Il serait irréaliste d'aborder la question des systèmes de distribution des produits alimentaires dans les villes africaines sans avoir présent à l'esprit ce «climat» d'ensemble, a fortiori si, par delà constats et analyses, on souhaite formuler des recommandations, préconiser des appuis, voire définir des politiques.
Le commerce de détail des produits alimentaires s'inscrit pour une bonne part dans la sphère de l'informel: c'est une réalité incontournable au plan économique comme à celui des pratiques sociales urbaines, au point qu'il symbolise même, très concrètement, ce secteur informel dans son ensemble, illustrant sa capacité permanente d'adaptation et d'omniprésence dans la ville. Son inexistence institutionnelle rend a priori difficile toute intervention directe et autoritaire et les mesures de simple police n'ont jamais réglé les problèmes de fond. C'est donc principalement par des mesures indirectes, négociées avec les acteurs réels, qu'il est concevable d'améliorer les conditions de distribution des produits alimentaires dans des villes où la population ne cesse d'augmenter. Cela conduit à un réexamen des formes de gestion et de planification urbaines où la distribution alimentaire est mieux intégrée, en termes d'espaces et d'organisation des flux, aux priorités reconnues (eau, assainissement, voiries, collecte et traitement des déchets). Même s'il apparaît que ces priorités focalisent l'attention sans pour autant pouvoir mobiliser les moyens adéquats, le moment semble opportun de prôner une vision moins strictement sectorielle des équipements et services urbains. La mise en oeuvre d'un Programme de développement municipal (PDM), à l'échelle de l'Afrique de l'Ouest et du centre, témoigne de l'intérêt désormais porté aux Collectivités locales et de leur aspiration à mieux définir leurs missions et leurs moyens, à échanger aussi leurs expériences en matière de gestion urbaine. Avant d'évoquer plus concrètement certains des obstacles qu'une démarche de cette nature ne manquera pas de rencontrer, il convient de préciser les limites du champ de réflexion proposé ici.
Même s'ils participent à l'évidence des systèmes de distribution, les commerces de détail alimentaire en boutiques et magasins, inscrits de plus ou moins longue date dans le bâti urbain, selon des modalités généralement réglementées (propriété foncière, propriété commerciale, droit au bail, patentes etc.), ne seront pas retenus dans la problématique envisagée. Dispersées ou densément juxtaposées à d'autres magasins (non alimentaires), au long de rues commerçantes significatives de centralités urbaines, ces activités sont sédentaires. Le statut de leurs propriétaires ou gestionnaires ne diffère pas sensiblement de formes classiques relevées ailleurs dans le monde, même si les circuits d'approvisionnement peuvent être spécifiques et soumis aux conditions locales. Rares sont les grandes villes africaines qui ne disposent pas aussi de commerces de grande surface en libre-service, filiales de chaînes d'origine étrangère, de réseaux nationaux ou plus souvent fondés sur des investisseurs isolés mais assez riches, parfois libano-syriens, soucieux de capter une clientèle relativement aisée ou expatriée (JOIGNY-GRUPP, 1988). Certes, des pratiques déviantes peuvent s'instaurer. Dès l'ouverture de l'hypermarché M'bolo, par exemple, à Libreville en 1975, on a vu nombre de petits vendeurs de rue venir s'y approvisionner, en achetant 4 à 5 kg de sucre, revendus ensuite pas lots de quelques morceaux, ce qui pouvait conduire à tripler le prix de cette denrée; mais quelle famille pauvre des quartiers périphériques peut s'acheter plus que ce qui est nécessaire à la consommation du jour ou du lendemain?
On n'évoquera pas non plus ici la question des commerces de gros des produits alimentaires, même si leur fonction est cruciale. Consommateurs d'espaces aménagés pour l'accès et le stockage des denrées (grains et farine, viande et poisson, huiles et boissons et vaste éventail des produits dits «d'épicerie sèche»), ils peuvent appeler, pour leurs transformations ou leur extension, l'attention conjointe des opérateurs (regroupés ou non au sein de la Chambre de Commerce et d'Industrie de la place) et des autorités administratives (services techniques et financiers, direction de l'urbanisme etc.). On est bien, en principe, dans le cadre d'activités formelles, soumises à certaines tutelles de droit, même si des pratiques déviantes existent parfois. C'est à ce niveau qu'il convient, le cas échéant, d'examiner leurs fonctions. La question n'en demeure pas moins ouverte pour nombre d'intermédiaires et semi-grossistes, intégrant au reste souvent la distribution de détail, qui opèrent aux marges du secteur formel et jouent parfois sur la contrebande (ELLIS, 1997).
On s'en tiendra donc ici aux formes de distribution finale des produits alimentaires qui concernent directement la plus large partie des populations urbaines, et notamment les plus pauvres et les plus vulnérables, face au problème de l'alimentation quotidienne: marché et commerces de rue (ambulants et «tabliers»).
Les marchés municipaux représentent une forme d'équipement commercial relativement ancienne. Dans la plupart des villes notables, les Autorités coloniales avaient assez systématiquement veillé à conforter ou à créer ces marchés, même sous la forme de hangars sommairement aménagés, mais parfois aussi en faisant construire des édifices plus élaborés, en briques et maçonnerie, avec stalles et resserres individualisées. L'iconographie coloniale n'est pas avare de ces bâtisses (ARCHIVES NATIONALES DU TOGO, 1996) symbolisant, avec celles affectées à l'Administration, à l'Armée et à quelques résidences de fonction, le pouvoir discrétionnaire du contrôle de la métropole sur ses «territoires», à partir de chefs-lieux où «l'urbanisme colonial» avait pour mission de rendre visible ce pouvoir.
Les marchés répondaient toutefois à l'objectif élémentaire, mais important, d'assurer l'approvisionnement alimentaire de la population, toutes catégories confondues, dans un contexte où l'Administration coloniale légiférait aussi pour que les producteurs de denrées soient contraints de fournir ces marchés (GUYER, 1987). D'évidentes préoccupations de sécurité ont donc présidé à la création ou au développement de ces marchés. Ils ont été soumis, dès l'origine, à des réglementations plus ou moins directement calquées sur celles de longue date en usage en France: jours et heures d'ouverture, surveillance, agents chargés de la perception des «droits de place» auprès des commerçants admis à vendre leurs produits au marché. Avec la mise en place, difficile et souvent remise en question (GOERG, 1996) de taxes appelées à nourrir les budgets communaux (impôts fonciers, licences, patentes, etc.), les droits de place des marchés ont souvent représenté l'essentiel de la trésorerie courante disponible des Autorités locales, qu'elles aient, ou non, un semblant d'indépendance municipale.
Les indépendances, à partir des années 1960, n'ont pas sensiblement modifié ce schéma. L'Etat central a le plus souvent hérité des structures mises en place sous le régime colonial, sans les modifier radicalement: sauf cas spécifique (les quatre «communes» du Sénégal, par exemple), les statuts communaux sont, dans l'ensemble, restés assez étroitement soumis aux Autorités centrales, par «délégations spéciales» interposées. Il fallut attendre les années 1980 pour que s'engage un mouvement de décentralisation administrative accordant aux Autorités locales de véritables statuts municipaux et une certaine autonomie de gestion des villes. Encore faut-il rappeler l'ambiguïté de réformes que n'accompagnait généralement pas le transfert aux communes des moyens correspondant aux pouvoirs et missions qu'elles étaient désormais censées exercer.
Dans ce contexte, aux multiples variantes selon les pays, les «droits de place» perçus sur les marchés représentent encore souvent aujourd'hui l'un des postes clés de rentrée d'argent «frais» dans les caisses communales. Comme tels, ils sont convoités, même s'ils sont affectés en partie au fonctionnement et à la maintenance de ces marchés.
L'équilibre est fragile et menacé, pour de multiples raisons. D'une part, l'extension urbaine ne s'est pas accompagnée de la création d'un nombre suffisant de marchés, au sens classique envisagé ici. Certes, études et projets n'ont pas manqué, mais se sont souvent enlisés, faute d'une volonté politique clairement exprimée ou admise et, bien sûr, faute de moyens pour construire ces équipements. On peut même voir le grand marché de Bamako (détruit par un incendie en 1993) à l'état de terrain vague envahi d'immondices, au coeur de la capitale. A l'autre extrême, on peut voir aussi la spectaculaire bâtisse de béton du nouveau marché de Hedzranawoe en périphérie de Lomé, quasiment désertée depuis son ouverture en 1987. Investissement fort coûteux, sinon somptuaire, offert par l'Etat en «cadeau aux femmes togolaises». Lesquelles, en réalité? Et pourquoi n'ont-elles pas investi et valorisé un équipement pourtant apparemment justifié par l'extension de la ville capitale, alors que les abords du marché central, près de la cathédrale, reconstruit en 1957, sont congestionnés en permanence?
D'autre part, les dérives dans la gestion même des marchés existants semblent s'être multipliées, sous diverses formes. Que la perception des droits de place soit organisée en régie directe ou qu'elle soit le fait de concessionnaires, l'argent collecté est en partie détourné avant même d'être reversé dans les caisses communales, au gré de pratiques certes répréhensibles et parfois sanctionnées sévèrement, mais de plus en plus courantes et ingénieuses. Il peut être admis que les «collecteurs» ou «percepteurs», peu payés par leur employeur (municipalité ou concessionnaire) se rémunèrent à la source, de même que les «placières» occasionnelles qu'ils recrutent eux-mêmes le matin, pour couvrir le marché et ses abords immédiats. Le billet de place est vendu par exemple FCFA 250 et, selon le cas, le collecteur restituera FCFA 150 ou 200 au concessionnaire (qui lui-même gardera une marge variable, mais confortable, puisqu'il n'est soumis qu'à un forfait, négocié avec la municipalité) ou directement au Service des marchés (régie). Mais il existe des pratiques plus nettement délictueuses et plus difficiles à détecter, celle qui consiste, par exemple, à étendre (au gré du «collecteur») le périmètre de perception des droits de place en taxant (à moindre tarif) des tabliers informels qu'on aura «convaincus» de ne pas revenir s'ils ne s'acquittent pas de ce droit de place, en réalité clandestin, et qui va entièrement dans la poche du collecteur. Processus rampant de «régularisation» de l'informel aux abords des marchés, mais à l'insu et au détriment de la municipalité, ou grâce à des connivences ou tolérances, bien entendu rémunérées. Les tabliers ainsi taxés, au nom des règlements et par les agents officiellement chargés de cette tâche, seraient à juste titre étonnés d'être considérés comme irréguliers ou illégaux. L'ambiguïté est totale à première vue, mais ce peut être un moyen, pour une Collectivité locale informée et décidée, de prendre réellement en main, sous des formes appropriées, la régularisation de l'informel marchand dans certains lieux sensibles. Il y a urgence. Nombre de commerçants, qui payaient place entière au marché, ont en effet vite compris qu'en se déplaçant un peu, ils pourraient ne payer que moitié de la taxe, voire moins, car, peu leur importait de savoir où en est finalement versé le montant.
D'autres pratiques sont plus gravement encore délictueuses. On a pu relever récemment, dans une ville-préfecture frontalière, le cas d'agents municipaux qui utilisaient de faux carnets à souche, parfaitement imités, conjointement aux carnets numérotés remis chaque jour par les Services de la ville qui finirent par s'interroger sur la baisse anormale des rentrées d'argent. Les coupables purent s'enfuir à l'étranger avant d'être arrêtés: ils étaient 11 sur 26 agents collecteurs!
En d'autres termes, les Autorités locales ont souvent à faire face à de sérieux problèmes de gestion de l'une des activités pourtant inscrites de longue date dans leurs prérogatives. Et lorsqu'elles souhaitent trancher dans le vif, c'est une levée de boucliers, potentiellement porteuse de troubles et de dysfonctionnements graves, comme cela s'est produit (certes, hors Afrique francophone) à Kampala, au début des années 1990 (GOMBAY, 1994).
C'est bien, en effet, à l'extension du commerce informel, ambulants et tabliers, que sont confrontés les villes africaines. Elles ne pourraient survivre sans lui et c'est bien là l'apparent paradoxe. Secteur-refuge pour les sans-emplois ou, à tout le moins, source d'un complément de revenu, il assure l'approvisionnement au quotidien dans la ville entière, même s'il se concentre en des lieux densément fréquentés. Il ne concerne certes pas que le commerce des produits alimentaires, même si celui-ci revêt, par nature, certaines spécificités, dont la moindre n'est pas le caractère souvent périssable des produits offerts à la vente. Si le commerce des produits non alimentaires (quincaillerie, mécanique, mobilier, objets ménagers, confection, etc.) est souvent le fait des hommes, en liaison étroite avec l'informel artisanal et parfois confondu avec lui, le commerce alimentaire (boucherie exceptée) est principalement le domaine des femmes. Qu'elles soient spécialisées (fruits, tubercules, légumes, poisson séché, huile, grain etc.), en raison de liens particuliers avec des producteurs (pêcheurs, jardiniers, paysans de l'intérieur proche ou moins proche) (SCHILTER, 1991; CHALEARD, 1991) ou qu'elles agrémentent leur étal de conserves et d'épices, de pain et de biscuits, qu'elles se procurent par d'autres canaux, réglementés ou non, les femmes sont au coeur du système et le régentent avec fermeté (BONNARDEL, 1992). Elles savent défendre ce qu'elles estiment leurs droits, leurs espaces et valoriser, au besoin, partie de leur assortiment ou de leurs invendus en s'entendant avec des «cantinières» ou en vendant elles-mêmes, aux heures et dans les lieux adéquats, des produits cuisinés, agrémentés ou non de boissons. Sans ces cantines sommaires, qui foisonnent en centre-ville, ou à la porte des Administrations, des entreprises, des hôpitaux, des établissements scolaires etc., on voit mal de quel repas de demi-journée pourraient disposer nombre de citadins peu fortunés.
Il s'agit moins de contrôler ces marchandes, voire de les expulser de certains lieux (qui oserait ou pourrait le faire sans risques de déstabilisation communautaire?) que d'aménager, avec elles, les conditions d'exercice de leur profession. Cela suppose une connaissance de leur organisation, une reconnaissance de leurs associations, quand elles existent (ce qui est souvent le cas), et beaucoup de doigté dans le choix des personnes appelées à prendre officiellement contact avec elles. Bon gré, mal gré, certaines municipalités ont su s'engager dans cette voie de la négociation, ne serait-ce que pour des raisons d'ordre public. Mais on peut faire plus.