On a souvent qualifié les villes africaines, comme ailleurs dans ce qu'on appelait le «Tiers Monde», de «parasitaires», en dénonçant le «biais urbain» selon lequel elles cumuleraient des investissements non productifs et se développeraient au détriment des campagnes, en simples consommatrices. On a même, à leur propos, ressorti la vieille idéologie identifiant la ville au mal et à la déchéance morale. Ces théories ne résistent pas à une analyse sérieuse de la réalité et l'on s'accorde à reconnaître aujourd'hui que les villes africaines sont productrices de services, d'innovations et de richesses, utiles pour l'ensemble du territoire et dont une part s'oriente vers les campagnes (COQUERY-VIDROVITCH et al., 1996).
Il a fallu pour cela l'importance et le dynamisme d'activités longtemps ignorées des statistiques - et au reste toujours difficiles à chiffrer avec exactitude - qui contribuent assez largement au développement économique, en marge ou en dehors des règlements et institutions formellement reconnues. Une majorité des activités urbaines de production et de services s'inscrit en effet dans le secteur désigné par commodité sous le terme «d'informel» par les experts du nord (avec des qualificatifs variés: irrégulier, non structuré, etc.) mais que les responsables du sud et notamment les africains francophones ont tendance à désormais qualifier de «secteur populaire» de la production et des services. Peu importe la terminologie, dès lors que sont reconnues et analysées l'importance et la complexité d'activités autonomes ou souvent greffées sur des activités formelles, c'est-à-dire réglementées et recensées. Les perméabilités, d'un secteur à l'autre, sont en effet multiples, multiformes et changeantes. Il serait tout à fait irréaliste d'identifier l'informel à la tradition ou à l'archaïsme et le formel à la modernité, tant la proposition inverse pourrait être également démontrée. La littérature sur la question est abondante et souvent pertinente (HUGON, 1980 et 1982; MALDONADO, 1987; COQUERY-VIDROVITCH, 1990).
Cette économie dite «parallèle» (mais essentielle) ou «souterraine» (mais immédiatement visible), voire «clandestine» (mais tolérée), s'inscrit dans la normalité urbaine africaine comme un réflexe de survie. Elle est pratiquée et vécue comme légitime moyen de réponse à la pauvreté, en l'absence d'offres significatives d'emplois «formels» et comme une nécessité, face aux carences et aux coûts des produits et services «réguliers». Comme telle, elle est indifférente et rebelle à toute forme de réglementation venue «d'en haut» même si elle peut donner lieu à des formes efficaces d'organisation et de division du travail mises en oeuvre et gérées par «l'en-bas». Son imperméabilité à toute culture de l'impôt direct est manifeste et ancrée de longue date dans les mentalités et les comportements. Face aux statuts délocalisés de «zone franche», dont bénéficie un nombre croissant d'entreprises «formelles», informés des fraudes ou des défilades fiscales d'une partie de «l'establishment» économique et politique, les «informels» n'ont pas spécialement mauvaise conscience: dans une majorité de cas, ils n'ont pas eu le choix et n'ont pas d'alternatives.
On conviendra qu'une sorte de cercle vicieux s'est progressivement instauré: les carences de Pouvoirs publics dans l'organisation et le fonctionnement des villes sont manifestes (eau, assainissement, santé, transports, équipements), d'autant que ces villes s'accroissent et que la vérité des prix des services publics n'est guère concevable lorsqu'une part notable de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Mais dans le même temps, ces Pouvoirs publics et, en première ligne, les Collectivités locales ne bénéficient pas des rentrées fiscales régulières et équitablement réparties qui leur permettraient de mieux faire face à leurs obligations.
Solidarités familiales et communautaires, à l'échelle de la ville et surtout des quartiers (CEA, 1981), contribuent certes au développement d'une certaine cohésion sociale et peuvent faciliter l'accès à un logement, l'intégration dans la vie active (sous quelque forme que ce soit), tout en permettant d'affronter les besoins les plus immédiats face aux carences des équipements et services urbains, voire aux défaillances éventuelles des Pouvoirs publics dans le paiement régulier de leurs propres agents (LE BRIS et al., 1987). Mais pour peu que des pratiques de clientélisme et de corruption se manifestent ou se généralisent, parfois simplement affublées du qualitatif de «débrouillardise» de routine, du haut en bas de l'échelle sociale (BATTEGAY et al., 1987), on conviendra qu'il faut lucidité, courage et force de caractère pour identifier, défendre et développer le sens de l'intérêt collectif et de la chose publique, à l'échelle de la nation comme à l'échelle de la ville. Les chemins de la citoyenneté et de la citadinité, où droits et devoirs sont clairement reconnus et respectés, sont ardus. Soutenir celles et ceux qui s'y engagent est plus qu'un devoir moral, une nécessité.