Au cours des vingt dernières années, les préoccupations internationales concernant le taux de la déforestation tropicale se sont multipliées: les décideurs, le secteur forestier et le grand public sont devenus plus sensibles au fait que les forêts tropicales avaient un rôle et des retombées très importantes dans de nombreux domaines notamment sociaux, écologiques en plus du domaine économique qui concentrait jusqu'alors la plus grande partie de l'intérêt tant local que mondial. Les forêts ombrophiles règlent le climat et contribuent à l'équilibre des éléments naturels tels que l'eau et l'air au niveau régional et au niveau planétaire; elles renferment les habitats naturels de très nombreuses espèces de flore et de faune; elles ont une valeur sociale par les cadres de vie et par les emplois générés et elles ont aussi souvent une valeur religieuse pour les populations autochtones; enfin elles contribuent aux économies nationales en produisant non seulement du bois mais aussi des produits non ligneux et des services.
Malgré cette sensibilisation accrue au problème, le taux de déboisement est resté élevé: la couverture forestière tropicale est passé de 1 910 millions d'ha en 1980 à 1 756 millions d'ha en 1990, soit un déclin annuel de 0,8 pour cent [4.]1. Bien que les chiffres de la FAO les plus récents [5] donnent à penser que dans la période de 1990-1995 le taux annuel de déboisement des forêts naturelles dans les pays en développement (13,7 millions d'ha) a quelque peu diminué par rapport à la période de 1980-1990 (perte annuelle de 15,5 millions d'ha), cette perte de forêts demeure alarmante.
Dans la plupart des régions forestières tropicales, les principaux secteurs de l'activité économique sont la sylviculture et l'agriculture. Ces deux secteurs ne contribuent pas à parts égales au déboisement annuel: selon l'ensemble des scientifiques [1, 3, 10] l'impact direct des activités forestières se limite à moins de 20 pour cent; le secteur agricole (notamment l'agriculture à petite échelle, y compris le ramassage du bois de feu) est indiqué comme étant la principale cause directe de la réduction des forêts. Comme on peut le constater dans le tableau suivant, la récolte du bois de feu correspond à plus de 80 pour cent de la récolte de bois en pays en voie de développement.
Pays développés (millions m3) |
Pays en développement (millions m3) |
Monde (millions m3) | ||||
Bois industriel |
1 051 |
84% |
417 |
20% |
1 468 |
44% |
Bois de feu |
190 |
16% |
1 700 |
80% |
1 890 |
56% |
Total |
1 241 |
100% |
2 117 |
100% |
3 358 |
100% |
Production mondiale de bois 1994 (Source: FAO 1997 [5])
Une ligne de démarcation ne peut toutefois pas être tirée de manière aussi catégorique: car dans beaucoup de régions forestières, la foresterie est le premier type d'activité économique entrepris dans des massifs jusque là non perturbés. En effet, quelque 70 pour cent de ces forêts, lorsqu'elles commencent à faire l'objet d'une activité économique, sont d'abord mises en valeur par le secteur forestier. De plus, on a observé que les activités forestières conduisaient ensuite à la conversion des forêts en ouvrant des zones de forêt dense aux petits paysans, leur facilitant l'accès et donc l'accroissement de leurs revenus agricoles dès lors qu'il leur est possible de commercialiser leurs produits. Ainsi, d'après la FAO [16] «les taux de déboisement dus à la conversion en terres agricoles sont huit fois plus élevés dans les forêts parcourues par les coupes que dans les forêts non perturbées».
Il semble donc que les routes forestières soient économiquement bénéfiques mais écologiquement dangereuses: d'une part elles sont nécessaires pour avoir accès à la forêt et pour permettre l'évacuation des grumes ou produits industriels récoltés jusqu'aux marchés nationaux et internationaux, contribuant ainsi aux économies et, plus généralement, au développement des pays tropicaux. Mais d'autre part, elles semblent favoriser l'agriculture et la chasse en ouvrant les forêts et par là-même causant indirectement la déforestation et la destruction de la faune. Les réseaux de routes forestières sont donc à la fois un bien et un mal! Que devrions-nous faire?
Cette question étant l'un des problèmes fondamentaux dans le débat sur l'aménagement durable des forêts tropicales ombrophiles et par conséquent la survie de ces forêts, l'ATIBT a lancé ce projet dont l'objectif est de recueillir les avis des représentants de toutes les parties concernées: décideurs politiques, scientifiques, professionnels, écologistes. Les opinions émises sont présentées dans cette publication spéciale. Le but de ces articles est d'informer sur:
· le rôle des routes forestières qui apparaissent comme nécessaires en tant qu'outil du développement économique des pays tropicaux dotés de forêts; et
· le danger qu'elles peuvent présenter dans la gestion environnementale des écosystèmes forestiers.
L'objectif que nous recherchons tous est d'aboutir à un développement durable sans compromettre la possibilité des futures générations de bénéficier de toutes les fonctions des forêts.
Cette synthèse présente les conclusions essentielles développées dans les contributions reçues. Seront examinées tour à tour:
· les principales causes directes de la déforestation;
· la contribution des activités forestières au développement économique et social;
· les conséquences écologiques négatives, réelles ou potentielles des infrastructures routières.
Une conclusion portera sur la recherche d'un équilibre possible entre le développement et l'environnement en fonction de leurs avantages et inconvénients respectifs, l'accent étant mis sur des mesures concrètes, simples et économiquement réalisables.
Comme il est dit dans l'introduction, le secteur forestier n'est responsable que d'une petite part de la déforestation annuelle. La raison principale en est que la récolte de bois industriel se fait en général de façon extrêmement sélective: seuls quelques arbres à l'hectare sont prélevés [1, 6, 8]. En général, sur un hectare de forêt primaire renfermant en moyenne 280 m3 de bois utilisable, on ne prélève par récolte que 8 à 33 m3 environ [4, 14]. En fait, Grut [7] précise que les interventions par coupes sélectives ne sont pas beaucoup plus destructrices que la loi de la nature elle-même.
Photo 1: Réseau routier en zone montagneuse dans la forêt asiatique |
Ces observations sont confirmées par plusieurs auteurs: Mengin-Lecreulx [m] affirme qu'après une récolte de faible intensité, les exploitants laissent derrière eux une forêt capable de se régénérer si elle est laissée à elle-même pendant suffisamment longtemps; Mabala [l] fait valoir que les ouvertures dans le couvert résultant de l'abattage d'arbres permettent même à certaines essences de valeur commerciale (comme l'Okoumé) de se régénérer plus rapidement; d'après Gnomba [h], même après une assez forte coupe (jusqu'à 70 m3/ha), la dynamique forestière n'est perturbée que pendant environ cinq ans: la croissance est dopée, sans grand bouleversement de la composition floristique.
Certes, les auteurs avancent que les activités agricoles causent davantage de dommages: l'agriculture nécessitant très souvent le dégagement de la couverture forestière, l'impact sur l'environnement est généralement beaucoup plus fort que les conséquences directes des activités sylvicoles. On peut distinguer deux types d'activités agricoles: celles de petite échelle et celles de grande échelle. L'agriculture de grande échelle est souvent permanente et prend la forme de plantations intensivement gérées comme la culture de palmiers à huile, d'hévéas et de bananiers. Ces plantations dites industrielles ont favorisé le décollement économique de beaucoup de pays tropicaux ce qui aussi permettait de financer une politique de meilleure gestion forestière voire même de conservation intégrale de forêts environnantes. Toutefois ces plantations n'ont pas toutes aussi bien réussi car elles sont parfois créées sur des sols inadaptés [c].
Quoi qu'il en soit, la plus grande partie des travaux agricoles est généralement exécutée par des petits paysans. Une étude entreprise au Ghana a permis de formuler la conclusion suivante: «l'industrie du bois, en tant que facteur de destruction de précieuses forêts, n'est en rien aussi redoutable que le système traditionnel d'agriculture itinérante» [q]. En principe, l'agriculture itinérante peut être durable si la période de culture est assez courte (pour éviter l'épuisement des sols) et la période de jachère suffisamment longue (pour permettre aux sols de récupérer). Malheureusement, de nombreux phénomènes (principalement une pression accrue de la population) risquent de rendre non durable cette technique de culture traditionnelle. De telles conséquences ont d'ailleurs été décrites par plusieurs des auteurs [c, p, q].
Photo 2: La transformation en terres de plantation (ici: palmiers à huile) demande par contre une déforestation totale |
S'agissant du déboisement planifié, nombreux sont les gouvernements qui ont établi des «Plans d'occupation des sols» affectant la région forestière à des fins diverses: en tant que forêts permanentes (comprenant des zones de conservation intégrale et des zones de production durable de bois) et surfaces forestières de conversion à vocation agricole. En effet, tous les pays dont les auteurs ont contribué à la présente étude (le Congo, Equateur, Gabon, Ghana, Guyane française, Libéria, Malaisie) ont élaboré des plans d'utilisation des terres.
Toutefois, il arrive que les gouvernements stimulent aussi le déboisement sans s'appuyer explicitement sur une politique stratégique d'occupation des sols. Tel a été le sujet principal d'un ouvrage de Repetto et Gillis [13], confirmé par plusieurs de nos auteurs [c, m, q]. Par exemple, les gouvernements poussent au déboisement:
· en légiférant que les droits fonciers dépendent d'un défrichement préalable de la forêt;
· en construisant des routes pour faciliter l'accès aux terres et par conséquent la commercialisation des produits de cultures vivrières et de rapport;
· ou même en stimulant la production de ces cultures de rapport (telles que le café et le cacao) à des prix minimum garantis (caisse de stabilisation).
Souvent cité comme l'un des tout premiers produits économiques des pays tropicaux, la contribution du secteur forestier est très substantielle. La foresterie et les activités économiques qui lui sont liées contribuent de façon non négligeable au produit intérieur brut, aux exportations et à la situation de l'emploi dans les pays en développement. Selon les sources de la FAO, la contribution du secteur forestier au PNB s'élève à 6 pour cent en Afrique, à 3 pour cent en Amérique Latine et à 2 pour cent en Asie [5]. Il est sur que la contribution du secteur forestier aux économies nationales n'atteint pas à moyen terme l'importance du secteur pétrolier [d] mais il s'agit d'une ressource renouvelable contrairement à l'énergie fossile. Les revenus forestiers en devises étrangères constituent aussi un facteur important pour l'équilibre souhaité de la balance du commerce extérieur. Les recettes fiscales créées par le secteur forestier devraient de plus permettre à l'Etat d'assurer une réelle gestion des ressources naturelles forestières ou rurales.
Photo 3: Implantation industrielle |
Dans les vastes régions boisées, les activités forestières sont souvent la première activité économique. La plupart des membres forestiers de l'ATIBT sont souvent installés dans les pays depuis longtemps et portent un soin à la mise en valeur de la forêt en la gérant durablement, assurant ainsi non seulement leur propre existence à long terme mais aussi le développement régional [e]. Les emplois directs crées [p] sont souvent dans l'ordre de plusieurs centaines de postes de travail par société et les emplois indirects crées dans les services comme par exemple la maintenance des équipements, le transport et le transit ou même les biens alimentaires doublent généralement ces chiffres. Chaque ouvrier entretient directement une dizaine de personnes en moyenne. La formation par l'entreprise des ouvriers sur place spécialement pour les travaux forestiers, dans les métiers mécaniques ou industriels, l'installation des écoles de base et des dispensaires [p] ainsi que l'infrastructure mise en place par les sociétés favorisent l'évolution sociale générale [a] mais aussi la sédentarisation de la population qui se trouve déjà sur place et contribuent de cette manière à la réduction de l'exode rural. Sans la présence des entreprises forestières beaucoup de ces personnes se retrouveraient sans ressource dans les quartiers périphériques des grands centres urbains, à la recherche de travail. C'est souvent l'ensemble d'une région forestière qui dépend des activités forestières [p]. L'engagement des entreprises pour le développement socio-économique est apprécié souvent par les gouvernements, les élus locaux et la population [e, p].
L'agriculture entreprise dans des zones de forêt ombrophile apporte elle aussi une contribution substantielle au développement économique [1, 2, 11]. C'est ce que souligne Mengin-Lecreulx [m] lorsqu'il affirme que la Côte d'Ivoire est devenue le plus grand producteur mondial de cacao grâce à la conversion des forêts.
On considère également que la présence de réseaux routiers améliore la situation socio-économique de la population locale: les revenus régionaux augmentent à mesure que les routes permettent de faire parvenir les excédents agricoles aux marchés nationaux, voire internationaux, qu'elles facilitent la commercialisation des produits non ligneux et qu'elles améliorent la mobilité (ce qui permet à la population de profiter davantage des opportunités d'emplois hors exploitation). De plus, les routes ouvrent un meilleur accès à l'éducation, aux services médicaux, etc. [a, d, e, j, i, n, o, p]. C'est également le cas pour l'Amazonie où la mise en place des infrastructures routières par les entreprises pétrolières pour la recherche ou pour l'évacuation du pétrole a permis le démarrage d'un développement économique dans les régions éloignées et difficilement accessibles [d].
Photo 4: Désenclavement d'une zone forestière par construction d'un pont permanent (piles in béton avec travée métallique |
Il convient cependant de noter qu'une participation accrue à l'économie nationale et internationale peut aussi entraîner certains désavantages, tels que la perte éventuelle de valeurs culturelles et religieuses. Mais nous touchons là à un problème général du développement qui dépasse de loin le cadre forestier et même tropical.
Bien que la foresterie ne soit pas la principale cause directe de la déforestation comme nous venons de l'étudier, elle a des incidences directes et indirectes sur l'écosystème de la forêt.
Bien que les conséquences directes des activités forestières soient assez limitées comme il est dit au chapitre 1, le prélèvement d'arbres cause des dégâts à l'écosystème forestier. Toutefois si on laisse à la forêt suffisamment de temps pour récupérer, la plupart des changements sont temporaires plutôt que permanents. En dehors du prélèvement lui-même, l'abattage écrase les arbres voisins; les pistes de débardage et les parcs de rupture créent d'importantes trouées forestières. L'abandon des houppiers sur place étouffe dans un premier temps la régénération naturelle et peut aussi favoriser la propagation des feux de forêts. De même les trouées forestières, la récolte, le bruit de l'abattage et des engins créent des perturbations dans la faune et des recherches sont aussi nécessaires à ce sujet pour minimiser les dégâts occasionnés.
Photo 5: Parc à grumes en forêt - chargement des camions par chargeur à pinces |
L'aspect le plus préjudiciable des activités forestières est la construction de routes. Celle-ci nécessite le défrichage de terres forestières et elle est donc, de ce fait, une cause directe de déboisement. Mais elle a aussi d'autres effets écologiquement indésirables:
· sédimentation excessive des cours d'eau;
· obstruction à l'écoulement des eaux;
· forte érosion des sols entraînant une perte de la productivité des forêts à proximité des routes;
· possibilités de glissements de terrain (surtout en milieu accidenté);
· perturbation des zones de reproduction ou des voies de migration d'espèces animales; et
· compactage de la structure des sols [f, g, m, k, o].
En outre, les espaces laissés ouverts sont envahis par un certain type d'herbe (Cromolaena odorata) qui freine la régénération des forêts et les rend vulnérables au feu [m].
Il est regrettable de constater que les méthodes forestières traditionnelles plus respectueuses de l'environnement, qui avaient cours dans les grandes compagnies de l'après guerre sont de moins en moins appliquées. La dilution de la compétence, les difficultés économiques, la taille de plus en plus réduite des structures forestières, mais aussi la cupidité de certains entrepreneurs qui se disent forestiers, a entraîné une forte dégradation de ces méthodes. Le cycle trop court des périodes de régénération naturelles ont aussi accentué considérablement l'impact direct de l'activité forestière.
L'ATIBT, très sensible à ces perturbations, s'est jointe depuis plusieurs mois à d'autres recherches sur la réduction de l'ensemble de ces dégâts forestiers. Ce sont là des domaines dans lesquels la responsabilité directe mais également la compétence et le savoir-faire des forestiers lui donnent un rôle nouveau de premier plan. Nous pensons aussi, que des moyens financiers devraient être mis à disposition non seulement pour ces recherches concrètes et directement efficaces mais aussi pour la diffusion et l'application dans le milieu forestier des résultats de ces études. L'ATIBT est prête à jouer ce nouveau rôle pédagogique si elle en trouve les moyens financiers.
Photo 6: Route forestière en cours de terrassement |
Dans la pratique, on observe souvent que les activités forestières sont les premiers pas sur la voie du déboisement: la foresterie entraîne des changements d'utilisation des terres essentiellement du fait que les activités agricoles menées dans des zones de forêt ombrophile présentent un attrait nouveau pour les ménages paysans, à deux titres. Tout d'abord, la présence d'un réseau routier facilite la pénétration dans les forêts ainsi que la commercialisation des excédents agricoles, faisant monter les revenus agricoles [1, 2, 8, 11, 15]. Deuxièmement, l'empiétement sur les forêts parcourues par les coupes est attrayant parce que les coûts du défrichement sont moins élevés car les travaux de foresterie ont déjà enlevé certains des plus grands arbres et que les houppiers abandonnés facilitent le brûlis [11]. Ceci est d'autant vrai dans les zones où la distance réduite vers les lieux de commercialisation permet l'exploitation d'un nombre d'essences important. Ceci correspond en plus aux zones de grande pression démographique.
Les avis exprimés ci-dessus sur les incidences indirectes des activités forestières sont en fait partagés par un grand nombre d'auteurs. Kaimowitz [i] précise que des modèles économétriques basés sur des données empiriques recueillis au Belize, au Brésil, au Cameroun, au Costa Rica, au Honduras, au Mexique, aux Philippines, en Thaïlande, et en la République démocratique du Congo montrent tous que les aires situées près de routes sont celles qui risquent le plus d'être déboisées. Ce constat reste valable si l'on contrôle les modèles en fonction de variables telles que la qualité des sols et la distance des marchés, observation confirmée par Lorbach [k].
Par ailleurs, l'accès au gibier et l'évacuation des viandes sont facilités [e, f, k, l, m, o, p]. Etant donné que beaucoup de grands mammifères sont attirés par les espaces ouverts en bordure des routes, le gibier est aussi relativement plus en évidence donc plus vulnérable dans les forêts ouvertes qu'ailleurs dans la forêt dense [e, f]. La chasse traditionnelle est aussi remplacée par une chasse quasi industrielle avec des moyens puissants où le fusil à répétition a remplacé les flèches. Et bien sûr, les routes encouragent aussi les abattages clandestins d'arbres [k, l, m] que ce soit pour les consommations villageoises comme pour la commercialisation illicite.
Les routes ne sont pas toutes susceptibles d'entraîner au même degré des immigrations importantes. Les routes qui relient des villes en passant à travers des forêts attirent davantage les paysans à cause des facilités de commercialisation; les routes qui ne mènent qu'aux sites d'exploitation forestière sont relativement moins attrayantes [q]. La densité démographique de la région a une importance déterminante: si elle est faible dans les zones entourant les forêts, la vraisemblance d'une immigration d'importance est limitée [h].
Les auteurs semblent tous s'accorder à dire que ces conséquences indirectes de l'exploitation sont plus préjudiciables à l'environnement que les activités forestières elles-mêmes [m, o].
D'autres activités industrielles, comme les barrages hydroélectriques et le secteur pétrolier, nécessitent aussi des infrastructures routières. L'impact de ces autres activités sur les forêts [d] généralement permanent et souvent plus destructeur est pourtant curieusement ignoré des médias. La gestion durable de la forêt ne semble donc que concerner le bois!
Comme nous l'avons constaté, les infrastructures sont nécessaires au développement mais dangereuses pour l'environnement. Les risques écologiques peuvent quand même être atténués: l'économie et l'écologie ne sont pas forcément incompatibles. Un équilibre est donc souhaitable et il passe par des propositions simples dans lesquelles tous les acteurs doivent être impliqués.
Les connaissances actuelles permettent maintenant de réduire considérablement les dégâts directs que subit l'environnement lors de la construction de routes [c, k, o]. Une des principales mesures consiste à planifier avec soin l'itinéraire des routes à travers la forêt:
· éviter les fortes pentes (c'est-à-dire de plus de 20 pour cent) afin d'empêcher l'érosion excessive des sols;
· éviter de passer trop près de sites d'intérêt écologique ou même de les traverser;
· ne pas dépasser une densité de routes permanentes de 40 millions d'ha, etc. [j, m, o];
· de plus, afin de ne pas faire obstacle à la circulation des eaux, les routes devraient être construites le plus perpendiculairement possible aux cours d'eau et adéquatement busées [g, m, q].
En outre, le mode de construction des routes pourrait aussi aider à limiter leur impact sur l'environnement.
La largeur de la superficie défrichée pour construire les routes peut aussi être réduite. Des superficies considérables sont en général déblayées sur les deux côtés de l'emprise afin d'assurer un séchage suffisant par le soleil et de permettre le ruissellement de l'eau de pluie. La largeur peut être réduite de plusieurs façons: par exemple, les routes sont généralement construites juste avant les opérations: il conviendrait de le faire au moins six mois plus tôt afin de permettre une exposition satisfaisante aux éléments atmosphériques et la stabilisation des sols [o]. Les routes orientées d'est en ouest peuvent avoir des accotements plus petits étant donné qu'elles bénéficient d'un bon ensoleillement, la largeur peut être réduite en utilisant des rouleaux compacteurs pour sceller la surface des sols [m, o, p]. Ainsi, la largeur sur chaque côté peut souvent être réduite à 8-10 m au lieu de 20 m comme c'est en général le cas [o]. Un «bombé» de la route, si possible latérité, peut aussi faciliter le ruissellement des eaux et réduire la nécessité d'un ensoleillement prolongé. Des dégagements d'eau creusés latéralement par la pelle du bulldozer sont également souhaitables tous les 50 m. Ils évitent la formation de torrents qui ravinent la route dés les pluies. Les dégâts occasionnés par l'abattage d'arbres lors de la construction peuvent aussi être limités en coupant si possible tous les arbres de plus de 15 cm de diamètre dans l'axe de la route plutôt que vers la forêt [q]. Selon Blate et Zweede [b], les exigences que les routes forestières devraient satisfaire (et par conséquent la somme des dégâts infligés) dépendent de l'objectif pour lequel ces routes sont construites: par exemple, elles peuvent être construites uniquement pour permettre l'accès, pour n'être empruntées que par temps sec ou par tout temps, pour une faible densité de trafic ou une forte circulation, pour usage intermittent ou usage continu, etc. Les forestiers connaissent bien ce qu'ils appellent «les routes principales» et «les pistes forestières» et les soins à apporter à leur construction, en fonction de cette vocation de différents trafics.
Enfin, s'agissant de limiter les perturbations causées à la faune, les expériences effectuées en Guyane française méritent d'être tout particulièrement mentionnées: Gaucher et Mengin-Lecreulx [g, m] décrivent comment il est possible de maintenir une continuité des voies de migration de la faune en ménageant des couloirs spéciaux dans la forêt pour permettre aux animaux de traverser les routes plus facilement y compris des ponts de feuillages par la cime des arbres pour les primates.
Pour toutes sortes de raisons, seulement un nombre relativement limité de routes de forêts tropicales sont construites dans le cadre technique et le respect de spécifications appropriées, ou compte dûment tenu de mesures d'atténuation des dégâts.
Premièrement, les entrepreneurs les ont en général construites en vue d'atteindre des objectifs de transport à court terme sans tenir compte des incidences que leur construction risquait éventuellement d'avoir à long terme. C'est généralement le cas des forestiers dont la vocation des routes rentre dans le cadre de la durée de l'exploitation. Cet objectif de court terme ou tout simplement de réduction des coûts les incitent à ne pas envisager les investissements nécessaires pour éviter d'endommager l'environnement. L'absence générale de planification et de zonage de la part des Etats en matière d'occupation des sols a permis trop fréquemment que des routes soient construites sans considération de l'usage qui en serait fait, ni s'il serait possible de faire appliquer les conditions de leur utilisation éphémère [b, c].
Photo 7: Construction d'une route principale sur remblais | ||
Photo 8: Route secondaire en construction |
Il conviendrait donc d'inciter les décideurs dans différents domaines qu'ils soient des fonctionnaires ou des opérateurs privés à limiter l'impact de la construction de routes. L'expérience du Ghana montre que les mesures évoquées ci-dessus peuvent effectivement réduire de façon non négligeable les dommages directs infligés: grâce aux politiques gouvernementales régissant l'emplacement et la construction des routes forestières, les dommages constatés y ont été de 1,5 à 5 fois moins graves que ceux observés ailleurs [q]. Il est certain que les coûts très élevés des infrastructures routières nécessitent une prise en considération fiscale de la part des Etats car il est difficile de demander à un entrepreneur privé de se substituer gratuitement pour la seule, et souvent courte, durée de son permis d'exploitation, aux contraintes à long terme des Etats.
Photo 9: Construction traditionnelle d'un pont sur culée en corps mort |
Les auteurs s'accordent à dire que l'impact indirect (brûlis, chasse) de la construction de routes est beaucoup plus difficile à maîtriser que son impact direct car on touche ici au domaine des libertés individuelles et des droits ancestraux. Il semble toutefois raisonnable de penser que ce qui est admis dans un usage de «cueillette» de la faune et de la flore ne puisse être toléré sans limite ni contrôle pour l'usage commercial ou industriel. L'argument central des articles porte sur la détermination de mesures qui permettraient d'éviter la conversion anarchique des zones de forêt en terre agricole et la chasse illicite consécutives à leur ouverture aux populations rurales.
La première mesure d'attaque de ce danger est peut-être draconienne et autoritaire: plusieurs auteurs proposent de refuser l'accès aux forêts à toutes les activités incompatibles avec la production durable de bois, tel que l'empiétement par des colons villageois, nationaux ou internationaux en quête de terres arables que l'on associe souvent à l'ouverture de la forêt. L'accès aux voies d'exploitation forestière qui ne font pas partie de l'infrastructure nationale (c'est-à-dire les routes de passage) devrait être strictement contrôlé et surveillé [l, m, n, o]. Il sera quand même remarqué que l'intérêt à l'ouverture de routes, souvent fortement manifesté par les populations locales, ne correspond pas forcement ou seulement à une seule exploitation anarchique: les voies de communication donnent aussi accès aux prestations des hôpitaux de la santé primaire, à l'éducation, à l'échange des informations et des biens avec les villages voisins et les villes. Mais les gouvernements ne sont pas toujours en mesure de contrôler efficacement l'accès aux forêts: les administrations forestières manquent très souvent de personnel et de matériel, notamment en ce qui concerne le transport [i, k] et l'ombre de la corruption est toujours présente. Par conséquent, certains auteurs proposent tout simplement de bloquer les routes une fois l'exploitation terminée [l, m, o]. La destruction des ponts est facile et efficace. Ces décisions de destructions des voies de pénétration ne peuvent être prises que par les autorités légales. De même l'interdiction de chasser à des fins commerciales est de la responsabilité des Etats et non de la celle du forestier.
Photo 10: Pont flottant sur troncs d'Ayous (300 m3) |
Il existe aussi des moyens indirects par lesquels on peut empêcher la population d'empiéter sur la forêt, par exemple en élevant et offrant aux ouvriers, à des prix raisonnables, de la viande, et comme dans la plupart des grandes sociétés forestières en interdisant au personnel de transporter la viande de gibier jusqu'aux centres urbains sur les véhicules de l'entreprise d'exploitation [o] ou de ses sous-traitants.
Il pourrait même être plus efficace d'intéresser d'avantage la population locale à la protection de la forêt afin de l'inciter d'abord à freiner la dégradation des forêts et ensuite à prévenir l'empiétement par de nouveaux migrants [a, d, i, q]. Cette approche s'observe dans beaucoup des projets participatifs de développement financés par les bailleurs de fond internationaux: la valorisation de la forêt qu'elle soit socio-économique, écologique ou même religieuse est une condition importante de la motivation des habitants à protéger leur cadre de vie forestier.
On peut aussi co-responsabiliser les populations locales d'une manière organisée soit par l'intermédiaire des notables des communes soit par des coopératives en proposant des contrats de gestion avec l'Etat, surveillés par les administrations étatiques. Ceci demande souvent une certaine adaptation du cadre législatif et institutionnel ainsi qu'une distribution transparente des revenus entre Etat, population et fonds d'aménagement.
Qui plus est, l'empiétement à des fins agricoles peut être limité en offrant d'autres possibilités d'emploi [n] comme l'industrie locale du bois ou l'artisanat. Par ailleurs, stimuler le passage de cultures agricoles au ramassage de produits forestiers non ligneux peut aider à restreindre la conversion des forêts de valeur économique, encore que Mabala [l] attire l'attention sur le fait que la récolte de produits forestiers non ligneux n'est pas forcément durable surtout si la cueillette est intensifiée par le négoce.
Toute offre des activités alternatives devrait en tout cas faire partie intégrante des plans de développement ou des schémas directeurs (voir chapitre 5).
Photo 11: Débarcadière: le réseau forestier approvisionne les barges automotrices |
Il est possible également d'essayer de persuader le secteur forestier autochtone de limiter les empiétements à des fins agricoles dans ses zones de concession. Actuellement dans beaucoup de pays, rien n'incite les forestiers nationaux à empêcher cette conversion d'autant plus que généralement la durée des concessions est trop courte pour garantir un second passage en coupe. Kaimowitz [i] propose d'instituer un régime d'incitations de bon fonctionnement dont les entreprises cesseraient de bénéficier si des agriculteurs venaient à empiéter sur leurs terres de concession forestière. Cette dernière proposition semble toutefois dangereuse car elle transfert le rôle et le contrôle de l'Etat au forestier.
En considérant le besoin des pays du tiers monde en matière de développement, les auteurs qui ont contribué à cette publication estiment en général que les routes forestières sont en quelque sorte un «mal nécessaire»: il n'y a certes pas lieu d'arrêter les activités de foresterie, mais il faudrait tout faire pour réduire au minimum les risques directs et surtout indirects qu'elles constituent pour l'environnement. Bien sur les acteurs directs que sont les forestiers sont en premier lieu concernés par les soins nécessaires à apporter à la construction des infrastructures routières. Mais ceci n'est pas, loin s'en faut, suffisant. Il faut créer un environnement général favorable et protecteur: les gouvernements devraient donc concevoir attentivement leurs plans d'utilisation des terres en collaboration avec les différents groupes des parties concernées en basant ces plans sur des études d'évaluation de l'impact sur l'environnement (EIE), sur des évaluations économiques et des études socio-économiques correctement exécutées. Un ensemble approprié d'incitations (de caractère juridique et économique) doit être offert aux acteurs de terrain (forestiers et paysans) pour qu'ils respectent le plan d'utilisation des terres. Cela signifie que les diverses parties prenantes soient en concertation avant l'établissement et la réalisation des plans définitifs.
Photo 12: Route forestière bien aménagée s'intègre dans l'environnement |
On peut imaginer que l'Etat incite par des moyens positifs et concrets le respect de la population locale pour la protection de l'environnement. Le résultat satisfaisant des évaluations périodiques pourraient amener l'installation d'hôpitaux, d'écoles et autres institutions avantageuses pour les communes. En tout cas une stratégie participative de protection devrait rendre clairement compréhensible la valeur et la limitation des ressources forestières pour les acteurs. La conclusion de Lorbach [k] est probablement la plus éloquente: «Que les routes conduisent au développement ou à la destruction, cela dépend des utilisateurs. Tout comme un médicament prescrit par un médecin à son patient: s'il est pris correctement, le malade guérira rapidement; s'il est pris en dépassant la dose, il est toxique et nocif et le malade risque d'en mourir.»
Les moyens financiers nouveaux que peuvent procurer les fonds de CO2 et les impôts de pollutions donnent un immense espoir dans la capacité de porter attention et soins à une meilleure protection du patrimoine forestier.
Ces travaux sur les infrastructures routières ont été initiés et la synthèse effectuée par le Secrétariat Général de l'ATIBT:
· Jean-Jacques Landrot, Secrétaire Général
· Daan van Soest, Assistant Technique
· Jörg Maxin, Assistant Technique
[1] Amelung, T. and M. Diehl (1992), Deforestation of Tropical Rain Forests: Economic Causes and Impact on Development, J.C.B. Mohr, Tübingen
[2] Barbier, E.B., J.C. Burgess, J.T. Bishop and B. Aylward (1994), The Economics of the Tropical Timber Trade, Earthscan Publications, Londres
[3] Bruenig, E.F. (1989), Die Erhaltung, nachhaltige Vielfachnützung und langfristige Entwicklung der tropischen immergrünen Feuchtwälder, Bundesforschungsanstalt für Forst- und Holzwirtschaft, Hamburg
[4] FAO (1993), «Evaluation des ressources forestières 1990: pays tropicaux», Etude FAO Forêts N°112, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, Rome
[5] FAO (1997), Situation des forêts du monde, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, Rome
[6] Grainger, A. (1993), Controlling Tropical Deforestation, Earthscan Publications, Londres
[7] Grut, M. (1990), «Revenue and Concession Policy for the Timber Forests of West Africa», Exposé présenté au Séminaire de l'Organisation internationale des bois tropicaux, tenu à Denpasar, Bali (Indonésie) en mai 19
[8] Lamprecht, H. (1992), «Umfang, geographische Verteilung und Ursachen der Zerstörung der Tropenwälder», Schweizerische Zeitschrift für das Forstwesen, 143(3), pp. 207-218
[9] Lanly, J.P. (1982), «Ressources forestières tropicales», Etude FAO Forêts N° 30, Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture/Programme des Nations Unies pour l'environnement, Rome
[10] Myers, N. (1991), «Tropical Forests: Present Status and Future Outlook», Climatic Change, 19(3), pp. 3-32
[11] Panayotou, Th. and P.S. Ashton (1992), Not by Timber Alone: Economics and Ecology for Sustaining Tropical Forests, Island Press, Washington D.C.
[12] Panayotou, Th. and S. Sungsuwan (1994), «An Econometric Analysis of the Causes of Tropical Deforestation: The Case of Northeast Thailand», Chapter 13 in K. Brown and D.W. Pearce (eds.), The Causes of Tropical Deforestation: The Economic and Statistical Analysis of Factors giving Rise to the Loss of the Tropical Forests, UCL Press, Londres
[13] Repetto, R. and M. Gillis (eds., 1988), Public Policies and the Misuse of Forest Resources, Institut des ressources mondiales/Cambridge University Press, Cambridge
[14] Rietbergen, S. (1989), «Africa», Chapter 3 in D. Poore, P.F. Burgess, J. Palmer, S. Rietbergen and T. Synnott (eds.), «No Timber without Trees: Sustainability in the Tropical Forest, Earthscan Publications, Londres
[15] Southgate, D., R. Sierra and L. Brown (1991), «The Causes of Tropical Deforestation in Ecuador: A Statistical Analysis», World Development, 19(9), pp. 1145-1151
[16] Sun, C. (1995), Tropical Deforestation and the Economics of Timber Concession Design, Doctoral Dissertation Proposal, Department of Agricultural Economics, University of Illinois at Urbana-Champaign, Urbana
[17] Terborgh, J. (1992), Diversity and the Tropical Rain Forest, Scientific American Library, New York
1 Note des auteurs: Pour une facilité de lecture nous avons répertorié de [1] à [17] les sources de nos références scientifiques et de [a] à [q] les auteurs des contributions auxquels se réfère cette synthèse.