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1. Urbanisme et commerce: le préalable d'un regard en longue durée

Le commerce de détail des produits alimentaires n'est d'ordinaire pas un domaine de réflexion et d'intervention prioritaires pour les urbanistes: c'est une activité certes essentielle mais considérée d'abord, et depuis longtemps, comme du ressort d'opérateurs privés, organisés ou non, qui disposent généralement de la liberté d'établissement pour offrir, à la vente, des denrées qu'ils produisent ou qu'ils achètent le plus souvent aux producteurs ou à des intermédiaires pour les revendre au consommateur final. Les lois de l'offre et de la demande, tempérées ou non, de façon permanente ou occasionnelle, par des mesures appliquées à certaines denrées de base, font office de régulateurs et de sanction, en économie de marché. Par nature, le commerce ne se prête guère à la planification.

Avec l'apparition et le développement des villes, on a toutefois assisté, très précocement, à la constitution d'espaces affectés à la distribution alimentaire, sous deux formes principales qui ont contribué, avec l'ensemble du commerce en boutique, à conférer aux villes l'une de leurs fonctions majeures, sinon fondatrices. D'une part, des espaces ouverts où producteurs ruraux et marchands, en permanence ou plus souvent à jours fixes, viennent vendre leurs produits, à même les sols ou sur des tables: ce sont les marchés, au sens le plus traditionnel du terme, à fréquence régulière, sans installations spécifiques permanentes, l'espace de référence pouvant avoir d'autres usages en dehors des moments convenus pour la tenue du marché. D'autre part, des espaces bâtis, abritant marchands et produits des intempéries, c'est-à-dire des marchés couverts, ou halles, dont la fonction et l'usage sont clairement définis et revêtent des formes architecturales parfois constitutives d'un véritable patrimoine urbain.

Quelles que soient la diversité et la taille de ces marchés, il s'agit bien d'une forme universelle et vitale d'activité, directement liée aux besoins alimentaires de populations groupées. Elles ont, depuis des siècles, suscité l'intervention, directe ou déléguée, du pouvoir politique (rois, seigneurs, évêques, préfets, échevins, maires, etc.) qui impose ou négocie avec les marchands les conditions d'exercice de leur profession quand ceux-ci ne disposent pas de boutiques ou magasins en pleine propriété ou loués à usage commercial (soumis à patente). C'est donc, en principe, l'autorité locale qui décide des lieux (ouverts et couverts) de rassemblement périodique des commerçants non sédentaires, en ménageant (et le cas échéant, en aménageant) les espaces publics voués à cette fonction.

Il ne s'agit pas ici de retracer la longue histoire de ce que nous appellerions aujourd'hui un «équipement de superstructure». Rappelons seulement qu'à la différence d'autres équipements à caractère social ainsi qualifiés (écoles, hôpitaux, stades, bibliothèques, etc.), qui peuvent dépendre de tutelles étatiques ou régionales, les marchés sont généralement sous tutelle locale, municipale, tout en étant souvent liés aux équipements d'infrastructure (voiries et réseaux divers), eux-mêmes sous tutelles différenciées, selon les périodes et les villes, ce qui n'en facilite pas toujours une définition claire, en termes de gestion urbaine (CIEH, 1985; CERGRENE, 1986). L'attention précocement portée par les pouvoirs locaux à la distribution des produits alimentaires s'explique par une double préoccupation, quel que soit le régime politique de gestion de la ville: exercer un contrôle sur l'approvisionnement (y compris, le cas échéant, par l'établissement et l'affichage de «mercuriales» fixant le prix des denrées) pour éviter les troubles sociaux que ne manquent jamais d'engendrer les disettes, les émeutes de la faim et, conjointement, peut-être surtout, assurer des revenus aux finances locales par la perception de droits de place auprès des commerçants. C'est le coeur même de l'institution municipale dans une majorité de cas.

Sur cette toile de fond s'inscrivent des réalités fort différenciées, dans l'histoire et selon les pays et les villes, reflétant leurs caractéristiques socio-économiques, culturelles et politiques. Les situations observables diffèrent aussi selon la taille des villes, leur degré d'insertion dans des réseaux industrialisés de distribution des produits alimentaires, et le pouvoir d'achat des populations urbaines.

Les petites villes européennes, par exemple, sont bien connues par l'ancrage séculaire de leurs marchés et par l'image, devenue symbolique et centrale de leurs halles construites, de leurs marchés hebdomadaires où viennent encore parfois des paysans du voisinage offrir légumes, fruits et volailles, même si les forains professionnels et itinérants forment le gros de la troupe des commerçants. Toutes choses égales par ailleurs, nombre de petites villes d'Afrique de l'Ouest s'animent les jours de marché, le hangar couvert de tôles y joue bien son rôle de halle, les «tabliers» s'agglutinant ou s'éparpillant tout autour, au long des rues adjacentes.

Dans les grandes villes et notamment dans celles dont la croissance est forte et rapide, la distribution alimentaire a posé et pose des problèmes d'une autre ampleur, à l'échelle des quartiers, des banlieues et de l'agglomération entière. Dans les pays développés, à forte structuration des circuits économiques (production, importation de produits alimentaires pré-conditionnés pour la vente), grossistes et centrales d'achat sont souvent en position de force. On ne retracera pas ici la genèse et l'épopée des super et hypermarchés en libre service dont le modèle conquérant a façonné le panier de la ménagère et les nouveaux paysages urbains en Amérique du Nord, en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Le commerce alimentaire en petites boutiques (épiceries classiques) ponctue certes encore les artères de certains quartiers, mêlé aux autres commerces, tout en affrontant de réelles difficultés pour survivre, tandis que les municipalités veillent au maintien des marchés ouverts périodiques, sur certaines places, au long de certaines rues dotées de larges trottoirs, y compris en banlieues nouvelles où tout le monde ne dispose pas de voiture ou d'accès commode aux centres commerciaux modernes par transports publics.

On retiendra seulement qu'à l'occasion d'extensions urbaines planifiées (zones à urbaniser en priorité, zones d'aménagements concertés, etc.) inscrites dans des plans d'urbanisme ou des schémas d'aménagement où opèrent des investisseurs publics et privés constructeurs de milliers de logements, l'Etat et les collectivités territoriales se sont généralement concertés sur la nature des opérations (habitat, équipements, etc.), ne serait-ce que pour s'en partager le coût. C'est dans ce contexte, avec l'afflux soudain de population lié à ces opérations, qu'ont été planifiés certains équipements commerciaux sous forme d'espaces réservés au commerce, en «site propre», c'est-à-dire des centres commerciaux prédimensionnés, pris en charge par des investisseurs privés; des municipalités concernées ont gardé la possibilité d'instaurer des marchés ouverts traditionnels, à titre de complément et pour maintenir une certaine concurrence face aux «rentes de situation» souvent induites par des implantations commerciales planifiées. On a pu qualifier ces opérations, associant l'Etat, les Chambres de commerce, les Collectivités locales, et les investisseurs, «d'urbanisme commercial» (COQUERY, 1977). C'est au service de ces décideurs que des urbanistes ont pu être amenés à intervenir. Cela n'a pas empêché des investisseurs privés, dans la mouvance de puissants groupes bancaires, de réaliser des opérations «pirates» sous forme de grands centres commerciaux implantés en des points stratégiques de l'urbanisation en cours (proximité des grandes voies de circulation, échangeurs autoroutiers) ou sur des communes plus éloignées, à moindres charges foncières et à moindre contribution forcée aux coûts généraux d'aménagement, bref, hors zone de contraintes liées à la planification urbaine. Au terme de ces observations liminaires, on conviendra que les rapports entre planification urbaine et distribution commerciale sont complexes et conflictuels par essence en économie de marché.


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