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5. Impacts des réformes du commerce agricole sur la pauvreté

L'impact des politiques commerciales sur la pauvreté, la sécurité et l'inégalité alimentaires dans les pays en développement est au cœur d'une vaste controverse internationale sur le rôle du commerce international dans le développement. Les négociations sur le commerce en cours dans le cadre du Programme de Doha ont fait une priorité des répercussions sur le développement et la pauvreté. De plus, la Déclaration du Millénaire a montré l'importance du commerce international pour le développement et l'élimination de la pauvreté. Les gouvernements s'engagent notamment à mettre en place un système d'échanges multilatéral ouvert, équitable, réglementé, prévisible et non discriminatoire.

Les pays en développement accordent une place prépondérante à l'évaluation des retombées de la libéralisation des échanges et de leurs propres efforts de réforme des politiques sur la sécurité alimentaire et la répartition des revenus. L'intérêt croissant porté à ces questions a donné lieu à de multiples études empiriques sur les liens entre les politiques commerciales, les mesures intérieures connexes et leur incidence sur l'inégalité et la pauvreté.

Ce chapitre passe en revue bon nombre de ces analyses empiriques et examine les impacts des politiques agricoles intérieures unilatéralement adoptées par les pays, ainsi que ceux des réformes commerciales et de la libéralisation des échanges multilatéraux sur la pauvreté16 .. Les tentatives visant à corréler positivement commerce et libéralisation des échanges d'une part, et croissance économique d'autre part ont été une source de polémiques et d'équivoques (Rodríguez et Rodrik, 1999). Les études démontrant un lien positif entre croissance économique et réduction de la pauvreté sont plus convaincantes (voir l'étude récente de Bardhan, 2004)

L'accent est mis ici sur les politiques de commerce agricole. La libéralisation des échanges étant généralement un phénomène économique de grande ampleur caractérisé par des abaissements tarifaires touchant une vaste gamme de produits, l'analyse n'est cependant pas limitée aux seuls cas de libéralisation des échanges agricoles. On examine également le retentissement d'autres types de chocs extérieurs affectant les prix relatifs des marchandises négociables et non négociables, étant donné qu'il est difficile d'isoler les effets des politiques commerciales.

La manière dont les ménages s'adaptent à ces chocs extérieurs fournit nombre d'indications sur leurs réactions probables à de brutales réductions des tarifs douaniers ou aux profondes modifications des termes de l'échange engendrées par la libéralisation du commerce.

Dans les pays en développement, les ménages pauvres et victimes de l'insécurité alimentaire présentent des profils très variés, et sont affectés de manières très différentes par les réformes du commerce agricole. L'analyse ci-après examine principalement la façon dont les ménages ruraux réagissent aux différentes réformes commerciales afin de comprendre l'impact de réformes données sur la sécurité alimentaire et la pauvreté des pays, ce qui n'ôte rien à leurs répercussions sur les ménages des zones urbaines.

Rôle de l'agriculture dans la réduction de la pauvreté

Les liens économiques entre agriculture, commerce et pauvreté sont complexes. L'agriculture joue un rôle fondamental dans la vie des pauvres pour lesquels elle est à la fois leur premier moyen de subsistance et leur principal chapitre de dépenses de consommation. L'agriculture étant affectée par les échanges, il s'ensuit que le commerce a des retombées sur la pauvreté et la sécurité alimentaire.

La pauvreté est multidimensionnelle et dynamique car de multiples familles vulnérables ne cessent de sombrer dans la pauvreté et de s'en extraire. La pauvreté engendre des privations profondes, une vulnérabilité aux risques de tous ordres et une impuissance. Les ouvrages consacrés au développement s'emploient systématiquement à expliciter les liens entre pauvreté, croissance économique, répartition des revenus et commerce (encadré 6).

La croissance agricole est fondamentale pour la réduction de la pauvreté et la sécurité alimentaire des pays en développement. Plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi.

ENCADRÉ 6
Que savons-nous en matière de réduction de la pauvreté?

Voici les principaux enseignements concernant la réduction de la pauvreté:

  • La pauvreté ne peut être réduite sans croissance économique (ou hausse de la moyenne des revenus), et la croissance économique est sans effet sur la répartition des revenus ou a pour effet de réduire les inégalités.
  • Les fortes inégalités de revenu sont préjudiciables à la réduction de la pauvreté et à la croissance économique.
  • L'investissement public et les mesures incitatives en faveur de l'amélioration de la nutrition, de la santé et de l'éducation bénéficient aux pauvres par le biais de l'augmentation de la consommation et de la hausse future des revenus.
  • Les processus de croissance induits par les politiques de dépenses publiques, d'échanges commerciaux et de prix, et caractérisés par une forte intensité capitalistique, la substitution des importations et un parti-pris en faveur des villes, ne sont pas de nature à favoriser la réduction de la pauvreté.
  • La croissance de l'agriculture, fondée sur une faible concentration des actifs et des techniques à forte intensité de main-d'œuvre, est un facteur positif dans la lutte contre la pauvreté.

Sources: FAO, 1993; Atkinson et Bourguignon, 2000; Lipton et Ravallion, 1995; Bruno, Ravallion et Squire, 1998; Ravallion et Datt, 1999; Aghion, Caroli et Garica-Penalosa, 1999; Khan, 2003.


La pauvreté en tant que phénomène rural

Premièrement, la pauvreté dans les pays en développement est concentrée en zones rurales, notamment dans les pays où la sous-alimentation touche plus de 25 pour cent de la population. La plupart des estimations indiquent que plus des deux tiers des pauvres vivent en zones rurales (FAO, 2004b).

Les tendances démographiques et migratoires déplacent la pauvreté vers les centres urbains, mais la majorité des pauvres continuera à vivre en zones rurales pendant au moins quelques décennies. De manière générale, l'incidence de la pauvreté s'accroît en fonction de l'isolement.

En outre, la pauvreté urbaine est dans une grande mesure la résultante du dénuement des ruraux qui alimente l'exode rural. Aucune réduction de la pauvreté et de la sous-alimentation ne pourra durablement être obtenue en l'absence du développement des zones rurales.

Les enquêtes réalisées à l'échelon des pays mettent en évidence les disparités entre zones urbaines et zones rurales. Ainsi, les contrastes entre pauvreté rurale et pauvreté urbaine dans sept pays (disparité mentionnées dans les documents de stratégie de réduction de la pauvreté préparés pour la Banque mondiale) vont de 9 pour cent au Mozambique à 35 pour cent au Burkina Faso, jusqu'à 38 pour cent au Nicaragua, 41 pour cent en Mauritanie et 42 pour cent en Bolivie (Ingco et Nash, 2004). Ces disparités ne sont pas seulement attestées par les indicateurs de pauvreté; en effet, les zones rurales sont systématiquement plus mal notées quel que soit l'indicateur de qualité de vie.

Importance économique de l'agriculture

Deuxièmement, le rôle capital de l'agriculture dans l'atténuation de la pauvreté et la sécurité alimentaire est illustré par l'importance économique relative de ce secteur dans les pays en développement. De manière apparemment paradoxale, l'agriculture représente une plus large part de l'économie des pays comptant les proportions les plus fortes de pauvres et de victimes de la sous-alimentation.

La figure 15 indique la part de l'agriculture dans le PIB total des pays en développement groupés en fonction de l'incidence de la sous-alimentation. Dans les pays où plus d'un tiers de la population est sous-alimenté, cette part atteint quasiment 25 pour cent ; elle diminue à mesure de l'abaissement de la proportion de sous-alimentés au sein de la population.

Agriculture et emploi

Troisièmement, la plupart des perspectives de revenus en zones rurales sont directement ou indirectement liées à l'agriculture (figure 16). Dans l'ensemble des pays en développement, l'agriculture représente environ 55 pour cent de l'emploi. Là encore, la part de l'emploi agricole dans l'emploi total est plus élevée dans les pays où la sous-alimentation est forte, et atteint jusqu'à 70 pour cent en moyenne dans les pays où 34 pour cent ou plus de la population sont victimes de la sous-alimentation.

Les ruraux pauvres sont confrontés à des problèmes très différents appelant des solutions tout aussi variées. Bon nombre de ces solutions ont néanmoins trait à l'expansion du secteur agricole où les pauvres peuvent se faire employer dans les activités de production, d'approvisionnement, de stockage, de transport, de transformation et de vente d'intrants, de services et de produits.

L'accroissement des revenus à la production, le développement de l'emploi et la hausse des salaires des travailleurs agricoles contribuent à stimuler la demande de biens et de services qu'il est souvent difficile de vendre sur des marchés éloignés. De nouvelles possibilités d'emploi se dégagent dans les activités non agricoles pour répondre à la demande accrue de produits et de services non agricoles essentiels - par exemple l'outillage, le forgeage, la charpenterie, les vêtements et les aliments localement transformés. En règle générale, les biens et services de ce genre sont produits et écoulés localement, par des méthodes à forte intensité de main-d'œuvre, et offrent donc un important potentiel pour la création d'emplois et la lutte contre la pauvreté. Des enquêtes réalisées dans quatre pays d'Afrique montrent que l'augmentation des revenus en zones rurales est consacrée, dans des proportions allant d'un à deux tiers, aux biens et services locaux de ce type (FAO, 2003a).

Agriculture et croissance favorable aux pauvres

La concentration de la pauvreté en zones rurales et l'importance du secteur agricole dans la production et l'emploi des pauvres attestent le rôle capital de ce secteur pour la lutte contre la pauvreté.

Une croissance fondée sur l'agriculture a souvent pour effet de faire reculer la pauvreté tant dans les centres urbains qu'en zones rurales. Une grande étude de la FAO sur le rôle de l'agriculture dans 11 pays en développement a montré que l'agriculture peut avoir des retombées spectaculaires sur la pauvreté, et qu'elle permet de réduire la faim et la pauvreté en zones rurales comme en zones urbaines plus efficacement que les autres secteurs (FAO, 2004c).

Dans chacune de ces études de cas, les chercheurs ont mesuré l'effet de la croissance agricole sur la pauvreté (c'est-à-dire l'élasticité de la pauvreté face à la croissance agricole). Dans certains pays, ils ont également évalué l'apport de l'agriculture dans le recul de la pauvreté par rapport à celui d'autres secteurs, notamment en zones rurales.

Ce volet de l'étude FAO, intitulé Projet de recherche sur le rôle de l'agriculture, est inspiré d'une étude réalisée en Inde par Ravallion et Datt en 1996, où les effets de la croissance agricole sur le repli de la pauvreté étaient comparés à ceux du secteur industriel et des services. Selon les auteurs de l'étude FAO, l'élasticité de la pauvreté face à la croissance agricole nationale était de l'ordre de -1,2 à-1,9. Pour les zones urbaines, elle s'établissait entre -0,4 et -0,5.

Cette étude examine aussi de quelle manière la pauvreté fléchit. Quatre modalités de réduction de la pauvreté sont considérées: la baisse du prix réel des denrées alimentaires, la création d'emplois, l'augmentation des salaires réels et l'accroissement du revenu des petits ménages agricoles.

L'analyse met en évidence l'influence forte et positive de la croissance agricole sur la pauvreté, souvent bien plus importante que celle des autres secteurs économiques. Il faut signaler, notamment, que ce résultat favorable aux pauvres s'observe non seulement dans les pays les plus pauvres et les plus agricoles (Éthiopie et Mali), mais aussi dans les pays à revenu plus élevé (comme le Chili et le Mexique).

Les résultats obtenus montrent en outre que les politiques de lutte contre la pauvreté doivent tenir compte de l'importance stratégique de la croissance agricole et de sa transformation, de la composition de la production (notamment des produits à forte intensité de main-d'œuvre destinés à l'exportation) et des différentes façons dont l'agriculture peut contribuer à atténuer la pauvreté (Valdés et Foster, 2003).

Enfin, les liens économiques croissants caractérisant l'agriculture fournissent de multiples occasions de contribuer à la croissance, à la lutte contre la pauvreté et à la sécurité alimentaire (Vogel, 1994; Timmer, 1995; Anderson, 2002; FAO, 2003a; Sarris 2003; de Ferranti et al., 2005).

Dans les sociétés agricoles où les possibilités d'échanges sont rares, la plupart des ressources sont consacrées à l'achat des aliments. À mesure que le revenu national augmente, la demande de denrées alimentaires s'accroît bien plus lentement que celle des autres biens et services. Les nouvelles technologies agricoles favorisent l'augmentation de l'offre alimentaire par hectare et par travailleur et, du fait de la modernisation croissante, les pays ont davantage recours aux intrants intermédiaires achetés auprès d'autres secteurs.

La part de l'agriculture dans le PIB total décline à mesure de la croissance économique, du fait de la mainmise des spécialistes du secteur tertiaire sur les activités en aval de l'exploitation et de leur commercialisation croissante. Le développement commercial concerne également les intrants étant donné que les producteurs remplacent la main-d'œuvre par des produits chimiques et des machines agricoles.

Même lorsque la part de l'agriculture dans le PIB diminue par rapport à celle de l'industrie et des services, le secteur agricole peut néanmoins se développer en termes absolus en tissant des liens de plus en plus complexes avec les autres secteurs économiques. Du point de vue de la production et des institutions, ces liens stimulent à la fois la demande (demande de consommation des ménages ruraux) et l'offre (biens agricoles sans augmentation de prix), favorisant ainsi la modernisation.

Ces modalités d'atténuation de la pauvreté ne sont pas l'apanage de l'agriculture, mais le rôle de la croissance agricole dans la lutte contre la pauvreté soulève plusieurs questions importantes. Les politiques nationales accordent-elles à l'agriculture le rang prioritaire qu'elle mérite? Quel rôle le commerce pourrait-il jouer pour valoriser le potentiel de ce secteur? Quelles politiques intérieures et quels investissements publics faut-il engager pour que le commerce des produits agricoles profite aux pauvres et aux victimes de l'insécurité alimentaire ?

Rôle du commerce dans le recul de la pauvreté

Voilà longtemps que la FAO s'emploie à faire valoir l'utilité des échanges pour la croissance économique et l'efficience des ressources, ainsi que leur contribution à la sécurité alimentaire par l'apport d'une source régulière de denrées alimentaires importées à bas prix. D'un point de vue commercial, l'agriculture est en outre particulièrement importante dans les pays où sévit une forte sous-alimentation (figure 17).

Ainsi, pour l'ensemble des pays en développement, les produits agricoles (y compris les produits de la pêche et des forêts) représentent environ 9 pour cent du commerce total (exportations plus importations), tandis que leur part est de presque 15 pour cent dans les pays où la sous-alimentation est aux niveaux les plus forts. Ces chiffres témoignent d'une économie faiblement industrialisée et d'un secteur agricole peu diversifié.

Pour les seules exportations, le groupe des pays à forte prévalence de la sous-alimentation est le plus dépendant de l'agriculture qui représente plus de 14 pour cent du total des exportations (figure 18).

Bien que très dépendants de l'agriculture comme source de revenus, d'emplois et de gains d'exportation, les pays de ce groupe consacrent plus de 15 pour cent de leur budget d'importation et, en moyenne, plus de 12 pour cent de leurs recettes d'exportation au financement des importations de denrées alimentaires (figures 19 et 20).

En dépit de la part importante du commerce agricole dans le volume total des échanges des pays où la sous-alimentation est au plus élevé, leur secteur agricole est relativement peu intégré dans les marchés internationaux. On peut en voir l'illustration à la figure 21 qui présente le ratio du commerce agricole au PIB agricole des différents groupes de pays en fonction de la prévalence de la sous-alimentation.

Liens entre commerce et pauvreté

Les liens entre commerce et pauvreté sont caractérisés par plusieurs aspects distincts. Le premier d'entre eux se manifeste aux frontières. Lorsqu'un pays libéralise ses politiques commerciales, par exemple en réduisant ses droits d'importation, les prix des marchandises importés baissent d'autant aux frontières. Quand d'autres pays libéralisent leurs propres politiques commerciales, cela affecte les prix aux frontières des marchandises importées et exportées par le premier pays. La direction et l'ampleur du mouvement des prix initiaux aux frontières sont fonction des réformes mises en œuvre. Comme on l'a indiqué au Chapitre 4, l'élimination de toutes les formes de soutien et de protection à l'agriculture de la part des pays de l'OCDE provoquerait une augmentation de l'ordre de 5 à 20 pour cent des prix aux frontières des produits agricoles provenant de pays tempérés.

Au-delà des frontières, les conséquences sont répercutées sur les prix acquittés par les producteurs, les consommateurs et les ménages. Les conséquences de l'évolution des prix sur les entreprises et les ménages sont variables et dépendent de la qualité des infrastructures, du comportement des marges de commercialisation intérieure, ainsi que de facteurs géographiques. Les études empiriques confirment qu'il existe des différences parfois considérables dans le degré de répercussion des prix aux frontières sur les marchés locaux et ce, même au sein d'un même pays.

Le premier impact de la libéralisation des échanges sur les ménages intervient dès lors que l'évolution des prix locaux a été décidée. On ne s'étonnera pas que les ménages qui sont des revendeurs nets de marchandises dont le prix relatif augmente sortent gagnants de cette première manche. Les acheteurs nets des mêmes produits sont quant à eux perdants.

Cependant, les études empiriques montrent comment ces premiers effets sont considérablement modifiés par la manière dont les ménages ajustent leur consommation et leur production en réponse à l'évolution des prix relatifs. Durant cette deuxième vague, les ménages modifient leur panier de consommation, adaptent leurs horaires de travail et changent même parfois de métier. Selon les indications disponibles, le mouvement des prix relatifs peut même modifier les investissements à long terme des ménages dans le capital humain.

Dès lors que les ménages modifient leur niveau de dépenses et leur schéma d'emploi, et que les entreprises et les producteurs agricoles révisent leur politique de recrutement, une multitude d'effets se répercute sur l'ensemble de l'économie. Ainsi, les réformes commerciales qui stimulent la production agricole entraînent souvent une augmentation généralisée de la rémunération des ouvriers non qualifiés. Les ménages qui en bénéficient sont les fournisseurs nets de main-d'œuvre non spécialisée. Enfin, il faut examiner les effets à long terme de la libéralisation des échanges sur la croissance, en particulier la productivité accrue des entreprises due à l'accès à de nouveaux intrants et technologies, ainsi que les gains potentiels résultant de la discipline exercée par la concurrence étrangère sur les marges bénéficiaires intérieures.

Réformes du commerce agricole et pauvreté

L'importance de l'agriculture et des échanges agricoles pour la lutte contre la pauvreté n'est plus à démontrer. On comprend toutefois moins bien les mécanismes par lesquels la libéralisation des échanges agricoles affecte les pauvres et leur capacité à s'adapter au nouvel environnement politique.

Répercussions des prix sur les consommateurs et les producteurs

S'agissant de l'impact potentiel des réformes commerciales sur les pauvres, l'une des questions fondamentales touche à l'ampleur des répercussions des prix aux frontières sur les ménages. Le cas du Mozambique montre l'importance des marges de commercialisation dans certains pays à faible revenu: pour le manioc, les marges des producteurs sur les consommateurs allaient jusqu'à 300 pour cent (Arndt et al., 2000). De manière générale, les marges les plus fortes signalées dans cette étude concernaient les denrées alimentaires qui constituent l'essentiel de la consommation et de la production des pauvres au Mozambique. L'existence et le comportement de ces marges sont donc d'une importance capitale pour toute étude de la pauvreté.

Lorsque ces coûts de commercialisation ne sont fonction que des quantités transportées (c'est-à-dire des coûts essentiellement spécifiques et non ad valorem), ils amortissent l'impact des variations des prix mondiaux des denrées sur les consommateurs nationaux, tout en exacerbant leurs effets sur les producteurs de marchandises d'exportation (Winters, McCulloch et McKay, 2004).

En Ouganda par exemple, les marges réalisées sur les transports protégeaient les ventes sur le marché intérieur, tandis que les exportations étaient taxées pendant toute la décennie 1987-1997 (Milner, Morrissey et Rudaheranwa, 2001). L'Ouganda est un exportateur de café, de thé, de coton et de tabac; une série de réformes des politiques commerciales engagées durant cette période a globalement éliminé la taxation implicite des exportations par le biais des politiques commerciales, mais l'imposition implicite résultant de l'insuffisance des infrastructures et des coûts de transport élevés est restée très élevée par rapport à celle de pays concurrents tels que le Kenya. En Ouganda, le taux effectif de taxation des exportations induit par les transports était estimé égal à près de deux tiers de la valeur ajoutée en 1994. La protection effective assurée aux ventes nationales par les obstacles commerciaux liés au transport est restée forte tout au long de cette période de réformes. Ces entraves «non politiques» au commerce sont l'une des raisons expliquant le peu de réactivité de l'économie ougandaise face aux vastes réformes des politiques commerciales entreprises durant cette période.

Au Viet Nam, la fragmentation géographique des marchés est un problème majeur. Il existe une corrélation directe entre l'accès aux grands marchés et la répercussion des changements de prix aux frontières sur les marchés intérieurs. Les échanges internationaux (et même les activités économiques des autres régions) sont globalement hors de propos pour nombre des régions économiquement isolées du pays (Roland-Holst, 2004).

Une autre étude récente de l'impact de l'ALENA sur les consommateurs et les producteurs des zones rurales du Mexique examine la question de la répercussion des prix aux frontières sur les marchés intérieurs (Nicita, 2004). Ce rapport présente, par région, les différentes répercussions de l'évolution des tarifs douaniers mexicains, considérées comme une fonction de la distance des régions par rapport aux États-Unis d'Amérique d'où proviennent la plupart des importations de ce pays.

Confirmant d'autres études de même nature, Nicita a constaté une répercussion partielle des modifications tarifaires sur les consommateurs mexicains, avec une incidence moindre pour les produits agricoles que pour les biens manufacturés. Conjuguée à l'érosion rapide des répercussions à mesure de l'éloignement des frontières, cette situation montre que les droits de douane sur les produits agricoles ont peu, voire pas d'impact sur les régions les plus isolées du Mexique. Les coûts de transport élevés et la forte concurrence des produits locaux expliquent ce faible retentissement sur les produits agricoles. La production locale devient dès lors rapidement plus rentable à mesure que l'on s'éloigne des frontières.

La figure 22 illustre les estimations de Nicita concernant les retombées des réformes commerciales entreprises au Mexique dans les années 90 sur le bien-être des régions. Cette étude met en évidence une très large gamme d'impacts sur les régions, les ménages de certaines régions gagnant plus de 5 pour cent du revenu réel, tandis que les gains sont négligeables pour ceux d'autres régions. La libéralisation des échanges peut également avoir une incidence sur les marges de commercialisation, notamment en ouvrant de nouvelles possibilités d'investissement dans la logistique, le transport et la commercialisation, activités qui avaient jusque-là été dominées par des monopoles. Badiane et Kherallah (1999) ont également examiné cette question dans plusieurs pays d'Afrique.

Premiers impacts de l'évolution des prix sur les ménages

En ce qui concerne des producteurs ruraux à leur compte, l'impact de changements donnés des prix aux frontières, tels que répercutés sur l'exploitation, dépend dans une grande mesure de leur position en tant que vendeur net. L'encadré 7 examine l'effet des réformes commerciales sur les ménages dont les revenus sont les plus dépendants de l'agriculture.

ENCADRÉ 7
Les ménages agricoles

Quelle est l'incidence des politiques de réforme des échanges sur les ménages dont les revenus dépendent le plus directement de l'agriculture? La figure ci-dessous s'appuie sur les résultats d'une série de 14 enquêtes nationales auprès des ménages réalisées dans certains pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie du Sud-Est. La figure représente la proportion de ménages spécialisés qui tirent leurs revenus de l'agriculture par rapport au PIB par habitant, exprimé en parité du pouvoir d'achat (PPA). Ici, il convient d'entendre par «spécialisés» les ménages dont les bénéfices agricoles représentent 95 pour cent ou plus de leur revenu global. En d'autres termes, ces ménages sont non seulement employés à temps plein dans l'agriculture, mais encore, ils travaillent à leur compte. Ce statut signifie qu'il leur est difficile de se tourner vers d'autres activités si le rendement de leur activité agricole chute. De même, comme ils sont déjà employés à temps plein dans l'agriculture, il leur est impossible d'augmenter rapidement la part des efforts qu'ils consacrent à l'agriculture si les rendements s'améliorent, à moins de prendre sur leur temps de repos.

La figure fait apparaître une corrélation négative entre le PIB par habitant et la proportion de ménages spécialisés dans l'agriculture. Dans le pays le plus pauvre de l'échantillon, le Malawi, près de 40 pour cent de l'ensemble des ménages sont spécialisés dans l'agriculture, alors que dans les pays les plus riches, Chili et Mexique, cette spécialisation touche à peine une fraction de ce pourcentage. Naturellement, certains échappent à cette règle. C'est le cas par exemple du Viet Nam, pays à faible revenu dans lequel le niveau de spécialisation agricole apparaît également comme faible. Il est clair cependant que pour de nombreux pays en développement, le segment de population spécialisé dans l'agriculture est important, et que son poids relatif est inversement proportionnel au PIB par habitant.


Si le ménage est exportateur net d'un produit dont le prix a augmenté, il est gagnant; s'il est importateur net, il est perdant. En faisant la somme des changements de prix nets pondérés en fonction des ventes, on peut estimer l'évolution globale du bien-être des ménages. Cette approche a été utilisée pour évaluer les impacts de la libéralisation des échanges sur le bien-être ex-ante des ménages à l'occasion de l'adhésion de la Chine à l'OMC (Chen et Ravallion, 2003) et de la libéralisation unilatérale des échanges au Maroc (Ravallion et Lokshin, 2004)17 ..

L'étude sur la Chine a constaté un impact initial préjudiciable pour les ménages ruraux et profitable pour les ménages urbains. Cela tient au fait que la Chine a été tenue de diminuer la protection accordée à plusieurs importations agricoles importantes, alors que le taux moyen de protection de la fabrication est très faible pour la plupart des secteurs, en raison du recours généralisé aux remises de droits sur les biens manufacturés et des droits de douane peu élevés dans la moyenne.

En proportion, la modification plus importante de la qualité de vie concerne les ménages les plus pauvres (figure 23) qui perdent plus de 2 pour cent de leur revenu en zones rurales, et gagnent presque 2 pour cent sur le même revenu en zones urbaines. Dans l'ensemble toutefois, les effets de l'adhésion de la Chine à l'OMC semblent relativement mineurs, en partie parce que les abaissements tarifaires les plus significatifs avaient déjà été effectués en prévision de cette échéance, mais aussi parce qu'il est difficile d'en quantifier les effets potentiels sur les prix compte tenu de la présence commerciale étrangère dans le secteur tertiaire de la Chine (Walmsley, Hertel et Ianchovichina, 2005).

Au Maroc, la réduction des droits de douane sur les importations céréalières a des effets néfastes sur la pauvreté rurale tout en contribuant à son fléchissement en zones urbaines. L'un des résultats les plus intéressants de l'étude concernant ce pays réside dans la manière dont l'évolution globale des inégalités (qui s'aggravent) se répartit en composantes horizontale et verticale. La composante verticale permet d'évaluer l'évolution des inégalités résultant de différents impacts sur les ménages pour différents de qualité de vie avant la réforme. Selon cette mesure, les inégalités fléchissent légèrement à la suite des réformes étant donné que les pauvres ont tendance à consacrer une part disproportionnée de leurs revenus aux céréales dont les prix diminuent sous l'effet des réformes.

Les réformes ont cependant pour conséquence principale d'accroître les inégalités horizontales que l'on mesure en évaluant leurs impacts sur différents ménages qui se situaient initialement au même niveau de bien-être. Cela s'explique par le fait que de nombreux ruraux pauvres sont des vendeurs nets de céréales, et qu'ils sont donc perdants en cas de baisse des prix; les pauvres des zones urbaines qui sont acheteurs nets de céréales, en sortent bénéficiaires. Compte tenu de la prédominance de la composante horizontale, les inégalités se sont globalement aggravées suite aux réformes de l'importation des céréales au Maroc.

L'encadré 8 décrit l'impact de la libéralisation de l'agriculture sur des ménages brésiliens présentant différents profils de revenus, mais où les ménages agricoles représentent plus d'un quart de la pauvreté d'ensemble.

ENCADRÉ 8
Incidence de la libéralisation agricole sur la pauvreté au Brésil

Dans la mesure où les ménages ont des structures de revenu différentes, des changements de politique vont les affecter à des degrés divers. Pour illustrer ce point, Hertel et Ivanic (2005) se sont servi d'un modèle global d'équilibre général pour déterminer l'impact d'un programme global de libéralisation du commerce agricole sur les différentes catégories de revenus de la société brésilienne. Leurs résultats mettent en évidence les différences d'impact des variations des prix à la consommation, des salaires urbains et ruraux et du revenu du capital sur différentes catégories de ménages.

L'incidence sur la pauvreté pour différentes catégories de revenus au Brésil est illustrée ci-dessous. La pauvreté augmentant dans certaines couches et diminuant dans d'autres, il semble difficile a priori de déterminer si la pauvreté globale au Brésil va augmenter ou reculer sous l'effet de la libéralisation des échanges agricoles multilatéraux. Néanmoins, les choses s'éclairent un peu si l'on considère la concentration relative de la pauvreté dans ces catégories. L'indice de pauvreté parmi les ménages spécialisés dans l'agriculture est très nettement supérieur à celui du pays dans son ensemble. Ce groupe représente 27,5 pour cent de la pauvreté totale - le même pourcentage pratiquement que la population urbaine salariée. Étant donné l'importance globale des ménages agricoles non salariés dans le tableau de la pauvreté nationale, et la baisse marquée de l'indice de pauvreté leur correspondant à la suite de la libéralisation, l'indice national de pauvreté diminue également à court terme (-2,9 pour cent) comme à long terme (-1,6 pour cent) en dépit de la progression de la pauvreté dans d'autres catégories.

Libéralisation des échanges agricoles et pauvreté: incidences au Brésil

Catégorie

Part initiale de la pauvreté

Variation de la pauvreté
en pourcentage

 

Court terme

Long terme

Agricole

0,275

-11,5

-1,9

Non-agricole

0,111

1,3

-1

Main-d'œuvre urbaine

0,276

0,8

-2,2

Main-d'œuvre rurale

0,154

0,5

-1,3

Divers urbains

0,039

-0,8

-2,1

Divers ruraux

0,039

-4,5

-1,7

Total

 

-2,9

-1,6


Source: Hertel et Ivanic, 2005.


Une étude de la répartition des impacts de la dévaluation au Rwanda a mis en évidence l'importance de la production intérieure (Minot, 1998). Selon cette étude, une dévaluation qui a pour effet de relever d'environ 40 pour cent le prix des biens négociables par rapport à celui des biens non négociables a relativement peu de conséquences néfastes sur les ménages ruraux les plus pauvres dont les achats en numéraire ne constituent qu'un tiers environ des dépenses totales.

Proportionnellement, les pertes les plus importantes concernent les ménages urbains les plus riches qui consacrent 96 pour cent de leurs revenus aux achats en numéraire. C'est là un aspect à ne pas omettre si l'on considère que l'un des effets majeurs de la libéralisation des échanges est souvent une détérioration des taux de change réels. Les ménages ruraux et les ménages à faibles revenus seront probablement moins touchés, que ce soit positivement ou négativement, dans la mesure où la production familiale prédomine dans leur consommation globale.

Adaptation des ménages aux chocs liés aux termes de l'échange

À l'exception de l'étude sur le Rwanda, les analyses du bien-être citées dans la section précédente n'utilisent que des facteurs de pondération des ventes et des dépenses initiales des ménages, et ne tiennent donc pas compte des possibilités d'ajustement en réponse aux mouvements des prix. Il est évident que les ménages ont tendance à réduire leur consommation de produits coûteux, et à développer leur offre pour optimiser les gains résultant d'un ensemble donné de changements exogènes des prix. Certaines études ont tenté de mesurer ce potentiel d'ajustement et son incidence possible sur l'impact des chocs extérieurs sur les ruraux pauvres.

Une étude récente du potentiel de remplacement des produits de consommation en cas de hausse des prix aux frontières a estimé les effets de la crise financière indonésienne sur la qualité de vie des consommateurs en prenant pour hypothèse: i) un remplacement nul (comme dans les études de Ravallion et de ses coauteurs) et ii) un remplacement des biens et des services sur la base d'estimations de l'élasticité-prix et de l'élasticité croisée de la demande (Friedman et Levinsohn, 2002). Les résultats obtenus montrent que le remplacement des produits de consommation atténue d'environ 50 pour cent les baisses du niveau de vie imputables à la crise asiatique.

La crise indonésienne a également servi de laboratoire pour l'étude des réactions des ménages par rapport à leurs revenus. Smith et al. (2002) ont procédé à une analyse exhaustive des modifications intervenues dans l'emploi, les salaires et les revenus des ménages pendant la période 1986-1998, et notamment de la manière dont les ménages ont réagi à la crise de 1997-1998. Ils ont constaté qu'en dépit de la chute brutale des salaires réels durant la crise - dans des proportions de parfois 60 pour cent pour l'emploi dans le secteur formel en zones rurales - le revenu combiné des familles rurales n'est tombé que d'environ 37 pour cent pendant la crise.

Cet effet modérateur est attribué aux retours relativement stables au travail indépendant (principalement agricole) et à la part accrue de la main-d'œuvre familiale dans le travail indépendant. L'étude montre que lorsque l'on inclut dans les calculs la valeur de la production destinée à la consommation familiale, le revenu global des familles rurales (salaires, plus revenus du travail autonome, plus production destinée à la consommation familiale) a diminué de 21 pour cent, soit environ un tiers de la baisse des salaires.

Les ménages urbains d'Indonésie n'ont pas eu autant de chance. Les salaires urbains ont diminué un peu moins qu'en zones rurales (55 pour cent), mais le revenu global des familles urbaines a accusé une chute deux fois plus importante que celle des zones rurales (43 pour cent contre 21 pour cent en zones rurales) durant la première année de la crise. L'augmentation relative du prix des denrées alimentaires et la capacité des agriculteurs à intensifier leur production pour y faire face ont été déterminantes pour la façon dont les ménages ruraux ont résisté à la crise indonésienne.

Pendant la crise, le secteur agricole a fait preuve d'une remarquable capacité d'absorption des travailleurs, la main-d'œuvre agricole ayant augmenté de
20 pour cent (soit 7,2 points de pourcentage par rapport à l'ensemble de la population active) en une année à peine. Cette souplesse face aux chocs extérieurs montre que les économies rurales ont un extraordinaire potentiel d'adaptation à la hausse des cours mondiaux des produits agricoles qui sera probablement déclenchée par la libéralisation des échanges multilatéraux, et qu'elles savent en tirer profit.

L'élasticité de l'offre de produits agricoles est une autre façon d'évaluer la capacité des pays en développement à tirer profit de l'augmentation des prix agricoles résultant de la libéralisation des échanges. Les ménages sont gagnants en cas de hausse des prix s'ils sont fournisseurs nets mais, même si ce n'était pas le cas avant l'engagement des réformes, ils peuvent très bien le devenir suite à l'augmentation des prix si leur production s'accroît suffisamment. Les chances d'améliorer leurs conditions de vie sont donc considérablement améliorées en cas d'élasticité importante de l'offre.

La réaction de l'offre agricole dans les pays en développement laisse présager une forte élasticité de l'offre pour les différentes cultures alors que l'élasticité du secteur dans son ensemble est très réduite (Sadoulet et de Janvry, 1995). Les infrastructures ont un effet important sur la réaction de l'offre (Binswanger, 1989). L'incapacité des ménages les plus pauvres à augmenter leur production tient peut-être à l'absence d'avoirs de production essentiels (Deininger et Olinto, 2000). En résumé, une réaction insuffisante de l'offre peut entraver la capacité de la hausse des prix des produits à sortir les ménages de la pauvreté en l'absence de politiques complémentaires destinées à favoriser l'accès au crédit et à des technologies améliorées.

Une étude des effets des réformes du commerce agricole sur la pauvreté et les inégalités réalisée par Minot et Goletti (2000) considère à la fois la demande des consommateurs et la réaction de l'offre des producteurs face à l'augmentation des prix des produits. Dans cette étude, différents scénarios de politiques ont été appliqués à la production et à la consommation de riz, notamment i) la suppression des contingents d'exportation de riz; ii) la modification du niveau des contingents; iii) la substitution d'une taxe aux contingents; et iv) la levée des restrictions sur les mouvements intérieurs des denrées alimentaires. L'étude avait pour objectif de comprendre comment la libéralisation du marché du riz au Viet Nam influe sur les revenus et la pauvreté dans ce pays.

Les conséquences de ces différents scénarios sur la répartition des revenus ont été déterminées à partir de la position des ventes nettes de riz dans différentes catégories de ménages, la position des ventes pouvant évoluer en réponse à la modification des prix du riz. Par exemple, la libéralisation des exportations pousse les prix à la hausse à l'intérieur du pays, notamment dans les régions qui exportent leur production rizicole. L'accroissement des prix a un effet positif sur le revenu rural, et a généralement des retombées bénéfiques sur le nombre des victimes de la pauvreté. La levée des restrictions sur les mouvements intérieurs du riz du sud vers le nord engendre des bénéfices nets pour le pays, sans pour autant accroître la plupart des mesures de la pauvreté.

Étant donné que la riziculture est une activité à forte intensité de main-d'œuvre au Viet Nam, la hausse des prix a tendance à stimuler la demande de main-d'œuvre agricole et, par voie de conséquence, les taux de rémunération des travailleurs agricoles. L'augmentation des prix du riz entraîne une réduction de la pauvreté, notamment dans les ménages qui tirent une partie de leurs revenus de leur travail agricole. L'analyse hypothétique réalisée dans cette étude présuppose une demande de main-d'œuvre et des taux de rémunération constants étant donné que les paysans sans terre et le recours à une main-d'œuvre salariée ne sont pas fréquents au Viet Nam. Cependant, comme on le verra dans la section suivante, ce n'est pas nécessairement le cas dans les autres pays.

Impact des réformes commerciales sur les marchés des facteurs

À long terme, en stimulant la demande de main-d'œuvre non spécialisée dans les zones rurales, l'augmentation des prix agricoles a tendance à pousser les salaires ruraux à la hausse, ce qui profite aux ménages de travailleurs salariés ainsi qu'aux agriculteurs à leur compte. Ravallion (1990) a examiné cette question dans une étude du marché de la main-d'œuvre rurale au Bangladesh dans laquelle il a mesuré les impacts à court et à long termes de la hausse du prix du riz sur les salaires et la pauvreté des ruraux. Il utilise une simple condition pour déterminer si ces ménages bénéficient d'une augmentation du prix du riz. Cette condition exige que l'élasticité des salaires par rapport au prix du riz soit supérieure au ratio des dépenses alimentaires nettes (riz) et du revenu salarial net.

Ravallion a ainsi conclu que les ménages pauvres et sans terre sont perdants à court terme en cas d'augmentation du prix du riz, mais qu'ils sont gagnants à long terme (5 ans ou plus). Cela tient au fait que l'accroissement du revenu des ménages (dominé par les salaires des ouvriers non qualifiés) est suffisamment important pour couvrir l'augmentation des dépenses du ménage dont moins de la moitié est consacrée au riz dans les foyers les plus pauvres.

Porto (2003a, 2003b) propose une transposition naturelle des travaux de Ravallion au cas de l'Argentine. En se fondant sur une formule d'équilibre général, il définit un ensemble d'équations salariales pour la main-d'œuvre non qualifiée, spécialisée et professionnelle dont les variables explicatives sont les prix internationaux de toutes les marchandises (pas seulement des produits agricoles), le niveau d'éducation et les caractéristiques individuelles des ménages. L'élasticité salaires-prix est ensuite utilisée pour estimer l'impact des salaires sur les mouvements potentiels du prix des produits sur le marché intérieur du fait des réformes du commerce.

Ces relations permettent une analyse ex-post des répercussions du MERCOSUR sur la répartition du revenu dans les ménages d'Argentine (Porto, 2003b). Les résultats résumés à la figure 24 montrent que le MERCOSUR a été extrêmement bénéfique pour les ménages argentins les plus pauvres (6 pour cent du revenu), tandis que les plus riches pourraient avoir été perdants (les pointillés signalent un intervalle de confiance de 95 pour cent pour ces résultats). En supprimant les politiques relativement favorables aux nantis, le MERCOSUR aurait donc eu un effet positif sur la répartition des revenus en Argentine.

Dans une autre étude, Porto (2003a) s'est servi du même cadre pour réaliser une évaluation ex-ante des réformes prévues des politiques en matière de commerce extérieur et intérieur. À cet effet, il a utilisé des estimations indépendantes de l'impact des réformes du commerce extérieur sur les prix mondiaux. Il en a conclu que ces réformes sont davantage susceptibles d'atténuer la pauvreté en Argentine que les réformes des échanges intérieurs.

L'étude mentionnée plus haut, où Nicita (2004) analyse les réformes du commerce au Mexique, est fondée sur la même approche que celle utilisée par Porto pour estimer l'incidence de la libéralisation des échanges sur les salaires mexicains dans les années 90. Les ménages à faible revenu ont bénéficié de la baisse des prix des biens de consommation, mais ces gains ont été largement compensés par la réduction des salaires des ouvriers non qualifiés et des bénéfices agricoles. En conséquence, ces réformes ont été bien moins bénéfiques pour les ménages les plus pauvres que pour les ménages plus fortunés. En fait, tous les ménages semblent en avoir tiré profit, mais les plus riches ont gagné trois fois plus que les plus pauvres. Ces conclusions sont résumées à la figure 25.

Les analyses ci-dessus reposent sur l'hypothèse selon laquelle l'évolution des prix des produits finit par se répercuter sur le marché des facteurs, et que les mouvements salariaux ultérieurs ont un retentissement sur la qualité de vie des ménages. Dans certains cas, toutefois, les coûts de transaction sont suffisamment élevés pour exclure la participation des ménages à ces marchés (par exemple, le coût du voyage pour se rendre à l'emploi le plus proche peut être prohibitif). Ce facteur peut avoir des répercussions qui vont bien au-delà de l'occasion manquée.

Une étude du rôle de la défaillance du marché dans l'agriculture paysanne a permis de constater que les occasions manquées, qu'il s'agisse d'emploi et/ou de denrées de base , ont pour effet de freiner considérablement la manière dont l'offre des ménages agricoles s'adapte aux variations de prix des cultures de rente (de Janvry, Fafchamps et Sadoulet, 1991). Compte tenu de la prévalence de l'agriculture vivrière dans le Mexique du début des années 90, cette constatation a amené de Janvry, Sadoulet et Gordillo de Anda (1995) à conclure que la majorité des producteurs de maïs de l'ejido, ou secteur communal, ne serait guère affectée par la baisse des prix céréaliers qui découleraient probablement de l'ALENA. De ce fait, leur estimation de la chute globale de la production de maïs était très nettement inférieure à celles des modèles fondés sur l'hypothèse d'un marché du travail fonctionnant à plein.

En fait, la production mexicaine de maïs ne s'est pas effondrée suite à la chute des prix. Les tentatives visant à expliquer ce phénomène au moyen d'une analyse CGE au niveau des villages ont mis en évidence le rôle de l'emploi local et des marchés fonciers qui ont permis une redistribution des terres jusque-là détenues par de grands producteurs commerciaux aux petits agriculteurs pratiquant l'agriculture vivrière, du fait de la baisse des loyers fonciers et des salaires des ouvriers employés dans les exploitations commerciales (Taylor, Yunez-Naude et Dyer, 2003). Les petits exploitants pratiquant une agriculture de subsistance ont augmenté les superficies cultivées, relançant ainsi la production de maïs suite à la chute des prix.

La principale richesse des pauvres résidant dans leur travail, les spécialistes du commerce et de la pauvreté devraient axer leurs travaux sur le marché du travail. L'évaluation du fonctionnement du marché du travail dans une économie est devenue une question empirique fondamentale. Or, un nombre croissant d'études vise aujourd'hui à analyser la défaillance des marchés ou, comme la question est souvent formulée, à analyser ce qui distingue les décisions des ménages de celles des entreprises. Lorsque le marché du travail fonctionne efficacement, la quantité de main-d'œuvre employée dans une exploitation ne devrait dépendre que du taux salarial et non du nombre de personnes en âge de travailler dans les ménages agricoles.

Benjamin (1992) fournit un excellent exemple de la manière dont on peut tester cette hypothèse de séparation. Pour son analyse de la production rizicole indonésienne, il a intégré des variables démographiques dans l'équation de la demande de main-d'œuvre des entreprises agricoles, et a contrôlé la signification du coefficient correspondant. Il est intéressant de noter qu'il ne rejette pas l'hypothèse de la séparation, ce qui signifie donc que les marchés semblent fonctionner.

L'insuffisance des revenus tirés du travail salarié pour nombre des ménages ruraux les plus pauvres dans les pays les plus pauvres porte toutefois à penser que cette hypothèse doit bel et bien être rejetée dans d'autres cas. Hertel, Zhai et Wang (2004) font valoir que près de 40 pour cent des ménages dans les pays en développement les plus pauvres sont totalement tributaires des revenus agricoles. Ces ménages sont aussi de très loin les plus pauvres. L'hypothèse de la séparation mérite donc un plus ample examen.

La question plus générale de la mobilité de la main-d'œuvre - à la fois d'un secteur à l'autre et entre les secteurs formel et informel (travailleurs indépendants) - est essentielle pour la compréhension des impacts de la libéralisation des échanges sur la pauvreté. En l'absence de circulation des travailleurs et du capital physique d'un secteur à l'autre, les répercussions de la libéralisation des échanges sur la pauvreté présentent un schéma relativement hétérogène, étant donné que les réformes commerciales profitent invariablement à certains secteurs et régions au détriment des autres.

Cependant, en cas de mobilité accrue de la main-d'œuvre et du capital entre l'agriculture et les secteurs non agricoles, on observe un schéma bien plus uniforme de réduction de la pauvreté où les changements sont poussés par les salaires réels des ouvriers non qualifiés (Hertel et al., 2003).

De récentes données économétriques concernant les zones rurales de la Chine laissent présager une très faible mobilité de la main-d'œuvre non agricole, notamment dans les ménages où le niveau d'éducation est bas (Sicular et Zhao, 2002). Hertel, Zhai et Wang (2004) ont constaté que la mobilité liée à l'emploi non agricole est le facteur déterminant pour la réduction de la pauvreté des ménages agricoles suite à l'adhésion de la Chine à l'OMC. Lorsque cette mobilité augmente, l'impulsion donnée par les salaires des ouvriers non qualifiés employés dans la fabrication se répercute sur l'exploitation agricole, et améliore le niveau de vie des ménages à faible revenu, en dépit de la baisse des prix à la ferme.

Réformes du commerce, productivité et croissance économique

Aucune réduction durable et de grande ampleur de la pauvreté ne saurait intervenir sans croissance économique (voir encadré 9). On peut dès lors se demander dans quelle mesure les réformes du commerce stimulent cette croissance. De nombreux mécanismes peuvent entrer en action. Trois possibilités sont présentées ici: l'augmentation des investissements dans le capital physique ou humain, l'accès à des technologies améliorées, et l'intensification de la concurrence.

ENCADRÉ 9
En quoi le commerce international peut-il contribuer à réduire la pauvreté et à améliorer la sécurité alimentaire?1

Supachai Panitchpakdi, ancien Directeur général, Organisation mondiale du commerce

Les technologies et l'agriculture moderne ont transformé la nature des efforts faits pour parvenir à la sécurité alimentaire, mais en un sens il n'y a pas eu de changement important. Malgré les progrès matériels considérables réalisés par notre civilisation, la faim et la famine n'ont, hélas, pas disparu complètement de notre planète.

On commence à comprendre aujourd'hui qu'il n'est pas à la portée de chaque gouvernement, agissant individuellement, d'assurer des approvisionnements alimentaires intérieurs durables. L'histoire a montré à maintes reprises que le protectionnisme et l'isolement des marchés mondiaux n'étaient pas la bonne réponse. L'autosuffisance alimentaire n'est pas la sécurité alimentaire. L'objectif de l'autosuffisance est un objectif illusoire dans le monde d'aujourd'hui, où la production dépend d'un large éventail de facteurs. Qui plus est, aucun pays n'est à l'abri de phénomènes climatiques aussi désastreux que subits, qui peuvent réduire considérablement la production agricole intérieure.

La contribution de l'OMC à l'efficacité de la production n'est plus à démontrer. Moins évidente, toutefois, est sa contribution au maintien de la paix, indispensable pour garantir l'ouverture des voies d'approvisionnement. N'oublions pas que les conflits commerciaux sont depuis toujours une cause fréquente de guerres et que la guerre compromet directement l'accès des populations à l'alimentation. Depuis 1948, le système GATT/OMC constitue un cadre qui assure la primauté du droit, des négociations pacifiques et la résolution des conflits en matière de relations commerciales internationales. Qui plus est, l'intégration économique grâce au commerce international constitue une incitation puissante à la coopération politique entre nations. Si je puis me permettre de citer Montesquieu: «L'effet naturel du commerce est de porter à la paix».

Que le commerce multilatéral soit un pilier essentiel du système politique mondial n'est donc pas une coïncidence. Des relations commerciales stables sont à la base non seulement de la sécurité alimentaire, mais aussi de la sécurité mondiale. Ce n'est pas un hasard, non plus, si les deux tiers au moins des Membres de l'OMC sont des pays en développement. Après tout, des règles claires et fortes sont particulièrement utiles aux petits pays et aux nations les moins puissantes.

L'OMC contribue également à la sécurité alimentaire de manière plus spécifique. Assurer une production et une distribution efficaces des approvisionnements alimentaires n'est pourtant qu'un élément de l'équation aboutissant à la sécurité alimentaire. La faim et la malnutrition sont presque toujours liées à la pauvreté. Si beaucoup d'autres facteurs entrent en jeu, la grande majorité des populations sous-alimentées et mal nourries pâtissent d'un manque de revenus et non pas d'approvisionnements insuffisants. Les pauvres ont en général un pouvoir d'achat insuffisant pour se procurer des aliments, même lorsque les approvisionnements sont relativement abondants dans le pays ou sont disponibles sur les marchés mondiaux. L'absence effective de denrées alimentaires à cause de la guerre, de troubles civils ou de catastrophes naturelles joue un rôle relativement minime.

Dans ces conditions, c'est en donnant la possibilité, grâce à la croissance économique, d'améliorer les revenus, que l'OMC peut contribuer le plus concrètement à la sécurité alimentaire. Comme le reconnaissent la Déclaration et le Plan d'action de Rome, le commerce joue un rôle essentiel dans la sécurité alimentaire, dans la mesure où il stimule la croissance économique. Il permet de transférer efficacement des approvisionnements alimentaires des régions excédentaires aux régions déficitaires. Il permet aux pays de devenir autonomes plutôt que d'essayer à tout prix d'être autosuffisants.

Depuis 1948, les tarifs douaniers appliqués par les pays industrialisés ont diminué de plus de 80 pour cent grâce à huit cycles de négociations successifs et un large éventail de restrictions quantitatives et de contrôles bureaucratiques ont été supprimés. Depuis 1948, le commerce international a enregistré une croissance supérieure à celle de la production internationale à presque huit reprises. La libéralisation des échanges est aussi un facteur important d'expansion des connaissances, des technologies et des capitaux.

L'autre grande contribution qui est à la portée de l'OMC tient, bien sûr, à l'impact des politiques commerciales sur la production agricole. Les gouvernements qui cherchent à améliorer leur sécurité alimentaire en visant l'autosuffisance ont souvent tendance à instaurer une forte protection aux frontières et des prix internes élevés afin d'encourager la production intérieure. Ces mesures ont toutefois un impact négatif sur la sécurité alimentaire. Instaurer des prix internes élevés revient à prélever un impôt régressif. Les consommateurs les plus démunis sont souvent les plus durement touchés en cas de prix alimentaires élevés. Réduire leur pouvoir d'achat, c'est s'attaquer à leur sécurité alimentaire. Les subventions et d'autres mesures visant à encourager la production peuvent aussi favoriser par inadvertance les membres de la communauté agricole, notamment les riches exploitants et propriétaires, qui en ont le moins besoin. Il est clair que pour ces pays la poursuite de l'autosuffisance constituera une voie non seulement coûteuse, mais loin d'être idéale, vers la sécurité alimentaire.

Les distorsions entraînées par ces politiques touchent également d'autres pays. Leur effet le plus direct est de limiter les exportations de produits agricoles des pays et régions où ces produits peuvent être obtenus à un moindre coût. Cet aspect est particulièrement important pour les pays en développement. Dans nombre de ces pays, et en particulier dans les plus pauvres d'entre eux, la santé de l'économie dépend de celle de l'agriculture. Bien entendu, l'amélioration des performances en matière de production et d'exportation de produits agricoles dépend d'un large éventail de facteurs extérieurs à la sphère commerciale. Mais il est généralement admis qu'une nouvelle réduction des obstacles au commerce et des subventions entraînant des distorsions commerciales donnerait un coup de fouet aux performances économiques des producteurs agricoles des pays en développement.

La suppression des subventions peut, dans
l'immédiat, avoir des conséquences sur les termes de l'échange et donc sur les pays en développement importateurs nets de denrées alimentaires, dans la mesure où les prix mondiaux ont été maintenus artificiellement bas pendant de nombreuses années. Cette considération est loin d'être négligeable et les problèmes particuliers des pays en développement importateurs nets de denrées alimentaires méritent d'être pris en compte. L'OMC a prévu des mécanismes palliatifs. Toutefois, pour résoudre ce problème de manière définitive, elle aura besoin d'un large soutien et de la participation des institutions internationales de financement et de
développement.

Du point de vue du développement, les résultats du Cycle de Doha devraient être plus ambitieux que ceux obtenus à l'occasion du Cycle d'Uruguay, et à cet égard nous sommes sur la bonne voie. Je dois souligner que pour parvenir à ce résultat, nous aurons besoin de constater des progrès sensibles dans tous les domaines, mais surtout en agriculture. Tous les Membres de l'OMC devront faire preuve d'une souplesse considérable pour parvenir à un résultat qui soit ambitieux, tout en préservant les sensibilités en matière d'importation tout autant que les intérêts des exportateurs.

N'oublions pas que les denrées alimentaires font l'objet depuis toujours d'un commerce international important et que les marchés ont été intégrés, dans une plus ou moins grande mesure, pendant des milliers d'années. Mais au cours du XXe siècle, le commerce des denrées alimentaires de base s'est heurté à des obstacles de plus en plus importants. Le Cycle de Doha nous donne l'occasion d'inverser cette tendance. Nous avons inscrit à l'ordre du jour du Cycle de Doha une obligation que nous devons assumer non seulement en tant que négociateurs, mais aussi en tant que représentants de gouvernements qui se sont engagés à réaliser les Objectifs du Millénaire pour le développement et à prendre d'autres initiatives en matière de développement international extrêmement importantes. Plus les réformes seront repoussées, plus les progrès en matière de développement se feront attendre.

La sécurité alimentaire est une question complexe. La renforcer exige des initiatives et une action politique sur plusieurs fronts, le commerce n'étant qu'un élément parmi d'autres. Cela dit, du point de vue de la sécurité alimentaire, la conclusion du Cycle de Doha ne peut être considérée que comme positive. La voie vers la sécurité alimentaire passe par l'intégration et l'interdépendance et non par la protection et l'autarcie.

1 Ce texte est un extrait de l'allocution de l'ancien Directeur général de l'OMC à la table ronde de haut niveau sur la réforme du commerce des produits agricoles et la sécurité alimentaire, tenue à Rome le 13 avril 2005. La version intégrale est affichée sur le site http://www.wto.org/english/news_e/spsp_e/spsp37_e.htm.


Selon une récente étude sur les réformes du marché du riz au Vietnam dans les années 90, l'impulsion donnée aux prix agricoles, et donc au revenu rural, a permis aux ruraux pauvres d'investir dans le capital humain (Edmonds et Pavcnik, 2002). Les réformes commerciales qui ont poussé les prix du riz à la hausse, et donc le revenu rural, ont permis de réduire considérablement l'incidence du travail des enfants tout en améliorant le taux d'assiduité scolaire. En fait, l'augmentation des prix du riz pendant la période de réformes des années 90 permet d'expliquer pour moitié la baisse du travail des enfants constatée à cette époque. C'est précisément ce type d'effets qui résultera de la réduction à long terme de la pauvreté.

Bien évidemment, ce processus peut aussi fonctionner à l'inverse. Les impacts de la crise financière indonésienne sur les dépenses des ménages ont donné lieu à des réductions importantes des sommes affectées à l'éducation et aux soins de santé du fait de ce choc extérieur (Thomas et al., 1999). En outre, cette réduction a été particulièrement marquée chez les pauvres. Comme l'indiquent Thomas et ses co-auteurs, la baisse des investissements dans le capital humain permet de penser que l'impact de la crise se fera probablement sentir pendant de nombreuses années dans ces ménages.

Le développement des échanges peut également favoriser l'accès aux nouvelles technologies qui ont à leur tour un retentissement important sur la productivité. Les obstacles tarifaires et non tarifaires au commerce ont souvent pour effet d'empêcher purement et simplement l'accès à certaines marchandises ou technologies, entravant ainsi la croissance de la productivité (Romer, 1994). La production de maïs en Turquie fournit un exemple probant de l'importance des technologies importées (Gisselquist et Pray, 1997). Avant 1982, les importations de nouvelles variétés de produits agricoles étaient soumises à un régime unique permettant au Ministère turc de l'agriculture de contrôler la production et le commerce des semences. Entre 1982 et 1984, ces restrictions ont été levées, ce qui a favorisé l'investissement étranger dans le secteur, l'importation de variétés nouvelles et l'élimination des mesures de contrôle des prix sur les semences.

Les répercussions sur les rendements ont été spectaculaires. La comparaison entre les rendements prévus et les rendements réels avec les anciennes technologies montrent que ces réformes ont favorisé une augmentation de 50 pour cent des rendements de maïs de la Turquie. Selon les estimations, l'accroissement des revenus par rapport à la production de maïs représente 25 pour cent de la valeur économique brute.

D'autres éléments montrent que les exportations peuvent stimuler la productivité, et que les importations peuvent efficacement discipliner la majoration des prix intérieurs dans les secteurs où la concurrence ne joue pas pleinement son rôle, ce qui encourage les entreprises à réduire leur courbe moyenne du coût total. Par ailleurs, nombre d'accords commerciaux comportent des dispositions explicites visant à stimuler l'investissement étranger direct (IED), ce qui a pour effet de stimuler la croissance en augmentant le capital national du pays hôte, et permet l'apport de technologies et de capacités de gestion nouvelles.

Ainsi, dans une étude sur l'IED, la recherche-développement et l'efficacité des retombées à Taïwan, Province de Chine, Chuang et Lin (1999) ont eu recours à des données sur les entreprises pour confirmer l'existence des retombées positives de l'IED. Ils ont constaté qu'une augmentation de 1 pour cent du ratio de l'IED dans un secteur industriel entraîne un accroissement de 1,4 pour cent à 1,88 pour cent de la productivité des entreprises nationales.

Indications issues de la modélisation

Cline (2003) a modélisé les liens entre la libéralisation du commerce, la croissance de la productivité et la pauvreté. Il a notamment associé l'élasticité de la croissance face au commerce estimée par des méthodes économétriques et l'élasticité de la croissance par rapport à la pauvreté, à une analyse CGE de la libéralisation du commerce mondial. Il a pu ainsi élaborer une estimation de la réduction globale de la pauvreté à long terme pouvant résulter de l'évolution de ces politiques. Il a d'abord utilisé le modèle CGE mondial élaboré par Harrison, Rutherford et Tarr (1997), pour ensuite ajouter aux gains statiques provenant des échanges (l'objet des études citées plus haut) les gains quasi-dynamiques «à taux constant» auxquels l'augmentation des investissements donne lieu à long terme.

Il a ensuite ajouté un autre effet de productivité pure qu'il a inféré en multipliant l'augmentation des échanges pour chaque région - telle qu'estimée par le modèle CGE - par une «estimation centrale» de l'élasticité de la production par rapport au commerce, élaborée à partir des très nombreuses analyses de régression aujourd'hui disponibles sur la croissance des pays. À partir de l'estimation de la croissance à long terme du revenu par habitant résultant des réformes du commerce, Cline a appliqué une «élasticité nationale spécifique de la pauvreté» par rapport à la croissance, fondée sur l'hypothèse d'une répartition log-normale des revenus pour chaque région, ce qui lui a permis d'obtenir une estimation finale de la réduction de la pauvreté.

Les estimations sont élevées - couvrant quelque 650 millions d'individus, pour la plupart en Asie - là où le nombre absolu de pauvres (sur la base d'une mesure de 2 dollars EU par jour) est important, et où la croissance des échanges a été relativement forte suite à la libéralisation multilatérale du commerce.

Les estimations de la réduction de la pauvreté fondée sur la croissance selon Cline sont très largement supérieures à celles obtenue par le Groupe des perspectives de développement de la Banque mondiale (2003). Les membres de ce groupe ont utilisé un modèle CGE récursif dynamique pour estimer le recul de la pauvreté en 2015 du fait de la libéralisation progressive du commerce mondial entre 2005 et 2010. À l'instar de Cline, ils ont utilisé une élasticité de la pauvreté par rapport au revenu (dans ce cas supposée uniforme à 2 - un chiffre élevé fondé sur les éléments d'information disponibles) pour convertir la croissance économique en baisse de la pauvreté. À la différence de Cline, ils ont tenu compte de l'accumulation du capital en réponse à l'accroissement des investissements, et le multiplicateur d'ouverture/productivité fait aussi explicitement partie de leur modèle. Ils ont conclu que les réformes du commerce réduiraient le nombre de victimes de la pauvreté (2 $EU/jour) de 320 millions, soit environ la moitié de l'estimation de Cline.

Les estimations synthétiques de Cline, ainsi que celle du Groupe des perspectives de développement (2003), montrent que la libéralisation du commerce est susceptible d'avoir à long terme une forte incidence sur la pauvreté. Pour parvenir à cette estimation, Cline a toutefois parcouru un chemin long et difficile, jalonné des embûches propres à la recherche: une analyse CGE à taux constant, la théorie de la croissance et une analyse de régression sur plusieurs pays, sans compter les recherches bibliographiques sur la répartition des revenus et la pauvreté.

Il faudra du temps avant que ces études isolées soient suffisamment robustes pour étayer autre chose que des estimations à l'emporte-pièce des retombées à long terme des réformes du commerce sur la pauvreté. Dans l'intervalle, la plupart des études continueront à mettre en évidence les impacts à court et moyen termes de ces réformes sur la répartition des revenus et la pauvreté, en se fondant sur des estimations statiques comparatives de l'évolution des prix des facteurs et des produits. Dans la mesure où la plupart des décideurs s'intéressent au court terme et où les impacts à brève échéance sont particulièrement importants pour les ménages vivant dans un dénuement extrême, la FAO considère que cette orientation est justifiée.

Implications pour la recherche sur les politiques

La libéralisation du commerce agricole peut avoir un impact décisif sur la pauvreté et les inégalités. Étant donné que la majorité des pauvres vit en zones rurales où l'agriculture est le premier moyen de subsistance, toute réforme du commerce qui stimule les prix et l'activité agricoles a tendance à faire fléchir la pauvreté. Les impacts spécifiques sont toutefois fonction de multiples facteurs.

Les prix se répercutent des frontières aux marchés locaux dans des proportions extrêmement variables, même au sein d'un même pays, comme on a pu le voir dans le cas du Mexique. L'insuffisance d'infrastructures et les coûts de transaction élevés protègent les consommateurs ruraux de l'augmentation des prix mondiaux, tout en pénalisant les exportateurs. Toute politique destinée à réduire les coûts de commercialisation intérieure améliorera la qualité de vie des ruraux et augmentera les chances des producteurs des zones rurales à tirer profit de la réforme des échanges.

La capacité d'ajustement des ménages aux mouvements des prix déclenchés par la réforme du commerce est elle aussi extrêmement variable selon le pays, le lieu et le type de ménages. Plus les ménages s'adaptent à l'évolution des prix, plus grandes sont leurs chances de sortir gagnants de ces réformes. S'ils peuvent accroître l'offre de produits dont les prix ont augmenté tout en réduisant leur propre consommation de ces mêmes produits, leurs pertes initiales seront atténuées tandis que leurs gains s'amélioreront. De toute évidence, leur aptitude à développer l'offre sera probablement plus importante s'ils ont accès au crédit et aux biens d'équipement, ce qui constitue une difficulté patente pour les agriculteurs les plus pauvres.

À moyen terme, les marchés du travail exercent une forte influence sur les effets des réformes commerciales sur la pauvreté. Les acheteurs nets de produits agricoles peuvent bénéficier de l'augmentation des prix, à condition que ceux-ci entraînent un relèvement des salaires et qu'ils aient accès aux emplois mieux rémunérés. En fait, l'impact des réformes commerciales sur les salaires des ouvriers non qualifiés est fondamental pour la réduction de la pauvreté, d'où l'importance des réformes des politiques intérieures visant à améliorer le fonctionnement du marché du travail.

Les réductions à long terme de la pauvreté dues aux réformes du commerce sont étroitement liées à la croissance économique. L'impact de la libéralisation des échanges sur la croissance économique fait aujourd'hui l'objet de multiples travaux de recherche. Les premiers résultats basés sur les données empiriques actuellement disponibles relatives aux liens entre commerce et croissance laissent à penser que la libéralisation des échanges pourrait jouer un rôle important dans la lutte contre la pauvreté.

Principales conclusions



16 Ce chapitre est principalement inspiré du cadre conceptuel élaboré par Winters (2002) pour décrire les liens entre commerce et pauvreté et des analyses bibliographiques réalisées par Winters, McCulloch et McKay (2004) et Hertel et Reimer (2004).
17 Toutefois, comme la plupart des études de ce type, ces deux études ne tiennent pas compte de la répercussion partielle des prix depuis les frontières jusqu'au niveau local.


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