RAPPORT SPECIAL: ROLE CRUCIAL DU DEVELOPPEMENT DE L'IRRIGATION DANS L'ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION VIVRIERE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE
Situation
Tendances de la production alimentaire. Depuis une trentaine d'années, les résultats de l'Afrique subsaharienne en matière de production alimentaire sont très mauvais. Le taux de croissance démographique annuel a avoisiné 3 pour cent tandis que celui de la production alimentaire a été de 1,9 pour cent, entraînant une chute constante de la production vivrière par habitant (figure 1). Cela a abouti à un accroissement rapide des importations vivrières commerciales et de l'aide alimentaire, dont les taux de croissance annuels ont été de 4 et 7 pour cent respectivement. Malgré ces flux de denrées, l'apport alimentaire par personne est actuellement estimé à 87 pour cent des besoins, entraînant une sous-alimentation chronique croissante. La situation semble évoluer vers le pire, étant donné les difficultés de balance des paiements et la dette écrasante de la plupart des pays d'Afrique subsaharienne, qui sont exacerbées par une montée rapide des prix des grains sur le marché international et un recul des disponibilités mondiales d'aide alimentaire.
La figure 1 fait apparaître les fortes fluctuations interannuelles de la production alimentaire dans la région, caractéristique qui reflète une dépendance vis-à-vis de précipitations extrêmement variables et irrégulières. Ces variations imprévisibles peuvent amener un pays à avoir besoin d'importer d'importantes quantités de nourriture une année, mettant en difficulté les installations portuaires et les entrepôts, pour en arriver ensuite à accumuler des excédents exportables l'année suivante, sans débouchés assurés. De plus, en raison des risques qu'elles engendrent, ces fluctuations découragent les petits agriculteurs d'adopter des innovations basées sur un apport en espèces pour accroître la production vivrière. Bien évidemment, toute planification rationnelle aux niveaux des ménages et du pays est extrêmement difficile dans ces conditions.
La situation est aggravée par de terribles sécheresses à répétition qui provoquent des crises alimentaires sous-régionales de grande ampleur comme celles de 1972/73, 1983/84, 1992/93 et 1994/95. D'autres crises, moins graves et plus localisées, ont également eu lieu.
Terres disponibles. L'"excédent de terres" prôné pour le développement agricole en Afrique subsaharienne par les économistes agricoles des années 60 et 70, et par d'autres aujourd'hui encore, est de plus en plus inexistant. D'après ce modèle économique, la production alimentaire doit être accrue grâce à des mesures d'expansion des terres cultivées plutôt que par un effort d'augmentation des rendements par unité agraire. Même si la situation varie d'un pays à l'autre, la figure 1 montre clairement que depuis une trentaine d'années, sous l'effet d'une pression démographique croissante, les terres disponibles par personne baissent rapidement, ce qui signifie que les jachères, périodes où la terre est laissée au repos pour récupérer sa fertilité, ont été raccourcies. Si l'apport d'engrais n'est pas accru (voir ci-dessous), la productivité du sol baisse rapidement. Par ailleurs, les cultures débordent de plus en plus sur les terres marginales et fragiles, où non seulement les rendements sont très faibles mais en outre ils ne sont pas écologiquement viables, et le risque de dégâts irréversibles à l'environnement est très élevé. Il faut de toute urgence intensifier la production agricole de la région, ce qui nécessitera une amélioration des disponibilités en eau, un accroissement substantiel des applications équilibrées d'engrais ainsi qu'une introduction rapide de variétés végétales réagissant aux engrais.
Utilisation de technologies améliorées. En Afrique subsaharienne, la production alimentaire reste généralement une activité de subsistance, utilisant une main-d'oeuvre familiale, et comme seuls intrants de la terre et des semences à faible rendement; les technologies améliorées qui accroissent les rendements (semences améliorées, engrais, pesticides, etc.) sont rarement employées. En 1993, le taux de consommation d'engrais en Afrique subsaharienne était de 11 kg/ha contre 129 kg/ha en Asie et 67 kg/ha en Amérique latine (figure 2).
Utilisation de l'irrigation. Malgré des précipitations très variables et trop souvent insuffisantes, et de fréquentes sécheresses, la production vivrière de l'Afrique subsaharienne est presque entièrement pluviale. En 1993, on estime que la proportion de terres irriguées sur les terres cultivées totales était de 5 pour cent en Afrique subsaharienne, 37 pour cent en Asie et 14 pour cent en Amérique latine (figure 3). De plus, 68 pour cent des rares terres irriguées de la région étaient concentrées dans trois pays: Soudan (31 pour cent), Madagascar (17 pour cent) et Afrique du Sud (20 pour cent). Or, le potentiel d'irrigation de l'Afrique subsaharienne est estimé à 33 millions d'hectares environ, dont 16 pour cent seulement sont actuellement exploités.
Rendements végétaux. En 1993-95, les rendements céréaliers (y compris le riz en équivalent riz usiné) de l'Afrique subsaharienne étaient équivalents à 41 pour cent de ceux de l'Asie et à 44 pour cent de ceux de l'Amérique latine. Par ailleurs, les essais effectués par des chercheurs sur les champs des agriculteurs de nombreux pays subsahariens font apparaître un écart énorme entre les rendements effectifs et le potentiel réalisable.
Contribution potentielle de l'irrigation [/ On entend ici par irrigation toutes les formes de ma�trise de l'eau, partielle ou totale.]
Il est urgent de développer considérablement l'irrigation en Afrique subsaharienne. Les principales raisons incluent la forte dépendance visàvis de précipitations variables et irrégulières, la fréquence et la gravité des sécheresses, la pression démographique croissante jointes à la diminution de la taille des exploitations, la baisse de la productivité du sol et la dégradation des terres, ainsi que l'existence d'un potentiel d'irrigation important inexploité. L'expansion de l'irrigation contribuera à accroître la production vivrière et à améliorer la sécurité alimentaire, a) par l'accroissement de la productivité des ressources et b) par la stabilisation de la production.
Accroissement de la productivité. La production vivrière en Afrique subsaharienne suit généralement un schéma saisonnier déterminé par les précipitations, où toutes les activités productives sont concentrées dans une période ne dépassant pas six à huit mois, les autres mois de l'année étant appelés "morte-saison". En assurant des disponibilités en eau tout au long de l'année, on pourra intensifier la production en doublant ou en multipliant les récoltes, améliorant ainsi la productivité des ressources et la production totale. Les recherches montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les rendements des terres irriguées d'Afrique subsaharienne sont en moyenne 3,5 fois supérieurs à ceux des terres pluviales. Les implications sont énormes. Actuellement, le potentiel d'irrigation de la sous-région est estimé à 33 millions d'hectares, dont 16 pour cent seulement - ou 5,3 millions d'hectares - sont utilisés, ce qui laisse 27,7 millions d'hectares inexploités. L'exploitation de tout le potentiel serait entravé par des contraintes économiques et techniques, mais si 10 pour cent seulement de ce potentiel étaient exploités, on pourrait produire ainsi la totalité des céréales qui actuellement sont importées.
De plus, en appliquant une irrigation complémentaire dans les terres pluviales, le déficit hydrique causé par les brèves vagues de sécheresse durant la période végétative pourrait être limité, ce qui augmenterait aussi sensiblement la production pluviale.
Deuxièmement, outre sa fonction de base qui consiste à satisfaire les besoins des cultures en eau, l'irrigation accroît l'incidence d'autres technologies d'amélioration des rendements, en particulier les applications d'engrais.
Stabilisation de la production. Comme il a déjà été indiqué, la production alimentaire en Afrique subsaharienne connaît de grandes fluctuations intersaisonnières en fonction des précipitations, ainsi que des sécheresses récurrentes. Une plus grande maîtrise de l'eau rendrait la production vivrière plus stable d'une année à l'autre, ce qui accroîtrait la sécurité alimentaire des ménages et des pays et permettrait d'améliorer la prise de décision.
En outre, au niveau de l'exploitation, l'irrigation réduirait le risque financier lié à l'application d'engrais et encouragerait ainsi le développement de leur utilisation. Il est certain que ces risques ont contribué au très bas niveau d'utilisation d'engrais en Afrique subsaharienne. D'après une récente étude effectuée au Sénégal, la consommation totale d'engrais a fortement baissé entre 1980/81 et 1987/88 à la suite de la réduction des subventions dans le cadre de l'ajustement structurel, les engrais restant utilisés principalement pour le riz irrigué, les légumes et le coton - à savoir soit là où il y avait une maîtrise de l'eau (riz et légumes) ou là où des subventions étaient toujours versées (coton). Cet aspect de réduction des risques de l'irrigation est extrêmement important si l'on veut promouvoir des technologies de production améliorées en Afrique subsaharienne.
Stratégie
Bien que par le passé, certaines expériences de projets d'irrigation se soient révélées décevantes, il ressort d'une étude récente de la Banque mondiale qu'environ 75 pour cent de tous les projets d'irrigation en Afrique subsaharienne ont atteint ou dépassé le taux de rentabilité économique attendu. S'agissant de l'investissement initial généralement élevé nécessaire pour les projets d'irrigation dans la région, la conclusion de l'étude est qu'avec une planification adéquate et une conception minutieuse, les coûts ne devraient pas être plus élevés en Afrique subsaharienne qu'ailleurs.
Cependant, s'il ne faut négliger aucune possibilité en matière d'irrigation, il est aujourd'hui généralement admis que du fait de l'expérience limitée dans ce domaine, du manque de compétences et de la pénurie des fonds d'investissement, l'Afrique subsaharienne doit donner la priorité absolue à la mise en place de petits réseaux d'irrigation, techniquement simples et à faible coût. Sans être totalement exempts de problèmes, ces systèmes donnent de meilleurs résultats, car ils sont moins coûteux et plus faciles à gérer et à entretenir.
La stratégie de développement de la petite irrigation pourrait, entre autres, comprendre les éléments essentiels suivants:
Conclusion
L'insécurité alimentaire chronique est un grave problème en Afrique subsaharienne aujourd'hui et tout indique que la situation risque d'empirer dans les prochaines années, à moins de prendre des mesures draconiennes dès maintenant. Ce problème se manifeste le plus clairement par la tendance à la baisse de la production vivrière par habitant et le nombre croissant de ceux qui souffrent de sous-alimentation chronique. La pression démographique toujours plus lourde, la pénurie croissante de terres, la diminution de la fertilité des sols et l'augmentation de la dégradation des terres, la très faible utilisation des technologies de production améliorées et les précipitations très variables et irrégulières dont l'Afrique subsaharienne dépend largement pour sa production alimentaire sont autant de facteurs insidieux. En outre, la pénurie chronique de devises, la montée rapide des prix des céréales sur les marchés mondiaux, le resserrement des disponibilités céréalières mondiales et le déclin des ressources d'aide alimentaire se conjuguent pour limiter sérieusement les importations de produits alimentaires qui, par le passé, permettaient à l'Afrique subsaharienne de combler en partie son déficit. C'est pourquoi il est de toute évidence impératif de prendre de toute urgence des mesures draconiennes si l'on veut éviter une catastrophe imminente.
La région a la capacité, si elle en a la volonté politique et si elle bénéficie d'un soutien extérieur adéquat, de satisfaire ses besoins alimentaires futurs. Il est fondamental de reconnaître qu'il est impossible d'augmenter largement et durablement la production alimentaire avec les systèmes actuels de cultures sèches, à faible consommation d'intrants; l'intensification est devenue une nécessité urgente, qui nécessite la promotion vigoureuse des technologies de production améliorées et l'expansion de l'irrigation. Ces deux éléments sont inséparables. Au cours des deux dernières décennies, les systèmes de recherche ont mis au point des cultivars améliorés des principales cultures vivrières et des façons culturales appropriées, et leur adoption par les agriculteurs pourrait avoir une grande incidence sur la production alimentaire. Parallèlement, il existe dans chaque pays un important potentiel d'irrigation encore inexploité. L'expansion de l'irrigation accroîtra la productivité et la production alimentaire totale, stabilisera la production, et permettra de promouvoir l'utilisation de technologies de production améliorées en réduisant les risques qui y sont associés. Il est tout à fait possible d'inverser les tendances de la production et de préserver la sécurité alimentaire de la population en expansion de la région.