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La création de réseaux et le développement rural par l'aménagement durable des forêts: Structures pour des stratégies pluralistes

A. Bebbington et A. Kopp

Anthony Bebbington travaille auprès du Département de géographie de l'Université du Colorado, Boulder (Etats-Unis).

Adalberto Kopp travaille auprès du Centro de Servicios Agropecuarios de La Paz (Bolivie).

Un examen des initiatives de formation d'un capital social (réseaux bâtis sur des relations de confiance) pour un développement rural fondé sur un aménagement des forêts.

Visite d'une parcelle expérimentale d'une organisation de paysans. Il est crucial de bâtir des relations de confiance entre les autorités et les populations locales

La viabilité des initiatives de développement rural (y compris la foresterie) est fortement liée aux moyens dont sont pourvues les institutions concernées, aux relations qu'elles entretiennent entre elles et à leur pouvoir relatif. Par conséquent, une stratégie destinée à encourager les démarches pluralistes de développement rural devrait mettre l'accent sur le renforcement des capacités de ceux qui ont toujours été marginalisés par les programmes et les analyses de développement, et établir des relations sur un pied d'égalité permettant des interactions plus efficaces, rationnelles et une plus grande responsabilisation de l'ensemble des participants.

Le présent article développe cette thèse en commençant par tirer des leçons de la recherche sur la nature des relations interinstitutions entre les organisations non gouvernementales (ONG), les gouvernements et les organisations rurales populaires (ORP). Il rattache ensuite certains de ces résultats aux études récentes sur le rôle des réseaux, associations et relations de confiance (ou ce que nous appelons «capital social») dans le développement durable, et indique que ces études sont des points de départ utiles pour des stratégies pluralistes. L'article examine ensuite deux expériences de renforcement des capacités et des relations institutionnelles: l'une concerne un cas de longue date en Bolivie; l'autre, une initiative plus récente en Colombie. Dans l'exemple bolivien, l'initiative est née de la société civile, tandis qu'en Colombie, elle a été formulée par le gouvernement. On en tire la conclusion générale qu'il est possible de bâtir des relations synergiques. Certains exemples viennent de l'agriculture, mais leurs enseignements sont tout aussi bien applicables au cas de la foresterie.

Le problème du pluralisme: plus n'est pas forcément synonyme de mieux

Il y a 10 ans, un document intitulé «Strength in diversity» (la force de la diversité) a bien saisi l'esprit sur lequel se fonde l'enthousiasme pour les méthodes pluralistes de développement rural (Thiele, Davies et Farrington, 1988). Ce rapport analysait l'expérience du Centre international d'agriculture tropicale (CIAT), le système de recherche agricole du secteur public s'occupant des basses terres tropicales de la Bolivie. Le CIAT avait réussi à mettre en place toute une série de rapports de collaboration avec les ONG et les organisations de petits et moyens producteurs. Ces rapports, reliant des organismes ayant des moyens, des partenaires et une portée géographique différents ont donné lieu à un réseau régional de recherche et de vulgarisation plus efficace et mieux conçu que les précédentes approches où l'Etat avait un rôle prédominant.

Cette expérience a conduit à la recommandation que les systèmes de recherche et de vulgarisation du secteur public devaient renforcer leurs liens avec les ONG et les organisations rurales populaires afin d'accroître leur impact et tirer le maximum de leurs budgets en période d'austérité fiscale croissante. De fait, les efforts de la fin des années 80, axés sur la réforme du système de développement technologique bolivien concernant les hauts plateaux, visaient à reproduire l'expérience du CIAT pour créer des liens avec les ONG, les groupes de producteurs et autres.

L'expérience du CIAT a été à l'origine de deux initiatives de recherche sur les relations entre le gouvernement, les ONG et les ORP en matière de développement rural durable (Farrington et Bebbington, 1993; Bebbington et Thiele, 1993). L'initiative de Santa Cruz a été incontestablement l'exemple le plus élaboré et convaincant d'une stratégie pluraliste. Ailleurs, les liens entre les ONG, le gouvernement et les ORP ont été moins développés, et parfois caractérisés par un niveau de coordination faible, voire inexistant, engendrant l'inefficacité et, dans certains cas, le conflit. En fait, la tentative de reproduire l'expérience du CIAT sur les hauts plateaux de la Bolivie a échoué Bebbington et Thiele, 1993).

Tandis que le cas du CIAT a démontré les avantages pouvant dériver du pluralisme institutionnel, dans d'autres cas, l'existence d'acteurs multiples s'est révélée inefficace et négative, sans réussir, trop souvent, à créer des relations constructives; les organisations n'ont rien appris l'une de l'autre, ont commis les mêmes erreurs, et se sont disputé territoire et clients. Là où les ONG n'étaient pas en contact avec le gouvernement, elles n'ont pas su influencer les institutions pour les inciter à prêter davantage attention à la pauvreté. Dans de nombreux cas. les groupes n'ont pas su tirer parti des ressources les uns des autres, même lorsque cela aurait pu leur permettre de s'affermir sans compromettre leur autonomie.

Bâtiments d'une organisation de paysans en Equateur.

Le capital social est une fonction dynamique du capital créé par l'homme, du capital humain et du capital naturel

Parfois, il se peut même que la collaboration entre gouvernement et organisations non gouvernementales ait des effets préjudiciables, surtout sur les ONG. En particulier, la tendance croissante des gouvernements à établir des relations contractuelles avec les ONG, relations dans lesquelles les ONG se contentaient de mettre en œuvre les programmes gouvernementaux, a souvent affaibli l'identité et la légitimité des celles-ci, même si cela leur assurait des financements bien utiles (Bebbington, 1997). Le pluralisme institutionnel, sembla-t-il, n'était pas souhaitable en soi. Si dans certains cas, il pourrait avoir des répercussions positives, dans d'autres, il pourrait se traduire par un accroissement des coûts de transaction et des conflits, et pourrait parfois aussi affaiblir certaines des institutions en présence.

Les questions qui se posaient étaient les suivantes: quels facteurs facilitaient l'interaction positive dans un cadre de pluralisme institutionnel? Et ces facteurs pouvaient-ils être adoptés là où ils n'existaient pas? Une indication peut venir du fait que des relations profitables entre organisations semblaient découler de réseaux tissés entre les personnes, qui traversaient les frontières institutionnelles et faisaient régner un climat plus général de confiance et de collaboration, ainsi que d'idées communes parmi les gens et les institutions de l'Etat, de la société civile et du marché (Bebbington et Thiele, 1993; Tendler, 1997). L'existence de cette confiance était due en partie aux réseaux eux-mêmes - qui transmettaient des in formations sur les personnes d'autres organisations. Mais les antécédents étaient également un facteur important - la méfiance régnait là où la confiance avait été trahie par le passé par l'un des organismes (par exemple, durant les périodes de régime autoritaire). Cela impliquait qu'il serait plus difficile d'établir une synergie dans des contextes conflictuels et dictatoriaux - bien que, comme le montrera le cas de la Colombie, il est possible de rebâtir la confiance et les réseaux, même dans ce genre de situation.

Capital social et durabilité: Le moteur du pluralisme?

Ces observations sur l'importance potentielle des réseaux, des organisations de la société civile et de la confiance concordent avec un intérêt suscité récemment dans les cercles de développement par le concept de «capital social». Cet enthousiasme fut initialement animé par l'étude influente de Putnam (1993) sur le développement et la démocratie en Italie. Putnam avançait la thèse que le facteur critique expliquant les différences régionales d'efficacité du gouvernement et de performances de développement se trouvait dans les modèles correspondants d'organisation sociale. Il soutenait que les régions aux dotations en capital social plus importantes (c'est-à-dire organisations de la société civile plus nombreuses; réseaux sociaux reliant les citoyens au gouvernement, à la société et au marché; et liens fondés sur la confiance et les idées communes) jouissaient d'une responsabilité mutuelle beaucoup plus grande entre l'Etat, le marché et la société civile, et étaient, de ce fait. caractérisées par des gouvernements plus efficaces et une plus grande synergie entre l'Etat et la société (cf. Evans, 1996). Dans les régions dotées de structures sociales reposant sur l'autorité et sur les ententes patron-client, l'accès des citoyens et leur contrôle sur l'Etat et le marché étaient bien plus faibles, et les interactions entre l'Etat et la société nettement moins efficaces.

Les conclusions de Putnam ont donné une assise plus large au cadre théorique dans lequel les organismes de développement pouvaient développer leur intérêt pour les ONG, la participation, les projets de développement, la préparation des parties prenantes, la société civile, etc. Ces dernières questions avaient été liées spécifiquement au niveau des «projets» et/ou s'étaient révélées difficiles à inscrire dans le cadre de problèmes de développement macro-économique plus vastes - et plus particulièrement du langage de l'économie. Par conséquent, le programme de développement social finissait souvent par être ajouté «après coup» aux projets. Le terme «capital social» semblait offrir un moyen d'intégrer les questions de développement social dans la structure même des modèles et de l'esprit du développement.

Faciliter la participation des populations locales aux activités de planification de l'utilisation des terres

On a vu que le développement durable et la durabilité des conditions d'existence dépendent d'associations et de niveaux adéquats de quatre types de capital: créé par l'homme (ressources financières, infrastructures, etc.); humain (compétences, connaissances, etc.); naturel (ressources naturelles); et social (relations sociales) (Serageldin et Steer, 1994; Banque mondiale, 1996). La tendance a été de laisser entendre que le capital social est le plus significatif des quatre, car il exerce l'influence la plus importante sur l'efficacité et l'équité avec lesquelles les autres types de capital sont conciliés, au niveau des ménages ainsi qu'aux niveaux local et national. Par exemple, là où les organisations et les réseaux locaux sont forts, les avantages de la formation (du capital humain) auront plus de chances d'être mis à profit au plan social, du fait des sanctions qui seraient appliquées par les organisations si les stagiaires utilisaient leur formation pour en tirer des avantages à titre privé. De même, les organisations rurales populaires énergiques peuvent protéger leur capital naturel contre son utilisation irrationnelle par les membres (en instituant des amendes, des sanctions, etc.) et sa dégradation par des agents externes (par le biais de la mobilisation sociale). Au niveau de la société, plus les habitants des forêts sont organisés à l'échelon régional et national et entretiennent des relations avec les instances de définition des politiques du gouvernement et des ONG, plus il y aura de probabilités que les forêts soient gérées rationnellement, et que les ressources financières soient utilisées à bon escient (contrairement aux types d'utilisation irrationnelle favorisée par les dégrèvements fiscaux et les crédits à faible taux, entre autres, qui ont été signalés dans de nombreux cas [cf. Binswanger, 1991]).

Les dotations en capital social peuvent, par conséquent, permettre aux groupes de gagner en efficacité pour créer et utiliser d'autres formes de capital et influencer d'autres acteurs. La protection et l'accumulation des autres formes de capital parmi les groupes sociaux traditionnellement marginalisés pourraient être renforcées en établissant des liens sociaux et des organisations appropriés.

Peut-on bâtir le capital social?

La question qui se pose alors est de savoir si le capital social peut être bâti, et comment. L'étude de Putnam (1993) ne fournit aucun éclaircissement à cet égard. Toutefois, d'autres travaux laissent entendre qu'il y a différents moyens de bâtir un capital social grâce aux initiatives de développement. La plupart des efforts ont été fondés sur une approche «de la base au sommet», reposant sur la création d'organisations rurales populaires efficaces et de puissants réseaux offrant des relations plus productives et plus synergiques avec le marché, le gouvernement et les autres ONG (Bebbington, 1996). Cependant, il s'est aussi avéré que dans certaines conditions très particulières, le capital social peut être constitué «du sommet à la base». Dans certaines régions du Mexique, par exemple, les réformateurs au sein du gouvernement ont aidé à renforcer les organisations sociales rurales et à mieux les rattacher au secteur public (Fox, 1996). Tendler (1997) a identifié des cas au nord-est du Brésil, où les programmes gouvernementaux ont permis de créer des organisations civiques, où les réseaux reliant les individus appartenant ou non au gouvernement ont contribué à créer un climat de confiance et de collaboration entre la société et l'Etat, ce qui a permis aux programmes d'Etat de gagner en efficacité et en utilité. Les exemples qu'elle présente sont tirés de domaines aussi variés que les services sanitaires, l'agriculture et le développement des petites entreprises (Tendler, 1997; voir également Tendler et Freedheim, 1994). On en conclut donc que le capital social peut être bâti.

Festival célébrant 500 ans de résistance des indigènes en Equateur

Études de cas sur la formation d'un capital social au service de la foresterie et du développement rural durables

La partie suivante examine deux cas aidant à identifier des stratégies de création d'un capital social, et les circonstances dans lesquelles celles-ci sont réalisables. Le premier cas analyse le succès de la formation d'un capital social «de la base au sommet» en Bolivie. Il aborde l'émergence de fédérations de populations autochtones qui visaient initialement à protéger les territoires ethniques (boisés) avant de les inscrire dans le cadre de programmes contrôlés de foresterie durable orientée sur le marché. Ce processus a été rendu possible grâce au développement des relations entre les peuples indigènes, les ONG et l'église et, par la suite, entre les fédérations indigènes, les ONG et les organismes gouvernementaux. Le second cas examine une tentative d'établir des types analogues de relations, mais du sommet vers la base. Ce cas, qui est celui de la Colombie, est beaucoup plus succinct car l'initiative est à un stade moins avancé, ce qui ne l'empêche pas de comporter des leçons importantes par rapport à ce qui peut être réalisé par un organisme public travaillant dans une situation conflictuelle, où les niveaux de confiance et de collaboration entre le gouvernement et les ONG sont généralement très bas.

Bâtir un capital social de la base: Organisations rurales populaires et gestion forestière dans les basses terres de la Bolivie

Les acteurs

Les forêts humides des basses terres de la Bolivie ont été progressivement dégradées durant la seconde moitié de ce siècle. Pour nombre de groupes indigènes, cela a impliqué des incursions dans leurs territoires. Vers la fin des années 70 et au début des années 80, la résistance des populations locales à ces incursions s'est organisée. L'événement le plus important a probablement été la création en 1982 de la Confédération des populations indigènes des régions Est, Chaco et régions amazonnienes de la Bolivie (CIDOB), désormais connue sous le nom de Confederación Indígent del Oriente, Chaco y Amazonia de Bolivia. La CIDOB a été constituée afin de représenter quatre groupes indigènes distincts et, avant tout, pour aider à défendre leurs territoires. Depuis, elle a connu un grand essor et est désormais une confédération de ligues de groupes indigènes de tous les départements non andins de la Bolivie.

L'essor de la CIDOB a été fortement lié au soutien qui lui a été fourni par les ONG et autres organismes. Une ONG en particulier, Apoyo para el Campesino-Indígena del Oriente Boliviano (Soutien pour le paysan indigène de l'est bolivien), a joué un rôle déterminant dans la formation et la consolidation de la CIDOB; ils ont d'ailleurs partagé les mêmes bureaux durant les premières années de la CIDOB. A mesure que cette dernière grandissait, elle attirait l'appui financier de diverses organisations de financement, ce qui, associé

à ses propres processus internes de valorisation des capacités, en a fait une force de poids dans les politiques de développement des basses terres de la Bolivie (et, par la suite, nationales). En changeant et en adoptant des politiques plus progressistes vis-à-vis des groupes indigènes, le Gouvernement bolivien a également contribué au renforcement de la CIDOB. Ainsi, en 1993, le gouvernement central a créé un Sous-Secrétariat aux affaires indigènes (composé en grande partie des éléments intellectuels les plus radicaux du gouvernement) qui a pris la CIDOB comme principal interlocuteur. Il est à noter, toutefois, que les organismes forestiers du gouvernement ont eu une attitude moins positive eu égard aux initiatives des organisations indigènes (Markopoulos, 1997).

Tandis que la CIDOB se développait, d'autres fédérations locales de communautés autochtones grandissaient avec l'appui d'ONG et/ou de l'église catholique, notamment la Central Intercomunal de Lomerío (Fédération intercommunale des communautés du Lomerío oriental) (CICOL), un des membres fondateurs de la CIDOB, qui réunit des communautés de populations chiquitos à Santa Cruz. Depuis sa fondation en 1982, la CICOL bénéficie du soutien de l'APCOB (et des Franciscains).

Tant la CIDOB que la CICOL ont été créées pour défendre le territoire et les droits des autochtones au moyen d'activités politiques plus représentatives. Par la suite, elles se sont consacrées également à la gestion des ressources naturelles et aux activités de développement, qui leur ont permis - grâce également à leur importance croissante - de bâtir des relations stratégiques avec le gouvernement et d'autres organisations, relations qu'elles auraient évitées auparavant.

Les sections suivantes de cet article décrivent les expériences de la CICOL et de la CIDOB. Ces expériences sont étroite ment liées car la CICOL est membre de la CIDOB; elles montrent que différents types et dimensions d'organisations rurales populaires peuvent très bien avoir des rôles distincts, mais complémentaires, à jouer dans la promotion de l'aménagement durable des ressources.

De la défense du territoire aux entreprises forestières de Lomerío

Les communautés indigènes qui font désormais partie de la CICOL avaient, pendant longtemps, défriché les forêts pour les convertir en terres agricoles, mais lorsque la Chiquitania commença à être accessible grâce à l'ouverture de routes, l'incursion des entreprises forestières fit peser une plus lourde menace. Ces entreprises pénétrèrent dans la région en exploitant soit les failles du régime d'occupation des terres, soit leurs réseaux de contacts avec les autorités forestières locales (Markopoulos, 1997).

La réponse initiale de la CICOL fut d'intensifier sa lutte pour la «défense du territoire», ce qui se traduisit par de violents affrontements avec les bûcherons. Avec le temps, toutefois, ses liens avec l'APCOB la portèrent à suivre une stratégie moins conflictuelle. Grâce à ses réseaux de contacts plus étendus et à ses connaissances de la législation foncière et forestière, l'APCOB montra aux responsables de la CICOL qu'en présentant un plan d'aménagement forestier il pouvait obliger l'Etat à y souscrire de préférence aux requêtes des entreprises forestières, et à lui octroyer une concession à long terme sur la forêt, en plus de ses titres de propriété. Avec un appui financier international, l'APCOB aida la CICOL à élaborer ce plan.

En 1986-1987, le plan devient un projet financé par Oxfam America ainsi que par la SNV et l'HIVOS, deux ONG néerlandaises (Markopoulos, 1997). Le projet subordonne la gestion forestière à la création de revenus provenant d'une scierie.

Une équipe technique (réunissant les techniciens de l'APCOB et les promoteurs de terrain de la CICOL) identifie les terres à exploiter et effectue également des inventaires. Les communautés préparent leurs demandes d'exploitation (y compris les communautés dépourvues de forêts au potentiel commercial dans leurs terres communales). L'équipe évalue ensuite la viabilité technique du plan d'exploitation, et les plans approuvés sont soumis à l'assemblée annuelle de la CICOL. S'ils sont adoptés, l'exploitation est effectuée par l'équipe technique et les ouvriers qualifiés de la scierie. La scierie paie aux communautés une taxe fixe d'abattage. Une partie du bois d'œuvre est restituée aux communautés (en particulier pour la construction de logements) et le reste est vendu sur le marché. La scierie emploie 40 personnes, dont 20 ouvriers qualifiés et 20 ouvriers contractuels des communautés voisines qui travaillent par roulement.

Ce programme a aidé à défendre le territoire des membres de la CICOL et à empêcher d'autres sociétés d'exploiter Lomerío. Il a également permis de produire le bois d'œuvre dont la communauté a besoin et a renforcé la légitimité externe de la CICOL. Toutefois, il n'a pas eu le même retentissement pour d'autres aspects fondamentaux. Notamment, la CICOL n'a pas encore la capacité interne d'administrer avec succès une entreprise. La scierie était au départ gérée directement par la CICOL mais, après une série de difficultés, une direction tripartite a été mise en place, composée de la CICOL, de l'APCOB et du BOLFOR, un projet lié à la législation forestière introduite récemment en Bolivie qui vise à promouvoir l'aménagement durable des forêts et les initiatives de foresterie du secteur privé.

Un autre problème résultait du fait que, jusqu'en 1996, la scierie n'était pas rentable et, par conséquent, pas viable en tant qu'entreprise - elle dépendait de subventions de l'APCOB. Cela s'expliquait à la fois par un manque de capacité gestionnaire et par des problèmes d'organisation (Markopoulos, 1997). En 1993, les bénéfices ne parvenaient pas à couvrir les coûts de fonctionnement et, à mesure que les subventions externes s'amenuisaient, la scierie commença à s'endetter auprès des communautés. Pourtant, en 1996, l'affaire devint finalement rentable grâce à une série d'initiatives parallèles de la CIDOB.

Projet d'étiquetage écologique de la CIDOB

En 1993, la CIDOB demande à ses organismes de financement de soumettre de nouveaux projets abordant simultanément le développement économique à la base, la protection du territoire et la viabilité écologique. L'ONG néerlandaise, SNV, propose la certification des produits forestiers et c'est ainsi que naît le projet d'étiquetage écologique de la CIDOB, le Proyecto Sello Verde (PSV).

Etant donné les progrès déjà réalisés avec la CICOL, le PSV décide que Lomerío est l'endroit le plus indiqué pour lancer le processus de certification. Il commence par établir des contacts avec les institutions de certification du bois reconnues à l'échelle nationale et internationale, et à analyser de façon critique la récente législation forestière de la Bolivie. Cette législation favorise le commerce et représente une menace potentielle pour le territoire indigène, mais la loi parle également de promotion de l'aménagement durable des forêts. Ainsi, la CIDOB et l'APCOB arrivent à la conclusion que la législation et les ressources du BOLFOR pourraient servir les buts des membres de la CIDOB en ce qui concerne les problèmes de territoire, si l'Etat devait effectivement veiller au respect des directives sur l'aménagement durable des forêts et accroître les revenus que les membres de la CIDOB tirent de leurs forêts.

La CIDOB et ses partenaires ont passé un accord avec le BOLFOR, grâce auquel ce dernier appuie la CIDOB dans le domaine de la recherche et de la formation, et l'aide à développer des contacts internationaux avec les organismes de certification. Notamment, le BOLFOR a aidé à créer le Conseil bolivien de certification forestière volontaire, le Consejo Boliviano de Certificación Forestal Voluntaria (CFV). Il a également aidé la CICOL à élaborer un plan de commercialisation et à nouer des contacts commerciaux pour la vente de bois d'œuvre aux Etats-Unis et en Europe.

Par le biais du CFV et de l'organisme de certification, et avec le concours financier de la SNV, la CIDOB et la CICOL ont organisé la certification - ne fusse que provisoire - des produits forestiers de Lomerío. Grâce à l'exportation de ces produits, la CICOL a eu sa première année rentable en 1996, même si de nombreuses questions subsistent quant à la faisabilité et à la viabilité à long terme des initiatives portant sur la certification.

L'expérience CICOL-CFV est un modèle que la CIDOB peut utiliser dans le cadre d'une stratégie visant à inciter le Gouvernement bolivien à veiller au respect des dimensions «durables» de la nouvelle législation forestière. Ainsi, la mise au point d'une «capacité interne» de gestion forestière a également permis d'accroître la «capacité externe» de la CIDOB d'émettre des revendications convaincantes sur l'aménagement du capital naturel des basses terres boliviennes.

Il est à noter que la volonté commune de promouvoir des formes durables de foresterie en Bolivie a permis d'établir des relations synergiques parmi les organisations d'autres niveaux ayant des programmes très différents et, très vraisemblablement, des origines financières et politiques très disparates. Tandis qu'il n'est pas forcément possible ni souhaitable d'ignorer les divergences de perspectives, de nombreuses relations, inconcevables il y a seulement une dizaine d'années, ont été instaurées.

L'édification du capital social du sommet: développement des technologies en Colombie

Ce deuxième exemple met l'accent sur le renforcement du capital humain à partir du sommet. Bien que tiré du secteur de l'agriculture et de l'agroforesterie, il a une portée beaucoup plus étendue, à commencer par la foresterie. Il s'agit d'un «processus en cours», une initiative qui a démarré il y a deux ans et qui n'en est qu'à ses premiers pas - même si, pour cette raison, les enseignements tirés sont probablement plus pertinents pour les décideurs et les réalisateurs.

Confrontée aux troubles civils croissants et à de graves problèmes de légitimité et de capacité de l'Etat à l'échelon local, la Colombie s'est lancée dans les années 80 dans un programme de décentralisation visant à transférer une plus grande autonomie aux entités locales et à renforcer le rôle et la reconnaissance des organisations de la société civile. Ces réformes ont porté à la création, en 1989, du Système national de transfert de technologies agricoles (SINTAP), qui a pour but de remplacer les méthodes en grande partie du sommet à la base, où le gouvernement central identifiait les besoins de technologie, par une démarche plus participative, axée la demande, visant à donner suite de façon plus efficace aux problèmes d'atténuation de la pauvreté et de durabilité.

Le Programme national de transfert des technologies agricoles, le Programa Nacional de Transferencia de Tecnología Agropecuaria (PRONATTA), dépendant du Ministère de l'agriculture, a été créé pour mettre en place le SINTAP Le programme fonctionne comme un fonds actionné par la demande qui cofinance les activités de perfectionnement de technologie sur la base des appels annuels de propositions. Toute ONG, organisation de producteurs, etc., peut soumettre une proposition au PRONATTA.

Le programme étant un fonds et ne s'occupant pas de développement de technologies, il ne dispose que d'une équipe très réduite - un groupe de très jeunes professionnels, dont la plupart ne proviennent pas du secteur agronomique, qui ont instauré une relation positive entre le PRONATTA, les ONG et les petites organisations de fermiers. Ainsi, tandis que PRONATTA est, à un certain niveau, un mécanisme de financement de formes de développement de technologie plus axées sur la demande, l'équipe centrale le considère - peut-être plus justement - comme un véhicule servant à renforcer la légitimité de l'Etat colombien, en redéfinissant la manière dont il se situe par rapport à la société civile. La légitimité de l'Etat colombien a été gravement entamée pour de multiples raisons, et l'idée que s'en font les organisations de la société civile est généralement celle d'un Etat corrompu, avide, irresponsable et inefficace. PRONATTA s'est par conséquent particulièrement efforcé:

· d'être aussi transparent que possible, en rendant clairs et limpides les critères sur lesquels se fondent les décisions d'allocation des ressources;

· de confier autant que possible le pouvoir de décision à des groupes d'experts indépendants et anonymes, afin de déplacer l'allocation des ressources hors de la sphère politique et de la fonder sur des critères techniques et professionnels clairement établis et plus ou moins largement répandus;

· de se protéger de toute interférence politique.

L'équipe considère PRONATTA comme un instrument visant à améliorer l'efficacité globale dans un environnement de pluralisme institutionnel et s'efforce d'appliquer avec rigueur des normes élevées pour évaluer les propositions et d'encourager la concurrence pour l'accès aux fonds destinés au développement de technologies. En particulier, en mettant des ressources à la disposition des ONG et autres instances, elle incite les services technologiques du gouvernement à devenir plus efficaces et compétitifs. Elle fournit également des ressources et un soutien pour renforcer la capacité technique des organisations de la société civile dans la mise au point de technologies agricoles et pour instaurer des relations plus constructives entre les ONG, les organisations rurales populaires, les services technologiques du gouvernement, PRONATTA et d'autres organisations publiques et privées.

PRONATTA imprime déjà une impulsion à la formation du capital social local. Ce n'est bien sûr que le début mais, depuis son lancement il y a deux ans, PRONATTA a contribué à créer de nouveaux réseaux régionaux d'acteurs du gouvernement et de la société civile. En réponse aux financements du programme, on a vu naître des collaborations - auparavant très rares entre le gouvernement, les ONG et les organisations rurales en matière de valorisation technologique. Par ailleurs, certains réseaux et liens que PRONATTA a aidé à créer autour des enjeux technologiques ont désormais acquis une autonomie propre et servent à examiner des questions plus amples de développement régional, de politique d'éducation, etc. Des investissements considérables visant à renforcer la légitimité des institutions sur la base de leur valeur technique (et non pas d'un clientélisme) ont permis à PRONATTA de contribuer à la valorisation du capital social de la Colombie rurale, ce qui permet par la suite d'améliorer l'efficacité générale des relations entre les organisations s'occupant de développement agricole et de gestion des ressources naturelles.

Réunion en Equateur entre des représentants d'organisations communautaires et les administrateurs d'un projet de développement rural

Conclusions

Le débat tout récent sur le rôle du capital social dans le développement permet d'élaborer des stratégies dans un cadre de pluralité institutionnelle. Il met l'accent sur plusieurs questions fondamentales:

· le rôle que les acteurs de la société civile peuvent jouer pour renforcer l'efficacité des institutions de l'Etat et du marché en matière de développement local;

· le rôle très positif que les réseaux reliant les personnes de ces différentes sphères institutionnelles peuvent jouer pour renforcer la productivité des liens interinstitutionnels; et

· le rôle que les fortes relations sociales de ce type peuvent jouer pour conserver la responsabilité de l'emploi et de la distribution d'autres formes de capital, en particulier du capital humain et naturel.

Les cas décrits dans cet article étayent ces arguments. Ils montrent, en particulier, que la qualité des relations de base entre les citoyens et les organisations est essentielle pour établir si la pluralité institutionnelle favorise des formes plus synergiques de développement, et n'engendre pas simplement plus de conflits et d'inefficacité.

L'article fait valoir également qu'un acteur particulier de la société civile, les organisations rurales populaires, peut jouer un rôle important dans la promotion de l'aménagement durable des ressources et du développement des moyens de subsistance. Dans le cas des basses terres de la Bolivie, ces organisations ont protégé le capital naturel de la dégradation par des forces exogènes, quoique souvent pour des raisons davantage liées à la défense du territoire indigène qu'à la gestion des forêts en soi. Toutefois, pour que cette protection soit maintenue, ces organisations doivent définir des incitations économiques pour une foresterie durable. D'où la nécessité d'entreprendre de nouveaux types d'activités (telles que de nouvelles formes d'extraction et de production, de nouveaux débouchés, etc.). Les stratégies et les capacités institutionnelles requises pour poursuivre ces objectifs de création de revenus sont souvent différentes de celles que les organisations rurales populaires ont mises au point pour mener à bien leurs tâches plus politiques. Les organisations qui ont adopté avec succès ces nouveaux types d'activités ont également bénéficié d'un appui important des partenaires principaux pour la formation d'un capital humain, le réaménagement des structures internes, l'instauration de nouveaux liens avec d'autres acteurs de la scène civile et du marché, et la création de nouvelles formes organisationnelles.

Dans certaines circonstances, les réformateurs et les innovateurs au sein des structures du gouvernement peuvent jouer un rôle important dans le renforcement du capital social, même lorsque le contexte général est peu propice. L'expérience montre également que les initiatives de valorisation du capital social par le biais de l'Etat devraient d'abord dégager des stratégies pour restituer au gouvernement une légitimité vis-à-vis de la société civile. Cette légitimité est la base essentielle à l'instauration d'une relation plus ouverte et fondée sur la collaboration, pour l'établissement de nouveaux réseaux et liens, et pour que le pluralisme institutionnel devienne ainsi plus efficace.

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