Les dispositions institutionnelles qui régissent lappropriation et lutilisation des eaux dirrigation ont été élaborées au cours des siècles dans divers pays, dans des conditions écologiques et sociales très variables. Ladaptation à de nouvelles pressions exigeant une meilleure productivité de leau, une augmentation de la participation des utilisateurs et le recouvrement des coûts sest avérée difficile. La concurrence accrue pour leau, à la fois à lintérieur même du sous-secteur de lirrigation (entre agriculteurs) et avec les autres secteurs économiques (essentiellement les municipalités, lindustrie et la production dénergie hydraulique) fait que les institutions ne disposent pas des outils nécessaires pour sadapter aux circonstances changeantes et aux nouvelles attentes. Les demandes concurrentielles des secteurs municipaux, industriels et énergétiques imposent le transfert des ressources en eau allouées à lagriculture vers dautres utilisations à plus fort rapport économique. La figure 4 fournit un exemple de ce processus à luvre dans un district chinois.
Lagriculture irriguée a joué un rôle décisif pour la satisfaction de la demande alimentaire mondiale au vingtième siècle, mais au vingt-et-unième siècle, la morosité du secteur public et la frustration du secteur privé se manifestent de manière persistante. Il arrive couramment que la distorsion des marchés, les mesures dencouragement mal conçues et la rigidité institutionnelle perturbent gravement le sous-secteur de lirrigation. Les producteurs sefforcent dassurer la rentabilité financière de leur activité malgré les marges serrées des denrées alimentaires, tout en recherchant des subventions pour lagriculture pluviale et la concurrence pour leau brute quils subissent à divers degrés de la part des autres secteurs, et sont en plus censés préserver lintégrité de lenvironnement.
Lun des aspects troublants de la situation est lattente persistante que la simple dotation physique de terre et deau équivaut à un «potentiel» quil faut réaliser, sans étude parallèle des contraintes économiques,.nancières, institutionnelles et écologiques ni analyse réaliste du marché. Cette attitude a conditionné la ligne de conduite que de nombreux gouvernements continuent à suivre concernant la mise en uvre des politiques de leau et de lirrigation, lorganisation des institutions dirrigation et lallocation des budgets du secteur public. Les dispositions axées sur loffre et élaborées sur la base des infrastructures dirrigation à grande échelle ont dominé le secteur et les gouvernements se sont montrés déterminés à continuer à jouer un rôle actif dans lexploitation de linfrastructure publique utilisée pour fournir les services dirrigation. Il existe dans bien des cas une nette discontinuité dordre politique, institutionnel et financier entre la prestation des services dirrigation et la valorisation des systèmes agraires. Cela sapplique à léconomie dun grand nombre de pays en développement de premier plan. Daucuns diront que si lagriculture irriguée connaît des échecs, cest en grande partie parce quelle sest essentiellement intéressée à la fourniture deau et pas assez à la productivité des systèmes agricoles et à leur capacité dajustement aux marchés agricoles.
Linvestissement dans les grands projets dirrigation a augmenté dans les années 70, a baissé de plus de 50 pour cent dans les années 80, puis a continué à décliner dans les années 90. Au cours des quarante à cinquante dernières années, la majorité des projets dinfrastructure liés à leau ont été financés par le secteur gouvernemental avec une participation significative des banques de développement international. Les coûts daménagement de nouvelles terres irriguées ont sensiblement augmenté ces dernières années; ainsi ces coûts se sont accrus de plus de 50 pour cent aux Philippines et de 40 pour cent en Thaïlande et ont presque triplé au Sri Lanka. Avec la baisse du prix des produits agricoles, il est difficile de justifier laménagement de nouveaux projets dirrigation. Les capacités financières font défaut à la fois pour construire de nouvelles infrastructures et pour moderniser les installations existantes et garantir la viabilité des systèmes.
Récemment, les financements privés pour les grands projets dinfrastructure du secteur de leau et pour les systèmes de petite irrigation ont augmenté de façon notoire. Selon la Banque mondiale, 15 pour cent des infrastructures sont à lheure actuelle financées par des fonds privés et cette évolution tend à saccentuer. Lexploitation des eaux souterraines sest révélée particulièrement intéressante pour les investissements privés en raison du niveau de maîtrise quelle permet.
Pendant la révolution verte des années 60 et 70, la priorité était de mettre leau à la disposition des agriculteurs pour lirrigation. Les gouvernements ont organisé la mise en place et la gestion des systèmes dirrigation de surface par lentremise des organismes du secteur public. Certains aménagements à grande échelle ont été mal conçus, avec des équipements de drainage insuffisants, ce qui a provoqué la dégradation des sols. La gestion des systèmes na souvent pu répondre aux besoins des utilisateurs, et en particulier des petits exploitants et des secteurs sans poids social ni politique. Les droits des utilisateurs nont pas été perçus, ou nont pas été appliqués au bon fonctionnement et à lentretien du système. De gros travaux de réhabilitation se sont révélés nécessaires; comme les gouvernements et les organismes internationaux de crédit ont eu du mal à rassembler des fonds à cet effet, il est devenu évident que le cadre économique et social des grands aménagements dirrigation avait besoin dêtre réformé.
Les efforts de réforme se sont concentrés sur le transfert aux agriculteurs, regroupés en associations dusagers, de la responsabilité du fonctionnement et de lentretien des systèmes dirrigation. Ces changements ont mis en évidence la nécessité de mettre en place et de perfectionner les capacités de gestion des intéressés, tout en restreignant le rôle de ladministration du système dirrigation à la fonction de prestataire de service dapprovisionnement en eau. Le partage des responsabilités à lui seul risque de ne pas suffire si lon ne sattaque pas aux défauts de la conception ou du fonctionnement et/ou à la rénovation des infrastructures. La modernisation de lirrigation est un processus qui suppose le transfert dune irrigation axée sur loffre à une irrigation tournée vers le service de leau. Elle implique des changements institutionnels, organisationnels et technologiques et fait passer lirrigation dune optique de sécurisation à une optique de production. La modernisation et le transfert de certaines responsabilités de gestion des systèmes dirrigation publics aux associations dusagers de leau et aux compagnies de prestation de services ont été réalisés dans plusieurs pays comme le Mexique, la Chine et la Turquie, et se sont révélés profitables dans certains cas. Néanmoins, cest souvent sans conviction que les gouvernements ont arrêté les politiques complémentaires et réformes institutionnelles qui sont nécessaires pour créer un environnement adapté au bon fonctionnement des nouveaux organismes de gestion de lirrigation. Le processus dautonomisation des intéressés marginalisés, dont les petits exploitants, et délimination des influences politiques de la gestion de lirrigation nest pas encore terminé. Plusieurs facteurs rendent le transfert de la gestion de lirrigation complexe. Il y a dabord la nécessité daméliorer le statut des intéressés pauvres pour quils puissent négocier à égalité avec leurs partenaires plus favorisés, et de résoudre les conflits entre les utilisateurs en amont et en aval. Ensuite, il se peut que les coûts de transaction des systèmes basés sur les associations dusagers de leau soient plus élevés que les droits quexigeaient les dispositifs de gestion plus centralisés lorsquils fonctionnaient correctement. Enfin, il est difficile de déterminer la part des risques financiers et opérationnels et des responsabilités lorsquune grosse infrastructure est transférée à des associations dusagers ou à des entreprises de services qui ne sont pas préparés à faire face à une telle charge.
Léquité entre les hommes et les femmes en irrigation est un enjeu important. Les femmes sont un partenaire important dans la lutte pour la réduction de la pauvreté, la production alimentaire en agriculture irriguée et non irriguée et pour ce qui concerne la responsabilité dassurer et doffrir une nutrition suffisante au niveau du ménage. Une grande partie des personnes pauvres sont des ruraux (70 pour cent selon les estimations) et la pauvreté rurale sest féminisée à mesure que les hommes en âge de travailler quittent les campagnes appauvries pour rejoindre les milieux urbains plus prometteurs, ou quils sont recrutés de force par les factions belligérantes, laissant derrière eux les femmes, les personnes âgées, les malades et les enfants. Dans les zones rurales touchées par des conflits endémiques, les éventuelles infrastructures existantes se délabrent ou sont détruites de manière injustifiée et linsécurité sinstalle, ce qui alourdit encore les charges qui pèsent sur les femmes. Les ménages dirigés par les femmes sont notoirement les plus pauvres parmi les pauvres. Malgré le parti pris qui veut que les «femmes nirriguent pas», il est maintenant admis quelles participent activement à lirrigation des terres en y déployant beaucoup de compétence (voir encadré 8).
ENCADRÉ 6 LATTRIBUTION DES TERRES ET LINDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE Une récente étude menée à Dakiri, au Burkina Faso, indique que lattribution distincte de parcelles plus petites aux hommes et aux femmes donne de meilleurs résultats que lallocation de plus grandes superficies au chef du ménage, puisquelle permet dobtenir des rendements plus élevés et des retombées sociales plus importantes. Lorsque les hommes et les femmes disposent de parcelles irriguées, la productivité des terres et de la main duvre est meilleure que dans les ménages où seuls les hommes irriguent. Les femmes sont aussi bonnes ou même meilleures que les hommes dans la pratique de lagriculture irriguée et celles qui ont obtenu quon leur attribue une parcelle irriguée sont fières de leur capacité accrue de participation aux besoins de leur ménage. Les femmes préfèrent contribuer au mieux-être de leur ménage en travaillant sur leurs propres parcelles plutôt que de servir de main duvre supplémentaire sur celles de leurs maris ou sur les périmètres collectifs. A mesure quelles deviennent moins dépendantes de leurs maris sur le plan économique, elles peuvent aider leurs familles et augmenter leurs propres possibilités daugmentation patrimoniale en acquérant du bétail. Le fait de posséder une parcelle personnelle améliore considérablement la position de négociation de la femme au sein de son foyer et constitue un motif defierté pour le ménage et la communauté. Source: OECD/DAC, 1998. |
Souvent, lamélioration de la productivité de lutilisation deau se mesure en termes de production agricole exprimée par m3 deau: il sagit de «produire plus avec moins deau». Les agriculteurs les mieux avisés sur le plan économique peuvent préférer cibler un revenu maximum par m3, soit obtenir «plus de revenus par mètre cube deau», alors que les décideurs locaux et les politiciens cherchent à maximiser les emplois et les revenus engendrés par les cultures et leurs dérivés, cest-à-dire à créer «plus demplois par mètre cube deau». Au sens large, laugmentation de la productivité en agriculture a pour objet dutiliser au mieux chaque volume deau prélevé pour en tirer le plus davantages et de bien-être possibles.
La technologie permet dappliquer précisément les quantités optimales deau au meilleur moment pour le développement des cultures. Par exemple, lirrigation au goutte à goutte peut répondre de manière précise aux besoins des plantes en apportant leau en quantité nécessaire et au bon moment dans la zone racinaire du sol. Les parcelles dirrigation peuvent être irriguées avec précision grâce aux dispositifs de nivellement assistés par laser. Lorsque ces techniques sont utilisées dans des régions où leau est rare et que le rapport économique de la production est élevé, elles permettent aux agriculteurs de réaliser des bénéfices considérables. Lapplication des technologies avancées dépend du niveau dinvestissement et déquipement, ainsi que des mesures économiques dincitation à les rentabiliser. A lorigine, la plupart des aménagements dirrigation du monde ont été mis en place pour tirer parti de ressources en eau qui étaient inutilisées. Il nest pas surprenant que lefficience dutilisation de leau ne progresse que lentement aux endroits où leau est bon marché parce quelle na pas dautre utilité et offre peu de perspectives ou quelle est subventionnée. En fait lamélioration de lefficience peut être un processus lent et laborieux nécessitant dimportants efforts de modernisation et par conséquent lamélioration de lenvironnement technologique et des connaissances et capacités des irrigants.
La productivité de lutilisation deau, dans la perspective de léconomie dun pays, vise essentiellement lamélioration du rendement économique net de chaque dollar investi dans lutilisation de leau, ce qui favorise les investissements dans les secteurs municipaux et urbains. Il se peut toutefois quun tel point de vue ne reconnaisse pas tous les effets bénéfiques, sociaux et écologiques, de lagriculture.
La diversification des cultures que permet lirrigation a une influence positive sur la sécurité alimentaire dans les zones rurales éloignées en ce quelle favorise une saison de végétation plus longue et un régime alimentaire plus sain et diversifié, contenant davantage de produits frais. A moyenne échelle, la diversification des cultures renforce léconomie rurale et diminue les incertitudes liées aux fluctuations des marchés qui frappent les monocultures. Ainsi en Asie, en 1990, les céréales, les légumineuses et les autres cultures représentaient 66 pour cent, 8 pour cent et 26 pour cent de lensemble des superficies cultivées. En 1997, ces chiffres étaient respectivement de 56 pour cent, 7 pour cent et 37 pour cent, mais la production de céréales par habitant avait néanmoins augmenté grâce à de meilleurs rendements. Les systèmes dirrigation conçus pour la culture des céréales ne sont souvent pas suffisamment réglementés ni équipés des ouvrages de régulation de leau nécessaires à la diversification des cultures. La diversification exige également de meilleures capacités de gestion: en effet, il ne suffit pas de produire des cultures variées, il faut encore les commercialiser. Le choix des agriculteurs en matière de cultures est influencé par des facteurs économiques tels que le marché et la disponibilité en main duvre. Les technologies de pompage peu coûteuses, ainsi que les initiatives et capitaux privés, ont favorisé lexpansion de systèmes culturaux diversifiés.