaptation de ces techniques au milieu, en accord avec les communautés et les paysans locaux. La monoculture arboricole devrait être évitée:

· dans les zones de forêts naturelles où la conservation de la biodiversité est prioritaire;

· dans les zones arides ou semi-arides où la disponibilité durable de l'eau est vitale pour l'agriculture;

· sur les versants escarpés dont la suppression de la couverture végétale rase pourrait accélérer l'érosion. Il convient en outre de multiplier les études concernant les essences arbustives à usage multiple (AUM) pour satisfaire les besoins des populations locales en bois d'oeuvre, fruits, bois de feu, fourrage, etc.

Cultures mixtes: fresques murales dans une tombe de Thèbes, Egypte

Un miracle qui a mal tourne

Les terribles effets de la monoculture

Par Vandana Shiva

Dans un premier ouvrage très controversé, The violence of the Green Revolution, la physicienne indienne Vandana Shiva critiquait sévèrement l'agriculture à mirants intensifs, dénonçant ses coûts sociaux et environnementaux trop élevés, en particulier pour les pays en développement. En 1993 elle persistait et signait avec Monoculture of the mind, dont nous publions un extrait. Elle dénonce dans cet ouvrage la "mentalité de monoculture" qui, pour réaliser des gains à court terme, tend à la simplification et V uniformisation en agriculture, en foresterie, et même pour ce qui a trait à la vie sociale.

En agriculture, la mentalité de monoculture a engendré la monoculture des récoltes. Les nouvelles semences miraculeuses, dites "variétés à haut rendement" (HYV) sont à la base de la Révolution verte. Toutefois, contrairement à ce que suggère cette qualification, il n'existe aucun étalon qui permette de mesurer objectivement les "rendements" et d'affirmer que le système agricole basé sur les semences dites miraculeuses est plus productif que l'ancien. Les disciplines scientifiques les plus rigoureuses, comme la physique, reconnaissent désormais que les méthodes d'observation ne sont jamais neutres.

Ainsi la catégorie à haut rendement n'est-elle pas fondée sur un concept neutre. Sa signification et sa mesure sont, en fait, déterminées par la théorie de la Révolution verte elle-même. Et, pour de multiples raisons, il est difficile de comparer ce concept à celui qui sous-tend les systèmes agricoles traditionnels. Le concept de "haut rendement" proposé par la Révolution verte est essentiellement réducteur; il fait fi de tout contexte et interdit toute comparaison entre variétés traditionnelles et modernes en termes de coûts et d'impact.

Tout système agricole comporte généralement une interaction entre le sol, l'eau et les ressources phytogénétiques. L'agriculture traditionnelle, par exemple, choisit ses cultures en fonction de leur rapport symbiotique entre le sol, l'eau, le bétail et les plantes. La Révolution verte substitue à ces divers éléments de l'exploitation agricole elle-même, des intrants externes, tels que semences et produits chimiques. L'ensemble semences-produits chimiques établit ses propres interactions avec les sols et les systèmes d'irrigation; ces phénomènes sont souvent ignorés lors de l'évaluation finale. Les concepts agricoles modernes comme la catégorie "à haut rendement" considèrent chaque culture individuellement, puis comparent ses rendements à ceux de la même plante, obtenus grâce à d'autres pratiques culturales. Et comme la stratégie de la Révolution verte vise à accroître la production d'une seule composante agricole, au détriment des autres, cette comparaison partielle est, par définition, tendancieuse: elle met en relief le "haut rendement" des variétés nouvelles, alors qu'à l'échelle des systèmes, ce jugement pourrait être discutable.

Irréalistes

Les systèmes agricoles traditionnels sont basés sur la rotation des cultures mixtes comme les céréales, les légumineuses et les oléagineux, avec différentes variétés pour chaque culture. En revanche, la Révolution verte est fondée sur des monocultures génétiquement uniformes. Les rendements des méthodes traditionnelles n'ont jamais été évalués de façon réaliste. La plupart du temps, le rendement d'une culture comme le blé ou le maïs est jugé par rapport aux rendements des nouvelles variétés. Et il serait illusoire d'additionner les rendements de toutes les cultures d'une exploitation, car on ne saurait convertir, par exemple, une certaine quantité de légumineuses en une quantité équivalente de blé. En effet, dans l'alimentation comme dans l'écosystème, ces cultures remplissent des fonctions différentes.

Légumineuses et céréales sont des constituants essentiels, mais complémentaires, d'une alimentation équilibrée. On ne saurait substituer les unes aux autres. De même, la capacité de fixer l'azote propre aux légumineuses est un apport écologique invisible qui améliore la productivité des céréales voisines. Il est donc difficile de comparer les systèmes agricoles traditionnels complexes aux simples monocultures basées sur les semences à haut rendement. Pour ce faire, il faudrait considérer les deux méthodes agricoles dans leur ensemble. Dans l'agriculture traditionnelle, la production nécessite également le maintien des conditions de la productivité. A l'opposé, la Révolution verte mesure rendements et productivité sans tenir compte du fait que l'accroissement de la production nuit à la durabilité de l'agriculture. Les variétés nouvelles entraînent une plus grande destruction des ressources, qui affecte les rendements futurs; cela exclue toute comparaison entre les deux méthodes, en termes d'intrants.

Les systèmes agricoles traditionnels emploient des intrants internes biologiques: semences et engrais proviennent de l'exploitation elle-même et la lutte antiparasitaire est assurée grâce aux cultures mixtes. La Révolution verte lie les rendements à l'achat d'intrants -semences, fertilisants chimiques, pesticides, carburant - et à un système d'irrigation élaboré et intensif. Les hauts rendements ne sont donc pas une qualité intrinsèque des semences, mais dépendent de la disponibilité d'intrants spécifiques qui, en retour, ont un impact écologique désastreux.

Ces Indiennes du Rajasthan récoltent une variété de riz dite "améliorée" (Photo FAO/H. Null)

Kamataka, Inde: palmiers à huile et jasmin parfumé poussent de concert (Photo Gustaaf Blaak)

Une étude sur l'impact des nouvelles semences menée dans 15 pays par l'Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social, amène le Dr. Palmer à souligner que la terminologie "variété à haut rendement" est inappropriée, car elle suppose que les nouvelles semences sont hautement productives grâce à leurs qualités intrinsèques. Or, ces semences dépendent fortement de certains intrants essentiels, comme les fertilisants et l'irrigation. Le Dr. Palmer suggère donc que leur appellation soit corrigée en "variétés à fort potentiel". Sans intrants supplémentaires, les nouvelles variétés ont un rendement médiocre par rapport aux variétés traditionnelles. D'ailleurs, en termes de productivité l'avantage devient insignifiant si l'on tient compte du coût accru des intrants. Le calcul de la productivité est également faussé si on se limite à l'aspect commercial des cultures. En fait, dans un pays comme l'Inde, les cultures ont été traditionnellement sélectionnées pour fournir non seulement de la nourriture à l'homme, mais aussi du fourrage aux animaux et des fertilisants pour le sol. Selon A.K. Yegna Narayan Aiyer, agronome de renom, "la quantité de foin obtenue par acre (0,4 hectare) compte beaucoup en Inde dans l'alimentation du bétail. Or, les variétés nouvelles produisant beaucoup de grains ont, en contrepartie, l'inconvénient de produire peu de foin", ainsi qu'il le démontre dans un essai de terrain mené à l'exploitation agricole de Hebbal.

Volontairement sacrifiés

Si l'on analyse la stratégie de sélection de la Révolution verte, il semble que de multiples emplois de la biomasse végétale aient délibérément été sacrifiés au profit d'une utilisation unique entraînant une consommation non durable de fertilisants et d'eau. L'augmentation de la production commerciale s'est traduite par une diminution de la biomasse destinée aux animaux et aux sols et par une baisse de la productivité de l'écosystème du fait de l'utilisation excessive des ressources.

Cela ressort clairement de cette déclaration de M.S. Swaminathan: "Les nouvelles variétés de blé et de riz ont de forts rendements parce qu'elles peuvent utiliser efficacement une plus grande quantité de nutriments et d'eau par rapport aux souches primitives, qui tendent à se stabiliser ou même à décroître sur des sols pourtant fertiles... Elles ont donc un indice de récolte (le taux de rendement économique par rapport au rendement biologique global) plus favorable à l'homme. Autrement dit, si une variété de blé à haut rendement et une variété traditionnelle produisent, dans les mêmes conditions une tonne de plantes, la souche à haut rendement fournira 500 kg de grains et 500 kg de foin, alors que la variété traditionnelle produira 300 kg de grains et 700 kg de foin."

La réduction de la biomasse n'a probablement pas été considérée parmi les coûts, car les fertilisants chimiques devaient, pour les tenants de la Révolution verte, remplacer totalement les engrais biologiques, tandis que la mécanisation était censée remplacer la traction animale.

On estime que les modifications technologiques de la Révolution verte, qui modifient le rapport grains/feuillage, permettent d'accroître la production... A l'heure où l'accroissement de la production alimentaire est indispensable, il est peut-être inévitable de modifier ce rapport. Mais il s'agit là d'une technologie de survie qui utilise davantage de ressources et dont les résultats semblent incertains.

Il apparaît donc que si l'on prend en compte la biomasse végétale globale, les variétés de la Révolution verte pourraient amener la réduction des rendements agricoles et entraîner une pénurie de produits secondaires tels que le fourrage.

Plus récemment, il a été prouvé que certaines variétés traditionnelles pourraient également atteindre de forts rendements grâce à des intrants appropriés. R. H. Richaria démontre que les paysans sélectionnent, depuis des siècles, des variétés à haut rendement. Il écrit ainsi:

"Une récente enquête sur la biodiversité montre que neuf pour cent environ des variétés cultivées dans la province de l'Uttar Pradesh appartiennent à la catégorie à haut rendement (3, 705 tonnes et plus par hectare). Un paysan appliquant sa méthode personnelle pour cultiver une variété de riz dite Mokdo de Bastar a obtenu de 3, 7 à 4, 7 t/ha de paddy. Un cultivateur de riz de Dhamtari (Raipur), dans une petite rizière d'un hectare, rapporte qu'il obtient normalement, à l'hectare, 4, 4 tonnes de paddy de la variété parfumée Chinnar, avec de légères fluctuations selon les années. Il emploie du FYM additionné parfois d'une faible dose de fertilisants azotés. Dans la plaine de Farasgaon Block (Bastar), une variété traditionnelle de riz Surja à gros grains et au parfum doux est susceptible de rivaliser avec la variété à haut rendement Jaya, malgré de moindres doses d'engrais. C'est ce que soutenait récemment un cultivateur local en montrant sa récolte de Surja.

Au cours d'une visite à Bastar, à la mi-novembre 1975, en pleine période de moisson d'une nouvelle variété de riz, je remarquai chez un agriculteur de la tribu des Bhara, au village Dhikonga de Jugaipur, un champ de riz Assam Chudi cultivé pour un concours et prêt à être moissonné. L'agriculteur avait employé une dose de 50 kg/N de fertilisant par hectare, sans aucune mesure de protection végétale. Il escomptait un rendement d'environ 5 t/ha. Cette technologie intermédiaire est un modèle en matière d'accroissement de la production rizicole: les rendements obtenus par ces agriculteurs sont égaux ou supérieurs au seuil minimum établi pour les variétés à haut rendement. Ces pratiques culturales méritent donc la plus grande attention."

L'Inde est le centre par excellence de la diversité génétique du riz. Les paysans indiens ont sélectionné et amélioré de nombreuses variétés traditionnelles à haut rendement. Au sud de l'Inde, dans les régions semi-arides du Deccan, les rendements ont atteint les 5 t/ha grâce à des puits et à des réservoirs destinés à l'irrigation. Avec un fumage intensif, les rendements pourraient encore augmenter. Voici le témoignage de Yegna Narayan Aiyer:

La Révolution verte se fondait sur le déplacement de la diversité génétique

"En Inde, on pourrait obtenir des niveaux de productivité du paddy incroyablement plus élevés, comme en témoignent les résultats des concours organisés dans les diverses provinces par le Gouvernement. Les rendements les plus faibles ont varié de 6 à 7 t/ha dans le Bengale occidental, de 6, 9 à 9 et 9, 4 t/ha dans le Thirunelveli, de 6, 3 à 7, 6 t/ha dans l'Arcot du Sud; ils étaient de 12, 5 t/ha dans le Coorg et de 13, 6 t/ha dans le Salem."

La Révolution verte se fondait sur le déplacement de la diversité génétique à un double niveau. D'une part, la rotation des cultures mixtes - blé, maïs, sorgho, légumineuses et plantes oléagineuses -devait être remplacée par un système de monoculture (blé ou riz). D'autre part, les nouvelles variétés utilisées pour la monoculture extensive provenaient d'une base génétique beaucoup plus réduite que celle des semences traditionnelles. Lorsque les variétés à haut rendement remplacent les anciennes cultures, la biodiversité est perdue à jamais.

La perte de la diversité et l'uniformisation entraînent simultanément déstabilisation et majeure vulnérabilité des cultures. Le savoir-faire traditionnel, au contraire, se fonde sur l'utilisation multiple de la diversité. Le riz n'est pas seulement le grain de riz, il fournit aussi du chaume pour les toits, de la paille à tresser, du fourrage pour le bétail, du son pour les viviers et des débris combustibles. Les variétés traditionnelles sont sélectionnées pour satisfaire à ces multiples emplois. Les soi-disant variétés à haut rendement stimulent la production de grains, mais négligent tous les autres produits; elles exigent plus d'intrants externes et ont un impact négatif sur l'environnement.

Les populations locales ont élabore des variétés de blé et de riz aptes à satisfaire des besoins multiples. Ils ont sélectionné des variétés de manioc doux dont les feuilles comestibles font office de légume vert. Et pourtant, les recherches actuelles sur le manioc visent à créer une variété améliorée de tubercules à feuilles non comestibles!

Il est étonnant qu'une réduction des fonctions utiles des cultures soit considérée comme un progrès en agriculture, et que l'on tienne compte uniquement de l'aspect commercial. Les coûts écologiques ont également été négligés et l'on a qualifié de "productif un système inefficace et gaspilleur.

De plus, un parti-pris culturel favorise le système moderne et se manifeste par le choix du nom des variétés de plantes. Les variétés traditionnelles produites et employées par les agriculteurs du monde en développement, sont appelées "cultivars primitifs". Les variétés créées par sélection dans les centres de recherche agricole internationaux ou par des multinationales sont appelées "lignées avancées" ou "élites".

Peut-on parler d'"amélioration" en ce qui concerne les nouvelles variétés quand on sait qu'elles se fondent sur le rejet des connaissances traditionnelles qualifiées de "primitives" et sur le mirage de semences "miraculeuses"? D'ailleurs, Angus Wright écrit: "La recherche en agriculture a eu tort de parler de "miracle"... Depuis toujours, la science et la technologie ont progressé en rejetant toute idée de miracle en ce monde. Il serait bon de s'en souvenir."

Monocultures assassines

Les monocultures ne font pas seulement obstacle à d'autres alternatives, mais détruisent aussi leurs propres fondements. Elles ne tolèrent pas d'autres systèmes et ne peuvent se reproduire de façon durable. L'uniformité de la forêt "normale" que la foresterie "scientifique" tente de mettre au point est, en fait, une prime à la non durabilité.

En remplaçant le savoir-faire traditionnel des populations locales par la foresterie "scientifique", on supprime la diversité des forêts et on impose l'uniformité des monocultures. Etant donné que la productivité biologique de la forêt est fondée sur sa diversité, la destruction du savoir-faire traditionnel, et par là-même la destruction de la diversité végétale, entraînent une dégradation des forêts et compromettent leur existence à long terme. Le gain commercial se traduit en fait par un préjudice au détriment des communautés locales. En voulant obtenir des "rendements durables", l'uniformité détruit les capacités de régénération des écosystèmes forestiers.

Déboisement en Guyane (Photo FAO/J. Ciganovic)

En matière de gestion commerciale des forêts, le concept de durabilité s'applique à l'approvisionnement des marchés en bois et non à la reproduction de l'écosystème dans sa diversité biologique et sa stabilité hydrologique et climatique. Schlich affirme que "les plans d'aménagement règlent l'exploitation des forêts de façon à satisfaire le mieux possible les objectifs de l'industrie". La gestion durable des rendements vise à obtenir "les meilleurs résultats financiers en volume ou qualité de bois". Si l'on pouvait atteindre ces objectifs tout en conservant l'écosystème des forêts, on assurerait la continuité de l'approvisionnement du marché en bois industriel et commercial. Toutefois, la gestion des forets fondée sur le "rendement durable" considère les véritables forêts naturelles comme "anormales". Aussi, en fonction de la demande du marché, les éléments non commercialisables de l'écosystème forestier sont-ils considérés comme "anormaux" et détruits.

L'uniformité des forêts répond à une exigence du marché et de l'industrie. Mais elle est contre nature. La transformation des forêts naturelles à végétation mixte en monocultures permet la pénétration directe du soleil tropical et des pluies. Les sols sont ainsi exposés à la sécheresse et à l'érosion. La baisse de l'humidité entraîne une régression rapide des régions boisées. Au Kalimantan (Indonésie), les récents incendies sont largement dus à l'aridité par suite de la conversion des forêts pluviales en plantations d'eucalyptus et d'acacias. Inondations et sécheresses se succèdent là où, auparavant, la forêt tropicale absorbait pluie et soleil.

Dans les forêts tropicales, l'abattage sélectif des espèces commerciales ne produit qu'un faible rendement (5-25 m3/ha), alors que le défrichage rend jusqu'à 450 m³/ha. La non-durabilité de l'abattage sélectif est illustrée par l'expérience de la PICOP, une coentreprise créée en 1952 aux Philippines par l'International Paper Company, le géant américain du papier, et la firme André Soriano. L'entreprise américaine ne prélève que 10 % du volume total de bois qu'offre la forêt vierge, soit environ 120 m³/ha. Au second cycle d'extraction, les prélèvements diminuent de moitié et passent à 60 m³/ha, une quantité insuffisante pour faire tourner à plein rendement la scierie et les autres installations industrielles.

Les "rendements durables" de la PICOP ont pu être maintenus en obtenant du Gouvernement l'autorisation de couper des arbres au diamètre de plus en plus réduit. Mais la coupe d'arbres toujours plus jeunes ne permettra pas à la forêt de se reconstituer assez rapidement pour les troisième, quatrième et cinquième cycles d'abattage.

La PICOP n'a pas eu de succès non plus dans ses plantations. Il lui a fallu replanter 12 000 ha d'une variété d'eucalyptus originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée, ravagés par des parasites. Ses plantations de pins, qui couvraient 10 000 ha, ont également été perdues: à 1 000 dollars l'hectare, la perte sèche a atteint 10 millions de dollars.

Angel Alcala, professeur de biologie à l'Université de Siliman, aux Philippines, observe que l'exploitation sélective des forêts est une bonne méthode en théorie, mais qu'elle ne fonctionne pas en pratique. "L'exploitation sélective signifie l'abattage de quelques arbres en laissant les autres se développer avant de les abattre, afin de préserver la forêt. Théoriquement, ce système serait durable. Mais en dépit du terme d'extraction sélective, on n'effectue en fait qu'un seul grand abattage. Après, il ne reste plus grand-chose."

Une étude a révélé que 14 % d'une concession boisée sont défrichés pour y faire passer des routes et si l'on ajoute 27 % pour les pistes des camions de débardage des troncs, plus de 40 % de la surface exploitée sont dépouillés de toute végétation protectrice et exposés à l'érosion. Ce pourcentage peut facilement atteindre 60 %.

L'extraction sélective endommage trois fois plus d'arbres

Dans les forêts de diptérocarpes, où poussent environ 120 arbres par hectare, l'extraction de dix arbres cause la destruction totale ou partiale de treize autres arbres. En Malaisie, dans une forêt de diptérocarpes, un abattage de 10 % a ainsi entraîné des dommages à 55 % des arbres. En fait, 33 % des arbres seulement n'ont pas été touchés. En Indonésie, selon le directeur de la Georgia Pacific, l'extraction sélective endommage ou détruit trois fois plus d'arbres qu'elle n'en extrait.

Selon un rapport de l'Unesco sur les écosystèmes forestiers tropicaux, peu de forêts sont suffisamment riches pour permettre une véritable coupe sélective. Non seulement l'abattage de chaque arbre cause des dégâts considérables à la végétation environnante, mais encore les engins et le matériel nécessaires à l'exploitation endommagent sérieusement la forêt. En conclusion, une véritable coupe sélective apparaît impossible indépendamment de la structure, de la composition et de la dynamique des forêts.

Suicide biologique

La perte de la biodiversité des forêts, que ce soit par déforestation ou par abattage sélectif, réduit à néant leur propre capacité de régénération. C'est la diversité des espèces végétales qui fait la richesse biologique des forêts tropicales et qui permet la reproduction durable de chaque espèce. La conversion de ce système en une ressource exploitable unique ne fait que l'appauvrir, et le rend non durable. Ainsi, la masse ligneuse extraite annuellement de la forêt tropicale est de 150 t/ha, contre 300 t/ha de production biologique, et la production annuelle de bois commercial atteint seulement 0, 14 m³/ha en moyenne, contre 1, 08 m³/ha disponibles. En Asie tropicale, la production commerciale atteint 0, 39 m3/ha en raison de l'extrême diversité des espèces commerciales des forêts de diptérocarpes.

Sri Lanka: un jardin de cultures mixtes

Dans le système aujourd'hui prévalent, ce sont les stratégies de survie financière qui, en violation des principes de véritable productivité biologique durable, déterminent le concept de "rendement durable". La réduction progressive du diamètre des espèces à exploiter ne peut mener qu'au suicide biologique et à la destruction totale des forêts.

L. Fahser rapporte qu'au Brésil, un projet forestier d'auto-assistance destiné à satisfaire les besoins de base des communautés indigènes avait provoqué la destruction à la fois des surfaces forestières et des communautés auxquelles il était censé venir en aide:

"L'institution de la première faculté de sciences forestières et la divulgation du savoir en matière de forêts ont constitué un tournant au Brésil! Les nouvelles connaissances en matière d'économie allaient se traduire par des méthodes nouvelles. La forêt naturelle et ses nombreuses espèces fut remplacée par de gigantesques plantations de conifères et d'eucalyptus; la main-d'oeuvre faible et peu fiable fut remplacée par des équipements lourds; même les chaînes montagneuses côtières furent traversées de téléphériques assurant le transport du bois.

Au Parana, depuis que l'aide au développement forestier a commencé, le taux de reboisement est passé de 40 % à 8 %. En outre, on observe une avancée de la steppe et un accroissement de l'érosion des sols et des inondations. Les forestiers brésiliens hautement qualifiés s'intéressent maintenant aux régions nord de l'Amazonie, qui sont encore riches en forêts; ils y "gèrent" des plantations d'arbres à bois fibreux (comme le Gmelina arborea) avec des périodes de rotation rapide de six ans.

Et que sont devenues les populations que le projet, d'une durée de 20 ans, était censé aider et former? Le Parana est désormais en grande partie déboisé. L'agriculture mécanisée a remplacé les forêts. La plupart des Indios et des immigrés qui vivaient des ressources forestières ont émigré vers les misérables favelas, ces bidonvilles qui bordent les grandes villes. Car dans les activités forestières le modèle dominant de mécanisation nord-américain et Scandinave requiert plus de capitaux que de travailleurs: un petit nombre d'experts assure le travail, avec l'aide de quelques salariés saisonniers."

Là où le savoir-faire traditionnel n'a pas totalement disparu, quelques communautés tentent encore de s'opposer à la monoculture des eucalyptus, qui détruit les cycles naturels dont dépendent leurs ressources en aliments et en eau. L'eucalyptus, spécialement dans les régions à faibles précipitations, appauvrit et dessèche le sol. Il libère des substances toxiques qui empoisonnent les micro-organismes du sol et empêchent le développement d'autres espèces végétales. L'eucalyptus est, sans doute, une bonne culture de rente, mais il n'apporte ni nourriture ni fourrage; et surtout, il prive le terrain des substances organiques et de l'eau nécessaires à la régénération de l'écosystème. Ces coûts pour l'environnement ont été totalement négligés par les promoteurs qui persistent à qualifier l'eucalyptus d'arbre miracle. Ils n'ont même pas regardé du côté du tamarinier, ou du jacquier, des arbres fruitiers qui en un an produisent une quantité de biomasse bien plus importante que l'eucalyptus: ils n'ont vu que l'intérêt de raccourcir les cycles de rotation. En fait, ils étaient obnubilés par la production de bois industriel. L'eucalyptus, espèce exotique que l'on a implantée sans tenir compte de l'aspect écologique, est ainsi devenu l'exemple même de reboisement nuisible.

A cause des effets négatifs de l'eucalyptus sur l'eau, le sol et l'alimentation, les populations locales se sont, partout, opposées à son expansion. Ainsi en Inde: le 10 aôut 1983, les petits paysans des villages de Barha et Holahalli, dans le district de Tumkur (Kamataka) ont manifesté devant les pépinières et arraché des millions de jeunes plants d'eucalyptus pour planter à leur place des tamariniers et des manguiers. Cette initiative, qui s'est traduite par l'arrestation de nombreux manifestants, a symbolisé le refus de la destruction des sols et des systèmes hydrauliques par les eucalyptus. C'était également un défi à la science forestière axée sur l'eucalyptus, sur l'industrie du bois et sur le savoir de la Banque mondiale et des administrateurs des forêts. Ils remettaient en question le mythe eucalyptus: tamarinier et manguier sont les symboles de l'énergie naturelle et des populations locales, symboles du lien entre les semences et le sol; ils nourrissent les hommes et protègent le sol. La forêt symbole de nourriture nourriture du sol, des animaux, des êtres humains -, toutes les révoltes paysannes ont repris ce thème dans les diverses régions de l'Inde. Les villageois de la Thaïlande du Nord en ont fait autant en juin 1988, lorsqu'ils ont mis le feu à des pépinières d'eucalyptus.

La prolifération des ravageurs

L'introduction des nouvelles semences "à haut rendement", en remplacement des différentes espèces agricoles traditionnelles, comporte un autre facteur négatif: la vulnérabilité aux ravageurs. Les variétés indigènes sont résistantes aux maladies et aux parasites habituels de la région. Dans le cas de la diffusion d'une maladie des plantes, certaines races sont décimées, mais d'autres résistent et survivent. La rotation des cultures est également un facteur important dans la lutte contre les ravageurs. Comme ceux-ci attaquent de préférence certaines espèces spécifiques, plus on varie les cultures, selon les saisons et les années, moins ils ont de chances de proliférer. En revanche, si l'on cultive la même plante sur de grandes surfaces, plusieurs années de suite, on encourage la prolifération des ravageurs et des maladies.

Les systèmes agricoles qui se basent sur la diversité des espèces possèdent leurs propres moyens de prévention. En annulant les mécanismes naturels de lutte contre les ravageurs, assurée par la biodiversité végétale, les semences "miraculeuses" de la Révolution verte sont aujourd'hui un terrain de prédilection pour la multiplication des ravageurs et la diffusion de nouvelles maladies. La sélection de nouvelles variétés est devenue une tâche ingrate, car les nouvelles espèces entraînent l'apparition de nouveaux ravageurs, et contraignent les sélectionneurs à créer toujours de nouvelles variétés.

Apparemment, le seul miracle que la Révolution verte ait réalisé grâce à la stratégie de la sélection est la création de nouveaux ravageurs et de nouvelles maladies, qui nécessitent des quantités croissantes de pesticides. Jusqu'à présent, toutefois, il n'a pas été tenu compte des coûts de ces ravageurs et des pesticides toxiques que les sélectionneurs modernes, dans le cadre de ce "miracle", ont offert au monde en vue d'une plus grande "sécurité alimentaire".

Monoculture of the mind, publié en 1993 par Humanities Press International Inc., est disponible auprès de: Third World Network, 87, Cantonment Road, 10250 Penang, Malaisie.

L'Afrique suspendue entre passe et avenir

Le programme de la Sasakawa Foundation est ambitieux, mais critiqué

Par Polly Stroud

Cela tient du conte de fées: un célèbre philanthrope s'unit à un ex-président des Etats-Unis et au "père de la Révolution verte" pour combattre la faim en Afrique. Avec la bénédiction de la Banque mondiale et la coopération des organismes des Nations Unies et d'importants instituts de recherche, la Fondation Sasakawa-Jimmy Carter-Norman Borlaug participera au développement agricole du continent le plus pauvre et le plus affamé du monde par le biais du projet Sasakawa-Global 2000, ou SG 2000.

SG 2000 tente aujourd'hui de transférer en Afrique les espérances que la Révolution verte a suscitées en Asie dans les années 60 - et en Amérique latine par la suite - avec l'introduction de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement.

Mais le projet suscite des critiques: ne va-t-il pas faire renaître certains des problèmes causés par la Révolution verte dans sa phase initiale, dont on n'a pris conscience qu'après les succès initiaux des années 60 et 70?

Il est indéniable que la Révolution verte a obtenu au début des résultats spectaculaires. Certains pays auparavant déficitaires sur le plan alimentaire se sont engagés non seulement sur la voie de l'autosuffisance pour leurs aliments de base, mais aussi sur celle du développement industriel et commercial; cette évolution a transformé des pays autrefois sous-développés, comme la Corée, en des centres économiques dynamiques. Evoquant le modèle asiatique lors d'un atelier de SG 2000 réuni à Arusha (Tanzanie) en 1991, Donald L. Plucknett, conseiller scientifique du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI), basé à Washington, estimait que la Révolution verte "a prouvé que des investissements nationaux en matière de recherche et de développement agricoles peuvent être rentables. Divers pays asiatiques ont décollé, les gains de productivité agricole ayant tenu lieu de levier de croissance".

Les enseignements de la Révolution verte en Asie peuvent servir en Afrique

Extrait de "Africa's Agricultural Development in the 1990's: Can It Be Sustained? CASIN/SAA/GLOBAL 2000

Certains, se prévalant de l'expérience, critiquent l'approche de base de l'aventure africaine: démarche plus hiérarchique que participative, emploi d'engrais et de pesticides chimiques onéreux et difficiles à transporter - parfois dans des proportions excédant celles recommandées par la FAO - et dépendance excessive des paysans envers les graines hybrides commerciales. Ils stigmatisent la réduction de résistance aux maladies des cultures et la menace accrue pesant sur la biodiversité. De plus, le programme serait conçu de façon à avantager les "riches" exploitants et on craint l'impact négatif des engrais chimiques sur certains sols africains.

Défense des méthodologies

Yohei Sasakawa, le fils de Ryoichi Sasakawa -magnat japonais de la construction navale et philanthrope - président de la fondation créée en 1962, a admis que SG 2000 suscite un certain pessimisme, selon lui immérité. Dans un message aux participants de l'atelier de Cotonou (Bénin) en 1993, Yohei Sasakawa a déclaré:

"Je n'ignore pas que nos méthodologies peuvent apparaître désuètes, mais je veux qu'il soit clair que la Fondation Sasakawa appuie pleinement la vision et la stratégie de modernisation de la production agricole de N. Borlaug. Nous estimons que maints enseignements tirés du développement agricole lié à la Révolution verte en Asie peuvent être appliqués en Afrique. En outre, comme les paysans qui coopèrent, nous savons ce qui est possible, spécialement lorsque nous cherchons des solutions audacieuses susceptibles d'améliorer radicalement la productivité."

SG 2000 est né de la famine de 1983-1984 qui dévasta le Soudan et quelque 20 autres pays africains: une aide alimentaire d'urgence leur parvint par le biais d'organisations humanitaires du monde entier, dont la Fondation de l'industrie navale japonaise de Ryoichi Sasakawa. C'est alors que Sasakawa commença à songer à des solutions durables. Dès 1984, il interrogea N. Borlaug sur les possibilités d'adapter la Révolution verte à l'Afrique sub-saharienne. En 1985, quelque 30 chercheurs et personnalités très en vue, dont l'ex-président des Etats-Unis Jimmy Carter, tinrent une séance de planification à Genève.

International Governance and Agricultural Development in Africa

Jimmy Carter
Former President of the USA

I would like to point our several circumstances that give us cause for encouragement as we consider sub-Saharan Africa's future and that help put African situation in perspective.

It is interesting to recall, for example, that major technical innovation in the agriculture of developed countries is a relatively recent phenomenon, as the experience of my own family illustrates.
Ever since my father's family arrived in North America from England 361 years ago, they have been farmers. In fact, I was the first one who had the chance to finish high- school. Conditions on the Georgia farm where I grew up were quite rudimentary. We had no running water, no electricity, and practically no farm machinery. We planted and harvested all of our crops by hand. We pulled every leaf off the cornstalks and stocked and dried them for use as cattle fodder. We pulled peanuts out of the ground by hand. If our peanut yield was a half ton per acre, it was worthy of a front page story in the local newspaper.

So, not that long ago agricultural technology in my own state was little different from what it is in much of sub-Saharan Africa today. Now, ofcourse, Georgia peanut farmers regularly obtain yields of 2 tons per acre. The increase has resulted not so much from mechanization as from the application of basic science and technologies to production, which led to better varieties, improved soil fertility, and new knowledge about crop development.

I am currently chairing committee for the Carnegie Foundation that is analyzing the need to introduce science and technology in the developing nations. In preparing our first preliminary report, we have become increasingly aware of a breakdown in relations between donors and recipient countries or communities that greatly limits the transfer of technology. Often, there is little cooperation among donors, sometimes they even compete with one another. And as a result, very little feedback is generated about what works and what does not. Another problem is that developing nations seldom give clear signals about their needs to donors, who are anxious to be part of a success story. Often, the funds and suitable technology are available, but the relations among the groups involved are inadequate and sometimes even antagonistic.

Where development projects in the Third World have succeeded, I think the single most important factor has been governance within the countries involved. The recipients of donor funds and services must have the capacity to make efficient use of them. This is not always an easy conditions to fulfill, particularly in view of Africa's colonial past. When the colonial powers withdrew from the continent, they left behind little infrastructure and few people with sufficient preparation to deal with the huge challenges that lay ahead. To make matters worse, many of the new governments came into power.

"Les engagements pris avec M. Ryoichi Sasakawa, son fils Yohei et Norman Borlaug, mon héros de l'agriculture, de l'économie et de la paix, représentent l'une des plus belles expériences de ma vie", déclarera plus tard Jimmy Carter.

Le Centre présidentiel Carter (Atlanta, Géorgie) opère dans des domaines variés: suivi des guerres, promotion des processus et des systèmes démocratiques, vaccination infantile et éradication du vers de Guinée; il s'associa au projet SG 2000 qui entra alors en action. Les premiers projets ont démarré au Soudan et au Ghana début 1986 pour s'élargir ensuite à d'autres pays (Tanzanie, Togo, Bénin, Nigéria, Ethiopie, Mozambique et Zambie). Les travaux sont réalisés sous l'égide de Global 2000 (organisation à but non lucratif émanant du Centre Carter), de Sasakawa Africa Association présidée par N. Borlaug et de l'entreprise Pioneer Seed.

Bien que différents selon chaque pays, les projets ont "en commun divers éléments philosophiques et programmatiques", a déclaré N. Borlaug lors de l'atelier de 1991. "Tout d'abord, tous les projets ont trait à l'amélioration de la productivité des cultures alimentaires de base des petits exploitants, hommes et femmes. Ensuite, nous avons retenu les pays dont les activités de recherche nous semblaient répondre aux besoins des petits producteurs. Enfin, chaque projet est relativement limité, tant sur le plan des ressources humaines que financières. Deux à trois chercheurs, recrutés au niveau international, sont affectés à chaque projet national; ils collaboren avec leurs homologues dans des organisations de vulgarisation et de recherche nationales".

Démonstration des techniques

SG 2000 s'appuie sur la démonstration de l'efficacité des paquets technologiques sur des terres non irriguées au grand potentiel agricole, afin de prouver qu'un accroissement rapide et significatif de la production vivrière est possible dès lors que le gouvernement fait les choix politiques appropriés. Des agents de vulgarisation sont formés pour poursuivre les travaux à la fin du programme.

Cette parcelle de terre éthiopienne produit une variété du blé indigène étonnante (Photo Ricardo Ramirez)

Le programme recommande ce que N. Borlaug décrit comme "un emploi modéré d'engrais chimiques pour restaurer la fertilité des sols, associé à l'usage de variétés améliorées et de pratiques agricoles mieux adaptées pour rentabiliser les investissements des paysans". Dans certains pays, les agriculteurs ont reçu les engrais de la première année à crédit, le remboursement étant prévu après la récolte. Pourtant, certains villageois éthiopiens ont dû débourser 50 % du coût des graines, des engrais et des autres intrants dès leur livraison.

"Le programme n'est pas tributaire d'une mécanisation coûteuse", a indiqué J. Carter au cours de l'atelier du Bénin. "En fait, la plupart des paysans plantent encore manuellement le maïs, le sorgho, le blé ou le millet et les cultivent à la houe. Mais s'ils suivent les conseils scientifiques et pratiques de N. Borlaug, ils produisent en moyenne trois fois plus que leurs voisins".

La Banque mondiale s'est unie au programme en novembre 1994. "Notre organisation, très souple, permet de planifier et de tester de nouvelles méthodes de développement agricole à l'échelle-pilote, alors que la Banque peut financer les investissements beaucoup plus importants nécessaires pour renforcer les institutions gouvernementales africaines", a expliqué N. Borlaug durant une conférence de presse à Washington.

Après quelque dix ans d'activité, SG 2000 peut revendiquer un grand succès: les agriculteurs ayant reçu des graines améliorées et une formation leur montrant comment et quand ensemencer, désherber et appliquer des engrais obtiennent des rendements agricoles très supérieurs. Au Soudan, en proie à la guerre civile, la production de blé a quadruplé en trois ans puis s'est stabilisée malgré sécheresse et pénuries d'engrais. Mais il y eut aussi des échecs retentissants. Le premier au Ghana, en 1989, quand le programme passa de 16 000 lopins pilotes (PTP) à 80 000, avant de s'effondrer.

Transport de l'eau à dos d'âne (Cap Vert) (Photo FAO/M. Marzot)

II fut expliqué aux participants de l'atelier de Tanzanie que "... d'une activité de démonstration à des fins de vulgarisation, les PTP ont été convertis en un programme de production commerciale. Les agents de vulgarisation, chargés de la répartition des intrants et du recouvrement des emprunts, en plus de leur tâche de vulgarisation, se sont ainsi retrouvés dans une position intenable. Cela a conduit, selon une équipe qui révisa le projet en 1991, à un taux élevé de non-remboursement des fermiers. Plus de 50 000 PTP de 1989 étaient financés par le ministère de l'agriculture et par plusieurs banques du secteur public. Le taux élevé de non-remboursement donna à réfléchir aux fonctionnaires publics, ainsi qu'au personnel de SG 2000".

En 1990, le programme se restreignit à 17000 parcelles et redevint un outil de démonstration technologique.

Quelques doutes

L'atelier d'Arusha conclut que malgré "les conséquences malheureuses des erreurs faites en 1989", SG 2000 a eu des "effets positifs" au Ghana. "Sur cinq ans, la production nationale de maïs a augmenté de 40%" et le programme "a ouvert de nouveaux horizons à des milliers de petits producteurs".

Quelques mois plus tard, Elsie Ayeh, de la station agricole Garu (Ghana) admit dans un article du bulletin de l'Information Centre for Low-External-Input and Sustainable Agriculture (ILEIA) que le programme avait permis aux agriculteurs d'augmenter leur productivité à court terme. "Mais ne faudrait-il pas en établir la durabilité à long terme?"

Selon E. Ayeh, le programme donne l'impression que les intrants extérieurs "sont les seuls possibles et les plus efficaces. On ne prend pas la peine d'étudier les sols et les ressources disponibles localement et susceptibles du même usage".

Elle ajoute que les paysans sont incités à utiliser des pesticides commerciaux coûteux, et non pas ceux préparés localement à un coût insignifiant. "Les pesticides commerciaux coûtent 30000 cedis (30 dollars) les 4 litres, alors que quelque 0,08 dollar suffit pour fabriquer un insecticide de margousier traitant la même surface que le produit commercial. Mais c'est à ce dernier que les paysans font confiance", regrette-t-elle.

De même avec les engrais: "Demandez à un fermier de la zone pilote de Bawku East quel est l'apport décisif et il répondra 'les engrais'", dit E. Ayeh, qui rappelle que la région produit pourtant des engrais plus qu'appropriés et que "les fermiers dans le Sud en produisent bien assez pour éviter de dépendre à ce point des engrais commerciaux".

Plus encore, elle estime que "l'emploi excessif et irraisonné d'engrais a épuisé les sols de la région de Bawku East: ils sont pratiquement morts. Les agriculteurs n'ont pas été avertis des dangers de ce procédé".:

Dernièrement, l'emploi excessif d'engrais a suscité des critiques analogues en Ethiopie, où le programme Sasakawa prévoyait des taux d'utilisation de plus du double de ceux recommandés par la FAO pour des projets dans un même pays. Ceci semble contredire l'affirmation de N. Borlaug quant à l'emploi "modéré d'engrais chimiques" dans les projets de SG 2000.

Selon Ayeh, la stratégie de SG 2000 n'est pas l'élément décisif pour les fermiers du Ghana, mais bien plutôt les crédits, sous forme d'engrais au moment opportun. Le programme présume qu'après la première année, le fermier sera à même de stocker et de vendre un supplément de récolte afin d'acheter ses propres engrais. "Mais il n'en est rien", dit E. Ayeh. Les "riches" exploitants qui peuvent se permettre de "soudoyer" les vulgarisateurs, obtiennent souvent un nouveau crédit et sont comptabilisés comme nouveaux arrivés dans le programme. De plus, elle signale que la quantité d'engrais offerts a chuté à l'improviste et que ceux-ci ont été modifiés "sans que les fermiers aient été informés de leur utilisation".

Elle formule également d'autres critiques. Les vulgarisateurs ont tardé à recouvrer les emprunts: les fermiers avaient déjà dépensé l'argent au moment de leur passage. Les paysans étaient censés rembourser l'emprunt dans les délais, même si la récolte avait été mauvaise en raison du mauvais temps. Au moment de la récolte, les prix du maïs ont chuté car le marché a été inondé du maïs cultivé dans le cadre du programme: les fermiers ont besoin d'argent comptant pour satisfaire leurs besoins.

Récemment, un consultant d'une organisation internationale en visite au Bénin a signalé que SG 2000 s'est vu obligé d'acheter tout le maïs hybride cultivé par les paysans sur les terres en démonstration. Le maïs ne peut être stocké car il est susceptible de fortes pertes post-récolte, dues aux ravageurs. Les communautés rurales refusent d'acheter le maïs et le seul débouché se trouve en zone urbaine.

Un autre consultant est revenu d'une mission sur le terrain très critique des activités de SG 2000 en Ethiopie, où les démonstrations sont passées de 160 parcelles de 0, 2 ha en 1993 à 1 600 en 1994.

"Les organisateurs prétendent que le programme est 'participatif car les paysans achètent les intrants et font des démonstrations sur leur propre parcelle d'après les instructions des vulgarisateurs, a indiqué le consultant. Mais le projet est un 'laboratoire artificiel'. SG 2000 sélectionne cultures et paquets technologiques sans consulter les paysans et les leur procure par le biais de vulgarisateurs également chargés du recouvrement des emprunts. Les paquets sont à intrants élevés/bénéfices élevés/hauts risques et créent une dépendance du paysan envers les semences hybrides (Pioneer) et les engrais importés".

Selon le même consultant, les "contraintes majeures" seraient: la nécessité d'appliquer des engrais aux cultures de maïs, une baisse de résistance aux maladies du blé et une diminution du nombre de variétés de sorgho.

Le programme, a conclu le consultant, "n'est ni participatif ni durable".

Bien entendu, les divers aspects négatifs ainsi mis en évidence peuvent être considérés comme de simples "douleurs de croissance", inévitables lorsqu'un effort d'urgence est entrepris sur une aussi grande échelle; ces "douleurs" avaient d'ailleurs déjà été identifiées au cours de la première Révolution verte.

"Précisément, disent les critiques. Ces erreurs ont déjà été faites; pourquoi les répéter?"

Ne tirez pas sur les forêts!

De l'importance des zones boisées pour notre sécurité alimentaire
Par J.B. Ball, S. Braatz et C. Chandrasekharan

L'être humain a toujours exploité la forêt pour se nourrir, sélectionnant certaines espèces végétales utiles et favorisant leur croissance. Les terres boisées constituent un élément crucial dans la recherche de la sécurité alimentaire mondiale, pour la nourriture, le combustible et les produits médicinaux que l'on peut en tirer, mais aussi à cause de leur rôle fondamental dans la conservation du sol et des eaux, et en tant que banques naturelles de semences.

Mais les responsables politiques, dont les choix influeront pourtant directement sur la faim dans le monde, sous-estiment ou négligent généralement l'importance des forêts.

Diversité biologique: sécurité

Les forêts constituent des réservoirs de plantes spontanées, proches parentes des plantes cultivées. Diverses espèces d'origine forestière sont aujourd'hui des plantes cultivées capitales: banane, plantain, cacao, noix de cola, café; de même, de nombreux arbres fruitiers: manguier, papayer, goyavier, avocatier ou encore, venant de la zone des savanes, le karité (Butyrospermum paradoxum). Des cultures aussi essentielles que l'igname ou le haricot asperge se sont développées aux abords des forêts. Le palmier à huile en provient également et l'homme a volontairement encouragé sa concentration actuelle dans les forêts humides du sud-est du Nigeria. Le riz sauvage est quant à lui originaire de zones marécageuses situées dans les forêts.

Les produits forestiers ont toujours été inclus dans les systèmes socio-culturels traditionnels

La sécurité alimentaire a été définie comme "l'accès économique et physique à une quantité et une qualité de nourriture adéquates". Arbres et forets y contribuent directement en fournissant nourriture et fourrage. Certains aliments forestiers dédaignés en période d'abondance redeviennent essentiels en cas de disette.

Il faut tenir compte également de l'apport indirect des forets à la production alimentaire; elles favorisent la conservation du sol, la fixation de l'azote, la protection des bassins versants, la régulation du flux des eaux, la rehabilitation des terres dégradées et l'apport de pesticides naturels. Les ressources sylvicoles peuvent également jouer un rôle essentiel dans la croissance du revenu familial, nécessaire à l'achat de la nourriture, et fournir combustible et médicaments.

D'un point de vue historique, les produits forestiers ont toujours été inclus dans les systèmes socio-culturels ruraux. Les foyers démunis et ceux des zones fragiles ou marginales en dépendent souvent. Ainsi les Indiens Kayapo, en Amazonie, font-ils grand usage des plantes semi-domestiques, dans la production d'aliments, médicaments, matériaux de construction, teintures, parfums, insecticides... et s'échangent des plantes en guise de cadeau. Les Kayapo aménagent aussi des "îlots de ressources" où poussent les espèces nécessaires à la survie des humains et des animaux dans les périodes difficiles (en particulier certaines tubercules résistantes).

Les produits forestiers, quoiqu'ils soient rarement des produits de base, sont d'une extrême importance. A Java, l'agro-foresterie fournit plus de 40 % des calories consommées par les petits paysans alors qu'au Nigeria les jardins potagers traditionnels contiennent au moins 60 espèces d'arbres "alimentaires". Nombre de produits forestiers comestibles, utilisés dans la préparation de nourriture et de boissons, jouent un rôle primordial dans le commerce alimentaire local.

Palmiers à huile après la récolte (Ghana). [Photo Gustaaf Blaak]

Dans les zones boisées d'Afrique et d'Amérique latine, le gibier constitue la majeure partie de la viande consommée par la population rurale; dans la savane du Venezuela, c'est le fourrage qui fournit les calories nécessaires. Les paysans de certaines régions du Paraguay passent un quart de leur temps à faire du fourrage alors que dans les états du Bihar, de l'Orissa, du Madhya Pradesh et de l'Himachal Pradesh, en Inde, 80 % des habitants dépendent de la forêt pour 25 à 50 % de leurs besoins nutritionnels. Dans les économies de subsistance, les produits forestiers contribuent à diversifier l'alimentation, en complément des produits de base habituels. La plupart des fruits et des baies sont riches en hydrates de carbone (fructose et sucres solubles), en vitamines (C surtout) et en minéraux (calcium, magnésium, potassium). Certains contiennent également des protéines, de la graisse ou de l'amidon (comme bananes, plantains, dattes). Les jus de fruits, pauvres en protéines ou en huile, sont riches en vitamines et minéraux; les noix offrent huile et hydrates de carbone. Les châtaignes (Castanea sativa) ont constitué pendant des siècles l'un des aliments de base des population rurales, dans les régions boisées d'Europe. Le karité est, après le palmier à huile, la seconde ressource de graisse en Afrique, où de nombreuses herbacées et des feuilles tendres font office de légumes riches en vitamines.

L'amidon des tiges, des racines et des tubercules constitue souvent une ressource alimentaire importante dans les régions boisées. L'amidon du palmier sagou (Metroxylon) représente la plus grande source de nourriture énergétique pour près de 300 0000 personnes en Mélanésie et un million de personnes en consomment régulièrement. En Afrique, Asie, Australie, on consomme les ignames de la forêt. Nectars et pollens contribuent à la production de miel, constituant ainsi un important élément nutritif local. Gommes et sèves apportent protéines et minéraux. Dans de nombreuses régions les champignons, très prisés, remplacent parfois la viande.

Les forêts abritent également des invertébrés: parasites des feuilles, chenilles, escargots et crabes. On a identifié jusqu'à présent 1383 espèces d'insectes comestibles dans le monde. Ces petites bêtes, très efficaces pour convertir les protéines végétales en protéines animales, sont une source de graisse importante dans certaines régions. En outre, la chasse est souvent une ressource essentielle, et le gibier constitue encore une source de protéines fondamentale pour les populations urbaines et rurales. En Amazonie, des groupes indigènes vivant près de cours d'eau tirent jusqu'à 85 % de leur ration de protéines quotidiennes de la pêche. Enfin, dans certains villages, il arrive que l'on consomme plusieurs fois par semaine escargots et rats.

Au Burkina Faso, des femmes cueillent les fruits du karité (Photo FAO/R. Faidutti)

La consommation de nourriture est un fait social tout autant qu'un besoin physiologique. Les décisions individuelles à cet égard sont en général guidées par des perceptions, attitudes et croyances socio-culturelles locales.

Au-delà de la forêt

Dans de nombreux pays en développement, la vie de 50 à 80 % du bétail dépend du fourrage forestier et des pâturages. Humus et engrais vert servent à fertiliser les champs; l'accès à la forêt peut ainsi être vital. Les arbres jouent un grand rôle également dans la protection des ressources naturelles sur lesquelles repose l'agriculture durable. L'exploitation forestière, en contribuant à la protection des bassins versants, permet de régulariser les cours d'eaux pour mieux irriguer les zones agricoles en aval. L'introduction d'arbres sur les terres agricoles (arbres et arbustes vivent de concert avec cultures, pâturages et bétail) contribue à la fertilité du sol.

Montagnes et plaines sont hydrologiquement reliées et des modifications dans les hauteurs peuvent affecter gravement le potentiel agricole en aval. Le déboisement, associé à des pratiques appauvrissant le sol dans des zones de retenue des eaux, engendre non seulement érosion et baisse de productivité, mais également diminution du niveau d'eau dans les réservoirs et difficultés pour l'irrigation en plaine. Les exemples à ce sujet sont nombreux. Les pratiques culturales sur les pentes des Andes et de l'Himalaya ont causé des tragédies en aval (Venezuela, Colombie, Argentine, Pakistan, Inde et Bangladesh). Des efforts importants ont été entrepris pour la réhabilitation des bassins versants du massif du Fouta-Djalon, en Guinée; celui-ci est connu comme le "château d'eau de l'Afrique de l'Ouest" pour son rôle capital dans la production agricole de plusieurs pays africains.

Les responsables politiques doivent se rendre compte que la réhabilitation de la végétation et des sols est souvent le meilleur moyen de stabiliser les pentes, en particulier dans des pays en voie de développement. Les principales activités forestières en matière de protection et de réhabilitation des bassins versants doivent inclure la protection de la forêt, un déboisement limité, la protection du sol par le reboisement ou le renouvellement de la couverture végétale, la lutte contre les incendies, l'adoption de systèmes agro-forestiers minimisant les risques d'érosion. Il faudrait également rappeler aux gens que s'ils laissent leurs terres se dégrader, ils devront émigrer vers des régions où ils ne seront pas toujours les bienvenus...

L'agro-foresterie concourt à la fertilité du sol en apportant de la matière organique et des nutriments et en réduisant les pertes grâce à un cycle de nutriments plus rapide; elle améliore les caractéristiques physiques, chimiques et biologiques du sol. Elle permet de réduire les apports d'intrants, souvent non disponibles localement; elle fournit des produits à usage commercial et familial, et améliore le climat local en protégeant du soleil et du vent. Certains systèmes agro-forestiers étendus, prospérant dans les plaines tropicales humides, comprennent cultures mixtes (par exemple des arbres protégeant de leur ombre les buissons de cacao, ou cultures intercalaires et cacao), plantations (noix de coco) et bétail, ou encore jardins potagers ou vergers aux arbres étages comme les fameux jardins Kandy de Sri Lanka ou les jardins javanais. Les haies de séparation, ou les cultures en couloirs, ont efficacement amélioré la fertilité du sol dans les région humides et sub-humides.

Dans les zones semi-arides ou sub-humides, les systèmes les plus prometteurs sont: fixation des dunes, brise-vent et rideaux protecteurs, arbres associés aux cultures, association d'arbres, arbustes et pâturages, parcelles boisées pour la production de bois de chauffage ou de poteaux. De nombreux programmes visant à fixer les dunes de sable ont été menés à bien au Sénégal, Maroc, Niger, en Mauritanie ou en Chine, afin de protéger les zones agricoles importantes. Alors que certains arbres plantés dans des zones semi-arides font concurrence aux cultures pour les ressources en eau, des espèces comme Faidherbia albida (Acacia albida) en Afrique de l'Ouest et Prosopis cineraria en Inde, ont contribué à la forte croissance de la production agricole en améliorant la fertilité du sol.

Le potentiel de l'agro-foresterie apparaît donc essentiel pour l'avenir de la sécurité alimentaire mondiale. La contribution des forêts à la conservation du milieu naturel est peut-être moins évidente mais elle est probablement plus significative encore que leur apport direct à la production alimentaire.

Bien que l'agro-foresterie relève de pratiques anciennes, c'est une science nouvelle et il reste beaucoup à apprendre sur les interactions entre arbres, cultures et animaux. Les systèmes agro-forestiers, par nature complexes, demandent une analyse attentive de la part prise par les facteurs écologiques et socio-culturels dans la viabilité de l'ensemble. De même, la question de la sécurité alimentaire ne peut être traitée indépendamment de celle concernant la protection de l'environnement, l'économie familiale et la gestion planifiée de l'usage de la terre.

Forêts commerciales au Kamataka, en Inde; aréquier en haut, cacao au milieu, café en bas

MOISSON EN FORET PLUVIALE

Les villageois des abords de la forêt pluviale de Sinharanja, à Sri Lanka, utilisent depuis toujours les plantes pour se nourrir et se soigner. Ainsi les graines de la cardamome sauvage (Eletteria cardamomum) sont récoltées en août et septembre. Utilisées comme épices, elles aromatisent le curry et les gâteaux et sont exportées vers le Moyen-Orient pour être ajoutées au café; comme médicament, elles soignent le foie, l'utérus et préviennent les nausées infantiles. Ces graines jouent donc un grand rôle dans l'économie locale. Les tiges ligneuses de la liane Coscinium fenestratum constituent pour leur part l'un des ingrédients les plus courants de la médecine populaire, en milieu rural et urbain. En général on les associe avec d'autres plantes contre des maladies qui vont de la fièvre au tétanos. Les aliments à base de farine du fruit du sal (Shorea) sont quant à eux recommandés par les thérapeutes locaux pour les divers troubles gastriques et intestinaux.

Eletteria cardamomum

Source: Underutilized food plant resources of Sinharanja Rain Forest, Gunatilleke & Gunatilleke, 1991, dans Tropical forests, people and food, Unesco.

Les méthodes présentées ci-dessus sont utiles aussi bien pour la plupart des zones de forte production que pour des régions pauvres. Ainsi, on intercale Paulownia et cultures dans la grande plaine fertile de la Chine du Nord; mais aujourd'hui ce système est pratiqué sur 59 % des terres arables des provinces de Hebei, Shandong, Henan, Anhui, Shanxi et Jiangsu.

Combustible et sécurité alimentaire

Le bois, sous forme de bois de chauffage ou de charbon, influe sur la sécurité alimentaire de diverses façons. Selon une étude FAO de 1980 sur l'utilisation du bois de chauffage dans les pays en développement, deux milliards de personnes (75% de la population concernée) en dépendaient pour leur énergie domestique, alors que 100 millions en manquaient de façon critique.

Manque de combustible signifie: aliments mal cuits ou cuits une fois par jour, ou dépendance des petits commerçants ambulants dont les plats sont souvent moins nourrissants ou moins hygiéniques. De plus, les femmes, qui sont les premières impliquées dans la corvée de bois et la cuisine, ont moins de temps pour s'occuper d'autres activités rémunératrices, comme l'entretien du jardin potager. Les ressources en bois de chauffage influent également sur la transformation et le stockage des aliments (poisson fumé ou séché par exemple). Ainsi, en Tanzanie, la pénurie de bois aux abords du lac Victoria a fait monter en flèche le prix de vente du poisson au détail.

Les forêts créent des revenus et des emplois, dans la cueillette ou la transformation, en général sur une petite échelle (travail familial, flexible et saisonnier). De nombreuses études sur les activités de cueillette ont été effectuées par la FAO en 1989. Ainsi, on estime à 3 ou 4 millions en Inde, 830 000 aux Philippines et 600 000 au Pakistan, le nombre de foyers impliqués dans l'industrie du bois de chauffage.

Près de 7, 5 millions d'Indiens, des femmes surtout, cueillent les feuilles de l'acacia d'Australie (Diospyros melanoxylon) pour les cigarettes bidi; trois autres millions d'Indiens travaillent dans les manufactures de tabac, une industrie qui rapporte plus de 100 millions de dollars par an. Aux Philippines, en Malaisie et ailleurs dans le Sud-Est asiatique, l'industrie du rotin est très importante; la gomme arabique (Acacia senegal), quant à elle, restaure le sol et fournit des revenus aux fermiers du Soudan.

LES ARBRES, VERITABLE PROTECTION DU SOL

En Chine, la rapide expansion agricole et la déforestation ont favorisé érosion des sols, ruissellement, envasement des rivières et inondations. Les réservoirs le long du Bassin du fleuve Jaune (drainant le plateau de loess fortement érodé) et du fleuve Yangtze atteignent des taux d'envasement alarmants qui affectent leur capacité de stockage. En 1978, le gouvernement chinois a réagi en exécutant d'imposants programmes forestiers et agro-forestiers, notamment le projet dit des "Trois Nord", dans les zones arides et semi-arides du Nord-Ouest, du Centre-Nord et du Nord-Est du pays. C'est probablement le plus grand programme agro-forestier du monde: mise en place de vastes réseaux de protection, fixation de dunes de sable, plantation de forêts pour conserver sols et eau, remise en état des bassins versants. Selon les estimations, 6, 7 millions ha de terres agricoles et 3, 4 millions ha de pâturages ont été protégés. La ceinture de protection aurait favorisé un accroissement des rendements de l'ordre de 16, 4% pour le maïs, 36% pour le soja, 42, 6% pour le sorgho et 43, 8% pour le millet.

Reboisement sur le plateau de loess, en Chine (Photo Ministère des forêts chinois)

Les études FAO sur les activités de transformation divisent les industries rurales basées sur le bois ou la biomasse en trois catégories: les procédés de transformation (cuisson, précuisson, concassage, fumage, distillation de nourriture ou de boissons, confection de savon, papier, teintures, médicaments ou autres); la transformation des minéraux (préparation de la chaux, des briques ou manufactures de céramiques et poteries) et la fabrication de métaux (fonte, soudure, forge). La transformation du rotin en meubles, intimement liée à la cueillette, occupe au moins un demi-million de personnes en Asie du Sud-Est. Les industries de transformation de produits forestiers présentes sur les marchés d'exportation intéressent rotin, noix du Brésil, coeurs de palmiers, gommes et résines (comme la gomme arabique ou la térébenthine), miel et cire d'abeille, matériaux de tannerie, épices et bien d'autres.

Un bel avenir

II apparaît donc essentiel pour l'avenir de la sécurité alimentaire que les débats actuels tiennent compte de la réelle contribution potentielle des arbres à l'accroissement de la production agricole des terres fertiles et de leur rôle essentiel dans le développement des terres marginales.

Il est également nécessaire d'analyser les contraintes qui peuvent éventuellement en limiter la contribution: limitation de leur accès aux communautés rurales, insuffisance de technologie après-récolte, manque de support institutionnel, manque d'information du consommateur.

Les programmes de développement rural doivent adopter une approche intégrée, favorisant la gestion efficace des ressources forestières. Il conviendra en outre de tenir compte des besoins locaux; certaines recherches effectuées par des anthropologues ou des botanistes devraient être revues et complétées par des études locales, afin de revaloriser le savoir indigène et de le mettre à contribution.

Ainsi, ce sont souvent les femmes qui en savent le plus sur les plantes comestibles, et les personnes âgées sur les pratiques traditionnelles. Il est urgent de recueillir des données au moyen d'enquêtes suscitant la participation des populations locales et de mettre au point un nouveau matériel de vulgarisation agricole insistant sur les rapports étroits entre ressources forestières et nutrition.

J.B. Ball, S. Braatz et C. Chandrasekharan travaillent au Département des forêts de la FAO, à Rome.

Pour plus d'informations, on lira: Forests, trees and food (FAO, 1992), Guide pour l'intégration d'objectifs nutritionnels dans les projets forestiers No. 3 (FAO, 1991 a), Community forestry, Note No. 6 (FAO, 1990 a). Foresterie et sécurité alimentaire No. 90 (FAO, 1989); Tropical forests, people and food (Unesco, 1993, série L'homme et la biosphère, Vol. 13).


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