Malgré des disparités incontestables, les administrations des pays qui interviennent aujourdhui en Méditerranée dans le secteur des pêches maritimes présentent de nombreuses similitudes. Un premier fait majeur: dans tous les pays concernés, même si on assiste depuis peu à des opérations de régionalisation, la pêche reste et demeure laffaire de lEtat central, et même dun «super Etat» si lon intègre désormais lUnion européenne. Cette étatisation du secteur est dautant plus remarquable que, comme nous lavons vu, lorganisation sociale de la pêche en Méditerranée sest réalisée autour de groupes et de terroirs halieutiques très intimes et très localisés.
Quant aux institutions professionnelles, elles sont particulièrement nombreuses en Méditerranée occidentale mais leurs fonctions multiples méritent des éclaircissements méthodiques.
Comparé à lensemble des services et en particulier au tourisme, le secteur économique des pêches maritimes apparaît comme marginal. Il sagit pourtant dun secteur relativement «suradministré», en particulier par les administrations des différents Etats.
Lapparente étatisation et suradministration du secteur des pêches ne sont pas uniquement la conséquence de linterventionnisme économique: celui-ci est relativement récent. Elles reposent sur limportance stratégique de la mer et du statut juridique qui en découle: la mer est une frontière, un espace public, un lieu de passage et de communication, un enjeu militaire[80]. Cest donc en tant quactivité maritime, bien plus quen tant quactivité économique que la pêche est aujourdhui encore partout étatisée: la tutelle administrative sur le navire et ses activités.
Partout, lEtat est titulaire de compétences juridiques exclusives dans le domaine de la gestion des pêcheries. Il dispose à la fois dun ensemble de pouvoirs et de la légitimité pour les exercer. A ce titre, les administrations déterminent les règles de la gestion des pêches, garantissent les droits des différents acteurs du secteur, contrôlent la mise en uvre des décisions.
Ladministration des pêches quant à elle, peut être envisagée comme une institution, un ensemble juridique chargé de fonctions de régulations et de contrôle. A ce titre cest une construction juridique: un organigramme de services et un ensemble bureaucratique hiérarchisé. Mais ladministration est également un ensemble social, constitué des personnes physiques et morales qui la composent. Ce groupe dispose de moyens juridiques, matériels et coercitifs qui lui permettent de bénéficier de prérogatives bureaucratique et technocratique sur lensemble du secteur des pêches[81].
Cest sur ces deux registres, juridiques et sociétaux que peut être analysée ladministration des pêches de Méditerranée. Sur le plan organique, il existe un mimétisme administratif marqué, entre les différents pays de la Méditerranée occidentale. Au Nord, ce mimétisme correspond à la construction symétrique de grandes nations maritimes et coloniales; au Sud, il repose sur la transmission aux pays du Maghreb des modèles administratifs européens.
Plusieurs facteurs expliquent la «suradministration» des pêches:
- une très ancienne tradition tutélaire des administrations militaires sur les gens de mer et sur les navires;
- la création dune administration scientifique et technique chargée à partir des années cinquante de développer la pêche en tant que secteur de léconomie;
- une institution internationale chargée de promouvoir la coopération en matière de gestion des pêches en haute mer et de coordonner les actions susceptibles daffecter les stocks adjacents;
- un intérêt récent des administrations économiques et régionales pour ce secteur de léconomie.
Il existe en Méditerranée deux arrangements institutionnels à caractère régionaux chargés de la gestion des pêches. Ceci ne réduit en rien le rôle incontournable des Etats riverains qui demeurent en raison de leur souveraineté à la fois les responsables institutionnels et les sujets des politiques régionales des pêches et de leur aménagement.
Au cours des dernières années, lemprise des Etats na fait que saccroître. A travers les administrations internationales, la responsabilité des Etats membres de celles-ci sétend également sur les zones adjacentes à leurs territoires et ils gèrent au niveau bilatéral et multilatéral lensemble des stocks chevauchants et ceux de la haute mer. Les Etats sont ainsi responsables des résultats et du contenu des mesures prises pour la gestion responsable des espaces et des ressources de leurs juridictions; interlocuteur pour adopter sur le plan bilatéral, multilatéral ou général des mesures internationales pour lexploitation, le partage, la protection des richesses halieutiques. Cest lEtat du pavillon en particulier, qui est chargé de faire appliquer les règlements internationaux sur ses navires.
En Méditerranée, la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM), créée en 1949 sous légide de la FAO, à vocation générale pour toutes questions relatives à laménagement des pêcheries et au développement de laquaculture. Tous les pays riverains de la région, ainsi que lUnion européenne et le Japon en sont membres. La Commission internationale pour la conservation des thonidés de lAtlantique (CICTA) a également compétence en Méditerranée pour la gestion spécifiquement de lexploitation des grands pélagiques[82]. Cependant, de nombreux riverains ne sont pas encore membres de la CICTA.
Ces deux institutions ont permis de nombreux échanges dinformations et le rapprochement des points de vue des Etats concernés. De surcroît, elles coopèrent étroitement. Il faut également mettre à leur crédit la maturation de nouveaux concepts et ladoption de principes et de mesures communes. Tout ceci a permis de perfectionner et de faire évoluer le cadre juridique de laménagement des pêches. En raison de leur constitution et de leur spécialisation, ces institutions assurent pour les Etats une fonction de forum et de cadre de négociation avec, pour objectif, une gestion durable de leurs ressources. On doit ainsi à la CGPM davoir coordonné le recueil et la diffusion des informations scientifiques pour les ressources de la Méditerranée et davoir formalisé des règles communes en matière de police des pêches. A noter également, pour cette dernière, une ouverture vers la participation de représentants des organisations professionnelles à ses travaux.
La pêche se développe donc sur un espace sensible demprise étatique et dans un contexte de compétition internationale modulée par la coopération diplomatique. Ce contexte a eu pour effet de transférer lessentiel des décisions concernant la pêche à un niveau très élevé; un niveau qui peut parfois apparaître disproportionné avec limportance économique relative de ce secteur.
Pour réaliser leurs missions de formulation et mise en oeuvre des orientations de politique, les Etats de la Méditerranée disposent aujourdhui dun appareil ministériel dont lorganisation, les caractères et le contenu sont très similaires. Ce terme désigne «lautorité politique et administrative ayant reçu pour mission du pouvoir exécutif de définir et de mettre en uvre les politiques des pêches. Cette création signifie que la pêche est sur lagenda de la puissance publique en tant que politique publique. Mais, il faut rappeler que la constitution dune fonction ministérielle des pêches est tout à fait récente. Jusquau milieu du XXème siècle, la pêche nest pas prise en considération en tant que secteur économique stricto sensu..
Quelle que soit la définition de leurs missions, les ministres sont les organes délégués du gouvernement. Juridiquement, ils agissent comme des mandataires du pouvoir exécutif dans le domaine des pêches. Mais les missions qui sont reconnues aux ministres ne sont pas toujours accompagnées des compétences juridiques attribuées par des actes législatifs ou réglementaires. Ces missions consistent dans la représentation de lEtat pour ce qui concerne le secteur des pêches, la production des normes juridiques sappliquant au secteur des pêches, la direction des services administratifs chargés de la tutelle des pêches.
A lexception récente du Maroc et de lAlgérie, cette mission nest pas assurée par un ministre des pêches, constitué en département ministériel spécialisé. A lheure actuelle en Méditerranée, les ministres chargés de lagriculture sont en général ceux chargés des pêches. Dans lhistoire des institutions, les rattachements sont variables en fonction des représentations politiques: pendant longtemps, par exemple en France, la pêche a été rattachée au ministère chargé des transports qui coiffait la Marine marchande et les Affaires maritimes. La dimension de la navigation prévalait alors sur la dimension de léconomie; le fait que la France ou lItalie aient rattaché récemment la pêche à lagriculture est significatif à cet égard.
Mais en fait, la politique des pêches relève le plus souvent de plusieurs départements ministériels se répartissant plusieurs fonctions: le ministre de lAgriculture, le ministre chargé des Transports, le ministre chargé de lEnvironnement, le ministre chargé de lÉconomie sont diversement impliqués dans ces politiques en exerçant la tutelle de segments dactivités ou des biens: contrôle du marché, chantiers navals, transports, régime juridique de lentreprise et de la fiscalité, régime social maritime, contrôle de qualité des produits de la mer, contrôle de la navigation et du navire, domaine public, matériels nécessaires à la production et au marché, etc.
La profusion de ces administrations ne facilite pas lunité daction et la lisibilité des politiques des pêches, mais ce phénomène, qui nest pas inhabituel dans la sphère de lintervention économique, nest pas propre à la Méditerranée.
Pour servir les ministres chargés des pêches, des appareils spécialisés dorientation et dexpertise ont été constitués en Méditerranée; ils se sont renforcés comme dans tous les autres secteurs dans les dernières décennies. On peut les définir comme des organes bureaucratiques hiérarchisés, chargés par le gouvernement de ladministration des pêches. Ils organisent la tutelle du secteur économique des pêches. Ils inspirent également les algorithmes et mettent en forme les décisions du gouvernement dans ce secteur. Linfluence politique des bureaucrates et technocrates repose dabord sur leur légitimité juridique et scientifique. Mais elle est souvent renforcée par la solidarité des corps techniques de personnels qui composent les services. Le phénomène peut induire le conformisme des corps de fonctionnaires et de la constitution de réseaux internationaux utilisant le même langage et les mêmes représentations des politiques [83].
Les directions centrales sont incontestablement celles dans lesquelles on trouve les compétences techniques et administratives vis à vis du secteur. Cest un personnel formé qui recueille et traite linformation nécessaire à la décision du ministre, met en forme ses décisions, fait appliquer ses instructions et assure le commandement des services.
En Méditerranée, lhéritage administratif centralisé fait habituellement relever le secteur des pêches de deux types dadministration:
- une administration traditionnelle issue du contrôle de la navigation maritime: pour ces administrations les aspects de «police des pêches» tendent à être prépondérants (par exemple:Maroc, France, Espagne, Tunisie...);
- une administration fonctionnant avec les principes de développement du secteur de lagriculture et qui tend à mettre lemphase sur les aspects socio-économiques et la gestion responsable des pêcheries (par exemple: Italie, Malte).
Ces deux catégories dadministrations sont à lorigine animées par deux corps de fonctionnaires différents et on aperçoit la cohabitation de deux cultures administratives différentes. Elles tendent néanmoins aujourdhui à cohabiter et à coordonner leurs approches.
La recherche scientifique publique est désormais un élément fondamental des politiques des pêches même si on nest guère en mesure den déterminer encore lefficacité opérationnelle dans la prise de décision des gouvernements. Elle accapare une partie importante des budgets dintervention et mobilise des moyens administratifs permanents. Tous les pays de la Méditerranée occidentale disposent de centres de recherches halieutiques nationaux.
Lessentiel de la recherche publique dans le domaine des pêches est consacré à la biologie marine. Lors de lindustrialisation des pêches, les Etats de la Méditerranée ont crée des structures chargées de recueillir des informations scientifiques sur les richesses halieutiques. Leur fonction est également de promouvoir lexploitation de ces richesses par la diffusion des techniques de production industrielles, sur le modèle productiviste de lagriculture. Ces administrations sont aujourdhui requises pour concevoir et assurer le suivi des mesures daménagement de la pêche.
Dans la plupart des cas, ces administrations jouissent dun statut juridique détablissement qui leur reconnaît une certaine autonomie[84]. Leur mobilisation est encouragée au niveau international pour constituer des réseaux dexpertise et établir des bases objectives pour la gestion des pêches[85]. Ces administrations disposent de moyens scientifiques pour évaluer létat des ressources, tels que des laboratoires et des navires océanographiques. Elles sont donc le principal outil scientifique daide à la décision de lappareil dEtat.
Mais historiquement, cet appareil scientifique est relativement récent: pour les pays du Nord il se constitue à la veille de la seconde guerre mondiale, mais il a alors une vocation scientifique «dure». A partir des années soixante-dix, la mission revêt une dimension plus économique. Cependant, seule lItalie dispose à lheure actuelle dune institution spécialisée en sciences sociales. Pour les pays du Maghreb ils sont fondés par lEtat après la décolonisation et ils accompagnent leur désir de développement et démancipation.
La déconcentration est le moyen pour lEtat de déployer ses politiques. Elle doit être distinguée de la décentralisation, qui est le système dadministration de la société civile pour la représentation des intérêts distincts de ceux de lEtat.
Dans le cadre de la déconcentration, les administrations centrales des pêches disposent dorganes administratifs spécialisés, chargés de mettre en uvre les politiques centrales. Pour faire cela, ils ont la mission de représenter les ministères et dexécuter les instructions permettant de réaliser les politiques des pêches. Lensemble des «organes délégués pour exécuter tout ou partie des politiques publiques des pêches» constitue ladministration déconcentrée de lEtat[86].
La déconcentration territoriale est linstrument de redéploiement spatial de lEtat central. Des fonctionnaires délégués représentent les administrations centrales dans plusieurs niveaux de circonscriptions territoriales déconcentrées.
Le plus souvent, ces niveaux se confondent avec ladministration générale du pays: régions, préfectures, gouvernorat.
Malheureusement, elles ne coïncident pas nécessairement avec les territoires sur lesquels doivent se fonder les unités de gestion des pêcheries[87]. La circonscription portuaire fait exception à cet égard car elle peut être un critère pertinent de détermination du groupe responsable de la gestion dune pêcherie.
Les responsables administratifs de ces circonscriptions sont chargés de certaines tâches hiérarchisées, examinées ci-après. Les agents de terrain jouent un rôle dinformation et de relais auprès des populations maritimes. Le cas de la Tunisie est exemplaire à cet égard où lon trouve un agent de lEtat de petite catégorie pratiquement auprès de chaque communauté: il informe sa hiérarchie de la situation de la pêche et il connaît les communautés dans le détail. En contrepartie, il est disponible et il est une source dinformation précieuse pour les pêcheurs.
Mais latomisation des fonctions entre plusieurs ministères peut se reproduire au niveau local, et les usagers doivent souvent fonctionner avec plusieurs interlocuteurs administratifs. Le plus souvent ont ainsi été séparés les aspects de police de la production, ceux des statuts du navire et des personnes, ceux de lintervention économique, ceux du contrôle du produit[88].
Depuis trois ou quatre décennies, la création détablissements spécialisés a été encouragée pour réaliser des fonctions administratives au nom et pour le compte de lEtat. Dans ce cas, la représentation de lEtat na pas une base territoriale: elle est sectorielle ou segmentaire. Ces organes de relais créés par la loi sont institutionnalisés comme des administrations déconcentrées, par exemple:
- la création des centres de recherches nationaux;
- la création dun centre régional à Nador (Maroc);
- la création dun établissement autonome pour la gestion de ports artisanaux (Tunisie à Al Attaya ou à Chebââ);
- la mise en place dune école de formation des pêcheurs à Sète (France);
- linstallation dun centre administratif de vulgarisation des techniques de pêche à Catane (Italie) etc.
LEtat a également chargé des personnes privées ou publiques de certaines missions techniques; elles sont alors des délégations de services publics ou dintérêts généraux, par lattribution de subventions ou de marchés publics:
- des chambres de commerce, des coopératives, des cofradias sont souvent chargées de construire et de gérer des criées aux poissons[89];
- des établissements financiers sont subventionnés pour consentir des prêts et favoriser des investissements maritimes (Crédit Maritime en France, banques régionales en Espagne, Coopératives en Italie);
- des universités, souvent sous la direction des centre de recherche de ladministration des pêches sont chargées de recherches sur les ressources marines ou sur le secteur [90];
- des organisations non gouvernementales et des coopératives sont financées pour organiser la formation, y compris des femmes de pêcheurs, aux techniques de la gestion commerciale ou qui sont subventionnées pour réaliser de la formation et de laide aux entreprises artisanales ou mettre en place des services collectifs de transport;
- des structures interprofessionnelles sont encouragées pour la promotion des produits de la pêche (par exemple en Tunisie, en Italie);
- des structures consulaires sont financées par lEtat pour organiser la représentation nationale et régionale de la profession (Chambre des Pêches au Maroc et bientôt en Algérie);
- des comités de gestion et de coordination sont financés par lEtat pour discipliner la profession (Italie);
- des organisations internationales (telle que la FAO) sont chargées de fournir de lassistance technique dans le cadre de programmes et projets;.
Cette liste est loin dêtre exhaustive: elle montre «lépaisseur» de ladministration des pêches au sens large et les besoins de coordination des politiques. Elle nous montre aussi lenchevêtrement de lappareil dEtat et de la société civile qui constituent dans toute la Méditerranée un système administratif en définitive très complexe et très interventionniste.
Limportance des institutions professionnelles dans le secteur des pêches en Méditerranée est tout à fait considérable; mais il nest pas toujours aisé de déterminer leur fonction dans les politiques des pêches. La Méditerranée occidentale nous offre une riche typologie dorganismes dont nous essayerons déclaircir les rôles en référence à notre problématique générale.
Contrairement à ce que voudrait lacception libérale de léconomie, lentreprise nest pas seule en face de lEtat. En Méditerranée occidentale, nous pouvons relever un grand nombre dinstitutions professionnelles dont les fonctions sont parfois énigmatiques.
Dans une définition très générale, les institutions sont «des organes chargés de réaliser certaines fonctions au nom et pour le compte dintérêts catégoriels qui, pour se faire, mobilisent des moyens juridiques et matériels». Pour résumer: un cadre daction collectif, pour réaliser des fonctions au service dun intérêt et qui dispose pour ce faire dun minimum de moyens.
Les institutions développent donc une action collective sous diverses formes. A ce titre, les organisations professionnelles des pêches participent en Méditerranée à un mouvement de décentralisation technique, défini comme «la reconnaissance par lappareil dEtat dintérêts et dorganisation non étatiques». Cest donc lautonomie dadministration dun groupe de personnes pour défendre, définir, gérer et représenter ses intérêts catégoriels.
- sur un plan constitutionnel, cest un groupe dintérêt reconnu comme légitime par la puissance centrale;
- sur un plan fonctionnel la notion recouvre ce que dans les pays anglo-saxons on nomme le self government.
Lorganisation administrative des pêches illustre cette définition: les institutions civiles professionnelles«reconnues comme légitimes» participent à la définition et à la mise en uvre des politiques des pêches.
On parle donc dinstitutions professionnelles, lorsque lon a affaire à un organe dont la représentation se rapporte à tout ou partie dune ou plusieurs professions, et dont la fonction se rapporte à la gestion ou la représentation de ce groupe professionnel.
En fait tous les secteurs de léconomie sont frappés par ce phénomène qui fait que les acteurs économiques se regroupent pour exercer des missions collectives en relation et en complément des initiatives de lEtat. Le domaine des pêches néchappe pas à cette dérive: il existe depuis longtemps des organismes professionnels, mais ces dernières années ont vu se multiplier les institutions engagées dans les politiques des pêches:
- les acteurs de ce secteur ont créé de nombreuses structures de représentation et de gestion: consortium, syndicats professionnels, coopératives, associations professionnelles ou spécialisées...
- les Etats de la zone ont invité les professionnels à sorganiser et ont créé de nombreux organes à vocation professionnelle: coopératives[91], offices, comités des pêches[92], chambres maritimes, villages de pêcheurs[93].
Mais il existait déjà depuis longtemps en Méditerranée occidentale des institutions professionnelles issues des communautés et organisées sous la forme de «corporations de métiers»:
- les prudhomies de pêcheurs françaises, quun texte du Second Empire intègre purement et simplement aux administrations déconcentrées de la marine en tant que «communautés chargées déviter les rixes entre les pêcheurs». Cest expressément un organe de discipline professionnelle sur le modèle des corporations dAncien- Régime[94];
- les cofradias de pescadores, espagnoles, définies comme des «corporations de droit public qui agissent comme organes de consultation et de collaboration avec lAdministration...»: leur nature corporative et autodisciplinaire est donc bien moins marquée[95].
On voit par-là que les institutions professionnelles ne proviennent pas exclusivement des groupes, mais quelles peuvent être fortement encouragées par ladministration dEtat. Celle-ci veut sappuyer sur ces organes pour réaliser ses propres objectifs; ici se marque lambiguïté des organisations professionnelles: à la fois représentatives des professionnels et instrument de lEtat pour promouvoir ses propres objectifs[96].
Bien sûr toutes les institutions ne sont pas équivalentes et leur lecture peut être différente selon que lon adopte lanalyse juridique, politique, historique. Or, lensemble des institutions professionnelles prétend intervenir dans le secteur de la pêche et investir le champ de la décision administrative et politique. Dans une perspective daménagement durable des pêcheries, il est important de bien comprendre la place et le rôle des différentes institutions[97].
Nous pouvons dabord analyser les institutions professionnelles des pêches sur trois points fondamentaux:
- le groupe constituant: sur quels intérêts catégoriels repose linstitution?
- lobjet social: quelle est sa fonction principale?
- les pouvoirs de discipline interne: quelles sont ses capacités juridiques et/ou ses compétences administratives?
Dautres questions peuvent compléter ces trois premiers aspects:
- la genèse de linstitution et son histoire;
- la représentativité réelle, la composition et le dynamisme effectif de linstitution et de ses dirigeants;
- létude des liens vis à vis dautres institutions, lEtat par exemple;
- lemprise spatiale, la circonscription administrative de son action;
- le régime juridique, les statuts, les règles de fonctionnement internes, la représentativité démocratique;
- le cadre légal et réglementaire, la capacité de discipline vis à vis de ses fondateurs et de ses mandants.
Le champ des investigations est donc immense. Lensemble de ces questions pourra constituer une piste méthodologique de futures analyses institutionnelles.
On peut maintenant classer les différentes institutions professionnelles des pêches de Méditerranée autour de différentes fonctions collectives. Une lecture fonctionnelle rendra plus aisée la compréhension des différentes structures rencontrées à loccasion de cette étude: représentation, négociation et cogestion, discipline professionnelle, gestion et fourniture de services collectifs.
Constitués en groupes dintérêt, les différents groupes professionnels ont pour objectif de personnaliser et dindividualiser leurs intérêts catégoriels. Cette opération passe par la constitution dun organe de représentation collectif dont la fonction est de sexprimer au nom de lensemble des membres du groupe. Il doit présenter ses revendications, définir ses objectifs et élaborer un discours commun.
Cette fonction de représentation est nécessaire à titre «externe», pour investir les lieux et les institutions de décision concernant la pêche: lacquisition de la personnalité juridique permet dexercer cette fonction.
A titre «interne», lorgane de représentation doit construire sa représentativité: il doit regrouper le maximum dadhérents et synthétiser leurs revendications sans créer de conflits internes. Cette opération est toujours incertaine car les professionnels regroupés sont également en compétition individuelle.
Mais la question de la représentativité dans le domaine des pêches nest pas toujours très claire. La représentation ne réside pas uniquement dans les statuts juridiques: elle repose sur le dynamisme propre des groupes qui ont fondé les différentes institutions et sur la reconnaissance déterminante de lEtat [98].
Ainsi, bien souvent, les armateurs prétendent représenter les «pêcheurs», ce qui bien sûr brouille la représentation réelle de la profession composée dabord de marins. De même la représentation des «communautés» nest pas réellement assurée dans notre spécimen: or elle ne peut se confondre avec la représentation dune «profession», car elle a une dimension territoriale et collective propre. LEtat impose parfois une représentativité syndicale qui oppose une représentativité «légale» à une représentativité réelle, ou des clivages «patrons/ matelots» qui se rapportent à un type dexploitation.
Enfin la représentation doit se rapporter à un objet: représenter pourquoi? Dans bien des hypothèses des organismes de gestion comme les coopératives, les groupements interprofessionnels dintervention, les chambres professionnelles prétendent représenter tout ou partie de la profession; en réalité leur représentation devrait seulement se rapporter à leur mandat.
Les formes de représentation des groupes selon la logique semi-industrielle
Nous rencontrons dabord en Méditerranée les syndicats professionnels de patrons pêcheurs et de matelots. Leur statut particulier leur donne souvent une reconnaissance légale et leur permet de siéger automatiquement dans des instances de décision[99]. On ne peut dissimuler les difficultés de représentation des entreprises individuelles dans ce cadre particulier: le poids des grandes entreprises commerciales simpose souvent comme modèle de représentation et rend difficile la négociation avec le gestionnaire de la pêche [100].
Au Maroc, le statut de syndicat professionnel reste flou et son autorisation est malaisée: lassociation tient alors lieu dinstitution de représentation professionnelle. Lassociation à but non lucratif [101] constitue le statut juridique généralement reconnu par les pouvoirs publics, car il permet dacquérir la personnalité juridique [102].
Il sagit ici de formes de représentations contemporaines, non communautaires, fondées sur la notion de filière et classes sociales. Bien souvent les associations et les syndicats sont organisées par métiers (chalutiers, senneurs...) ou font référence au clivage patron/matelot, ou intègre différents métiers dans la filière du secteur tels que, mareyage, construction navale, services, armement, marin.
En Italie les coopératives jouent désormais également le rôle principal de représentation des intérêts professionnels en intervenant dans le champ des négociations et des décisions politiques.
La représentation corporatiste
Association, coopératives et syndicats sont des formes «modernes» de représentation, fondées sur le volontariat individuel. Les prudhomies de patrons pêcheurs en France et les cofradias en Espagne sont établies sur le modèle des corporations de métiers. Dans ce cas nous avons affaire à un ordre professionnel avec une adhésion obligatoire de tous les pêcheurs. Dans les cofradias siègent les armateurs, les patrons et les matelots: mais les armateurs dominent presque totalement linstitution[103]. Dans les prudhomies françaises, ladhésion des patrons pêcheurs est obligatoire, et les matelots en sont exclus.
Cofradias et prudhomies nont pas pour fonction principale de représenter le groupe des pêcheurs. Mais il faut constater quen Espagne les cofradias assurent cette fonction dune manière prééminente, alors que les prudhomies qui sont atomisées ne sont pas réellement reconnues par les pouvoirs publics. Les prudhomies représentent plus une «communauté localisée» quune profession, cest ce qui explique peut être leur faiblesse dans le champ social moderne. Cest ainsi que les cofradias sont organisées en fédérations ce qui leur donne un poids de lobby régional et national. Les prudhomies à linverse ne sont pas organisées en réseau.
Sur le plan de la représentation, nous retrouvons donc dans lorganisation des pêches le vieux clivage entre syndicalisme et corporatisme. Ce dernier a en France un caractère incontestablement communautaire; le noyautage des cofradias par les armateurs et leur supra-organisation leur enlève probablement leur racines communautaires.
Lobjectif des institutions professionnelles est de pénétrer le cercle de la décision politique pour participer à la gestion des pêcheries et servir ses propres intérêts catégoriels. Sous la pression des institutions de représentation, les Etats riverains ont donc été amenés à créer des institutions de négociation et de cogestion dans le secteur des pêches. Lobjet de ces institutions est de rapprocher les points de vue des différents groupes de pression, et de dégager des décisions par des discussions et la recherche de consensus. La sélection des institutions autorisées à siéger dans les instances de négociation et de cogestion est effectuée par lEtat selon ses objectifs et ses représentations.
Larchétype de ces institutions est, en France par exemple, le «comité des pêches», structure interprofessionnelle où est représenté lensemble des acteurs de la filière des pêches; mais le groupe des armateurs a pris la direction effective de linstitution[104]. Avec les administrations, les comités locaux ou régionaux sont consultés pour décider des politiques dexploitation et dencouragement du secteur. La représentation est assurée par lélection syndicale. Les comités locaux participent depuis peu à lattribution des licences de pêche aux petits métiers.
Les prudhomies continuent à assurer une fonction de négociation et de cogestion mais létroitesse de leur juridiction, la faiblesse de leurs moyens et leur marginalité les cantonnent dans des négociations locales avec les instances déconcentrées de lEtat ou avec les collectivités territoriales décentralisées. Elles ne pèsent en rien sur les politiques générales.
En Italie, les coopératives sont les interlocuteurs des pouvoirs publics, dans le cadre des instances interministérielles. Elles ont activement participé à lélaboration des lois, à la conception et aux orientations des pêcheries. Une même observation peut être faite à Malte où les coopératives et les associations de pêcheurs participent à lélaboration des législations de pêches.
En Espagne, les cofradias sont les interlocuteurs de lEtat et des Généralités essentiellement au nom des armateurs: elles ont ainsi largement contribué récemment à la décision de créer en Méditerranée espagnole une zone de protection des ressources[105].
En Tunisie, les «associations de pêcheurs» sont organisées par «métiers», senneurs, chalutiers, petite pêche côtière. En fait ici encore les armateurs des grands métiers dominent la représentation et la négociation dans les politiques des pêches[106].
Le Royaume du Maroc a créé récemment les «Chambres des pêches maritimes» ayant pour objectif dassurer la représentation nationale des opérateurs économiques du secteur des pêches maritimes. La lisibilité des fonctions des chambres des pêches nest pas très claire. Elles ont probablement été créées également pour servir de forum aux associations de pêcheurs et pour assurer le rôle de «Conseils régionaux des pêches» chargés en particulier de donner des avis aux décideurs.
Cest une fonction normalement assurée par les communautés de pêcheurs. Mais toutes les institutions même non communautaires tendent naturellement à exercer des pouvoirs de discipline sur leurs membres. Ces pouvoirs de discipline posent des problèmes de définition quil faut dabord essayer déclaircir.
La complexité de la discipline professionnelle
Dans les systèmes corporatifs le pouvoir de discipline et dorganisation sexerce en principe sur les seuls membres du groupe professionnel: cest ce qui fait à la fois ses limites et sa légitimité. Cela suppose donc que soient définis une circonscription, un groupe et des compétences. Linstitution professionnelle exerce alors légalement ou informellement une fonction de régulation qui peut sintégrer au dispositif administratif des pêches. On distingue plusieurs fonctions secondaires dans cette fonction de discipline:
- la fonction de réglementation qui consiste à fixer des règles générales et impersonnelles sur les pratiques professionnelles;
- la fonction de juridiction qui consiste elle-même en deux fonctions: la répression (juger et sanctionner les infractions à la réglementation de la profession) et larbitrage (trancher les litiges entre les membres du groupe professionnel);
- la fonction de contrôle qui consiste dans la vérification de lobéissance aux normes professionnelles.
Lexercice des pouvoirs de discipline en Méditerranée
Fonction naturelle des corporations et des communautés, la discipline sexerce aujourdhui sur certains groupes de pêcheurs à travers des institutions dont le rôle de gestion et de représentation a dérivé.
La discipline communautaire
La discipline communautaire na pas besoin dinstitutions formelles et ses formes sont encore sensibles dans certains bourgs marins: elle est exercée par le chef du village ou le responsable de la communauté des pêcheurs. Ce pouvoir nest pas toujours connu ou reconnu par les administrations publiques[107]. Mais on voit bien que pour les communautés, cest le moyen de régulation et de contrôle le plus efficace. Larchétype des institutions de discipline inscrites dans les traditions communautaires est la corporation de métier, dont on trouve en Méditerranée plusieurs formes juridiques:
- en France, la Prudhomie des patrons pêcheurs constitue le modèle le plus perfectionné de discipline professionnelle pour la pêche artisanale: elle assure lensemble des fonctions de discipline comme un ordre professionnel titulaire de lautorité publique [108];
- la Cofradia en Espagne est également une institution de régulation inspirée par ce modèle de discipline, mais elle est plus polarisée sur la discipline du marché et les litiges du travail entre armateurs et matelots;
- dans les pays du Maghreb, on ne trouve pas de modèle formel mais on peut identifier des pratiques se rattachant à la hisba, qui est la communauté des artisans sous légide du Amin[109].
Le grand intérêt de la discipline traditionnelle et que lon ne retrouve pas dans les institutions non communautaires, cest quelle régule efficacement et intimement leffort de pêche de chaque artisan. La taille réduite de la «juridiction» communautaire et ladhésion forte du groupe aux règles paternalistes expliquent probablement la pertinence de cette fonction à cette échelle territoriale.
Lémergence de pouvoirs de discipline des institutions non corporatives
Des institutions non corporatives peuvent progressivement assurer une fonction de discipline professionnelle. La dérive autonomiste des institutions les amène à exercer progressivement un rôle de plus en plus autoritaire sur leurs membres. Mais contrairement aux communautés, ces pouvoirs de disciplines ne débouchent quexceptionnellement sur la gestion de leffort de pêche. Ils servent plutôt à consolider laction de lobby des institutions. Voici quelques exemples de discipline non corporatiste relevé dans notre enquête:
- les impératifs de la représentation dérivent vers la discipline: cest le cas des syndicats professionnels et des associations à but non lucratif qui formulent des «instructions» ou des «circulaires» à leurs membres;
- la fonction de prestataire de service se transforme en pouvoirs réglementaires: cest le cas des coopératives ou du consortium dentreprises en Italie[110];
- lintégration économique permet à un professionnel dorganiser la filière et de la structurer: lentreprise commerciale de mareyage peut ainsi contrôler la production dun grand nombre dartisans pêcheurs par le biais de contrats darmement et dexclusivité[111].
LEtat par la loi ou le contrat de droit public peut investir des organisations ou des entreprises de véritables pouvoirs de discipline pour organiser le secteur des pêches ou un de ses segments: cest le cas des comités des pêches en France désormais titulaires de véritables pouvoirs de décisions. Mais le cas le plus intéressant est celui des consortiums de pêcheurs en Italie, ou des associations de pêcheurs dans des lacs qui ont obtenu des «concessions de gestion» sur des territoires halieutiques qui font évidemment songer au système communautaire[112].
Pour accéder à certains services, les entreprises artisanales et individuelles de Méditerranée se sont souvent regroupées pour constituer des institutions dont lobjet est de produire des services collectifs. Ces institutions peuvent constituer elles même des entreprises de services collectifs aux missions bien identifiées. La distinction avec les entreprises commerciales est que la répartition du pouvoir dans ces entreprises repose sur les personnes et non sur le capital[113].
En Méditerranée larchétype de ces institutions est la «coopérative de service» dont lobjet est de proposer des prestations avantageuses aux sociétaires regroupés pour réaliser une opération particulière: criée aux poissons, transport, distribution de carburants et de matériels, conseils juridiques, prêts bancaires, gestion dinfrastructures, etc. Le système italien de consortium dentreprise peut également avoir pour objet de fournir des services communs, mais il est surtout fait pour fédérer des moyens.
Il existe également des «coopératives darmement», dont la constitution a souvent été encouragée par lEtat pour construire les embarcations et réunir des équipages dans la phase dencouragement au développement industriel des pêches[114].
Les prudhomies et les cofradias dans le cadre de leurs missions dautorité fournissent également certains services dans le cadre de la commercialisation, de lentretien des matériels, du tirage à terre des navires, de la gestion de bâtiments et dinfrastructures communes. On peut toutefois considérer quil ne sagit que dun accessoire des missions principales qui sont dabord des missions dautorité.
Enfin les «chambres professionnelles» regroupent lensemble des professionnels dans le cadre dadministrations privées. Ces structures ont été créées et encouragées par les pouvoirs publics dans le cadre de lactivité de pêche semi-industrielle des pêches de Méditerranée. Ces établissements corporatifs peuvent donc assurer des services collectifs: gestion dinfrastructures, formation, conseil juridique, assistance sociale, etc. Les chambres dartisanat, les chambres de commerce et industrie, les chambres maritimes, les groupements interprofessionnels rentrent dans cette catégorie.
Par contre, et contrairement à leur nom, on peut se demander si les chambres maritimes des pêches du Maroc sont justement de véritables «chambres professionnelles». Mis à part la formation qui reste encore embryonnaire, le rôle de prestataire de services collectifs et de gestionnaire de services publics napparaît clairement ni dans les statuts, ni dans les projets de ces nouvelles institutions.
Ce tour dhorizon des institutions professionnelles de la Méditerranée occidentale a dabord montré une grande profusion dinstitutions qui se sont accumulées dans le secteur au cours de son histoire. Il semble ensuite que leur lisibilité fonctionnelle ne soit pas aisée: les spécialistes eux-mêmes ont quelquefois des difficultés à savoir exactement à quoi sert telle ou telle institution. Lobscurité est dautant plus grande sur ces fonctions que le statut juridique de lorganisme ne rend pas nécessairement compte de son activité réelle: selon les lieux et les époques, le contenu des missions et des interventions peut évoluer. Une association de pêcheurs peut devenir un syndicat, se muer en chambre professionnelle ou en véritable corporation de métier. Cest pourquoi nous avons essayé de dresser un bilan de nos observations.
Deux logiques institutionnelles fondamentales semblent saffronter: la discipline des opérations de pêche est liée au territoire et la modernisation de lexploitation est liée au réseau:
1. Lefficacité de la fonction de discipline et de régulation de leffort de pêche ne peut être assurée que si elle sappuie sur un territoire, sous le contrôle du groupe professionnel, avec des réglementations vernaculaires: cest le modèle communautaire;
2. Lefficacité de la fonction de modernisation (capitalisation et constitution de services) est relative à la capacité de créer des liens avec lappareil dEtat: cest le modèle semi-industriel.
Les prudhomies et les consortiums italiens bénéficiaires de «délégation de gestion des ressources» relèvent de la première catégorie. Mais les consortiums italiens peuvent sappuyer sur les coopératives qui leur ouvrent les portes de la modernisation.
Les cofradias sont aujourdhui noyautées par la pêche semi-industrielle: on ne doit donc pas les assimiler aux prudhomies, car elles ne jouent pratiquement plus aucun rôle dans lautorégulation de leffort de pêche. Mais elles se signalent par des pouvoirs corporatifs qui leur réserve la maîtrise des marchés et par la constitution de réseaux dinfluence qui leur assurent les moyens matériels et de linfluence sur les décisions politiques.
En raison de leur nouveauté, les chambres des pêches marocaines sont encore énigmatiques: mais elles fonctionnent sous le mode du lobby et leur fonction de contrôle de leffort paraît nulle, comme sont embryonnaires leurs fonctions de services. Même remarque pour les associations de pêcheurs rencontrées en Tunisie: elles sont les interlocutrices des pouvoirs publics, obtiennent à ce titre des avantages et des moyens, mais leur capacité disciplinaire est nulle. Par contre les villages, les douars, les bourgs marins du Maghreb sont fortement territorialisés, mais ils ne sont pas «officialisés» dans le champ politique.
Nous avons essayé de schématiser sous forme de tableau grossier lanalyse institutionnelle que nous venons de réaliser:
Institutions Fonctions |
Prudhomie |
Consortium (Italie)[115] |
Cofradias |
Chambre des pêches |
Association de pêcheurs |
Nature et champ de la représentation |
Communautaire localiste |
Syndicaliste fédéraliste international |
Corporatiste Nationale |
Syndicaliste nationale |
Syndicaliste nationale |
Liens institutionnels avec lEtat |
Administration décentralisée |
Partenariat, contrats, lobbing |
Administration et lobbing |
Administration et lobbing |
Lobbing |
Contrôle de leffort de pêche[116] |
forte |
moyen |
faible |
nulle |
nulle |
Référence à un territoire |
forte |
moyenne |
faible |
nulle |
nulle |
Culture vernaculaire |
forte |
moyenne |
moyenne |
nulle |
nulle |
Ouverture aux innovations |
faible |
moyenne |
forte |
forte |
moyenne |
Constitution de réseaux |
nulle[117] |
forte[118] |
forte |
moyenne[119] |
moyenne |
Influence sur la décision politique |
nulle |
forte |
forte |
forte |
forte |
Mobilisation des moyens |
nulle |
forte |
forte |
moyenne |
faible |
Gestion de services collectifs |
faible |
forte |
moyenne |
faible |
faible |
Contrôle des marchés |
nul |
moyen |
fort |
faible |
faible |
On voit que le système communautaire a dabord pour fonction de discipliner leffort et de transmettre des savoirs. Mais il est très limité dans ses capacités de participer à la définition des politiques et à mobiliser des moyens. A linverse les institutions organisées en réseau ont des capacités fortes de revendication et de mobilisation de moyens, mais elles perdent toute référence territoriale et toute capacité de discipline.
Un certain nombre de points nous apparaissent qui démontrent que les institutions se définissent et se développent en fonction de leur relation avec ladministration de lEtat.
En dehors des prudhomies de pêcheurs françaises formellement reconnues par lEtat en 1859, les communautés de pêcheurs ne sont pas reconnues en tant quinstitutions. Encore faut-il souligner quelles furent alors «intégrées» dans ladministration de la Marine, et quelles sont aujourdhui déconsidérées et exclues des politiques des pêches. Les différentes administrations ignorent le plus souvent (et ne reconnaissent pas juridiquement) lorganisation sociétale des bourgs marins, les savoirs vernaculaires, les territoires communautaires, les règles de discipline des villages. Ces règles sont tout au plus «tolérées» lorsquelles ne contrarient pas le développement des pêches semi-industrielles.
Dans le cadre de la gestion des pêches semi-industrielles, lEtat est souvent à lorigine de la création dorganismes professionnels: comités des pêches, chambres des pêches, coopératives. Il y a donc une volonté détablir des liens de cogestion avec les pêcheurs de lindustrie pour organiser le secteur. Mais force est de constater que ces institutions nont pas la capacité de contrôler la profession et en particulier de lui imposer des règles permettant de contrôler leffort de pêche.
Lactivité semi-industrielle ne peut donc se passer de lintervention de lEtat. Celui-ci doit développer des politiques de contrôle et dinterventions de plus en plus coûteuses et sophistiquées: réglementation et contrôle de leffort de pêche des pêches semi-industrielles, participation aux investissements darmement, financement dune recherche scientifique publique daccompagnement, investissements publics à terre, etc. LEtat accompagne donc la pêche semi-industrielle par un effort financier et institutionnel permanent.
[80] En France
létatisation est illustrée par la fameuse ordonnance de la
marine de Colbert de 1668, cf. Degage A.; sur létatisation en
Espagne cf. Alegret J-L (1999). [81] Ce groupe a produit le langage, les objectifs, les principes de fonctionnement, la légitimité de lappareil dÉtat. Max Weber définit ladministration comme un « groupement de domination,... à caractère politique, cest à dire garanti par un appareil coercitif ... et à caractère institutionnel lui assurant le monopole de la contrainte légitime ». [82] Sur la CGPM, voir en particulier: Kambona, J (2001) et Tavarès di Pinho, A (1992). Sur la CICTA, Manteca Valdelande V. (2000). [83] Cf. Chevallier et Loschak sur le phénomène. Pour les définitions: on appelle bureaucratie le système politico-administratif reposant sur des mécanismes de décision hiérarchiques et dominé par le groupe social des administrateurs (Crozier M.). On appelle technocratie le système politico-administratif reposant sur des mécanismes de décision dexpertise et dominé par le groupe social des scientifiques et des techniciens (Comte A.). [84] Ces administrations scientifiques ont des statuts autonomes et sont désignées par des noms inspirés des établissements universitaires: instituts, laboratoires, office, centre de recherche... mais leurs fonctions restent pour lessentiel la collecte dinformations biologiques et la promotion des techniques industrielles de production halieutique. Le Code de conduite recommande que ces services disposent de statuts et de moyens adéquats pour réaliser ses missions: article 12. [85] Cf. les recommandations 7.4 et 7.5 du Code de conduite pour une pêche responsable. [86] Cf. par exemple le Commissariat régional de lAgriculture est en autres missions chargé en Tunisie de lensemble des problèmes agricoles dans les régions: il coiffe une direction régionale des pêches maritimes plus particulièrement chargée des pêches. Au Maroc cest la direction des affaires maritimes qui, sur le terrain, soccupe des pêches maritimes: mais elle obéit dabord au Gouverneur. En France les « Affaires maritimes » (qui relèvent du ministère des Transports), font office de service extérieur du ministère de lAgriculture pour les questions de pêches maritimes: une situation qui ne contribue guère à la clarté. [87] On peut évoquer le cas de la France avec les circonscriptions régionales, les départements, et les communes qui pour des raisons dharmonisation administrative globales se sont substituées aux « quartiers maritimes » et aux « stations maritimes », dont le découpage initial correspondait aux agglomérations maritimes et aux activités maritimes. [88] Services des affaires maritimes, services de lagriculture, services dhygiène, etc. [89] En France par exemple: à Sète, au grau du Roi, Port la Nouvelle, Port Vendres, etc... [90] En Italie, France, Espagne; au Maroc à travers lInstitut Agronomique et Vétérinaire Hassan II. [91] Tunisie cas de Kerkennah, Maroc cas de Cala Iris. [92] Création ex nihilo de cette structure par une ordonnance en 1945. [93] Créées au Maroc lors de la dernière décennie. [94] Décret-loi du 19 novembre 1859 créant la police des pêches dans la V° arrondissement maritime. En France les prudhomies nexistent quen Méditerranée. [95] Real decreto du 11 mars 1978 qui reprend danciennes dispositions: les rapports avec lEtat espagnol ont toujours été complexes et les cofradias qui existent également sur les côtes atlantiques dEspagne ont été plusieurs fois supprimées et recréées par décret. Voir sur ce point le dictionnaire juridique des pêches « cofradias de pescadores y sus federaciones » p. 751 à 760 et les travaux de Alegret JL. (1999) car après avoir analysé leur trajectoire, celui-ci souligne que les cofradias ne sont plus des corporations mais des syndicats professionnels. [96] Sur le plan juridique on peut considérer que ces organismes sont à la fois corporatifs et fondatifs: à la fois « fondés » par lEtat pour réaliser une mission déconcentrée dintérêt général, et expression dun « corpus dintérêt catégoriels » pour réaliser des fonctions décentralisées.(cf. sur ces concepts Féral F. 2000). [97] Larticle 7.1.2 du Code de conduite recommande que les Etats « identifient les parties nationales intéressées qui ont un intérêt légitime dans lutilisation et la gestion des ressources halieutiques. [98] Ainsi en Italie, les coopératives jouent un rôle de représentation fondamental: avec des statuts identiques ce rôle est marginal en France, en Tunisie et au Maroc. [99] Par exemple, en France dans les Comités des pêches, en Espagne dans les Cofradias, en Tunisie dans les instances ministérielles. [100] On constate que les armateurs confisquent la représentation des « pêcheurs », définis comme « les personnes qui effectuent laction de pêche » le patron pêcheur étant non nécessairement le propriétaire du navire mais celui qui « commande les opérations de pêches ». En entretenant la confusion entre ces deux concepts, lartisanat de pêche est de facto privé de représentation: cas du Maroc, de la Tunisie et de la France. [101] Souvent appelée dune façon curieuse Organisation Non Gouvernementale, ce qui na pas grande signification juridique et institutionnelle. On parle également de « fondations dutilité publique », ou dinstitutions non lucratives. [102] Cette reconnaissance peut faire lobjet de procédures dagrément par les pouvoirs publics, ce qui augmente la légitimité juridique de lassociation mais pas sa légitimité corporative: cas du Maroc où lassociation fait lobjet dune procédure dautorisation. [103] Cf. sur cette situation Alegret J.L,(1997). [104] Les comités des pêches ont été créés en 1945 dans un contexte doffice interprofessionnel et sur le modèle du syndicalisme de classe. [105] Real decreto 1315/1997 du I° août 1997 « etableciendo una zona de protección pesquera en el mar Mediterráneo » cf. Menedez Rexach A. (2000). [106] Difficulté presque insurmontable au Maroc et en Tunisie pour rencontrer de « véritables » pêcheurs artisans qui représentent les communautés. [107] En Tunisie, les fonctionnaires de terrain connaissent bien ces mécanismes dautodiscipline: Kerkennah, Madhia, Chebââ. Mais dès que lon remonte dans la hiérarchie, ce phénomène est généralement ignoré. Même observation à Nador au Maroc où, dans lensemble, les pêcheurs sont considérés par ladministration comme un groupe oncontrôlé. Il est pourtant établi que des cofradias réglaient lexercice de la pêche dans la lagune jusquen 1956, et quà lorigine, deux tribus seulement contrôlent les rivages de la lagune. [108] De nombreux travaux ont été réalisés sur cette institution car elle est appuyée sur plus de 40 communautés; elle remonte sans interruption au XIIème siècle en produisant dénormes archives écrites, ce qui pour un phénomène communautaire est exceptionnel. [109] Linstitution de la hisba a été réhabilitée au Maroc par un dahir de 1983, mais elle nest pas étendue aux communautés de pêcheurs. Nous avons là un modèle dautodiscipline professionnelles qui par analogie nous montre lactualité de ce système. [110] Les coopératives et les fédérations dentreprises italiennes ont de fortes capacités de prestations de services qui leur donne une autorité quasi paternaliste: cf. le cas de LEGAPESCA. Une même tendance est perceptible dans les coopératives de conchyliculteurs en Languedoc, et avec les coopératives de femmes de pêcheurs en Catalogne espagnole. Mais ce phénomène ne se retrouve pas en Tunisie et encore moins au Maroc. [111] Cas du Maroc et de la Tunisie auxquels on peut ajouter celui de la Mauritanie. Dans ces exemples, les mareyeurs sont en fait des armateurs clandestins ou des entreprises de prêt non déclarées bénéficiant dune exclusivité sur les apports. Sous leur dépendance économique le groupe des pêcheurs na plus quune capacité limitée de sadapter à la ressource et au marché. [112] plus particulièrement en Vénétie pour la pêche aux clovisses et en Sicile pour la petite pêche. Egalement le cas des consortium des pêcheurs des lacs du Latium. [113] Linstitution coopérative repose sur le principe « un homme une voix », alors que lentreprise commerciale fonctionne avec une répartition du pouvoir fondée sur la propriété du capital social. [114] Cf. les cas de la Tunisie et du Maroc dans les années soixante. [115] Le consortium titulaire dune concession de gestion ne peut être séparé des coopératives italiennes; situation qui nest pas transposable aux autres coopératives de la zone. [116] La notion de discipline comprend lensemble des fonctions de réglementation, darbitrage, de contrôle et de sanction. [117] Il ny a pas de fédération des prudhomies: elles sont isolées sur leur circonscription, alors que les coopératives sont fédérées et même appuyées par un mouvement professionnel qui ne se limite pas à la pêches: la coopération italienne. Ce réseau extra professionnel fait probablement la force des coopératives. [118] On doit insister sur lorganisation fédéraliste des cofradias et des coopératives, ce qui leur donne efficacité sur le plan revendicatif. [119] Les chambres viennent dêtre créées et leurs interventions ne sont pas opérationnelles: elles hésitent encore quant à la définition exacte de leurs missions. |