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Development of agricultural inequalities in the world and the crisis of the comparatively disadvantaged peasant farming sector

In this article, based on the book History of world agricultures, the authors briefly explain the current crisis in peasant farming in the Third World. As a result of deep-seated agricultural change, developments in transportation and the liberalization of world trade, agricultural systems with differing resources and performances have been thrown into fierce competition. In the face of fairly similar price relations but hugely different productivity levels, the comparatively disadvantaged peasant farming sector has found itself increasingly poorly equipped, nourished and attended, and with an ever decreasing work capacity. This has resulted in the neglected upkeep of cultivated ecosystems, progressive indebtedness and subsequent outmigration and famine.
The article then briefly examines the circumstances that aggravate the crisis (natural handicaps, lack of irrigation infrastructure, large estates alongside micro holdings, etc.) and looks at the basic elements of policies to date which have hampered agriculture and fuelled the crisis. The article ends by identifying components of a strategy to develop the peasant farming sector.

Evoluci�n de las desigualdades rurales en el mundo y crisis de los sectores campesinos desfavorecidos

En este art�culo, extra�do del libro �Historia de las agriculturas del mundo�, los autores esbozan una explicaci�n de la actual crisis de los sectores campesinos en el tercer mundo. Recordando, en primer lugar, los efectos de la revoluci�n agr�cola contempor�nea, la revoluci�n de los transportes y la liberalizaci�n del intercambio mundial, se se�ala que las agriculturas menos equipadas y de rendimiento considerablemente inferior han debido enfrentarse con una competencia feroz. Con relaciones de precios muy semejantes y enormes diferencias de productividad, estos agricultores, comparativamente desaventajados, se encontraron cada vez peor equipados, peor nutridos y peor curados, por lo que su capacidad de trabajo se redujo cada vez m�s. Los resultados de este proceso han sido el descuido de los ecosistemas agr�colas, el endeudamiento progresivo, la emigraci�n y el hambre.
Tras un breve an�lisis de los factores que contribuyen a agravar esta crisis (desventajas naturales, carencia de infraestructura hidr�ulica, latifundismo y minifundismo, etc.), los autores pasan a examinar los elementos de fondo de las pol�ticas desfavorables a la agricultura conducidas hasta el presente, que tambi�n ayudan a explicar los motivos de esta crisis. El art�culo concluye identificando algunos elementos de una estrategia de desarrollo campesino.

D�veloppement des in�galit�s agricoles dans le monde et crise des paysanneries comparativement d�savantag�es

Marcel Mazoyer
Laurence Roudart

Les auteurs sont respectivement professeur d'agriculture compar�e et de d�veloppement agricole � l'Institut national agronomique Paris-Grignon et � l'Institut d'�tude du d�veloppement �conomique et social (Universit� Paris I - Sorbonne), ancien pr�sident du Comit� du programme de la FAO; et enseignant-chercheur � l'Institut national agronomique Paris-Grignon. Ils sont tous deux auteurs de Histoire des agricultures du monde, Editions du Seuil, Paris.-

Dans cet article, extrait du livre Histoire des agricultures du monde, les auteurs esquissent une explication de la crise actuelle des paysanneries du tiers monde. A partir d'un rappel des effets induits par la r�volution agricole contemporaine, la r�volution des transports et de la lib�ralisation des �changes mondiaux, des agricultures assez in�galement �quip�es et in�galement performantes ont �t� mises en concurrence f�roce. Face � des relations de prix assez voisins, et avec des �carts de productivit� �normes, cette paysannerie, comparativement d�savantag�e, s'est retrouv�e de plus en plus mal �quip�e, mal nourrie et mal soign�e, avec une capacit� de travail de plus en plus r�duite. Il en a r�sult� une n�gligence de l'entretien de l'�cosyst�me cultiv�, un endettement progressif et donc l'exode et la famine.
Passant ensuite par l'�bauche d'analyse des circonstances aggravantes de la crise (handicaps naturels, carences des infrastructures hydrauliques, latifundisme et minifundisme, etc.), les auteurs analysent les �l�ments de fond des politiques d�favorables � l'agriculture qui ont �t� men�es jusqu'� pr�sent. L'article se termine par l'identification des quelques �l�ments d'une strat�gie de d�veloppement paysan.

En moins d'un si�cle, la r�volution agricole contemporaine (motorisation, grande m�canisation, engrais, traitements, s�lection, sp�cialisation des r�gions et des exploitations) a port� les agricultures les plus avanc�es du monde � un niveau de productivit� inou�. Aujourd'hui, un travailleur agricole parmi les mieux �quip�s et les plus performants d'Am�rique du Nord, d'Europe, d'Australie ou d'Argentine peut obtenir, � lui seul, plus de 10 000 q de grain par an (ou plus de 500 000 litres de lait, 100 000 litres de vin, etc.). Dans le m�me temps, un cultivateur manuel soudanais, andin ou indien, travaillant � la machette, � la houe, � la b�che, � la faucille, ne produit gu�re plus d'une dizaine de quintaux de grain. Or, du fait de la r�volution des transports et de la lib�ralisation des �changes mondiaux, ces agriculteurs si in�galement �quip�s et si in�galement performants vendent leur grain � des prix tr�s voisins. D�s lors, les �normes �carts de productivit� existant entre les uns et les autres se traduisent violemment en �carts de revenus.

Ainsi, � raison de 16,7 dollars EU le quintal de grain par exemple, un c�r�aliculteur relativement bien �quip�, produisant � lui seul 8 000 q de grain par an (100 ha x 80 q par hectare), obtient un produit brut de pr�s de 133 000 dollars. Apr�s d�duction de la valeur des amortissements et des biens et services utilis�s, il lui reste entre 66 000 et 83 000 dollars, somme qu'il doit partager avec son propri�taire s'il est fermier, avec son banquier s'il est endett�, et avec le fisc s'il est soumis � l'imp�t. Moyennant quoi, il lui reste entre 25 000 et 42 000 dollars par an pour r�mun�rer son propre travail et pour investir. Pay� � la m�me aune, � 16,7 dollars le quintal de grain, un cultivateur manuel produisant 10 q nets recevrait 167 dollars s'il vendait toute sa production. Mais comme il doit garder au moins 7 q de grain pour nourrir sa famille, son revenu mon�taire ne peut gu�re d�passer 50 dollars par an. Et encore, � condition qu'il ne paie ni fermage, ni int�r�t d'emprunt, ni imp�t. A ce tarif, il faudrait une vie de travail (soit 33 ans) � ce cultivateur manuel pour acqu�rir une paire de boeufs et un petit mat�riel de culture attel�e (araire, b�t) co�tant 1 670 dollars, � supposer qu'il puisse consacrer tout son revenu mon�taire � cet achat. Il lui faudrait une centaine d'ann�es pour acqu�rir un mat�riel perfectionn� de culture attel�e lourde (charrue, chariot), 300 ans pour acheter un petit tracteur � 16 670 dollars, et 3 000 ans pour acheter un �quipement complet de motom�canisation d'une valeur de 166 670 dollars, comparable � celui d'un agriculteur europ�en ou am�ricain. Autant dire que l'unification du march� mondial des denr�es vivri�res de base, au premier rang desquelles on trouve les c�r�ales, ne risque pas de conduire l'ensemble des agriculteurs manuels tr�s peu performants, qui sont largement majoritaires dans les pays en d�veloppement, sur le chemin des investissements productifs et des gains de productivit�.

En fait, les gains de productivit� dus � la r�volution agricole contemporaine ont �t� si importants depuis le d�but du si�cle qu'ils ont entra�n� une forte baisse tendancielle des prix agricoles, en termes r�els. Une baisse qui, en raison de la facilitation des �changes mondiaux au cours des derni�res d�cennies, s'est r�percut�e presque enti�rement dans la plupart des pays. Pour donner une id�e de la baisse des prix � laquelle ont pu �tre soumis les agriculteurs des pays en d�veloppement, il suffit de rappeler que le prix r�el du bl�, par exemple, a �t� divis� par pr�s de quatre, en tendance, depuis le d�but du si�cle, alors que celui du ma�s a �t� divis� par deux depuis 50 ans, de m�me que celui du riz.

Mais la baisse des prix n'a pas seulement concern� les c�r�ales, elle a aussi touch� les cultures tropicales d'exportation concurrenc�es soit par des cultures motom�canis�es des pays d�velopp�s (betterave � sucre contre canne � sucre, soja contre arachide et autres ol�o-prot�agineux tropicaux, comme le coton du sud des Etats-Unis), soit par des produits industriels de remplacement (caoutchouc synth�tique contre h�v�aculture, textiles synth�tiques contre coton). Ainsi, le prix r�el du sucre, en tendance, a �t� divis� par trois en un si�cle, alors que le prix du caoutchouc �tait divis� par pr�s de 10. Enfin, la r�volution agricole contemporaine a �galement �t� mise au point pour d'autres cultures tropicales (banane, ananas) et ses moyens de production, fort co�teux, ont pu �tre adopt�s par une minorit� de grandes exploitations capitalistes ou �tatiques et d'exploitations patronales ou paysannes ais�es, tandis que la majorit� de la paysannerie en culture manuelle des pays en d�veloppement restait � l'�cart de ce mouvement.

Ainsi, la baisse tendancielle des prix r�els s'est progressivement �tendue � la quasi-totalit� des produits agricoles, provoquant le blocage du d�veloppement, la crise et l'exclusion de pans entiers des paysanneries faiblement �quip�es et peu performantes des pays en d�veloppement.

Encore faut-il ajouter que, dans certains pays et dans certaines r�gions, cette crise a �t� aggrav�e par toutes sortes de circonstances d'ordre �cologique, social et/ou politique.

Quels sont les m�canismes �conomiques g�n�raux de cette crise �tendue de la paysannerie des pays en d�veloppement? Quelles en sont les circonstances aggravantes? Quelles conclusions politiques tirer de ce diagnostic? Telles sont les questions auxquelles nous nous proposons de r�pondre bri�vement ici1.

LA CRISE DE LA PAYSANNERIE PAUVRE

Blocage du d�veloppement, d�capitalisation et sous-alimentation

Pour la masse des paysans en culture manuelle des pays en d�veloppement, la baisse des prix agricoles qui se poursuit depuis plus d'un demi-si�cle a d'abord entra�n� une baisse de leur pouvoir d'achat. La majorit� d'entre eux s'est alors progressivement trouv�e dans l'incapacit� d'investir dans un outillage plus performant, et parfois m�me dans l'incapacit� d'acheter des semences am�lior�es, des engrais et des produits de traitement. Autrement dit, la baisse des prix agricoles s'est d'abord traduite par un v�ritable blocage du d�veloppement de la masse des paysans les moins bien �quip�s et les moins bien situ�s.

Puis, cette baisse des prix agricoles se poursuivant, les paysans qui n'avaient pas pu investir et r�aliser de gains de productivit� sont pass�s au-dessous du seuil de renouvellement2. Autrement dit, leur revenu mon�taire est devenu insuffisant pour tout � la fois renouveler leur outillage et leurs intrants, acheter les quelques biens de consommation indispensables qu'ils ne produisaient pas eux-m�mes (t�le pour leur toit, sel, tissu, p�trole lampant, m�dicaments) et, le cas �ch�ant, pour payer l'imp�t. Dans ces conditions, pour renouveler le minimum d'outillage n�cessaire pour pouvoir continuer de travailler, ces paysans ont d� faire des sacrifices de toutes sortes: vente de b�tail, r�duction des achats de biens de consommation, etc. Et ils ont d� �tendre le plus possible les cultures destin�es � la vente; mais comme la superficie cultivable avec un outillage aussi faible �tait strictement limit�e, ils ont d� pour cela r�duire la superficie des cultures vivri�res destin�es � l'autoconsommation.

Autrement dit, la survie de l'exploitation paysanne dont le revenu tombe au-dessous du seuil de renouvellement n'est possible qu'au prix de la d�capitalisation (vente de cheptel vif, outillage de plus en plus r�duit et mal entretenu), de la sous-consommation (paysans en guenilles et les pieds nus) et de la sous-alimentation.

Crise �cologique et sanitaire

De plus en plus mal outill�s, mal nourris et mal soign�s, ces paysans ont une capacit� de travail de plus en plus r�duite. Ils sont donc oblig�s de concentrer leurs efforts sur les t�ches imm�diatement productives et de n�gliger les travaux d'entretien de l'�cosyst�me cultiv�: dans les syst�mes hydrauliques, les am�nagements mal entretenus se d�gradent; dans les syst�mes de culture sur abattis-br�lis, pour r�duire la difficult� du d�frichement, les paysans s'attaquent � des friches de plus en plus jeunes et de moins en moins �loign�es, ce qui acc�l�re le d�boisement et la d�gradation de la fertilit�; dans les syst�mes de cultures associ�es � des �levages, la r�duction du cheptel vif entra�ne une diminution des transferts de fertilit� vers les terres de culture; d'une mani�re g�n�rale, les terres de culture mal d�sherb�es se salissent, les plantes cultiv�es, carenc�es en min�raux et mal entretenues, sont de plus en plus sujettes aux maladies.

La d�gradation de l'�cosyst�me cultiv� et l'affaiblissement de la force de travail conduisent aussi les paysans � simplifier leurs syst�mes de culture. Les cultures �pauvres�, moins exigeantes en fertilit� min�rale, en eau et en travail, prennent le pas sur les cultures plus exigeantes. La diversit� et la qualit� des produits v�g�taux autoconsomm�s diminuent, ce qui, ajout� � la quasi-disparition des produits animaux, conduit � des carences alimentaires accrues en prot�ines, en min�raux et en vitamines.

Ainsi, la crise des exploitations agricoles s'�tend � tous les �l�ments du syst�me agraire: amoindrissement de l'outillage, d�gradation de l'�cosyst�me et baisse de sa fertilit�, malnutrition des plantes, des animaux et des hommes, et d�gradation g�n�rale de l'�tat sanitaire. La non-durabilit� �conomique du syst�me productif entra�ne la non-durabilit� �cologique de l'�cosyst�me cultiv�.

Endettement, exode, famine

Appauvris, sous-aliment�s et exploitant un milieu d�grad�, ces paysans affaiblis se rapprochent dangereusement du seuil de survie2. Une mauvaise r�colte suffit alors pour les contraindre � s'endetter, ne serait-ce que pour manger durant les mois de soudure pr�c�dant la r�colte suivante. A ce stade, une bonne r�colte peut encore permettre au paysan endett� de rembourser le principal et le lourd int�r�t de sa dette, de r�server la semence de la prochaine campagne et de manger chichement. Mais dans ces conditions de production d�sormais amoindries, les bonnes r�coltes se font rares, la r�colte moyenne diminue et, le plus souvent, il restera, apr�s remboursement, � peine de quoi manger pendant quelques mois. Le paysan sera alors contraint de s'endetter encore plus t�t et plus lourdement.

Ainsi, m�me en se privant de nourriture jusqu'� la limite de la survie, les sommes emprunt�es augmentent, et il arrive un moment o� les remboursements repr�sentent une part trop importante de la valeur de la r�colte attendue. D�s lors, le paysan endett� ne trouve plus pr�teur. Il ne lui reste plus alors qu'� envoyer, si ce n'est d�j� fait, les membres encore valides de sa famille � la recherche d'emplois ext�rieurs, temporaires ou permanents, ce qui affaiblit encore sa capacit� de production. Enfin, si ces revenus ext�rieurs ne suffisent pas pour assurer la survie de la famille, celle-ci n'a plus d'autre issue que l'exode vers les bidonvilles, a moins de se livrer � des cultures ill�gales.

De fait, dans certaines r�gions recul�es et mal contr�l�es d'Afrique, d'Asie et d'Am�rique latine, les cultures ill�gales de pavot � opium (Triangle d'or), de coca (Andes) et de chanvre indien (Afrique, Proche-Orient) sont � la fois possibles et assez r�mun�ratrices pour permettre � des centaines de milliers de paysans pauvres de survivre. En effet, comme ces cultures sont interdites dans beaucoup de pays, elles souffrent moins que d'autres de la concurrence internationale; et comme, m�me dans les r�gions mal contr�l�es o� elles sont possibles, ces cultures sont n�anmoins r�prim�es, elles b�n�ficient d'une sorte de prime de risque.

Enfin, alors qu'une paysannerie disposant de surplus peut supporter une, voire plusieurs mauvaises r�coltes, une paysannerie r�duite � la limite de la survie se trouve � la merci du moindre accident diminuant brutalement le volume de ses r�coltes ou de ses recettes. Que cet accident soit climatique (inondation, s�cheresse), biologique (maladie des plantes, des animaux ou des hommes, invasion de pr�dateurs), �conomique (m�vente des produits, fluctuation � la baisse) ou politique (guerre civile, passage de troupes), les paysans sont alors condamn�s � la famine sur place, ou aux camps de r�fugi�s s'il en existe � proximit�.

Ainsi, depuis un demi-si�cle, des couches toujours renouvel�es de la paysannerie pauvre des pays en d�veloppement se sont trouv�es bloqu�es dans leur d�veloppement par la concurrence croissante des agricultures plus performantes et, en cons�quence, appauvries par la baisse tendancielle des prix. L'une apr�s l'autre, elles ont �t� exclues de la production agricole et contraintes � l'exode vers les bidonvilles et � l'�migration, ou m�me, dans les cas extr�mes, r�duites � la famine sur place. Certes, ce processus d'exclusion, qui r�duit la force de travail et la capacit� de production agricole des pays en d�veloppement, n'a pas encore touch� la totalit� de la paysannerie travaillant en culture manuelle; il a touch� les paysans les plus d�munis, particuli�rement nombreux dans les r�gions les plus d�favoris�es.

LES CIRCONSTANCES AGGRAVANTES DE LA CRISE

Les paysans appauvris sont tr�s in�galement lotis. Certains souffrent encore de d�savantages particuliers, naturels ou infrastructurels, sociaux ou politiques. L'�conomie d'aujourd'hui est ainsi faite qu'au jeu des avantages comparatifs certains pays, certaines r�gions, certaines cat�gories de paysans ne r�coltent en v�rit� que des d�savantages.

Handicaps naturels

Certains de ces d�savantages peuvent �tre consid�r�s comme naturels. Ainsi, les r�gions tropicales � une seule saison de pluies (r�gions sah�liennes et soudaniennes, par exemple) sont souvent d�favoris�es par rapport aux r�gions �quatoriales � deux saisons de pluies, o� l'on peut faire deux r�coltes par an, et les r�gions sah�liennes � maigre saison de pluies sont encore d�favoris�es par rapport aux r�gions soudaniennes mieux arros�es. De mani�re analogue, les r�gions froides d'altitude d'Asie centrale et des Andes ont un potentiel de production fort r�duit. Ces r�gions s�ches ou froides sont parfois m�me si �handicap�es� qu'aucune production destin�e � l'exportation ou au march� int�rieur ne permet aux producteurs d'atteindre le seuil de renouvellement. Les populations concern�es se maintiennent alors � grand- peine au-dessus du seuil de survie, elles sont chroniquement � la merci du moindre accident climatique ou biologique, elles sont en proie � la disette et, bien souvent, � des troubles politiques (Ethiopie, Somalie, Soudan, Tchad, Colombie, Bolivie, Andes p�ruviennes, Y�men, Afghanistan, etc.).

Carences des infrastructures hydrauliques

Si, dans les r�gions de culture pluviale, on peut consid�rer l'insuffisance ou l'exc�s d'eau comme un handicap naturel qui aggrave la crise de la paysannerie pauvre et qui peut, au moindre accroc, pr�cipiter la famine, il n'en va pas de m�me dans les r�gions d'agriculture hydraulique. L�, l'insuffisance ou l'exc�s d'eau r�sultent aussi des am�nagements hydroagricoles h�rit�s du pass� et de la capacit� des institutions hydrauliques actuelles � entretenir et � �tendre cet h�ritage en cas de besoin. En effet, nous le savons, dans ce genre de soci�t�, la dilapidation du surplus investissable et la d�cadence des institutions ont des cons�quences particuli�rement catastrophiques sur la paysannerie.

Ainsi, en Egypte et en Chine � diff�rentes �poques de leur histoire, du fait de la carence de l'Etat et des institutions hydrauliques, les terres am�nag�es �taient trop peu �tendues par rapport au nombre des hommes et � leurs besoins. Aujourd'hui, beaucoup de vall�es, de deltas et de basses-c�tes rizicoles d'Asie ne disposent pas des infrastructures hydrauliques qui seraient n�cessaires pour parer aux s�cheresses prolong�es ou aux inondations meurtri�res, que celles-ci viennent de la terre ferme ou de la mer; le Bangladesh, par exemple, faute de digues protectrices, est p�riodiquement ravag� par des inondations destructrices. Enfin, il est des pays o� les infrastructures hydrauliques, au demeurant assez �tendues et assez puissantes, ne sont ni entretenues r�guli�rement, ni r�par�es assez rapidement en cas de d�t�rioration.

Le minifundisme

En dehors de ces handicaps naturels et infrastructurels, une des pires choses qui puissent arriver � une paysannerie faiblement �quip�e est de ne pas m�me disposer d'une superficie suffisante pour employer pleinement la main-d'oeuvre familiale et pour assurer sa survie. Alors qu'un cultivateur manuel peut cultiver de 0,5 � 2 ha selon le syst�me de production qu'il pratique, dans de nombreuses r�gions du monde la majorit� de la paysannerie ne dispose pas de la moiti�, ni m�me du quart de cette superficie. Ces trop petites exploitations, ou minifundias, sont le r�sultat soit de l'in�gale r�partition de la terre entre les exploitations, soit du surpeuplement et de la subdivision excessive des exploitations, soit des deux � la fois.

Latifundisme et minifundisme. Le cas le plus extr�me d'in�gale r�partition de la terre est celui du lati-minifundisme, une structure sociale agraire tr�s r�pandue dans les campagnes d'Am�rique latine. Dans cette r�gion du monde, de tr�s grands domaines agricoles de plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers d'hectares, souvent sous-exploit�s, monopolisent la plus grande partie des terres agricoles, alors m�me que la paysannerie pauvre se trouve confin�e sur des minifundias d�risoirement petits, qui ne produisent pas de quoi couvrir les besoins alimentaires minimaux des familles.

Celles-ci sont donc contraintes, pour se procurer le compl�ment de revenu n�cessaire, de vendre leur exc�dent de main-d'oeuvre aux conditions des latifundistes, qui sont souvent les seuls employeurs des campagnes. Cette main-d'oeuvre sous-pay�e vient s'ajouter � la masse des paysans sans terre, et parfois sans foyer, qui vont chercher du travail de r�gion en r�gion au rythme des saisons agricoles. Pour le latifundiste, cette structure fonci�re pr�sente le double int�r�t d'�viter la concurrence d'une v�ritable �conomie paysanne et de disposer � sa guise d'une main-d'oeuvre nombreuse, au plus bas prix possible.

In�gale r�partition de la terre et minifundisme. Mais il n'est pas n�cessaire que la plus grande partie de la terre soit concentr�e dans quelques grands domaines pour qu'une fraction importante de la paysannerie soit confin�e sur des minifundias, ou totalement priv�e de terre. Dans les r�gions d'agriculture hydraulique en particulier, la superficie am�nag�e cultivable est souvent � peine suffisante pour doter toutes les familles paysannes d'une exploitation � la mesure de leurs moyens et de leurs besoins. Dans de telles conditions, il suffit d'une r�partition tant soit peu in�gale de la terre pour r�duire une partie de la paysannerie � l'�tat de minifundiste: dans beaucoup de vall�es et de deltas rizicoles d'Asie, dans la vall�e du Nil, etc., il suffit qu'une minorit� de paysans �riches� (des paysans qui ne sont bien souvent qu'un peu moins pauvres que les autres) d�tienne plus de la moiti� des terres pour que la majorit� de la paysannerie soit peu ou prou d�pourvue de terre. Ajoutons que cela peut aussi bien se produire dans les r�gions de culture pluviale, o� les terres cultivables ne sont pas, l� non plus, extensibles � volont�.

Surpeuplement et minifundisme. D'ailleurs, la pression d�mographique peut �tre, � elle seule, une cause de minifundisation. En effet, dans un syst�me agricole quel qu'il soit, lorsque la densit� de population s'accro�t, il arrive forc�ment un moment o�, toutes les terres exploitables ayant �t� mises � profit, la superficie cultiv�e par exploitation se r�duit. Pour maintenir leur productivit� et leur revenu, les paysans augmentent alors la quantit� de travail et la production par unit� de surface, ils �intensifient� comme on dit, en multipliant les cultures (cultures associ�es, successions culturales acc�l�r�es, plantations fruiti�res) et les soins qu'ils leur prodiguent. Mais comme on peut le voir en maintes r�gions du monde (Rwanda, Burundi, deltas surpeupl�s), ce genre de jardinage a des limites: au-del� d'un certain seuil, le travail additionnel ne rapporte plus grand-chose. D�s lors, si cette paysannerie ne dispose pas de moyens suppl�mentaires lui permettant d'adopter un nouveau syst�me plus productif, l'augmentation de population se traduit purement et simplement par un sous-emploi croissant de la main-d'oeuvre, par la baisse du revenu par actif et par l'appauvrissement.

Certes, il est rare que ce processus de minifundisation par surpeuplement ne soit pas aggrav� par des in�galit�s de r�partition de la terre. Mais il reste que, dans certaines r�gions, le surpeuplement est bien la cause essentielle de la minifundisation. Ainsi, dans le delta du fleuve Rouge, le Gouvernement vietnamien a fait proc�der, � la fin des ann�es 80, � la redistribution des terres des anciennes coop�ratives aux familles paysannes. Cette redistribution relativement �galitaire s'est faite au prorata du nombre de bras et de bouches � nourrir de chaque famille. Pourtant, la superficie des exploitations ainsi constitu�es ne d�passe pas un demi-hectare, et elle est souvent inf�rieure de moiti� � la superficie que pourrait cultiver chacune de ces familles.

Des politiques d�favorables � l'agriculture

Mais au-del� de ces circonstances naturelles, infrastructurelles ou fonci�res d�savantageuses, beaucoup de pays ont encore pratiqu� des politiques �conomiques et des politiques agricoles tr�s d�favorables � l'agriculture en g�n�ral, et � la paysannerie pauvre en particulier. A cet �gard, les politiques co�teuses de modernisation des infrastructures et de l'administration, la sur�valuation des monnaies et la protection de l'industrie ont �t� particuli�rement n�fastes.

D�penses ruineuses, sur�valuation de la monnaie et protection de l'industrie. Dans beaucoup de pays en d�veloppement, les investissements ruineux, surdimensionn�s par rapport aux besoins et aux capacit�s de financement des pays et, pour une bonne part, peu ou pas productifs, ont foisonn�. Ils ont non seulement soustrait trop de capitaux aux activit�s de production agricole, mais ils ont aussi attir� hors de l'agriculture une fraction importante de la main-d'oeuvre jeune, et cela d'autant plus que le salaire minimum pratiqu� dans l'administration et dans les travaux publics �tait souvent beaucoup plus �lev� que le revenu accessible pour un paysan. Dans la mesure o� cette r�duction de la main-d'oeuvre agricole n'a pas �t� compens�e par des investissements permettant d'augmenter la productivit�, elle s'est traduite par une r�duction de la production agricole par habitant. Ainsi, en R�publique du Congo, en 30 ans, la moiti� de la population active du pays est pass�e de la campagne � la ville; le nombre de bouches � nourrir par actif agricole a donc doubl�, passant de 4 pour 1 � la fin des ann�es 50 � 8 pour 1 dans les ann�es 80. Comme la productivit� des cultures manuelles de for�t et de savane n'a pas augment� d'un iota durant la m�me p�riode, la d�pendance alimentaire du pays d�passe aujourd'hui la moiti� de ses besoins (Mazoyer et al., 1986).

Pour financer toutes ces d�penses de modernisation, les Etats d�ficitaires ont massivement recouru � l'emprunt, int�rieur et ext�rieur, et � la cr�ation mon�taire g�n�ratrice d'inflation, une inflation qui a �t� beaucoup plus �lev�e dans les pays en d�veloppement que chez leurs partenaires commerciaux des pays industrialis�s, et qui a entra�n� une perte de la valeur relative de leurs monnaies. Plut�t que de d�valuer afin de compenser cette perte de valeur de la monnaie nationale par rapport aux devises �trang�res, les gouvernements ont g�n�ralement pr�f�r� maintenir la sur�valuation de leurs monnaies, ce qui revenait � subventionner les importations et � taxer les exportations, et �tait donc particuli�rement d�favorable aux producteurs agricoles des pays en d�veloppement.

Naturellement, la sur�valuation des monnaies nationales aurait pu nuire aussi � la production industrielle. Mais, du fait de la haute priorit� accord�e � l'industrialisation dans la plupart de ces pays, le secteur industriel a non seulement b�n�fici� de toutes sortes d'exon�rations fiscales, de cr�dits bonifi�s, de subventions et d'une part importante des investissements publics, il a aussi bien souvent �t� prot�g� de la concurrence �trang�re par toutes sortes de mesures (fortes taxes � l'importation, contingentements, etc.). En limitant les importations, ce protectionnisme industriel a contribu� � la sur�valuation des monnaies nationales et, bien s�r, en faisant monter les prix int�rieurs des produits manufactur�s achet�s par les agriculteurs, il a d�grad� encore un peu plus les termes de l'�change au d�triment des produits agricoles. Selon une �tude conduite par A. Krueger, M. Schiff et A. Vald�s dans 17 pays d'Afrique, d'Asie et d'Am�rique latine, (1991), la protection de l'industrie a �t� la mesure de politique �conomique qui, de 1960 � 1985, a le plus lourdement pes� sur l'abaissement relatif des prix agricoles par rapport aux autres prix.

Politiques de bas prix agricoles et alimentaires. G�n�ralement, les politiques de prix agricoles elles-m�mes n'ont fait que renforcer cette tendance, car dans beaucoup de pays en d�veloppement, la population urbaine pauvre est devenue pl�thorique, voire majoritaire, et son poids politique est devenu bien sup�rieur � celui de la paysannerie. Pour r�pondre � la pression des consommateurs urbains et pour limiter les augmentations de salaires dans les industries et dans les administrations, les gouvernements ont cherch� � approvisionner les villes en denr�es alimentaires � bas prix: recours � l'aide alimentaire, importations commerciales aux plus bas prix possibles, subventions � la consommation des produits alimentaires import�s (c�r�ales et farine notamment), et parfois m�me obligation pour les paysans de livrer, � bas prix, des quantit�s d�finies de produits, ont �t� les mesures couramment mises en oeuvre pour abaisser encore les prix alimentaires, et donc les prix agricoles.

D'un autre c�t�, les gouvernements ont souvent lourdement tax� les exportations de produits agricoles, ces taxes constituant l'une des principales sources de recettes pour le budget de l'Etat. Les prix pay�s aux producteurs s'en sont trouv�s amput�s d'autant. Dans certains pays, cette taxation, en venant s'ajouter aux autres facteurs d'abaissement des prix agricoles, a m�me fini par entra�ner un recul de la production: c'est ainsi que dans plusieurs pays d'Afrique (Togo, R�publique du Congo), � certaines p�riodes, les producteurs de caf� ont d'abord cess� de planter, puis d'entretenir les plantations et, finalement, ils se sont m�me abstenus de r�colter.

Le pillage de l'agriculture. Ainsi, dans beaucoup de pays pauvres, les politiques de multiplication des investissements et des emplois improductifs, de protection de l'industrie, de sur�valuation de la monnaie nationale, de taxation des exportations agricoles, de subvention aux importations alimentaires et de livraisons obligatoires, � bas prix, de produits agricoles se sont conjugu�es pour d�valoriser encore un peu plus les fruits du travail agricole. Selon l'�tude susmentionn�e concernant les 17 pays d'Afrique, d'Asie et d'Am�rique latine consid�r�s sur la p�riode 1960-1985, l'effet cumul� de ces politiques a �t�, en moyenne, �quivalent � un pr�l�vement de 30 pour cent sur les prix pay�s aux agriculteurs, ce qui a entra�n� une baisse, bien plus importante encore en proportion, de leur revenu net. Au total, ce pr�l�vement s'est donc traduit par un �norme transfert de revenu au d�triment des agriculteurs et au profit de l'Etat, de l'industrie et des consommateurs urbains; un transfert si important que les auteurs de l'�tude n'h�sitent pas � le consid�rer comme un v�ritable �pillage de l'agriculture dans les pays en d�veloppement�.

Cette �tude montre, par ailleurs, dans quelle mesure la �taxation� de l'agriculture a nui au d�veloppement agricole: les pays qui ont fortement tax� leur agriculture (taux moyen de taxation de 46 pour cent) ont eu un taux de croissance agricole moiti� moindre que celui des pays qui l'ont faiblement tax�e (taux moyen de taxation de 8 pour cent). Elle montre aussi que les pays qui ont fortement tax� leur agriculture ont eu un taux de croissance �conomique g�n�rale plus faible que les autres. Elle montre encore que les pays qui, comme la R�publique de Cor�e, ont prot�g� leur agriculture au lieu de la taxer ont eu les taux de croissance �conomique les plus �lev�s.

Tous les pays en d�veloppement n'ont donc pas pratiqu� des politiques d�favorables � leur agriculture. Mais surtout, ne l'oublions pas, dans les cas o� ces politiques d�favorables ont exist�, leur effet cumul� sur les prix pay�s aux agriculteurs, pour important qu'il f�t, est g�n�ralement rest� bien inf�rieur � celui de la baisse des prix agricoles r�sultant de la concurrence des agricultures plus productives. Enfin, il faut reconna�tre, avec les auteurs de cette �tude, que les politiques �conomiques et agricoles men�es dans les pays en d�veloppement ont au moins eu l'avantage de ne pas r�percuter enti�rement sur les prix int�rieurs les fortes fluctuations des cours mondiaux des produits agricoles et donc, g�n�ralement, de stabiliser les prix � la production. En effet, dans des pays o� la tr�s grande majorit� des producteurs et des consommateurs est pauvre, les effets n�gatifs des fluctuations des prix agricoles et alimentaires sont d'une extr�me gravit�.

Les effets d�sastreux des fluctuations de prix

S'agissant de cultures d'exportation, les p�riodes de bas prix r�duisent de mani�re dramatique le revenu mon�taire des paysans, et c'est par millions que les producteurs les plus mal plac�s et les plus d�sh�rit�s des pays en d�veloppement sont alors plong�s en dessous du seuil de survie et condamn�s � l'exode ou m�me � la famine sur place. Puis, dans les p�riodes de hauts prix qui s'ensuivent, comme la plupart des producteurs pr�c�demment exclus de la production n'ont pas les moyens de revenir � la terre, leurs �parts de march� sont reprises par des producteurs mieux �quip�s dans des r�gions et des pays plus favoris�s.

Pour ce qui concerne les c�r�ales, quand le march� mondial est satur� et que les prix sont bas (comme ce fut le cas � la fin des ann�es 60 et dans les ann�es 80), l'aide alimentaire est relativement abondante et les grands pays producteurs subventionnent m�me leurs exportations commerciales. Alors, les c�r�ales import�es � bas prix gagnent du terrain sur les march�s et dans la consommation des pays pauvres, les producteurs de denr�es vivri�res locales (mil, sorgho, riz, igname, manioc, patate douce, taro, banane plantain, etc.) sont plong�s dans la crise, la production s'en ressent et la d�pendance alimentaire s'�largit. Quelques ann�es plus tard (comme ce fut le cas dans les ann�es 70), lorsque la production mondiale et les stocks de c�r�ales deviennent insuffisants, les prix remontent � nouveau. Mais les producteurs exclus lors de la p�riode pr�c�dente ne sont plus l� pour en tirer parti et la relance de la production int�rieure dans les pays pauvres s'en trouve amoindrie, alors m�me que les besoins des villes augmentent toujours davantage. Dans cette conjoncture, l'aide alimentaire se fait rare, la facture des importations alimentaires s'alourdit et, � moins de subventionner les denr�es vivri�res de base, la consommation des plus pauvres diminue: disettes et famines r�apparaissent.

Handicaps naturels ou infrastructurels, minifundisme et politiques n�fastes pouvant aller jusqu'au �pillage de l'agriculture� contribuent donc � la crise agraire et alimentaire des pays agricoles les plus pauvres. Dans les pays et dans les r�gions o� se conjuguent plusieurs de ces circonstances particuli�rement d�favorables, de v�ritables quadrilat�res de la faim peuvent m�me se former. Ainsi en fut-il du Nord-Est br�silien, o� se combinent l'aridit� du climat, le lati-minifundisme et la pr�dominance d'une culture, la canne � sucre, qui a souffert de bien des vicissitudes. Tel est aussi le cas du Bangladesh qui cumule les inconv�nients d'une infrastructure hydraulique insuffisante et d'un minifundisme r�sultant � la fois de l'in�gale r�partition des terres et du surpeuplement. Tel est encore le cas de beaucoup de pays sah�liens.

Mais pour d�favorables qu'elles soient et pour dramatiques que soient parfois leurs cons�quences, ces circonstances aggravantes ne doivent pas masquer le fait que la cause essentielle de la crise agraire et de la mis�re rurale et urbaine qui frappent les pays agricoles pauvres est ailleurs. Cette crise et cette pauvret� �taient in�luctables d�s lors que les agricultures faiblement �quip�es et peu performantes de ces pays ont �t� confront�es � la concurrence de formes d'agricultures plusieurs centaines de fois plus productives, en plein essor, et � la baisse des prix agricoles r�els qui en a r�sult�. Et il ne fait pas de doute que si la baisse tendancielle des prix des c�r�ales et, � sa suite, la baisse des prix de toutes les autres denr�es agricoles se poursuivent, l'exode agricole massif, le gonflement d�mesur� de la population des bidonvilles et l'�migration continueront eux aussi.

De la m�me mani�re que la r�volution agricole contemporaine et la r�volution des transports ont conduit � l'�limination de la majorit� de la petite paysannerie des pays d�velopp�s, l'extension de la r�volution agricole aux branches de production tropicales et l'extension de la r�volution des transports aux pays en d�veloppement sont en train de conduire, dans ces pays, � l'appauvrissement et � l'�limination massive de la paysannerie faiblement �quip�e.

Mais l'analogie s'arr�te l�. En effet, dans les pays d�velopp�s, les dizaines de millions de travailleurs exclus de l'agriculture depuis le d�but du si�cle ont �t�, sauf dans les p�riodes de crise des ann�es 30 et depuis 1975, progressivement absorb�s par le d�veloppement de l'industrie et des services, sans pour autant amoindrir la capacit� de production de l'agriculture de ces pays, toujours plus performante. Par contre, dans les pays en d�veloppement, ce ne sont pas des dizaines mais des centaines de millions de paysans pauvres qui, en quelques d�cennies seulement, ont �t� condamn�s � l'exode. Comme on peut le constater dans la plupart de ces pays, cet exode massif n'a pas �t� enti�rement compens� par les gains de productivit� agricole, et les investissements venus du monde entier n'ont pas suffi et ils ne suffiront pas, tant s'en faut, pour absorber ce flot massif et ininterrompu de ruraux pauvres � la recherche d'un nouveau moyen d'existence.

POUR UNE NOUVELLE ORGANISATION MONDIALE DES �CHANGES

Si notre diagnostic est juste, le levier le plus appropri� et le plus puissant pour r�duire l'immense sph�re de pauvret� rurale et, par voie de cons�quence urbaine, qui s'est constitu�e au cours des derni�res d�cennies dans les pays en d�veloppement, et qui ob�re le d�veloppement de l'�conomie-monde d'aujourd'hui, r�side dans un rel�vement progressif, important et prolong� des prix des denr�es agricoles dans ces pays, � commencer par les denr�es vivri�res de base. Un tel rel�vement des prix agricoles est en effet le meilleur moyen d'augmenter les revenus de la paysannerie sous-�quip�e, de lui redonner la possibilit� d'investir et de se d�velopper; il est le meilleur moyen de freiner l'exode rural, de limiter la mont�e du ch�mage et de la pauvret� urbaine, de relever le niveau g�n�ral des salaires et des autres revenus, d'accro�tre fortement les possibilit�s de recettes fiscales et en devises des pays agricoles pauvres, et finalement de d�gager dans ces pays des capacit�s d'investissement leur permettant de se moderniser et de s'industrialiser1.

Pour promouvoir un tel sc�nario de d�veloppement vigoureux et sur un large front de l'�conomie paysanne pauvre, afin d'�largir massivement la demande solvable dans les pays en d�veloppement et de contribuer ainsi significativement � la relance de l'�conomie mondiale, il n'est pas d'autre voie qu'une nouvelle organisation mondiale des �changes, bas�e sur des unions douani�res r�gionales regroupant des pays ayant des niveaux d'�quipement et de productivit� agricoles comparables. Chacune de ces unions r�gionales b�n�ficierait d'un niveau de prix des denr�es agricoles (et des mati�res premi�res), et donc d'un degr� de protection de son agriculture, �tabli en raison inverse de son niveau de productivit� agricole.

Ces propositions vont dans le m�me sens que les recommandations formul�es par le Professeur Maurice Allais, prix Nobel d'�conomie (1988), lors de son allocution au premier Sommet alimentaire europ�en (Commission des communaut�s europ�ennes, 1993); apr�s avoir soulign� les dangers du libre-�change g�n�ralis� en r�gime de taux de change flottant, M. Allais affirme: �La lib�ralisation totale des �changes n'est possible, elle n'est souhaitable, que dans le cadre d'ensembles r�gionaux, groupant des pays �conomiquement et politiquement associ�s, de d�veloppement �conomique et social comparable, et s'engageant r�ciproquement � ne prendre aucune d�cision unilat�rale, tout en assurant un march� suffisamment large pour que la concurrence puisse s'y effectuer de fa�on efficace.�

Sans doute une telle strat�gie d'aide au d�veloppement, passant par des prix diff�renci�s sur un march� mondial organis�, sera-t-elle difficile � n�gocier et � g�rer. Mais le sera-t-elle davantage que les politiques d'aide actuelles, qui passent par des dons et par des pr�ts entre institutions? D'ailleurs, ces formes d'aide financi�re se perdent bien souvent en d�penses improductives, ou en �pargne priv�e qui revient alimenter banques et march�s financiers, et elles sont de plus en plus discr�dit�es aux yeux de l'opinion publique, tant dans les pays d�velopp�s que dans les pays en d�veloppement. De toute fa�on, l'aide financi�re se heurte aujourd'hui aux limites toujours plus �troites des budgets publics des pays d�velopp�s et aux faibles capacit�s de remboursement des pays en d�veloppement, et elle se heurte aussi aux limites des capacit�s de gestion des institutions nationales et internationales d'aide au d�veloppement et des institutions nationales r�cipiendaires. Enfin, l'exp�rience a montr� que cette forme d'aide n'a pas r�ussi, tant s'en faut, � entra�ner les pays les plus pauvres dans un v�ritable processus de d�veloppement.

Mais pour que la strat�gie de sauvegarde et de relance de l'�conomie paysanne pauvre propos�e ici r�ussisse, il faut encore, bien entendu, qu'elle soit relay�e dans chaque pays par une politique de d�veloppement agricole �quilibr�e, massivement orient�e, ou plut�t r�orient�e, au profit de la paysannerie et des r�gions les plus d�favoris�es, comme le proposent d'ailleurs, depuis peu, les tenants de la r�volution �doublement verte�.


1Pour une analyse plus approfondie, voir M. Mazoyer et L. Roudart. 1997. Histoire des agricultures du monde, Editions du Seuil, Paris.

2Voir � ce sujet M. Mazoyer. 1992/93. Pour des projets de d�veloppement l�gitimes et efficaces. In R�forme agraire, p. 5-17. FAO, Rome.

R�F�RENCES

Mazoyer et al. 1986. Esquisse d'une nouvelle politique au Congo. Minist�re du d�veloppement rural et Minist�re du plan et de l'�conomie. (polycopi�)

Krueger, A. Schiff, M. et Vald�s, A. 1991. The political economy of agricultural pricing policy. Banque mondiale et John Hopkins University Press.

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