La situation des pêcheries communautaires et semi-industrielles en Méditerranée est lexpression des rapports de force établis entre deux catégories sociales et découle des arbitrages opérés par les pouvoirs publics au cours de lhistoire récente. Ces arbitrages ne sont pas le fruit de conceptions figées et de politiques délibérées: ils relèvent de la sphère des représentations socio-politiques.
Mais aujourdhui les pouvoirs publics sont confrontés en Méditerranée à de nouvelles donnes bien réelles et concrètes dans la gestion des pêches, situation comparable à la crise que connaît aujourdhui le secteur agricole des pays industrialisés. La plupart des pays sont héritiers de flottes semi-industrielles constituées à partir des années soixante et qui, dans beaucoup de cas, sont responsables de la surexploitation de la plupart des stocks halieutiques. Cette surexploitation a engagé les Etats dans une spirale interventionniste de modernisation qui a eu pour effet une surcapitalisation publique et privée.
Aussi désormais le problème en Méditerranée nest-il pas de moderniser et daugmenter des capacités de captures qui sont déjà supérieures aux possibilités de renouvellement des ressources. Il sagit de contrôler et de réguler leffort de pêche pour le rendre compatible avec les ressources.
Cest dans ce contexte que lon redécouvre les «vertus» des modèles de régulation décentralisée qui au sein des communautés de pêcheurs existent depuis des siècles en Méditerranée. On a vu apparaître depuis peu plusieurs initiatives qui, au moins partiellement, reconstruisent les principes sur lesquels se sont autrefois établies les communautés:
- au Maroc, la mise en place des «villages de pêcheurs» tend à créer des «bourgs marins» autour dinfrastructures. Le gouvernement compte ainsi «fixer» les pêcheurs autour dune agglomération et constituer ainsi un groupe. Dans cette expérience, lEtat a encouragé la création dune coopérative qui puisse tisser des liens entre les pêcheurs. Un bourg marin, une organisation collective[120];
- en Italie, la loi permet au gouvernement ou aux gouvernements autonomes dattribuer des «concessions de gestion» sur de véritables territoires de pêche. Ainsi le contrat de concession a pour effet de valider un territoire de pêche artisanale et détablir lautorité du consortium sur ses membres. Il permet également de légitimer un intérêt collectif opposable aux tiers[121];
- à Kerkennah, en Tunisie,, les fonctionnaires dEtat sont à lorigine de la création dune coopérative dont le rôle sera dorganiser la vente des produits et de participer à la gestion des charfias. Ladministration vient également dinvestir une association de pêcheurs de la gestion dun lac de barrage sous forme de concession;
- plusieurs prudhomies françaises viennent dintroduire auprès de leur ministre de tutelle une demande de programme de gestion intégrée, dans lequel un territoire de pêche artisanale serait défini et protégé et laissé en gestion aux communautés de pêcheurs artisans.
Cette institutionnalisation des territoires et de certains groupes de pêcheurs témoigne probablement dune réévaluation des stratégies de contrôle des espaces et des ressources halieutiques: la priorité, cest la durabilité, ce nest plus la modernisation. Mais il faut savoir désormais si les pouvoirs publics sont en mesure détablir de nouvelles orientations de politique et surtout de les négocier avec les acteurs de la pêche industrielle. Il sagirait en particulier:
- dengager des opérations progressives de désindustrialisation de certains segments de flotte;
- dintégrer les flottes semi-industrielles dans une politique territoriale, où les règles de discipline des communautés leur seraient opposables;
- de définir et de reconnaître lexistence juridique des communautés de pêcheurs;
- de définir et de protéger des territoires halieutiques réservés à la pêche artisanale;
- de valider juridiquement les règles de gestion vernaculaires élaborées par les communautés sur ces territoires.
Sur le plan des politiques, rien nindique aujourdhui que les responsables des administrations aient la capacité et les moyens dimposer ces nouvelles règles au corps social maritime. Rien ne nous dit également que le modèle communautaire soit encore assez vivace pour assurer cette fonction de discipline et de contre-pouvoir territorial. Ce qui est clair, cest que partout où ces communautés existent encore il est urgent de les renforcer et de les appuyer en particulier au niveau scientifique pour élaborer leurs règlements, et au niveau juridique pour faire respecter leurs décisions par la pêche semi-industrielle et la pêche de plaisance. Il y a là pour ladministration de lEtat un chantier de recherche et dintervention tout à fait considérable.
Ces nouvelles orientations demandent probablement un gros effort danalyse politique et sociale. On connaît les difficultés à imposer aux chalutiers et aux senneurs des mesures de réduction de leffort et les difficultés à faire appliquer la législation pénale des pêches. Il est possible que la constitution des communautés et de leurs territoires puisse jouer comme un contre-pouvoir et comme un groupe dintérêt responsable de son territoire qui pourra revendiquer le respect de règles de gestion et lindemnisation des atteintes à ses ressources.
Par contre sur le plan juridique, il sagit de principes simples qui ne soulèvent pas de difficultés importantes. La Méditerranée nous offre une riche expérience de régulation décentralisée à travers les prudhomies et les cofradias. Nous avons vu que le système de concession et de consortium pouvait «reconstruire» des mécanismes que nous avons analysés pour les communautés prudhomales; celles-ci pourtant sont des administrations décentralisées intégrées aux services dEtat.
Il faut donc explorer la voie où des mécanismes juridiques classiques seraient réhabilités sans bouleverser pour autant les principes de liberté des pêches; ces mécanismes peuvent se fonder en particulier sur le droit privé. On peut réhabiliter également les systèmes de concessions domaniales de territoires ou de délégations de pouvoirs de gestion.
Il nest pas pour autant nécessaire dévoquer «la propriété» des espaces et des ressources halieutiques, comme y sont attachés certains auteurs. Le plus innovant serait denvisager la mise en concessions de droits dusages collectifs, assortie de la passation de contrats de gestion; on donnerait ainsi des bases juridiques pour lexercice de la responsabilité délictuelle et contractuelle au bénéfice des concessionnaires. Ces règles de droit, au demeurant bien connues et assez classiques, devraient se substituer ainsi progressivement à des dispositions administratives, pénales et réglementaires. Le seul fait que soient évoqués aujourdhui ces nouveaux mécanismes juridiques, démontre que des progrès conceptuels et opérationnels existent pour que se mette effectivement en place une pêche responsable et durable: la Méditerranée occidentale pourrait alors présenter un modèle dorganisation décentralisé ancré dans ses plus vieilles traditions socio-juridiques.
[120] Cas examiné
à Cala Iris au Maroc. [121] Cf. également les consortiums chargés de la gestion des lacs du Latium. |