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SECTION I. L'HÉRITAGE DES POLITIQUES CENTRALISÉES ET LES RISQUES DE LA DÉCENTRALISATION


Dans le contexte de l'héritage des politiques centralisées, le retrait de l'Etat et, en particulier, la décentralisation comportent un certain nombre de risques qu'il faut identifier. La question qui se pose est celle de savoir quelles sont les conditions qui peuvent permettre que la décentralisation s'accompagne d'un rôle plus important et décisif de la part des organisations des producteurs.[5] Pour répondre à cette question, il faut commencer par bien comprendre l'héritage des politiques centralisées et bien identifier les risques de la décentralisation. Cinq couples héritage - risque paraissent décisifs.

Risque 1. Le remplacement d'une logique de l'offre par une logique de la demande

D'une manière générale, les politiques centralisées étaient orientées par une logique pure de l'offre, qui se traduisait en une stratégie globale de développement qui ne prenait pas en compte les spécificités locales. Ces politiques ne pouvaient être qu'inefficaces car elles n'avaient pas des mécanismes leur permettant de focaliser leurs instruments en fonction des problématiques spécifiques à chaque région, à chaque filière ou à chaque type de producteur. Le risque est que face aux inefficacités d'une intervention orientée par l'offre, les gouvernements soient tentés par une orientation de ses interventions en fonction d'une logique pure de la demande. Ce type d'intervention aurait certes la vertu de prendre en compte les circonstances particulières de chaque localité ou type de producteurs, mais au prix d'un éparpillement des actions et de la perte d'une logique d'ensemble dans la définition des stratégies de développement rural. L'absence d'une logique d'ensemble, quand les décisions et les appuis sont pris d'une manière décentralisée, peut être particulièrement grave dans la mesure où il n'y a pas d'évidence empirique que l'addition des solutions locales produise nécessairement une solution d'ensemble à la problématique du développement rural, ni les meilleurs et les plus stables niveaux d'investissement, d'emploi et de production.

Risque 2. L'asymétrie d'information ne facilite pas la coordination des activités

Dans le cadre d'une intervention centralisée, l'information globale et pertinente n'est pas distribuée d'une manière symétrique. Quand elle existe, l'information est concentrée aux niveaux centraux du gouvernement, ce qui ôte la possibilité aux populations rurales d'avoir une connaissance de l'environnement institutionnel, économique et technologique dans lequel elles évoluent et de participer efficacement à la formulation des politiques. Le risque que comporte cet héritage est que les populations rurales, même si on leur donne la parole, n'aient pas la capacité de globaliser leurs demandes et leurs problématiques spécifiques et de coordonner leurs activités. Autrement dit, les stratégies locales de développement, bien qu'imprégnées d'une forte connaissance des conditions précises de chaque problématique au niveau local, peuvent très bien ne pas être cohérentes dans une logique régionale et, encore plus, du point de vue du modèle global de développement, par manque d'information générale sur les contraintes et les opportunités posées par le nouveau contexte institutionnel et économique. La possibilité de participation populaire ouverte par la décentralisation ne suffit donc pas. Il faut encore créer les conditions de cette participation. La symétrie d'information est une condition de base pour la coordination d'activités.

Risque 3. L'héritage du paternalisme peut se traduire par une offre amoindrie de services d'appui

Les politiques centralisées partaient du principe que seule l'intervention de l'Etat pouvait corriger les défaillances du marché et permettre aux populations rurales les plus défavorisées d'avancer dans la voie du développement. L'approche paternaliste du développement, selon laquelle les petits et moyens producteurs n'étaient pas à même d'utiliser les institutions du marché d'une manière profitable car ils n'avaient ni la capacité ni les ressources pour trouver des solutions à leurs propres problèmes, a entravé la capacité d'action autonome et d'initiative des populations rurales mais également des niveaux locaux de gouvernement.[6] Cet héritage est lourd de conséquences. Si le transfert de fonctions vers des niveaux locaux de gouvernement ou vers des organisations de producteurs ne s'accompagne pas d'un transfert des compétences nécessaires à l'accomplissement des fonctions décentralisées, la décentralisation risque de produire des vides institutionnels et une diminution de l'offre de services d'appui aux petits et moyens agriculteurs.[7] Ce qui aurait tendance à renforcer la polarisation entre les différents types de producteurs, à élargir le fossé entre l'agriculture commerciale et l'agriculture paysanne et, d'une manière générale, à approfondir les disparités de revenu entre l'espace urbain et l'espace rural.

Risque 4. La tradition du clientélisme est forte; elle peut se traduire par une appropriation de la décentralisation

Les modalités d'allocation de ressources des politiques centralisées ont alimenté les clientèles de l'Etat, qui étaient celles qui avaient une plus grande capacité de formulation claire et cohérente de leurs besoins en termes de projets et de programmes, ainsi qu'un niveau d'organisation qui leur permettait de faire pression sur l'Etat pour recevoir la plus grande partie des dépenses publiques consacrées au développement rural. La structure clientéliste était caractérisée par l'émergence d'activités cherchant l'appropriation de la rente institutionnelle et par une solidarité croissante entre les niveaux centraux du gouvernement et les grands producteurs qui étaient les seuls interlocuteurs de l'Etat et recevaient presque tous les bénéfices de son intervention. Ceci a été un vecteur important de la polarisation de la politique agricole sur ces grands producteurs et de l'hétérogénéité structurelle de l'espace rural. L'asymétrie des niveaux d'organisation au sein des populations rurales fait courir le risque d'une appropriation de la part des élites locales des fonctions et des ressources transférées par la décentralisation. On assisterait alors à une substitution du clientélisme entre les états et les grands producteurs par une addition de clientèles locales, qui seraient les municipalités et les organisations les plus riches et les mieux organisées.[8] Plus grave encore, la réduction de la présence de l'Etat dans l'espace rural, en absence d'associations intermédiaires régionales fortes et représentatives, peut diminuer la capacité de médiation de conflits au niveau régional au profit de pouvoirs locaux moins soucieux de conduire la stratégie globale de développement dans la médiation et la concertation.

Risque 5. Rigidité institutionnelle et rythme de la décentralisation

Les niveaux intermédiaire et local des institutions centralisées ont été conçus pour mettre en oeuvre des politiques dont la définition leur échappe. De ce fait, ils sont caractérisés par un certain manque de flexibilité pour s'adapter à un environnement changeant et pour prendre en compte les nouvelles conditions de formulation des politiques participatives et décentralisées. Ce qui signifie que la décentralisation peut se traduire par une faiblesse ou une paralysie des niveaux intermédiaire et local de gouvernement ainsi que des organisations de producteurs, qui n'arrivent pas à suivre les défis de la politique de décentralisation.[9] Le risque ici est de penser qu'il suffit d'adopter une loi de décentralisation pour que celle-ci s'applique d'une manière immédiate et cohérente, sans se poser le problème du rythme souhaitable de la décentralisation. Il faudrait à ce propos éviter un rythme trop rapide qui empêcherait les adaptations mais aussi un rythme trop lent qui freinerait définitivement le processus de décentralisation.


[5] Il va de soi que la décentralisation ne peut être qu'un processus général qui comprend tous les domaines de l'action publique et dont il faut spécifier les conditions particulières de succès requises pour chaque secteur économique. Ce document se limite bien entendu aux conditions de la décentralisation en ce qui concerne les actions de l'Etat en matière de développement rural et, plus particulièrement, ses actions dans le domaine de l'agriculture.
[6] "Les stratégies de développement rural classiques tendent à considérer le développement comme une série de transferts techniques ayant pour but d'accroître la production, d'engendrer la richesse et d'améliorer les conditions d'existence. (...) cette approche aboutit souvent à la concentration des ressources, à la marginalisation des petits exploitants et à l'augmentation du nombre de paysans sans terre", FAO (1992), p. 3.
[7] Il a été reconnu par exemple qu'au Mexique les schémas de décentralisation vers les niveaux locaux de gouvernement ont échoué en raison du "manque de ressources humaines qualifiées dans les niveaux intermédiaire et local. Quelques avances ont pu être faites grâce aux programmes de formation réalisés (PROCAP-CESPA, INCA RURAL) mais ces efforts ont été insuffisants", FAO (1990a), p. 39. C'est pourquoi, à partir de 1988, une nouvelle aproche de la décentralisation, peu connue en Amérique Latine, a été essayée consistant dans le transfert de fonctions vers les organisations de producteurs et les paysans eux-mêmes. En Algérie également, un important dialogue a été institutionnalisé entre le gouvernement central et les wilayate (entités économiques et politiques avec un important niveau d'autonomie locale) mais "notwithstanding the achievements, somme difficulties identified in the decentralisation of the planning process were the lack of adequate training of the officials at the regional level", FAO (1990b), p. 19. Les mêmes goulots d'étranglement apparaissent dans les efforts de décentralisation dans les pays asiatiques, voir FAO (1985).
[8] Sur ce point, la Banque mondiale a rejoint l'analyse de la FAO en reconnaissant que "designing decentralised mechanisms that allow poor men and women to participate effectively in making and executing decisions, and promoting accountability requires a special effort. Otherwise the rural elite will appropriate most of the benefits of the rural development programs", WORLD BANK (1995), p. 9. Même dans le cas de la Colombie, où la participation sociale a été le plus institutionnalisée, les groupes économiques les plus puissants continuent à être les interlocuteurs privilégiés de l'Etat dans le processus de prise de décisions, voir FAO (1990a), pp. 30-34.
[9] C'est pourquoi dans son analyse de la décentralisation en Afrique du nord, la FAO considère que la "decentralization needs persistent effort over a considerable period of time. In most countries of the region, given the socio-economic and political context, the human resource levels and the capacity constraints within which governments are operating, a cautious step-by-step approach toward decentralization seems natural and necessary. Thus, decentralization must be viewed as an incremental process of building up the capacity of the next lower level to assume greater responsibility for development of planning and management", FAO (1990b), pp. iii-iv.

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