L'étude de la croissance des poissons et des phénomènes qui y sont liés, tels que maturation, migration, nourriture et habitudes alimentaires, est le pivot de la biologie des pêches. C'est en effet en grande partie grâce à des études de croissance que la biologie des pêches s'est individualisée à la fin du siècle dernier.
La connaissance du type de croissance des poissons d'un stock donné est essentielle pour la plupart des estimations de stock, sous les tropiques comme ailleurs, étant donné que c'est la croissance individuelle des poissons qui régit d'année, les captures effectuées par une pêcherie.
Pour des raisons pratiques, l'information disponible sur la croissance des poissons d'un stock donné est généralement résumée, et seulement exprimée au moyen d'une équation unique telle que l'équation de croissance de Von Bertalanffy, dont la version la plus simple est de la forme:
| Lt = L∞(1-e-K(t-to)) | (9) |
expression dans laquelle: L∞ est la longueur moyenne que le poisson atteindrait s'il avait grandi jusqu'à un âge très avancé (en fait jusqu'à un âge infini).
K est un coefficient de croissance
to est “l'âge” que le poisson aurait eu à la taille zéro s'il avait toujours grandi selon un modèle défini par l'équation (to a en général une valeur négative)
et
Lt est la longueur à l'âge t.
Les données biologiques qui peuvent être utilisées pour obtenir des informations (“données de croissance”) à partir desquelles on peut estimer les paramètres de croissance sont de trois types principaux:
(1) Données de marquage-recapture de poissons individuels (ou observation directe de la croissance de poissons individuels).
(2) Données de lecture de marques périodiques (annuelles ou journalières) sur des pièces dures telles que écailles, otolithes, différents os (ou cartilages chez les élasmobranches).
(3)   Fréquences de tailles, le plus souvent fréquences de longueurs (il faut bien remarquer que ce type de données ne procure jamais une estimation de l'âge absolu, et par conséquent pas de valeur de to).
En dépit des critiques fréquentes, les méthodes basées sur l'analyse des fréquences de tailles ont trouvé sous les tropiques de plus vastes applications que l'étude des pièces dures; généralement, les études de marquage n'ont été que peu employées. La raison de ceci est qu'il est généralement plus commode d'analyser des fréquences de tailles que d'étudier les pièces dures, et que cela demande beaucoup moins de matériel; cette remarque s'applique également aux études de marquages.
Méthodes pour l'analyse des fréquences de longueurs
Les méthodes d'usage courant en analyse des fréquences de longueurs trouvent toutes leur origine dans le travail de Petersen (1892 et années suivantes). Cependant, la coutume n'a associé le nom de Petersen qu'à une approche spécifique, fréquemment utilisée, de telle sorte que l'on doit distinguer trois méthodes d'analyse de fréquence de taille:
(1) la “méthode de Petersen”;
(2) l'“analyse de progression modale”;
(3) une combinaison des méthodes 1 et 2 qui peut être appelée “méthode intégrée”.
Avec la “méthode de Petersen”, on fait des hypothèses sur l'intervalle de temps séparant les différents pics d'une fréquence de tailles, ces pics étant supposés représenter des groupes d'âge distincts (figure 3).
Avec la seconde méthode, on doit faire des hypothèses sur la manière de faire correspondre les pics entre différentes fréquences de tailles classées séquentiellement en fonction du temps (figure 4).
Ainsi que le montrent les figures 3 et 4, ces méthodes sont assez subjectives en ce sens que plusieurs options sont possibles pour attribuer des âges aux différents groupes de longueur (voir la figure 3) ou pour relier les différents pics de longueur (voir la figure 4). Ainsi, la “méthode de Petersen” de même que l'“analyse des progressions modales” sont souvent entachées d'incertitudes. Certains de ces incertitudes peuvent cependant être levées en combinant les deux méthodes en une “méthode intégrée”: on essaie dans cette méthode de tracer une courbe de croissance (par exemple à l'aide d'une règle souple ou d'un pistolet à dessin) soit directement sur les fréquences de longueur classées séquentiellement en fonction du temps (comme à la figure 5), soit sur le même histogramme que l'on reproduit le long de l'axe des temps comme à la figure 61. La méthode est basée sur les principes suivants:
(1) la croissance en longueur des poissons est tout d'abord rapide puis se ralentit progressivement; pour la population prise dans son ensemble, cette croissance est mieux approximée par une longue courbe monotone que par plusieurs petits segments de droite;
(2) une seule courbe de croissance régulière, reliant entre eux la majorité des pics des fréquences de tailles chronologiquement disposées représente probablement la croissance moyenne des poissons d'un stock donné;
(3) les schémas de croissance se répètent identiques à eux mêmes d'année (ce qui est également supposé lorsqu'on compte les annuli des otolithes).
Ainsi, la courbe de la figure 5 qui relie entre eux la plupart des pics de fréquences de tailles de Leiognathus bindus échantillonnés à Balan (1967), peut être utilisée pour estimer les paramètres de croissance de cette espèce. Un autre exemple d'application de la “méthode intégrée” aux fréquences de tailles de poissons tropicaux est donné à la figure 7 qui représente les données de fréquences de longueur de Sardinella sirm de la mer de Java. Remarquez que ces données de fréquences de taille, telle que présentées originellement par leurs auteurs, ne suggèrent aucun processus de croissance, alors que ces mêmes données représentées de la manière appropriée laissent apparaître clairement le schéma de croissance; une seule courbe principale de croissance peut alors être utilisée pour estimer les paramètres de croissance de ces poissons.
1 Si on dispose de plusieurs séries de données annuelles, il est bien entendu superflu de toutes les répéter
Cet exemple illustre une fois de plus les principales caractéristiques de la “méthode intégrée”, à savoir:
(1) Les intervalles sur l'axe des temps séparant les divers échantillons doivent être proportionnels aux intervalles de temps séparant les échantillons.
(2) Les données originales doivent être dessinées au moins deux fois (ou plus) le long de l'axe des temps, ce qui permet de tracer des courbes de croissance stabilisées plus longues et d'inclure tous les groupes d'âge concernés sur une seule courbe.
(3) Quand plusieurs courbes de croissance sont tracées (représentant plusieurs pontes par an), les différentes courbes doivent avoir la même allure et ne doivent se différencier que par leur origine.
(4) L'échelle des ordonnées (longueur) doit partir de zéro permettant ainsi d'estimer approximativement les périodes de ponte.
(5) Chaque courbe de croissance doit relier plusieurs pics. Plus nombreux sont les pics reliés par la courbe, plus la probabilité qu'elle représente la croissance réelle de la population est grande.
(6) Les longueurs modales correspondant à différents âges (partant d'un âge arbitraire) peuvent être lues sur la courbe à des intervalles de temps réguliers, et peuvent alors être utilisés pour déterminer les paramètres de croissance par une méthode simple telle que la méthode graphique de Ford Walford (voir plus loin).
Mon expérience personnelle m'a montré que, d'une manière générale, les fréquences de longueurs publiées dans la littérature, ou disponibles sous forme de manuscrits non publiés, sont sous-exploitées, et ce plus particulièrement en régions tropicales. Le plus souvent, il n'est fait aucune tentative pour extraire les paramètres de croissance de ces données de fréquences de taille, même si elles sont particulièrement appropriées à ce type de traitement, ainsi qu'on peut le voir sur les figures 4 à 7. Je crois de même que le danger d'obtenir des paramètres de croissance complètement erronés à partir des données de fréquences de taille est généralement surfait, du moins tant qu'il s'agit de petits poissons tropicaux. En fait, la méthode intégrée telle que présentée ici rend difficile de tracer des mauvaises courbes de croissance, et les paramètres obtenus à partir de ces courbes doivent décrire, au moins pour la partie exploitée de la population, la croissance de manière suffisamment correcte pour la plupart des utilisations qu'on en fait.
Exercice: Faire un histogramme des données de fréquence de longueurs dont vous disposez (ou empruntées à la littérature), tracer les courbes de croissances les plus probables en suivant la méthode intégrée et en déduire les longueurs mensuelles successives.
Méthode pour obtenir les paramètres de croissance à partir de données de longueurs par âge
La méthode la plus couramment utilisée pour estimer les paramètres L∞ et K de la courbe de Von Bertalanffy est la “méthode graphique de Ford Walford” qui consiste essentiellement à réécrire l'équation de Von Bertalanffy sous la forme
| Lt+1 = a + bLt | (10) |
dans laquelle
| et | K = -logeb | (11b) |
Figure 3. Données de fréquences de longueurs pour la “truite de corail” (Plectropomus leopardus) obtenus par Goedan (1978) à Heron Island (grande barrière récifale d'Australie) en 1977. Les “âges” sont de Goedan, les points d'interrogation ont été ajoutés. N = 319
Figure 4. Figure montrant qu'il y a plusieurs options pour relier entre eux les pics lorsqu'on utilise une analyse de progression modale de classes de tailles. C'est extrait de Balan (1967) sur des Leiognathus bindus capturés en 1957 à Calicut, Inde. Pour les effectifs de chaque échantillon voir figure 10.
Figure 5. Elle montre comment tracer une courbe de croissance continue et unique sur une série d'échantillons rangés chronologiquement, peut limiter le nombre de possibilités pour relier les différents pics à une seule et plus probable option. Remarquer la répétition des échantillons sur deux ans. Données tirées de Balan (1967) sur Leiognathus bindus capturés en 1957 à Calicut, Inde. Pour les effectifs de chaque échantillons, voir figure 10.
Figure 6. Montre comment l'échantillon unique de la figure 3, lorsqu'il est répété le long d'un axe des temps, peut être ajusté à l'oeil par une courbe de croissance unique et régulière. Notez qu'à partir de l'“âge” 4, la courbe donne une interprétation de la croissance de Plectropomus leopardus différente de celle donnée par Goeden, 1978 (voir figure 3 et texte)
Figrue 7. A - Fréquences de tailles de Sardinella sirm telles que présentées à l'origine par leur auteur (Burhanuddin et al., 1974)
B - Les mêmes données redessinées en utilisant la méthode intégrée (voir le texte)
avec Lt et Lt+1 correspondant à des longueurs séparées par un intervalle de temps constant (1 année, 1 mois, 1 semaine, etc.). Le tableau 3 ci-dessous montre comment disposer les données de longueur par âge en vue de les traiter par la méthode graphique de Ford Walford.
| Age | L (cm) | Disposition pour la méthode graphique de Ford Walford | |
|---|---|---|---|
| 1 | 35 | Lt (x) | Lt+1 (y) |
| 2 | 55 | 35 | 55 |
| 3 | 75 | 55 | 75 |
| 4 | 90 | 75 | 90 |
| 5 | 105 | 90 | 105 |
| 6 | 115 | 105 | 115 |
1 D'après Postel (1955)
Ces données donnent pour a et b les estimations suivantes: a = 26,17 et b = 0,859, à partir desquelles, en utilisant les équations 11a et 11b, on détermine L∞ = 186 et K = 0,152.
Exercise: (a) Tracer un graphique de Ford Walford à partir des données du tableau 3 et estimer L∞ à partir de l'intersection de la droite obtenue avec la droite Lt+1 = Lt
(b) Estimer les paramètres de croissance L∞ et K pour Plectropomus leopardus, Leiognathus bindus et Sardinella sirm en utilisant:
- les courbes de croissances tracées aux figures 5,6 et 7,
- la méthode graphique de Ford Walford, et
- la technique de régression linéaire pour estimer les valeurs de a e b.
Méthode alternative pour estimer les paramètres de croissance
Lorsqu'on ne peut pas tracer des courbes de croissance continues (comme aux figures 5, 6 et 7) ou lorsque qu'on ne dispose que de données marquages-recaptures, il n'est pas possible de leur appliquer la méthode de Ford Walford. Dans de tels cas, la “méthode graphique de Gulland et Holt” peut être d'un grand secours: elle donne des estimations de L∞ et K à partir du fait que:
avec
et où et où L1 et L2 sont les longueurs successives correspondant respectivement
aux temps t1 et t2.
On trouvera au tableau 4 et à la figure 8 un exemple de données de ce type qui sont caractéristiques des études de marquage. La méthode s'applique également aux données “taille par âge”, que l'on ait des intervalles de temps constants ou variables, pourvu que les valeurs de (t2 - t1) restent faibles par rapport à la longévité du poisson (Gulland et Holt 1959).
On remarquera que l'équation 12 est de la forme d'une régression linéaire dans laquelle
x = | (13a) | |
| et | ![]() | (13b) |
L'ordonnée à l'origine a et la pente b donnent des estimations pour K et L∞ grâce aux relations
| K = -b (14a) | (14a) | |
| et | ![]() | (14b) |
Parfois, il peut se produire que la méthode ne donne pas des estimations raisonables
pour les paramètres. Ceci arrive le plus fréquemment quand les données
sont trop proches
les unes des autres (figure 9). On doit dans ce cas fixer une longueur asymtotique en
relation avec la moyenne de toutes les valeurs
(
) et de toutes les valeurs
pour avoir une estimation de K par la relation

Cette méthode, appelée méthode graphique forcée de Gulland et Holt, permet en fait d'avoir une première estimation grossière de K, même lorsqu'on ne dispose que d'un seul couple de données x et y.
| Numéro | L1 (cm) | L2 | Nombre de jours de liberté |
|---|---|---|---|
| 1 | 9,7 | 10,2 | 53 |
| 2 | 10,5 | 10,9 | 33 |
| 3 | 10,9 | 11,8 | 108 |
| 4 | 11,1 | 12,0 | 102 |
| 5 | 12,4 | 15,5 | 272 |
| 6 | 12,8 | 13,6 | 48 |
| 7 | 14,0 | 14,3 | 53 |
| 8 | 16,1 | 16,4 | 73 |
| 9 | 16,3 | 16,5 | 63 |
| 10 | 17,0 | 17,3 | 106 |
| 11 | 17,7 | 18,0 | 111 |
1 Sélectionné à partir du tableau 3 de Randall (1962).Ces données concernent des poissons qui grandissentau moins de 2 mm par mois lorsqu'ils sont en liberté;elles tiennent compte des petites erreurs de mesureset des cas d'arrêt de croissance dûs au stress demarquage
| Numéro | L1 (cm) | L2 | Nombre de jours de liberté | L | cm/jour |
|---|---|---|---|---|---|
| 1 | 14,0 | 16,9 | 48 | 15,45 | 0,0604 |
| 2 | 20,8 | 27,6 | 189 | 24,2 | 0,0360 |
| 3 | 24,8 | 26,5 | 48 | 25,65 | 0,0354 |
moyenne: = 21,77 | = 0,0439 | ||||
1 Adapté du tableau 17 de Randall (1962)
Figure 8. “Tracé de Gulland et Holt” à partir de données sur l'esturgeon Acanthurus bahianus (voir le tableau 4 et le texte)
Figure 9. Tracé de Gulland et Holt et tracé “forcé” de Gulland et Holt pour le Scarus vetula. Fait à partir du tableau 5; voir le texte
On appellera L(∞) la valeur fixée pour estimer la longueur asymptotique, afin de la distinguer des valeurs L∞ obtenues à partir des données de croissance. Des valeurs raisonnables pour L(∞) peuvent généralement être obtenues par la relation empirique:
dans laquelle Lmax est la longueur des plus grands poissons mesurés dans un stock bien échantillonné, si possible à un moment où le taux d'exploitation est encore faible.
La méthode graphique de Gulland et Holt ne permet pas d'avoir une estimation du troisième paramètre de l'équation de Von Bertalanffy, soit to. Quand ce paramètre est nécessaire (par exemple lorsqu'on doit faire correspondre un certain âge à une certaine longueur) une estimation grossière de to peut être obtenue à partir de la relation de Pauly (1980a), à savoir:
| log10(-to) = -0,3922 -0,2752 log10 L∞ -1,038 log10 K | (17) |
relation obtenue à partir de 153 triplets de to, L∞ (longueur totale en cm) et K (sur une base annuelle), sélectionnés dans mon travail de compilation de paramètres de croissance en longueur (Pauly 1978a) de manière à recouvrir une large diversité de taxons et de tailles.
Exercice: Calculer les valeurs de L∞, K à partir des données fournies au tableau 6 (voir également figure 10) pour Leiognathus bindus pour les années 1956, 1957 et 1958 en utilisant la méthode graphique de Gulland et Holt. Calculer par ailleurs une estimation grossière de to en utilisant l'équation 17.
| Segment numéro | h | ![]() | Segment numero | h | ![]() |
|---|---|---|---|---|---|
| 1 | 0,50 | 9,0 | 7 | 1,00 | 6,7 |
| 2 | 0,50 | 9,4 | 8 | 0,50 | 8,4 |
| 3 | 1,23 | 7,4 | 9 | 0,50 | 8,0 |
| 4 | 1,00 | 9,7 | 10 | 0,50 | 10,0 |
| 5 | 0,30 | 10,4 | 11 | 0,50 | 9,2 |
| 6 | 1,50 | 5,0 | 12 | 1,00 | 6,2 |
| 13 | 0,50 | 7,7 |
1 Longueur totale
Figure 10. Fréquences de longeurs de Leiognathus bindus capturés à Calicut, Inde, en 1956, 1957 et 1958 avec les “segments de croissance” apparents en vue d'un traitement par la méthode du trace de Gulland et Holt. (Voir le tableau 6 et le texte). Extrait des données de Balan 1967