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2. Le contexte des villes africaines: quelle planification?

La situation observable en Afrique, et notamment dans les villes des pays francophones, est fort différente, pour de multiples raisons connues, dont on ne rappellera ici que les principales (MASSIAH & TRIBILLON, 1988; COQUERY, 1988 et 1993):

Dans le meilleur des cas, les Services de l'urbanisme entretiennent après coup ces extensions souvent qualifiées de «spontanées», par commodité de langage, à défaut d'une reconnaissance des véritables stratégies d'acteurs qu'elles illustrent pourtant (CANEL et al, 1990; COQUERY, 1990; CROUSSE, 1986; TRIBILLON 1991). C'est surtout l'occasion de percevoir, si les conditions le permettent, une taxe afférente au simple «permis d'habiter». La «régularisation» foncière peut intervenir si les nouveaux «propriétaires» de parcelles acceptent d'engager les démarches requises par l'Administration et surtout s'ils peuvent payer l'impôt correspondant, conditions peu souvent réunies. Faut-il enfin rappeler que ces «lotissements», s'ils permettent l'accès au sol et, dans une certaine mesure, la sécurité foncière (et donc une certaine forme de «sécurisation sociale»), malgré le risque parfois encouru d'un «déguerpissage», ne sont construits que progressivement, au fur et à mesure des moyens que chaque famille ainsi «lotie» peut mobiliser pour ce faire. En attendant, parpaings et tâcherons, une baraque de planches et de tôles récupérées, quelques bâches, suffisent pour abriter la famille. Assainissement, voiries, adductions, équipements et services collectifs élémentaires attendront souvent des années, à supposer qu'ils soient réalisés par des Pouvoirs publics sans moyens significatifs et dépassés par l'ampleur de ces formes d'urbanisation. Dans certains cas, toutefois, émergent des formes autogérées d'équipements et de services, qui préfigurent peut-être de nouvelles formes de gestion urbaine (JAGLIN, 1995).

Des villes existent en Afrique depuis fort longtemps, contrairement à une idée reçue encore répandue (COQUERY-VIDROVITCH, 1993). Certaines ont disparu, d'autres ont survécu et se sont développées, toutes furent ou demeurent marquées par leurs fonctions d'échanges et gardent souvent l'empreinte de pratiques et de réseaux liés à cet ancrage ancien de la fonction commerciale, comme il apparaît dans certaines villes de l'intérieur (Mali et Niger).

Des villes côtières connurent, dès le XVIe et le XVIIe siècle, l'emprise du commerce de traite avec les pays européens, ou se développèrent au XVIIIe siècle comme relais de la traite négrière. Mais il faut bien reconnaître que la plupart des grandes villes africaines francophones contemporaines ont émergé comme villes coloniales à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Qu'on le déplore ou non, elles demeurent marquées par la politique coloniale de la France à cette époque: hiérarchisation politico-administrative, fonctions économiques, cadres institutionnels, juridiques et financiers ont perduré après les Indépendances, sous formes diverses, tenaces et parfois ambiguës, relayées par la coopération bilatérale et reprises, sans états d'âme notoires, sauf exception (Guinée), dans le discours des nouveaux dirigeants, héritiers de structures qu'ils n'étaient pas en mesure de modifier radicalement.

Faut-il rappeler aussi que, dans les années 1960, à l'heure d'une certaine euphorie «développementaliste», telle que théorisée à l'échelle mondiale, on estimait pouvoir maîtriser une croissance urbaine encore perçue comme modeste au sein de sociétés considérées, en Afrique subsaharienne, comme fondamentalement rurales. On résorberait les bidonvilles les plus misérables, vus comme des foyers de chômage, de délinquance ou d'agitation politique, sans admettre qu'ils puissent être l'expression d'autre chose qu'une simple «marginalité». On compléterait ou l'on redessinerait des plans d'urbanisme pour encadrer le développement urbain, on favoriserait le logement social, selon le modèle des Etats-providence destiné en priorité aux fonctionnaires, pour conforter les administrations et pouvoirs des nouveaux Etats, sans se préoccuper outre mesure de leur adéquation aux besoins et aux moyens de nouvelles populations urbaines. Ces illusions se prolongèrent une quinzaine d'années.

Au milieu des années 1970, il fallut commencer à se rendre à l'évidence: les grands projets de développement agricole, pourtant parfois largement financés par la communauté internationale ou engagés sans précautions suffisantes, ne donnaient pas les résultats escomptés; les migrations vers les villes s'accentuaient, les dépendances énergétiques révélaient de nouvelles et fortes contraintes, même si, pour quelques Etats, une production pétrolière avait pu faire entrevoir ou espérer une redistribution de ces ressources nouvelles sur les fronts du développement et de l'aménagement du territoire.

Face aux crises des sociétés rurales, les villes apparaissaient bien comme de nouvelles terres d'espoir (éducation, santé travail.) même si la pauvreté de masse semblait s'y généraliser. La Conférence de Vancouver (HABITAT, 1976) vit les gouvernements reconnaître, parfois du bout des lèvres, la dynamique d'autopromotion citadine et la nécessité d'assouplir des réglementations dépassées, ou plutôt inapplicables, faute de moyens et de volonté. La fiction de plans d'urbanisme souvent irréalistes (et comme tels laissés au placard) a décrédibilisé les administrations, (et leurs experts étrangers) dans leur prétention à maîtriser le développement urbain, tout en démobilisant, au moins pour un certain temps, les fonctionnaires et les praticiens soucieux d'alternatives concrètes inscrites dans une perspective de service public.

Le temps des désengagements de l'Etat, au nom du libéralisme économique et de la rigueur budgétaire, avait sonné. Sous haute surveillance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale (OSMONT, 1996), on entrait à l'heure de l'ajustement structurel. De quelle marge de manoeuvre pouvaient réellement disposer les Etats africains francophones, même intégrés dans une union monétaire héritée mais menacée? Maintenir, vaille que vaille, les «liens historiques» avec la France, certes elle-même disposée à ne pas les voir se relâcher (tout en redéployant son aide et sa coopération depuis les années 1980)? Faire face aux risques de destabilisation sociale et politique en engageant des réformes «démocratiques»? Quelques Etats ont choisi cette voie remobilisatrice, non sans difficultés, après des années de régime présidentiel autoritaire, d'autres l'ont tentée, sans succès significatif, le plus souvent les droits et devoirs afférents à la citoyenneté et la citadinité sont assez flous et restent à construire. L'histoire universelle a montré, il est vrai, que c'est un long combat, fruit de nombreuses générations et rarement gagné une fois pour toutes. Les états africains modernes sont encore jeunes et l'on ne saurait, sans risques ni incompréhensions majeures, vouloir qu'ils appliquent des règles que des nations plus anciennes ont mis tant de temps et ont eu parfois tant de mal à promouvoir et à préserver.

Tel peut apparaître, sommairement brossé, le contexte général dans lequel s'inscrivent les villes de l'Afrique francophone. Il ne diffère pas fondamentalement de celui observable ailleurs en Afrique subsaharienne, le cas de l'Afrique du Sud demeurant toutefois spécifique.


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