Comment expliquer que, dans certaines zones, l'agriculture irriguée ne produise pas les avantages escomptés? Ce n'est pas le principe de l'irrigation lui-même qui est en cause, mais sa mise en pratique souvent inappropriée. Le plus souvent, l'eau est apportée sans compter et la terre en reçoit une quantité excessive, sans que l'on se préoccupe du coût réel de l'extraction de l'eau de sa source et de sa distribution à la ferme, ou de la reconstitution des ressources hydriques, une fois qu'elles seront épuisées ou polluées. En maintenant délibérément un bas prix pour l'eau, les gouvernements perpétuent la fausse idée que l'eau douce est un bien gratuit, et non une ressource rare et précieuse. Tous les êtres humains tendent à penser, à tort, que si une chose donnée en petite quantité est bénéfique, il vaut encore mieux en donner plus. En irrigation (comme du reste dans de nombreuses autres activités), le mieux est de donner juste ce qu'il faut, c'est-à-dire une quantité d'eau calculée en quantité suffisante pour satisfaire les besoins des cultures et prévenir l'accumulation de sels dans le sol, ni plus ni moins. Appliquer trop peu d'eau c'est, sans conteste, la gaspiller, car elle ne produira pas l'effet souhaité. A l'inverse, la pratique consistant à déverser une quantité excessive d'eau sur la terre en l'inondant peut être encore plus nocive car elle sature le sol pendant trop longtemps, inhibe l'aération, lessive les nutriments, accroît l'évaporation et la salinisation et, enfin, porte la nappe phréatique à un niveau qui supprime l'activité racinaire et microbienne normale et qui ne peut être drainé et lessivé qu'à grands frais.
Ainsi, non seulement l'irrigation excessive représente un gaspillage
d'eau, mais elle contribue à se desservir elle-même à travers le double fléau de
l'engorgement et de la salinisation du sol. Dans ces circonstances, non seulement
l'irrigation ne produit pas le résultat escompté qui est d'accroître et de stabiliser
la production alimentaire, mais sa viabilité risque d'être compromise. La conséquence
économique et environnementale ultime de la mauvaise gestion de l'irrigation est la
destruction de la base productive d'une zone. Le coût de la remise en état de la terre,
une fois qu'elle a été dégradée, peut être prohibitif.
Du point de vue de l'utilisation de l'eau, quelques projets d'irrigation à grande
échelle sont inefficaces de par leur mode de fonctionnement. Quand l'eau est distribuée
aux agriculteurs selon un calendrier fixe et des tarifs déterminés indépendamment du
volume effectivement consommé, les irrigateurs tendent à utiliser autant d'eau qu'ils le
peuvent. Cela entraîne généralement une surirrigation qui, non seulement gaspille de
l'eau, mais crée des problèmes liés à l'évacuation des eaux de retour et à
l'élévation de la nappe qui compromettent l'exécution des projets. Il est
particulièrement difficile de modifier les pratiques de gestion source de gaspillage, pas
nécessairement parce que les difficultés techniques sont insurmontables ou parce que
l'on manque de connaissances, mais tout simplement parce qu'il semble plus pratique ou
plus rentable à court terme de gaspiller l'eau plutôt que de la conserver. Ces
situations se vérifient lorsque le prix de l'eau d'irrigation est plus bas que le coût
de la main-d'oeuvre ou de l'équipement requis pour éviter un arrosage excessif.
La méthode d'irrigation classique, qui a été mise au point dans les principales
vallées fluviales du Proche-Orient, de l'Asie du Sud et de l'Est, consiste à inonder la
terre jusqu'à une certaine profondeur de façon à saturer complètement le sol, puis à
attendre quelques jours ou quelques semaines jusqu'à ce que l'humidité emmagasinée dans
le sol soit pratiquement asséchée, avant de réinonder la terre. Dans ce système
d'irrigation, basé sur l'application peu fréquente d'un grand volume d'eau sur la
totalité de la surface cultivée, la terre traverse plusieurs cycles caractéristiques,
consistant en une alternance de périodes où l'humidité du sol est excessive et de
périodes où la teneur en eau est généralement insuffisante. Les conditions ne sont
optimales que pendant une brève période de transition entre deux conditions extrêmes
(figure 3).
FIGURE 3
L'irrigation par surverse humidifie toute la rhizosphère jusqu'à saturation
En revanche, les méthodes d'irrigation plus récentes visent à déverser un volume limité d'eau, à des intervalles fréquents, là où sont concentrées les racines. Le but est de réduire les fluctuations de la teneur en eau de la rhizosphère, en maintenant en permanence le sol humide, sans le saturer, et en évitant que la culture soit privée d'oxygène (par excès d'eau) ou soumise à un stress hydrique (par manque d'humidité). En outre, si l'on arrose plusieurs endroits délimités dans l'espace, et non toute la surface, une grande partie de la surface du sol reste sèche permettant ainsi, non seulement de réduire l'évaporation, mais aussi d'éviter la prolifération des adventices (figures 4, 5, 6 et 7).
FIGURE 4
Forme du mouillage avec l'irrigation par sillons; si les sillons sont peu espacés, toute
la rhizosphère est mouillée pratiquement jusqu'à saturation
FIGURE 5
Forme du mouillage avec l'irrigation par aspersion: pour compenser la distribution
inégale de l'eau autour de chaque arroseur, les arroseurs sont suffisamment rapprochés
pour que les jets se chevauchent (ce qui tend à uniformiser la distribution spatiale de
l'eau)
FIGURE 6
Système mobile d'arrosage par aspersion
FIGURE 7
Mouillage d'une zone partielle autour des arbres d'un verger irrigué au goutte-à-goutte
Il est difficile d'optimiser la teneur en humidité des sols avec les
méthodes traditionnelles d'irrigation par surverse, qui prédominent encore dans de
nombreuses vallées fluviales. C'est pourquoi la nouvelle approche de la gestion de
l'irrigation n'a pas encore été adoptée à une échelle significative dans les pays en
développement. Bien qu'elle gagne progressivement du terrain, sa mise en place devrait
être encouragée et accélérée partout où elle semble appropriée.
Pour bien faire, les nouveaux systèmes d'irrigation devraient amener l'eau jusqu'au champ
dans des canaux de béton étanches pour éviter les pertes par infiltration ou, de
préférence, dans des conduits fermés qui évitent la pollution et permettent de
pressuriser l'eau distribuée. Dans le champ, l'eau peut être acheminée par des tuyaux
de plastique peu coûteux résistant aux intempéries et déversée dans la rhizosphère
au moyen de goutteurs, de microasperseurs ou de dispositifs poreux posés à la surface ou
enfouis dans le sol. On peut avoir recours à de la main-d'uvre et à des matériaux
locaux pour remplacer les dispositifs fabriqués industriellement s'ils ne sont pas
disponibles ou s'ils sont trop coûteux, sans renoncer aux principes d'une irrigation
efficace.
Plus la fréquence de l'irrigation augmente, plus la période d'infiltration tient une
place importante dans le cycle d'irrigation. Avec de faibles applications quotidiennes (au
lieu d'applications hebdomadaires ou mensuelles massives), les impulsions de l'eau
ajoutée sont amorties à quelques centimètres ou décimètres de la surface, si bien
qu'en dessous de cette profondeur, le débit est dans l'ensemble régulier. Un irrigateur
expérimenté peut contrôler la teneur en humidité de la rhizosphère, ainsi que le taux
de drainage interne, en ajustant la fréquence et le volume des applications d'eau à la
capacité d'infiltration du sol, à la concentration de la solution du sol et aux besoins
d'évaporation imposés par le climat. Ainsi, l'irrigateur peut gérer au mieux le
système de façon à accroître les rendements tout en économisant l'eau (figures 6 et
7).
Le concept classique, selon lequel la rhizosphère doit être complètement humidifiée à
chaque irrigation, a été démenti par des expériences récentes prouvant qu'une culture
peut se développer de façon satisfaisante quand seule une fraction du volume du sol - 50
pour cent ou même moins - est mouillée. Cela suppose, bien entendu, que l'apport d'eau
et de nutriments dans cette fraction du sol soit suffisant pour satisfaire tous les
besoins de la plante.
Etant donné qu'un système d'irrigation basé sur des applications fréquentes peut être
ajusté de façon à donner à la plante pratiquement la dose exacte d'eau dont elle a
besoin, l'irrigateur n'a plus à se soucier de la capacité de rétention d'eau du sol
durant les longs intervalles entre les irrigations. Les propriétés de rétention d'eau,
qui étaient jadis considérées comme essentielles, ne sont donc plus l'élément
décisif qui détermine si un sol est irrigable. De nouvelles terres jugées, il y a peu
de temps encore, impropres à l'irrigation, peuvent à présent être mises en culture.
C'est le cas des sables grossiers ou graveleux, dont la capacité de rétention d'eau est
très faible et où l'irrigation par inondation de la surface entraînerait une
infiltration excessive, durant le transport et l'épandage de l'eau. Ces sols peuvent
désormais être irrigués, même s'ils sont en pente, au moyen de systèmes d'irrigation
localisée (goutte-à-goutte, micro-aspersion ou émetteurs poreux enfouis dans le sol),
qui distribuent fréquemment ou en permanence la dose voulue d'eau à la rhizosphère.
Si les systèmes basés sur l'irrigation fréquente d'un volume partiel du sol offrent de
nombreux avantages, ils ont aussi des inconvénients. Etant donné que seule une fraction
de la rhizosphère potentielle est mouillée, la quantité d'eau emmagasinée dans le sol
est moindre, si bien que la plante ne peut survivre que si le système fonctionne en
permanence. Toute interruption , même brève, de l'irrigation (due à la négligence, à
une panne mécanique ou à une pénurie d'eau) peut très vite endommager gravement la
culture. Il est pratiquement impossible que le système soit continuellement fonctionnel
s'il dépend d'un matériel coûteux et fragile importé de l'étranger, d'où la
nécessité de le simplifier, pour que les agriculteurs locaux puissent l'entretenir
eux-mêmes.
En général, il est difficile de modifier un type de comportement humain déjà ancré et
des normes institutionnelles préexistantes. Une infrastructure, conçue pour fonctionner
d'une certaine manière, ne se convertit pas facilement. Une fois établies, les habitudes
et les traditions acquièrent une face d'inertie, par suite de l'intérêt de certaines
personnes à maintenir le statu quo et de la résistance au changement. C'est
pourquoi il est si important que les nouveaux projets d'irrigation soient entrepris dans
de bonnes conditions en instituant, dès le départ, des pratiques efficaces.