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Le problème mondial du reboisement et les eucalyptus

par A. METRO, Directeur de la Station de Recherches et d'expérimentation forestières, Rabat, Maroc.

Notre propos s'adresse à ceux qui réalisent, après une étude sérieuse, qu'il est urgent d'entreprendre un travail collectif de reboisement dans les zones subtropicales du globe pour élever le niveau de vie d'un très grand nombre d'hommes et de femmes.

Bien d'autres tâches s'imposent certes, mais il en est peu qui s'inscrivent dans leur programme général, et notamment dans le cadre de l'activité de la FAO, avec une acuité aussi impérieuse, une urgence aussi caractérisée.

Le phytosociologue, qui étudie la composition des groupements végétaux, leur évolution naturelle, leur dynamisme sous l'influence de causes variées, se rend compte jusqu'à quel point tout ce qui est ligneux, même les plus humbles arbrisseaux, est systématiquement éliminé des abords de certains centres ruraux. C'est ce qui donne, de dégradation en dégradation, ces paysages immenses où les pullulements des plantes annuelles font oublier un instant, au printemps sous la richesse de leurs coloris, ce que seront les étés sans ombre, les automnes délavés et les hivers sans feux.

Ces paysages stérilisés sont bien le fait de l'homme, comme en témoignent un peu partout de nombreux bois sacrés, les «marabouts» de l'Afrique du Nord ou les petites forêts qui entourent les temples et monastères chinois - ou comme l'attestent de grands massifs forestiers conservés probablement par des siècles d'insécurité et d'instabilité au cours desquels les hommes vivaient très peu nombreux dans les limites tribales restreintes.

Ces beaux massifs forestiers tels que ceux de cèdre ou de certains chênes en Afrique du Nord jouent parfaitement le rôle qu'on est en droit d'en attendre à tous points de vue; ils sont en équilibre avec le milieu qu'ils protègent, les régénérations naturelles peuvent y suivre sans faute l'exécution de coupes méthodiques conduites. En un mot on peut y pratiquer une sylviculture intensive moderne.

Entre ces deux types extrêmes et qui occupent hélas des surfaces disproportionnées1 il existe sur de grandes étendues des forêts intermédiaires dont la situation ne doit pas faire illusion aux statisticiens. De telles forêts comme il arrive souvent dans les massifs de thuya, de cyprès, genévriers, ou arganiers, ne comportent plus en fait que des collections d'arbres isolés, sans lien, sans sol forestier, sans associés; impuissants à lutter contre le ruissellement ou l'érosion éolienne, impuissants à se régénérer naturellement dans l'ambiance qui est la leur actuellement.

1 Les dernières guerres ont amené à faire de sérieux prélèvements dans les massifs jusqu'alors privilégiés.

L'auteur du présent article considère que différentes espèces d'eucalyptus peuvent répondre en grande partie aux exigences du boisement des zones arides. La futaie ci-dessus d'une plantation d'Afrique du Nord montre les excellents résultats qui peuvent être obtenus avec l'E. camaldulensis.

Ces vieux chevronnés témoins et victimes d'innombrables vicissitudes ont longtemps partagé leur sort avec celui des populations qui vivent misérablement à leurs dépens. Ils le partageront peut-être longtemps encore. Mais ils ne participent plus que d'un dynamisme impitoyablement régressif ils n'appartiennent plus à leur milieu; ils font déjà partie du passé.

Et, alors que cette sorte de frange des derniers carrés forestiers a essentiellement besoin de soins, de repos, de mises en défense pour se conserver ou pour se reconstituer là où il en est encore temps, quel est le sort que leur réserve l'évolution démographique actuelle?

Les besoins en bois des populations augmentant au rythme du progrès qu'elles subissent multiplié par le rythme de leur accroissement démographique. L'épreuve de ces forêts se développera par conséquent en progression géométrique.

Le besoin de travail et de nourriture amène de plus en plus les fellahs à défricher et à labourer tout ce qui est soi-disant inculte. Personne ne pourra s'y opposer. Or le champ labouré chasse le troupeau. Il faut s'attendre à ce que, bientôt, sur l'immenses surfaces, dans de nombreuses régions, il n'y ait plus de possibilité de pâturage qu'en forêt. Les troupeaux s'y concentreront et l'on ne pourra opposer à ce déterminisme que des barrières morales, règlements ou conseils.

Et l'on se tromperait grandement si l'on cherchait à exprimer l'ampleur du problème en se servant exclusivement de la notion classique de «Taux de boisement». Les taux de boisement calculés pour de trop vastes régions forment en effet une moyenne trompeuse entre ce qui est très boisé et ce qui ne l'est pas assez ou pas du tout. En outre, en faisant participer à un taux de boisement apparemment honnête toutes ces forêts grevées d'un lourd passé et de lourdes hypothèques on masque la gravité du fait. C'est dans un complexe à plus de deux dimensions qu'il faut tenter d'embrasser le problème, en faisant intervenir notamment son dynamisme.

A l'échelle d'une immense zone qui barre le monde d'une ceinture stérile d'aridité artificielle, passant par l'Espagne, l'Afrique du Nord, les grandes îles méditerranéennes, la Libye, le Moyen-Orient, l'Iran, le Pakistan, la Chine, sur des surfaces dont la seule estimation nécessiterait un effort de plusieurs années, l'arbre n'a pas la place qu'exigent: les besoins vitaux immédiats et encore moins à venir des populations locales (bois, tanin, etc.); la lutte contre l'érosion sous toutes ses formes (rayonnement solaire, vent, eaux, etc.).

Le développement de ces arguments généraux et leur illustration par les exemples précis que nous avons hélas à notre disposition sortiraient du cadre de cet exposé. Qu'on l'observe en profondeur avec la rigueur du biologiste, ou, de haut, à l'échelle du monde avec les préoccupations de l'économiste et du sociologue, le déboisement marche au rythme du progrès matériel et démographique. Faut-il lui laisser prendre force de loi, faut-il se résigner à le considérer comme un symbole de l'évolution aveugle du monde civilisé ou comme un aspect historique de la dégradation de l'énergie?

Faut-il se contenter de le pallier, d'en freiner le mouvement par des mesures strictement conservatoires, ou faut-il qu'avec notre conception de la solidarité humaine et notre goût pour ce qui est efficace, le monde s'engage et prenne au sérieux le problème du reboisement?

Le reboisement

Il est important de bien préciser que le problème posé n'est pas uniquement celui du ravitaillement en bois ou écorces, ou produits dérivés du bois, de cette moitié de la population du globe qui en a été privée par l'insouciance de ses devanciers.

Des techniciens2 ont démontré qu'il reste suffisamment de forêts à la surface du globe pour qu'on puisse les considérer comme une source quasi inépuisable, et de profits et de denrées pour le ravitaillement du monde en combustibles, en bois d'emballage et bois d'œuvre, en papier, en matières nutritives, etc.

2 Notamment Egon GLESINGER: The coming age of wood.

Encore faudrait-il arrêter le gaspillage effréné qui s'y pratique et les aménager rationnellement à la fois sur le plan industriel et sur le plan forestier en s'assurant notamment de la régénération, en évitant la latéritisation des sols tropicaux.

On pourrait dire en somme qu'à l'échelle du monde le taux de boisement serait économiquement encore suffisant.

Or ce n'est pas d'une telle vue de l'esprit qu'il s'agit. Dans chacune des zones déboisées des pays de la ceinture stérile se pose un problème d'utilisation rationnelle des terres, le problème de leur vocation. Plusieurs auteurs ont montré comment la notion d'équilibre entre la silva, le saltus et l'ager3 devrait guider l'agronome et l'économiste dans leur prise de position vis-à-vis des destinées des campagnes méditerranéennes.

3 KUHNHOLTZ LORDAT: La Silva, le Saltus, et l'Ager de Garrigue.

Il ne serait pas inutile de se laisser entraîner sur ce sujet capital. Cependant pour nous cantonner dans notre technique ne considérons que ce qui relève de la vocation forestière. Le terme peut avoir plusieurs acceptions selon qu'il est employé par des botanistes ou des ingénieurs forestiers. Il convient donc de préciser celle que nous faisons nôtre:

A plus ou moins longue échéanche, l'évolution naturelle d'un sol en dehors de toute action humaine, le conduit dans la plupart des régions du globe et notamment dans celles qui nous intéressent, à s'embroussailler puis à se peupler d'essences forestières diverses dont la succession conduit à la longue à la notion de climax forestier.

Peut-être est-ce même l'origine du mat forêt dont les équivalents dans les langues latines dériveraient du latin forts (dehors) et désignèrent à l'origine les terrains en dehors des cultures et habitations.

Mais ce n'est pas toujours vrai; certains sols, au dessus de certaines altitudes ou latitudes ou du fait de leur composition chimique n'évolueront jamais naturellement vers un climax forestier, ils donneront des prairies, des steppes ou des déserts. Ces sols n'ont pas ce que les biologistes pourraient appeler la vocation forestière, les autres l'ont.

A l'intérieur de ce concept, l'ingénieur forestier qui travaille non pour l'arbre mais par l'arbre, pour le bien de l'humanité, accepte une définition plus restreinte:

Parmi les terres à vocation biologique forestière et qui proviennent d'ailleurs souvent de défrichements anciens, il en est qui peuvent, comme dans l'Europe tempérée, porter indéfiniment des cultures ou des prairies. Nous admettrons qu'elles ont une vocation agricole ou fourragère.

Il est d'autres sols par contre sur lesquels, dans un état économique mondial stable, la forêt est plus rentable à moyenne et longue échéance que n'importe quel autre genre de mise en valeur, culture, prairie, verger, etc. qui à la longue épuiseraient ou ruineraient le sol par érosion. Ces sols ont la vocation forestière; ils sont désignés pour être traités en bois ou en forêts. Et dans le bilan de cette rentabilité doivent entrer non seulement les revenus bruts mais tous les revenus indirects et impondérables de protection du sol en cause et des terres voisines, de régulation du climat (brises-vents), etc.

Cette vocation est affaire de topographie, de nature de sol, de climat, et, dans de nombreux cas, de complexe économique ou historique.

C'est ainsi par exemple qu'à la suite de nombreux abus, certains sols sont maintenant dégradés à un point tel qu'ils ne peuvent plus être destinés qu'à la forêt. ou au paysage minéral. C'est la vocation forestière résiduelle.

C'est pourquoi le reboisement dans chaque pays doit être considéré non comme un problème technique isolé, mais comme l'une des composantes d'une politique forestière d'ensemble, s'intégrant elle-même dans un planning général, faisant intervenir des considérations multiples dont l'énumération ne s'impose pas ici.

Ces deux photographies donnent une indication des réalisations obtenues en Afrique du Nord avec les méthodes modernes de boisement.

Ci-dessus, une des grandes régions de boisement au Maroc où l'on a utilisé des acacias (zones sombres) et des eucalyptus (zones claires).

Ci-dessous, un autre paysage marocain: la foret dégradée de Mamora; on a planté l'eucalyptus camaldulensis entre les chênes dont le peuplement est insuffisant pour former une forêt. Au premier plan, les effets de l'érosion sont déja visibles.

Il est cependant un certain nombre de difficultés qui constituent en quelque sorte le dénominateur commun de tous ces problèmes de reboisement.

Difficultés tenant au milieu physique

Tout d'abord, dans les limites géographiques que nous nous sommes fixées, le reboiseur aura à exercer son action dans des conditions de milieu extrêmement sévères.

Les climats de type méditerranéen que subissent généralement les pays en cause sont caractérisés par de longs étés ensoleillés, secs et chauds, au cours desquels le thermomètre monte facilement à 45° C. à l'ombre, et pendant lesquels il ne tombe pas une goutte de pluie du 1er juin au 1er octobre. Et nonobstant les hivers y sont parfois très froids.

Ces climats, fort rudes, sont en outre très inconstants. La pluviosité annuelle souvent assez élevée se réalise en fortes chutes pendant un nombre restreint de journées au cours desquelles une grande proportion de l'eau se perd en ruissellement. Le bilan hydrique est très aléatoire.

Tous ces excès sont aggravés par la dégradation des milieux à reboiser dont le mesoclimat n'est édulcoré par aucune couverture du sol ni par aucun brise-vent. L'été, les sols atteignent des températures de 70° C. et l'atmosphère est balayée par des vents desséchants. La limite de dégradation est dépassée, au delà de laquelle la régénération artificielle, même des essences autochtones devient quasi impossible.

Difficultés tenant au milieu humain

Il n'est pas douteux que c'est par suite d'une impérieuse nécessité matérielle que la plupart des populations on été amenées à dégrader leur propre patrimoine jusqu'à la ruine. Elles sont souvent réduites à un point où le présent prime toute considération d'avenir4.

4 Dans certaines zones du Maroc où l'Etat procède au reboisement de terres collectives, les tribus auxquelles elles appartiennent seront considérablement enrichies. Il faut néanmoins les indemniser chaque année en attendant qu'elles jouissent pleinement de l'augmentation de l'usufruit.

En outre les pays de la ceinture d'aridité sont souvent des pays d'Islam, peuplés de tribus d'origine nomade, sensibles et religieuses, où la notion de fatalité est solidement ancrée et pour qui des propos tels que le nôtre peuvent facilement paraître insensés. (Il est symptomatique qu'il n'existe dans le folklore islamique aucune devise, aucun proverbe concernant la forêt ou l'arbre)5.

5 Il existe toutefois quelques proverbes concernant les arbres fruitiers.

Le reboiseur se heurtera au moins à leur insouciance avec tout ce qu'elle comporte comme causes d'échecs, risques de malfaçons dans l'exécution, et plus tard risques de destruction des bois par pâturage ou incendie.

Difficultés tenant à l'ampleur des problèmes

Si l'on veut réellement traiter les problèmes d'économie rurale, de vocation des terres, dans les pays en cause et ne pas rester sur le plan du verbalisme ou des vélléités il va falloir entreprendre le travail sur une échelle immense.

Non seulement les besoins immédiats en bois des populations sont actuellement immenses et se développeront au rythme que nous avons dit, mais les terres à vocation forestière sont presque toujours fort étendues. Il serait vain d'attendre de leur reboisement un bénéfice indirect si on ne l'exécute pas massivement l'action du reboisement contre l'érosion éolienne ou contre le ruissellement n'est efficace que si elle porte sur de vastes surfaces, comme c'est le cas par exemple en Sardaigne.

A un autre point de vue l'implantation de forêts à destination économique n'a de justification que si elle peut produire le minimum vital de consommation d'usines normale, de traitement de la cellulose, par exemple 6. De grandes entreprises espagnoles et portugaises l'ont bien compris et montré.

Or dans les conditions de milieu que nous avons esquissées les reboisements sont chers; il faut compenser par un travail sérieux du sol les déficiences du climat, soit en creusant des fossés selon les courbes de niveau sur les pentes, soit en procédant à des labours profonds là où c'est possible, dans les plaines.

La réalisation d'un programme complet de reboisement pose par conséquent des problèmes de crédit qui dans la plupart des cas ne peuvent pas être résolus par l'Etat seul.

Dans la conjoncture actuelle, il est indispensable que le capital participe à l'œuvre. C'est parce que le capital papetier, au cours des dernières dizaines d'années n'a pas participé, ou très peu, à la production forestière et au reboisement dans l'Europe occidentale que l'on arrive à la pénurie actuelle. Notons au passage que les formules modernes de fonds forestiers nationaux ont précisément pour but d'unir dans une souple collaboration le capital et les fonds publics.

Quoi qu'il en soit, nous pouvons être assurés que ni l'Etat ni le capital ne s'engageront massivement dans cette voie onéreuse, s'ils ne sont pas assurés d'une rentabilité substantielle et rapide.

6 Disons à titre d'exemple qu'une installation de traitement du bois pour l'obtention de pâte à papier ou de viscose ne peut guère travailler à moins de 20.000 t. de production par an. Ce qui correspond approximativement à la possibilité d'un périmètre de reboisement de l'ordre de 6.000 à 10.000 ha. On peut dire que l'unité de reboisement industriel est de l'ordre de la dizaine de milliers d'hectares correspondant à des dépenses de l'ordre du milliard.

Quelles sont les essences auxquelles le reboiseur fera appel pour satisfaire à ces données essentielles:

- adaptation au milieu physique (espèces résistant aux sécheresses estivales);
- adaptation au milieu humain (espèce rejetant bien de souche et résistant au feu);
- rentabilité industrielle?

Certes, dans l'état actuel de leurs connaissances les botanistes et les forestiers estiment que les résultats les plus stables, en matière de protection du sol, les plus conformes par conséquent à la vocation forestière des terres à reboiser, seront obtenus dans la plupart des cas, à l'aide d'espèces appartenant à la végétation autochtone.

Malheureusement, au moins pour ce qui concerne la végétation méditerranéenne, il s'agit d'espèces à croissance relativement lente, et, en tout cas, à rentabilité faible et différée (à l'exception de quelques espèces de pins et du cèdre qui d'ailleurs ne sont pas utilisables au delà d'un certain maximum d'aridité).

Il faut donc obligatoirement faire appel à des essences exotiques.

D'une façon générale, en matière d'acclimatation, les forestiers européens ont à leur disposition une longue tradition qui se développe avec des hauts et des bas, depuis le XVIème siècle. Ils savent que l'appel aux essences exotiques doit être méthodiquement organisé par la création d'arboretums et que le choix des espèces à y introduire doit se concevoir sans se laisser encadrer, à priori, par des concepts géographiques ou écologiques trop étroits.

La nature n'est pas cartésienne, et nous devons suppléer à la conception trop rationnelle que nous nous en faisons parfois, par de l'imagination et de l'audace faisant largement intervenir la notion de plasticité des espèces.

Il faut pour meubler les arboretums des pays subtropicaux déboisés, et surtout pour en augmenter le nombre trop restreint, que des équipes d'écologistes, forestiers et pédologues, aillent prospecter, sous la conduite de botanistes locaux, les parties encore richement boisées des zones tropicales et subtropicales, notamment de l'Australie, de la Californie méridionale et du Mexique, des bas contreforts de l'Himalaya, etc. et y fassent des choix très étendus.

Il faut aussi que les échanges de graines forestières se multiplient, que des relations cordiales s'établissent de plus en plus sur le plan international entre les stations de recherche, les collectionneurs, les commerçants. Que ces relations s'améliorent par des contacts personnels sur le terrain et au laboratoire.

On travaille déjà dans ce sens, la voie est tracée, et il suffit de continuer.

C'est, je pense, dans cet esprit qu'a été conçu par la Division des Forêts de la FAO le Study Tour qui en fin 1952 doit conduire une cohorte de forestiers de toutes les nations à travers une partie du continent australien pour leur montrer:

- d'une part la variété des milieux de ce grand continent et l'étendue de possibilités des espèces qui y sont adaptées (notamment de très nombreuses espèces d'eucalyptus);

- d'autre part comment les australiens, grâce notamment aux études d'un grand organisme scientifique et industriel, le C.S.I.R.O., ont sû tirer un parti très complet et divers de ces ressources apparemment uniformes. Comment un grand pays moderne en est en quelque sorte à l'âge du bois d'eucalyptus («Acting age of eucalyptus.»), l'utilisant pour leurs maisons, leurs ponts, mines, poteaux télégraphiques, papiers journal et d'écriture, cartons, contreplaqué, flexwood, etc.

Mais d'ores et déjà dans cet ordre d'idées une tranche très substantielle de programme a été entreprise depuis que, sous l'impulsion notamment de Ferdinand von Mueller, vers 1860, on a introduit toutes sortes d'espèces d'eucalyptus dans de nombreux pays (U.S.A., Ceylan, Brésil, Kenya, Equateur, Jamaïque, Puerto Rico, Chili, Paraguay, Pérou, Indes, Afrique du Sud, Ouganda, Nigéria, Cameroun, Congo belge, Turquie, Israël, Italie, Espagne, Portugal, France et Afrique du Nord.).

Au point où en est cette vaste expérimentation collective dans le monde, et bien que nous ne la connaissions que par une partie de son aspect méditerranéen, il nous paraît utile néanmoins de faire quelques remarques: Tout d'abord il semble que plusieurs espèces d'eucalyptus répondent par des qualités exceptionnelles aux difficultés essentielles du reboisement dans les pays subtropicaux que nous avons commentées plus haut.

Plusieurs de ces espèces (E. camaldulensis, globulus, cladocalyx, gomphocephala, sideroxyllon, par exemple) ont en effet une grande plasticité et paraissent parfaitement aptes à s'acclimater à des situations de milieu très différentes de celles qui caractérisent leur aire naturelle de répartition, pourtant assez étroitement délimitée7.

7 A l'exception dans une certaine mesure de l'aire d'E. camaldulensis.

Ces espèces sont relativement rustiques, faciles à élever et ont, dans la plupart des pays subtropicaux, une rapidité de croissance qui les met vite à l'abri des dangers du pâturage et leur confère une productivité très substantielle.

Enfin elles sont peu tolérantes, suppriment le tapis herbacé et limitent par conséquent la course des feux de brousse; elles rejettent bien de souche et peuvent éventuellement résister à ces feux qui sont la plaie permanente de tant d'entreprises forestières.

Ces qualités nous font entrevoir combien ces espèces paraissent adaptées à ce que nous avons appelé de milieu humain local.

Au Maroc, à proximité des grands périmètres de reboisement entrepris depuis 20 ans, soit par des particuliers, soit par l'Etat sur des terrains domaniaux ou appartenant collectivement à des tribus, on assiste à l'ébauche d'un grand mouvement de sympathie populaire pour se que les fellahs 8 appellent dorénavant le callito.

8 Paysans marocains.

De jeunes plants sont distribués, parfois dérobés dans les pépinières, des arbres sont plantés individuellement autour de quelques maisons ou villages. Le mouvement est à peine esquissé mais il ne paraît pas utopique d'espérer qu'une conscience forestière collective finira par se dégager, le temps y aidant, de cet intérêt porté individuellement à l'arbre.

Que chaque forestier fasse d'ailleurs un sincère retour sur lui même. Quel est celui qui au fur et à mesure qu'il progresse dans la connaissance de son métier, n'est pas chaque jour frappé par la complexité des problèmes de la biologie forestière? Ces problèmes sont-ils intellectuellement accessibles à des masses dont les horizons se limitent à ceux du travail et du pain quotidiens? Sont-ils même accessibles à leurs élites?

Je pense personnellement qu'une façon relativement rapide et sûre d'amener ces peuples entiers au respect et à l'amour de leur patrimoine forestier naturel, consiste à les faire participer à la plantation d'arbres dont l'intérêt matériel soit relativement immédiat et évident.

Dans le présent article, M. Metro indique que dans certaines régions du Maroc les fellahs commencent d'eux-meme à planter des arbres - notamment des eucalyptus - autour de leurs habitations; ainsi s'affirme le succès de l'effort entrepris pour inculquer le sens de la foret aux populations où il est inexistant. Tel est le cas de la plantation ci-dessus dont on voit le propriétaire se tenir fièrement devant le rideau d'arbres qui entoure maintenant sa demeure.

Pédagogiquement il faut passer par la notion d'arbre pour arriver à celle de forêt. Psychologiquement cela paraît encore plus important9.

9 Ne se passe-t-il pas quelque chose de semblable dans le mouvement que les services forestiers et de grands consortiums favorisent en Europe occidentale, en faveur des peupliers?

Ces immenses avantages d'un petit nombre d'espèces d'eucalyptus et les magnifiques réussites forestières qu'on leur doit, ne doivent pas néanmoins nous faire oublier qu'elles ne suffisent pas à résoudre tout le problème posé:

- d'une part leur emploi quoique très étendu est limité écologiquement soit par des froids hivernaux soit par les excès d'aridité;

- d'autre part elles répondent insuffisamment à certaines nécessités technologiques10.

10 On peut aussi leur reprocher de ne pas constituer beaucoup d'humus. C'est un point discutable auquel on peut en tout cas remédier par exemple par la plantation simultanée d'acacias en sous bois.

On sait notamment que les bois des mêmes espèces sont loin d'avoir les mêmes qualités selon qu'elles ont crû en Australie, dans leur aire naturelle, ou en Afrique du Sud. La rapidité de croissance et les efforts internes qui en découlent semblent notamment conférer aux bois des défauts dirimants. D'autres espèces d'eucalyptus, parmi celles introduites dans divers pays au cours des 75 dernières années, nous offrent-elles des possibilités supérieures ou plus étendues technologiquement et écologiquement?

Et à l'intérieur des espèces cultivées en plantations n'existe-t-il pas des sous-espèces, variétés, ou races, voire des hybrides naturels, dont l'étude technologique et écologique soit susceptible de donner des résultats économiques fructueux?

C'est sous ce double aspect qu'une collaboration technique internationale s'impose.

Certes il est nécessaire que toutes les très intéressantes études faites en Australie sur les diverses espèces d'eucalyptus notamment par les services forestiers et le C.S.I.R.O. soient portées à la connaissance des reboiseurs. Mais il est tout aussi impérieux que soit mise au net le bilan complet de l'acclimatation de ces espèces dans les milieux les plus divers du globe.

En quelque sorte il est temps de compléter l'observation australienne par le bilan d'une expérimentation mondiale qui dure depuis près d'un siècle et à laquelle on n'a pas assez porté attention.

Certes des travaux très sérieux ont été publiés sur ces sujets en Afrique du Sud, en Amérique du Sud, en Nouvelle Zélande, aux E.U.A. et dans divers pays méditerranéens. Nous en omettons certainement. Et c'est précisément parce que nous déplorons ces omissions involontaires que nous souhaitons personnellement de toute notre volonté voir se réaliser une étude collective méthodique et exaustive de la question.

En résumé, nous sommes convaincus que sur une très grande partie des zones subtropicales du globe de très nombreuses terres ont une vocation forestière. En se plaçant à un point de vue économique et social elles sont désignées pour être reboisées:

La tâche est urgente et vaste, humainement et techniquement difficile. Les forestiers ont à leur disposition pour la résoudre un certain nombre d'espèces d'eucalyptus, relativement simple à mettre en œuvre et qui répondent aux exigences essentielles du problème.

Leur emploi s'impose immédiatement sur le plan pratique à tous ceux qui ont le sens de leur responsabilité vis-à-vis des populations en cause, et qui sans se laisser arrêter par des considérations théoriques, sentimentales ou esthétiques veulent être efficients.

Il importe cependant de ne pas se laisser aller à une sorte de solution de facilité. Il importe de continuer à prospecter méthodiquement toutes les régions du globe où des espèces utiles peuvent être choisies. Et en tout cas il faut tirer le meilleur parti de l'eucalyptus en entreprenant sans désemparer le bilan de cent années d'expérimentations le concernant.

Ainsi aurons-nous satisfait collectivement, dans le temps et dans l'espace, au principe de: productivité qui veut qu'une fois sa journée de travail accomplie, l'ouvrier soit sur d'avoir fait œuvre utile.


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