La population de la planète dépasse actuellement le cap des 6 milliards d'humains, disposant chacun de quelque 2 700 calories par jour, alors qu'en 1950, elle était d'environ 2,5 milliards de personnes disposant de moins de 2 450 calories1. C'est dire, qu'en 50 ans, l'augmentation de la production agricole mondiale a été 1,6 fois plus importante que la production totale atteinte en 1950, après 10 000 ans d'histoire agraire2.
Ce gigantesque bond en avant de la production vivrière est dû aux facteurs suivants:
Toutefois, ces grandes avancées agricoles ne sauraient faire oublier que la majorité des agriculteurs du monde ne disposent que d'un outillage strictement manuel très peu efficace, ainsi que de plantes et d'animaux domestiques qui n'ont guère bénéficié de la sélection. Elles ne doivent pas non plus nous faire oublier que ces agriculteurs sous-équipés, peu performants et pauvres sont soumis à la concurrence toujours plus vive d'autres agriculteurs bien équipés, plus productifs, et qu'ils sont exposés à la baisse tendancielle des prix agricoles réels qui se poursuit depuis des décennies, ce qui condamne des couches sans cesse renouvelées de paysans peu performants à un appauvrissement extrême allant jusqu'à la faim et à l'exode vers des villes elles-mêmes sous-équipées et sous-industrialisées.
Pratiques culturales traditionnelles
Des ânes sont - FAO/15636/J. BRAVO |
Le triomphe de la révolution agricole contemporaine ici, l'essor de la révolution verte, l'extension de l'irrigation, les défrichements et le développement de formes d'agricultures mixtes à biomasse utile élevée là, la stagnation et l'appauvrissement ailleurs, tels sont les mouvements contrastés et contradictoires de la modernisation agricole dans la seconde moitié du XXe siècle, et ils soulèvent plusieurs questions:
Forte mécanisation agricole
Une moissonneuse batteuse - FAO/10980/B. |
En 1950, l'agriculture mondiale comptait 700 millions d'actifs, et utilisait moins de 7 millions de tracteurs (4 millions aux États-Unis, 180 000 en Allemagne de l'Ouest et 150 000 en France) et moins de 1,5 million de moissonneuses-batteuses. Aujourd'hui, pour 1,3 milliard d'actifs agricoles, elle compte 28 millions de tracteurs et 4,5 millions de moissonneuses-batteuses, matériels qui sont principalement concentrés dans les pays développés4. En 1950 toujours, on n'utilisait guère que 17 millions de tonnes d'engrais minéraux, soit quatre fois plus qu'en 1900, mais huit fois moins qu'aujourd'hui. Quant aux aliments concentrés pour le bétail, on utilisait, en 1950, 30 de millions de tonnes d'équivalent-tourteaux, soit six fois moins qu'aujourd'hui.
Les progrès de la production agricole masquent une disparité croissante entre les systèmes et les populations agricoles.
D'autre part, même si la sélection méthodique de variétés de plantes et de races d'animaux domestiques à haut rendement potentiel avait commencé depuis des décennies, cette sélection était encore peu avancée, portait sur un nombre limité d'espèces, et la majorité des agriculteurs du monde utilisaient toujours des variétés et des races de pays. Enfin, en 1950, même si les produits de traitement utilisés étaient déjà très variés, ils l'étaient beaucoup moins qu'aujourd'hui où l'on utilise environ 80 matières actives pour les insecticides, 100 pour les fongicides et 150 pour les herbicides5; tous ces produits font l'objet d'études toxicologiques très importantes. En 1950, les rendements moyens des cultures étaient de l'ordre de 1 000 kg/ha pour le blé, 1 500 kg/ha pour le maïs, 1 600 kg/ha pour le riz-paddy et 1 100 kg/ha pour l'orge, et ils ne dépassaient guère ceux du début du siècle. Depuis lors, ces rendements ont doublé ou triplé. De manière analogue, le rendement moyen en lait par vache laitière n'atteignait pas 2 000 litres par an en France par exemple, alors qu'il est d'environ 5 600 litres aujourd'hui6.
Ces chiffres donnent une idée du chemin parcouru en 50 ans, mais ils ne permettent pas d'appréhender l'évolution des inégalités de productivité du travail entre les différentes agricultures du monde, en fonction de leurs niveaux d'équipement et d'utilisation des intrants. Pour cela, il faut faire l'analyse économique comparée des principaux systèmes de production existant à chaque époque.
Au milieu du XXe siècle, après des milliers d'années d'histoire agraire très différente d'une région à l'autre, les peuples du monde se sont retrouvés héritiers de niveaux d'équipement agricoles très divers et ils pratiquaient des systèmes de production très inégalement productifs7. La figure 18 illustre ces inégalités en comparant la productivité nette accessible pour chacun de ces systèmes. Comme le montre cette figure, ces systèmes peuvent être classés, par ordre de productivité nette croissante, de la manière suivante8:
Ainsi, en 1950, le rapport de productivité entre les systèmes de culture manuelle les moins performants du monde et les systèmes motomécanisés les plus performants était de l'ordre de 1:309.
À la fin du XXe siècle, après 50 années supplémentaires d'histoire agraire, la productivité de la culture manuelle, qui est toujours la moins performante et la plus répandue dans le monde, est encore de l'ordre de 1 000 kg d'équivalent-céréales par travailleur, alors que la productivité nette de la culture la plus lourdement motomécanisée et utilisant le plus d'intrants dépasse 500 000 kg. Le rapport de productivité entre ces deux agricultures est donc d'environ 1:500 (voir figure 19): en 50 ans, ce rapport a été multiplié par près de 20.
L'écart entre les systèmes agricoles les plus productifs et les systèmes les moins productifs a été multiplié par 20 au cours des cinquante dernières années.
La révolution agricole contemporaine, qui a triomphé dans les pays développés dans la seconde moitié du XXe siècle, a reposé sur le développement de nouveaux moyens de production et d'échange, eux-mêmes issus des révolutions industrielle, biotechnique, des transports et des communications.
La deuxième révolution industrielle a fourni les moyens de la motorisation (moteurs à explosion ou électriques, tracteurs et engins automoteurs de plus en plus puissants, carburants et électricité); les moyens de la mécanisation à grande échelle (machines aratoires, de traitement et de récolte de plus en plus complexes et performantes); les moyens d'une fertilisation minérale intense (engrais ammoniacaux, nitriques, ammoniaco-nitriques, engrais phosphatés, engrais potassiques et engrais composés); et les moyens de traitement contre les ennemis des cultures et des élevages (herbicides, insecticides, fongicides, produits zoopharmaceutiques, etc.); et les moyens de conservation et de transformation des produits végétaux et animaux (industrialisation des procédés de conservation par le froid, par la chaleur, par séchage, par fumage, par lyophilisation, par ionisation, par fermentation, par adjonction de sel, de sucre et d'autres produits conservateurs).
La révolution biotechnique a fourni, par la sélection, des variétés de plantes cultivées et des races d'animaux domestiques à haut rendement potentiel, tout à la fois adaptées aux nouveaux moyens de production industriels et capables de les rentabiliser.
La révolution des transports, commencée au XIXe siècle avec le développement des chemins de fer et des bateaux à vapeur, a connu un nouvel essor avec la motorisation des transports par camion, par chemin de fer, par bateau et par avion, ce qui a fini de désenclaver les exploitations et les régions agricoles, et leur a permis de s'approvisionner de manière de plus en plus large et lointaine en engrais, en aliments du bétail et autres moyens de production, et d'écouler massivement et très loin leurs propres produits.
Parallèlement, la révolution des communications, basée pour une part sur la révolution des transports mais aussi sur les télécommunications, a fourni les moyens d'information et de transactions commerciales à distance qui ont conditionné l'essor du commerce lointain et l'organisation de structures administratives, productives, commerciales et financières de grande envergure, inséparables de la révolution industrielle et agricole contemporaine.
Comment des exploitations à traction animale de quelques hectares par travailleur, pratiquant la polyproduction végétale et animale, produisant elles-mêmes une part importante de leurs fourrages, de leur fumier, de leurs semences, de leurs animaux et de leur alimentation, comment ces exploitations, encore très nombreuses dans les pays développés en 1950, ont-elles pu en un demi-siècle se transformer en un nombre réduit d'unités de production spécialisées, de quelques dizaines ou centaines d'hectares par travailleur, grandes acheteuses de matériels et d'intrants productifs, et vendeuses de toutes leurs productions ou presque?
En fait, pour rapide qu'elle fût, cette immense métamorphose ne s'est pas produite d'un seul coup. Elle apparaît au contraire comme une suite de transformations graduelles qui se sont développées au rythme des avancées de l'industrie, de la sélection, des transports et des communications, au rythme de l'agrandissement et de la capitalisation d'un nombre toujours plus réduit d'exploitations.
La modernisation agricole a suivi les progrès de l'industrialisation, des techniques d'amélioration génétique, des transports et des communications, s'accompagnant d'une extension des exploitations.
La motomécanisation. La motorisation et la mécanisation se sont développées assez précocement selon les branches de production. Les céréales et autres grandes cultures à graines (colza, tournesol, soja et autres légumineuses, coton) furent les premières à en bénéficier, et elles ont toujours donné le ton à l'ensemble du mouvement. En effet, comme elles occupaient une grande partie des terres labourables, elles offraient un large débouché à l'industrie de la machine agricole. La motomécanisation s'est ensuite étendue à la récolte des plantes sarclées comme la betterave et la pomme de terre, dont les produits, riches en eau, lourds et encombrants, sont moins faciles à manipuler. Puis elle a gagné la traite du bétail laitier, la récolte des fourrages, l'alimentation du bétail en stabulation et l'évacuation de ses déjections, la viticulture, et les cultures légumières et fruitières.
En grande culture, on peut distinguer cinq étapes dans le processus de motomécanisation, étapes conditionnées par l'accroissement de puissance des tracteurs (voir figure 20). La première étape (motomécanisation I) avait reposé dès avant les années 50 sur l'usage, dans les exploitations de plus de 15 ha, de tracteurs de faible puissance (10 à 30 chevaux). Plus rapides que les animaux de trait et surtout infatigables, ces tracteurs ont permis de passer d'une dizaine d'hectares par travailleur à plus d'une vingtaine.
Les deuxième, troisième et quatrième étapes (motoméca-nisations II, III et IV) ont reposé, de la fin des années 50 aux années 80, sur l'usage de tracteurs et de machines automotrices de puissance croissante (30 à 50, 50 à 75 puis 75 à 120 chevaux), qui ont permis d'utiliser des matériels de travail du sol, de semis, d'entretien et de récolte de capacité toujours plus élevée, et de porter la superficie par travailleur à 50, 80 puis 100 ha. La cinquième étape (motomécanisation V) repose sur l'emploi, depuis plus de 10 ans, de tracteurs de plus de 120 chevaux, à quatre roues motrices, qui permettent de dépasser 200 ha de grande culture par travailleur.
De manière analogue, pour ce qui concerne la traite des vaches laitières, alors qu'un vacher pouvait traire à la main une douzaine de vaches deux fois par jour, il a pu en traire le double avec un pot trayeur baladeur, une cinquantaine avec une salle de traite en épi équipée d'un tank à lait, il peut en traire une centaine avec un manège à traire, et plus de 200 avec une salle de traite entièrement automatisée du dernier modèle. Ainsi, chaque étape de la motomécanisation s'est traduite par un accroissement de la superficie ou du nombre d'animaux d'élevage par travailleur, alors même que, parallèlement, les avancées de la chimie agricole et de la sélection ont entraîné l'accroissement des rendements par hectare ou par animal.
Chimie agricole et sélection. L'accroissement considérable du rendement à l'hectare des principales cultures au cours des 50 dernières années dans les pays développés résulte principalement de l'usage des engrais et de la sélection de variétés de plantes capables d'absorber et de rentabiliser d'énormes quantités de minéraux. Les traitements contre les ennemis des cultures et l'amélioration des travaux mécaniques ont aussi eu leur part dans cet accroissement.
De la fin des années 40 à la fin des années 90, le rendement moyen du blé est passé de 1 100 à plus de 2 600 kg/ha aux États-Unis, alors que l'usage des engrais minéraux passait d'environ 20 à 120 kg/ha de terre labourable; il est passé de 1 800 à 7 100 kg/ha en France pour 45 et 250 kg d'engrais par hectare respectivement10. Aujourd'hui, sur les limons fertiles d'Europe du Nord-Ouest, les rendements du blé et du maïs dépassent parfois 10 000 kg de grains par hectare, pour des doses d'engrais de l'ordre de 200 kg d'azote, 50 kg de phosphate et 50 kg de potasse à l'hectare.
Bien sûr, on n'est pas passé d'un seul coup de populations de céréales dites de pays, capables de produire 2 000 kg/ha, à des cultivars capables d'en produire plus de 10 000. Il a fallu sélectionner successivement plusieurs variétés à rendement potentiel croissant, qui ont constitué autant d'étapes conditionnant l'emploi rentable de doses d'engrais de plus en plus élevées. Pour le blé, par exemple, on a obtenu des lignées pures, et plus récemment des hybrides de première génération, à paille de plus en plus courte, à rendement en grain croissant, résistantes au froid, à la verse, à l'échaudage, à la germination avant récolte, résistantes au piétin, aux rouilles et au blanc (oïdium), de meilleure qualité meunière et boulangère, et adaptées à l'usage des nouveaux moyens mécaniques (homogénéité, facilité de battage).
L'accroissement des productions de grains en tout genre (céréales et oléagineux) et de sous-produits végétaux a été tel qu'une part croissante de ceux-ci a pu être consacrée à la fabrication d'aliments concentrés pour le bétail, ce qui, conjugué aux accroissements de production des prairies et autres cultures fourragères, a permis l'augmentation des effectifs d'animaux d'élevage et aussi une forte amélioration de leur alimentation et de leur rendement. Il a donc fallu sélectionner aussi des races d'animaux à haut rendement en viande, en lait, en ufs, capables de consommer et de rentabiliser des rations alimentaires de plus en plus nutritives. Ainsi, une vache du début du siècle consommait une quinzaine de kilogrammes de foin par jour pour produire moins de 2 000 litres de lait par an, tandis qu'une vache laitière d'aujourd'hui, hautement sélectionnée, produit plus de 10 000 litres de lait par an, et consomme pour cela journellement 5 g de foin (ou l'équivalent) et plus de 15 kg d'aliments concentrés.
La protection de la santé des animaux et des plantes est devenue plus importante pour sauvegarder les investissements dans la production agricole, entraînant une spécialisation accrue des exploitations et des régions.
La protection des cultures et des élevages. Des animaux sélectionnés et nourris à grand frais représentent un capital et un produit potentiel si importants que les risques de perte d'animaux ou de production, par accident ou par maladie, sont de moins en moins supportables, alors même que ces risques sont d'autant plus élevés que les animaux sont concentrés. C'est pourquoi on prend des précautions sanitaires très rigoureuses et l'on fait appel à toute une panoplie de traitements préventifs et curatifs fort coûteux, et même à la chirurgie vétérinaire en cas de besoin.
Quant aux cultures annuelles, elles représentent certes un capital immobilisé moins important que les animaux et les plantations pérennes. Cependant, au fur et à mesure du développement d'une culture, les avances en capital (semences sélectionnées, engrais, carburant) s'accumulent et finissent souvent par représenter aujourd'hui la moitié environ de la recette attendue. Or, la marge entre cette recette et ces coûts doit encore couvrir, entre autres charges, l'amortissement des coûteux matériels motomécaniques et la rémunération du travail. On ne peut donc pas, là non plus, se permettre de perdre une part tant soit peu importante de la récolte, et on est amené à employer de grandes quantités de produits de traitement.
On le voit, au plan technique comme au plan économique, les avancées de la motomécanisation, de la sélection, de la fertilisation minérale, de l'alimentation du bétail, de la médecine des plantes et des animaux sont très intimement liées. De plus, ces avancées ont entraîné une simplification des systèmes de production, et donc la spécialisation des exploitations et des régions agricoles.
La spécialisation des cultures et des élevages. L'usage des engrais a entraîné non seulement l'augmentation des productions récoltées, mais aussi celle des pailles et autres résidus de cultures permettant, par enfouissement, de maintenir une teneur du sol en humus acceptable. Dès lors, les exploitations se sont trouvées libérées de l'obligation de produire du fumier. Par ailleurs, avec l'arrivée des tracteurs, elles ont été affranchies de l'obligation de produire des fourrages pour entretenir du bétail de trait. Dans ces conditions, les exploitations des régions relativement planes, faciles à mécaniser, à sol et à climat propices aux céréales, aux oléagineux ou aux racines et tubercules, ont abandonné la production fourragère et l'élevage pour se consacrer aux grandes cultures motomécanisées et fertilisées à l'aide d'engrais minéraux. En se spécialisant ainsi, ces régions ont produit à bon compte des surplus commercialisables croissants, qu'elles ont pu exporter vers les régions moins favorables à la grande culture mécanisée. Partant, les exploitations des régions accidentées, celles des basses régions pluvieuses à sol lourd des façades océaniques, et celles des régions sèches quasi steppiques, méditerranéennes ou continentales, se sont consacrées principalement aux herbages et aux élevages (bovins à viande ou à lait, ovins, caprins). D'un autre côté, l'usage des produits de traitement a affranchi les exploitations des anciennes règles de rotation et d'assolement qu'elles devaient respecter pour éviter le foisonnement des mauvaises herbes, la pullulation des insectes et la prolifération des maladies. Dès lors, les systèmes de culture ont pu être simplifiés et spécialisés davantage encore, et des monocultures (ou quasi-monocultures) ont pu être pratiquées.
Les transports routiers motorisés, relayant les transports par voie d'eau et par voie ferrée, et le perfectionnement des moyens de communication ont permis des échanges toujours plus importants et moins coûteux entre exploitations et entre régions éloignées. Dès lors, ces exploitations ont pu être approvisionnées à bon compte en biens de production et de consommation de toute nature, et elles ont ainsi été libérées de l'obligation de pratiquer des systèmes de polyproduction végétale et animale nécessaires pour assurer un large autoapprovisionnement local. Elles ont donc pu consacrer l'essentiel de leurs moyens productifs à la production (ou à la combinaison simplifiée de productions) la plus avantageuse pour elles, compte tenu des conditions écologiques et commerciales et du savoir-faire des agriculteurs de la région. C'est ainsi que des quasi-monocultures de soja, de maïs, de blé, de coton, de vigne, de légumes, de fruits, de fleurs se sont étendues à l'échelle de régions entières, donnant naissance à de nouveaux systèmes agricoles régionaux spécialisés, très différenciés sur les plans agroécologique et agroéconomique.
Dans une exploitation rentable d'un pays développé, le revenu net par ouvrier agricole est équivalent au salaire d'un manuvre.
Pour franchir toutes les étapes de la révolution agricole contemporaine et constituer les exploitations spécialisées les plus hautement équipées, les mieux dimensionnées et les plus productives d'aujourd'hui, il a fallu que deux ou trois générations d'agriculteurs s'occupent sans cesse d'écarter les productions devenues moins rentables pour développer la production la plus rentable, qu'ils adoptent semences et nouveaux intrants et qu'ils s'attachent à les combiner de manière à maximiser la marge par unité de surface; il a fallu également qu'ils achètent l'un après l'autre les nouveaux équipements motomécaniques les plus performants et qu'ils s'agrandissent de manière à maximiser la superficie par travailleur.
Par exemple, les exploitations céréalières les mieux situées d'Europe du Nord-Ouest, équipées des matériels motomécaniques les plus récents et les plus performants, en sont arrivées aujourd'hui à des niveaux de capital fixe et de superficie de l'ordre de 300 000 dollars (valeur du matériel neuf) et de 200 ha, par actif permanent, et elles en sont arrivées à des niveaux de productivité nette (amortissements et entretien des matériels déduits) de l'ordre de 60 000 dollars par actif permanent. Dans la plupart des autres systèmes de production spécialisés issus de la deuxième révolution agricole, les niveaux maximaux de capitalisation et de productivité accessibles par actif sont du même ordre de grandeur. Mais productivité n'est pas revenu: pour calculer le revenu net d'exploitation par actif permanent, il faut encore déduire de la productivité nette les intérêts des capitaux empruntés, les fermages des terres prises en location et les impôts, et il faut ajouter les éventuelles subventions. Ainsi, un céréaliculteur des plus performants, travaillant seul, endetté à hauteur de 300 000 dollars au taux de 5 pour cent et prenant à bail ses 200 ha à raison de 150 dollars par hectare, disposerait d'un revenu avant impôts et subventions de l'ordre de 15 000 dollars par an.
Et surtout, il faut souligner que les exploitations ayant atteint de tels niveaux de capitalisation, de superficie et de productivité sont très minoritaires: la majorité des exploitations a des niveaux de capitalisation, de superficie, de productivité et de revenu par actif inférieurs de plus de moitié à ceux qui viennent d'être présentés.
Dans les pays développés, un revenu net par travailleur de 15 000 dollars par an correspond à peu près au salaire annuel (cotisations sociales comprises) d'un travailleur peu qualifié. C'est dire que si le revenu net par travailleur d'une exploitation agricole est égal à ce seuil, alors cette exploitation peut renouveler tous ses moyens matériels et rémunérer sa main-d'uvre au prix du marché, mais elle ne dispose pratiquement d'aucune marge pour faire des investissements supplémentaires.
Si le revenu par travailleur est supérieur à ce seuil, alors l'exploitation dispose d'une capacité d'auto-investissement net, et généralement aussi de possibilités d'emprunt, grâce auxquelles elle peut capitaliser pour accroître sa productivité et son revenu; et elle peut le faire d'autant plus que les niveaux de capitalisation et de revenu préalablement atteints sont plus élevés.
Mais si le revenu net par travailleur est inférieur à ce seuil de renouvellement-capitalisation, alors l'exploitation ne peut pas, tout à la fois, renouveler ses moyens de production et rémunérer sa force de travail au prix du marché. En fait, une telle exploitation est en crise: elle ne peut survivre qu'en sous-rémunérant sa main-d'uvre ou en ne renouvelant que partiellement ses moyens de production, ce qui fait progressivement baisser sa productivité. Toutefois, la rémunération du travail doit rester supérieure à un seuil de survie, ou revenu minimum, en dessous duquel un exploitant ne peut plus répondre aux besoins essentiels de sa famille et est contraint d'abandonner son exploitation. Entre seuil de renouvellement et seuil de survie, on trouve généralement des exploitations dotées d'équipements motomécaniques moyennement puissants, obsolètes et relativement usés, des exploitations sans projet et sans repreneur en tant que telles, mais dont les moyens de production utiles pourront néanmoins être acquis lors de la cessation d'activité de l'exploitant, par une ou plusieurs exploitations en développement du voisinage.
Le mouvement de développement inégal et cumulatif des exploitations assez capitalisées et productives pour se situer au-dessus du seuil de renouvellement d'un côté, et le mouvement d'appauvrissement et d'élimination des exploitations situées en dessous de ce seuil d'un autre côté, se sont produits et reproduits tout au long de la révolution agricole, les exploitations ayant le moins investi et progressé à chaque étape se trouvant reléguées et éliminées à l'étape suivante, alors que les plus capitalisées et les plus productives continuaient leur progression. Ainsi, de proche en proche, la majorité des exploitations existantes en 1950 a disparu, et seule une minorité d'entre elles a franchi toutes les étapes conduisant aux plus hauts niveaux de capitalisation et de productivité observables aujourd'hui11.
Si l'on comprend bien les mécanismes de capitalisation et de développement inégal cumulatif des exploitations situées au-dessus du seuil de renouvellement, il reste à expliquer par quels mécanismes économiques une majorité d'exploitations ayant d'abord progressé et atteint un certain niveau de capitalisation et de productivité ont ensuite été reléguées en dessous du seuil de renouvellement, puis éliminées.
Pour qu'une exploitation arrivée au-dessus du seuil de renouvellement, à un moment donné, se retrouve ensuite en dessous de ce seuil, il faut nécessairement, si sa productivité technique ne diminue pas, soit que sa productivité économique se trouve réduite par une évolution défavorable des prix des produits ou des intrants agricoles, soit que le seuil de renouvellement, qui est commandé par le niveau des salaires sur le marché du travail, se trouve relevé, ou les deux à la fois.
Or, précisément, ces deux phénomènes ont bien eu lieu, avec beaucoup d'ampleur, au cours du dernier demi-siècle. Depuis 1950, en effet, les prix réels des denrées agricoles ont très fortement baissé en tendance. Cela provient du fait qu'au cours des cinq dernières décennies, dans les pays développés, les gains de productivité agricole ont été supérieurs à ceux des autres secteurs. Par ailleurs, jusqu'aux années 80, dans ces mêmes pays, le salaire réel des travailleurs peu qualifiés a augmenté, du fait que les gains de productivité réalisés dans l'ensemble de l'économie ont été affectés non seulement à la rémunération et à l'accumulation du capital, mais aussi pour une part à l'augmentation de la rémunération du travail et du pouvoir d'achat. Il faut remarquer que ce double mouvement d'abaissement des prix agricoles réels et de relèvement du seuil de renouvellement des exploitations ne s'exerce pas seulement au détriment des exploitations sous-équipées: il s'exerce aussi, dans chaque région, au détriment des productions et des combinaisons productives les moins rentables compte tenu des conditions écologiques et économiques locales.
La baisse des prix des produits de base ou l'augmentation des coûts peut précipiter une exploitation productive dans une crise économique.
En effet, dans une région donnée, les productivités accessibles avec les différentes combinaisons productives possibles sont très inégales, et les moins performantes d'entre elles se retrouvent un jour ou l'autre en dessous du seuil de renouvellement et progressivement éliminées, soit que les exploitations qui pratiquaient ces combinaisons se trouvent elles-mêmes éliminées, soit qu'elles les abandonnent pour adopter la combinaison la plus rentable, qui ne comporte généralement que quelques productions très avantageuses et techniquement compatibles.
Ainsi, dans chaque région, la combinaison productive spécialisée et le niveau d'équipement (c'est-à-dire en fait le système de production) les plus performants se trouvent progressivement sélectionnés. Chaque région abandonnant les productions les moins rentables pour se consacrer à quelques productions avantageuses, les mouvements croisés de délocalisation et de relocalisation de toutes les activités agricoles ont conduit à une vaste division interrégionale du travail agricole qui, dépassant les frontières, donne même à certains pays un profil agricole bien particulier. Mais il existe aussi des régions dans lesquelles toutes les combinaisons productives possibles se sont retrouvées un jour ou l'autre en dessous du seuil de renouvellement, entraînant l'élimination de toutes les exploitations, l'exode agricole (dans les cas où cette possibilité est offerte par l'économie globale) et la généralisation des friches.
Au-delà de ces caractéristiques techniques et économiques propres, la révolution agricole a aussi impliqué toute une série de mutations connexes, écologiques, démographiques, économiques et culturelles, de grande envergure.
Mutations écologiques. La spécialisation a impliqué un immense mouvement de redistribution spatiale et de regroupement par région des grandes cultures ici, des herbages et des élevages là, de la viticulture, des cultures légumières, florales ou autres, des friches et des boisements ailleurs. Ainsi, les écosystèmes cultivés d'aujourd'hui ne ressemblent guère aux écosystèmes de polyculture/élevage d'autrefois, dans lesquels chaque territoire villageois, et même chaque territoire d'exploitation, était composé de terrains à usages différenciés (terres à céréales et autres cultures de plein champ, pâtures, prés de fauche, bois, jardins, vignes, vergers, etc.), dont chacun supportait un peuplement végétal et animal différent.
Les écosystèmes cultivés d'aujourd'hui sont plus simples et plus uniformes: les champs de blé ou les champs de maïs, ou bien les vignes, ou encore les pâturages et les troupeaux, se succèdent parfois sans discontinuer sur des centaines de kilomètres, et même les cultivars et les races utilisés varient peu. Par ailleurs, mieux nourris et mieux protégés, cultures et élevages sont plus vigoureux et généralement plus denses qu'autrefois.
Des difficultés économiques dans une exploitation peuvent empêcher de maintenir la productivité des ressources naturelles.
En contrepartie, la flore et la faune sauvages sont considérablement appauvries (plus de chardons, de ravenelles, de coquelicots, de bleuets, peu d'insectes, d'oiseaux et de rongeurs). L'usage de fortes doses d'engrais et de produits de traitement, l'épandage massif des déjections des gros effectifs d'animaux concentrés sous un même toit, provoquent en certains lieux des pollutions minérales et organiques, en particulier des pollutions des eaux de surface et des eaux souterraines, et parfois même une altération des produits alimentaires eux-mêmes (excès de nitrates dans les légumes, pesticides sur les fruits, hormones et antibiotiques dans les viandes).
Les niveaux de concentration des activités et les niveaux d'utilisation des intrants économiquement optimums, dans la structure de prix relatifs qui a prévalu jusqu'à maintenant, dépassent fréquemment les seuils de tolérance écologique et de risque alimentaire socialement acceptables. Or, les opérations de dépollution coûtent généralement très cher à la collectivité, alors que la limitation par voie réglementaire des pratiques, optimales d'un point de vue microéconomique mais polluantes, réduit nécessairement la productivité agricole. Produire un environnement et des denrées de qualité répondant aux nouvelles attentes de la société aura donc un coût, qu'il faudra payer d'une manière ou d'une autre.
Mutations démographiques. Par ailleurs, le remplacement de la plus grande partie de la main-d'uvre agricole par des machines, l'augmentation de la superficie par travailleur et la réduction concomitante du nombre d'exploitations ont généralement entraîné un exode agricole très important, l'exode rural étant en outre alimenté par la réduction des activités connexes (artisanat et commerce en amont et en aval, et services publics). Ainsi, avec 100 à 200 ha par travailleur en grande culture, 200 à 1 000 ha en élevage extensif, on aboutit, sans même compter les régions de déprise complète, à des densités de population agricole très faibles, inférieures à cinq habitants et parfois même à un habitant par kilomètre carré, ce qui rend très difficile le maintien des services (poste, école, commerces, médecin, pharmacie) et de la vie sociale locale.
À l'opposé, il est des régions où la spécialisation a conduit à des densités de population agricole et rurale égales et parfois même très supérieures à celles d'autrefois. Avec moins de 5 ha par travailleur en viti-viniculture de qualité, et avec moins de 1 ha par travailleur en cultures légumières sous serre ou en cultures florales, on aboutit à des densités de population qui vont de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d'habitants par kilomètre carré.
Mutations économiques. Les gains de productivité résultant de la révolution agricole ont été si énormes qu'ils ont permis de libérer la grande majorité de la main-d'uvre précédemment employée dans l'agriculture. Celle-ci a fourni les gros bataillons de travailleurs nécessaires à l'industrie et aux services en plein essor durant les 30 ans de l'après-guerre. Depuis le milieu des années 70, par contre, la croissance économique se ralentissant, la poursuite de l'exode agricole a contribué, entre autres, à gonfler le chômage. D'un autre côté, les gains de productivité, agricoles et autres, ont permis la réduction du temps de travail, l'abaissement de l'âge de la retraite et l'allongement de la scolarité. Finalement, dans les pays développés, une population agricole active réduite à moins de 5 pour cent de la population active totale suffit à nourrir toute la population.
Mutations culturelles. Comme les nouveaux moyens de production sont, dans une large mesure, mis au point et produits hors des exploitations agricoles et de leur environnement immédiat, dans des organismes de recherche-développement et dans des entreprises industrielles et de services relativement concentrées, la formation des agriculteurs et des autres travailleurs agricoles ne passe plus seulement par l'apprentissage à la ferme, mais elle est de plus en plus tributaire des systèmes de formation et d'information techniques et économiques, publics ou privés. Les patrimoines culturels ruraux, autrefois localement produits et transmis, cèdent la place à une culture générale assez uniforme, diffusée par l'école et par les médias12.
Ces vastes mutations écologiques, démographiques, économiques et culturelles montrent à quel point la révolution agricole a aujourd'hui triomphé dans les pays développés. Mais, si on porte le regard plus loin, on voit qu'il n'en va pas de même dans les pays en développement. Certes, la motomécanisation, les variétés et les races à haut rendement potentiel, les engrais, les aliments concentrés pour le bétail, les produits phytosanitaires et la spécialisation ont aussi pénétré dans ces pays, mais le plus souvent de manière très limitée et incomplète.
La révolution agricole contemporaine dotée de tous ses attributs, et en particulier d'une motomécanisation lourde, complexe et très coûteuse, ne s'est répandue, hors des pays développés, que dans quelques régions peu étendues d'Amérique latine, d'Afrique du Nord et du Sud, et d'Asie13, où elle n'a pu être adoptée que par les grandes exploitations privées ou publiques, nationales ou étrangères, disposant des capitaux nécessaires, alors même qu'à leurs côtés, de nombreux petits paysans continuent de pratiquer la culture manuelle
ou à traction animale. Il faut également souligner que la motomécanisation lourde est quasi inexistante dans la plupart des contrées d'Afrique subsaharienne, dans les Andes et au cur du continent asiatique.
La révolution agricole a touché peu de zones dans les pays en développement.
Avec la révolution verte, d'autres régions et exploitations plus nombreuses ont bénéficié d'une partie des éléments constitutifs de la révolution agricole: variétés à haut rendement potentiel de maïs, de riz, de blé, de manioc, de fève, de sorgho à sucre et de pois cajan14 sélectionnées au cours des dernières décennies dans des centres de recherche internationaux (par exemple, l'Institut international de recherche sur le riz [IRRI] et le Centre international pour l'amélioration du maïs et du blé [CIMMYT]), engrais et produits phytosanitaires. Des augmentations de rendement importantes en ont résulté dans plusieurs pays, en particulier dans les grandes plaines d'agriculture irriguée où une bonne maîtrise de l'eau a pu être assurée. La maîtrise de l'eau toute l'année, combinée à la sélection de variétés de riz non photopériodiques, cultivables en toutes saisons, ont de plus permis de faire plus de trois récoltes par an sur la même parcelle.
Grâce aux gains ainsi réalisés, les agriculteurs bien situés et bien lotis ont pu accéder à la traction animale, et parfois aux motoculteurs ou aux petits tracteurs, et se rapprocher, dans une certaine mesure, des niveaux de productivité atteints dans les pays développés. Combinés aux bas salaires locaux, les niveaux de production et de productivité ainsi atteints ont été suffisants pour que certains pays diminuent considérablement la sous-alimentation (Chine et Inde, par exemple) ou même deviennent exportateurs de riz (Thaïlande, Viet Nam et Indonésie). Pour autant, la pauvreté extrême et la sous-alimentation chronique sont loin d'avoir disparu de ces pays.
L'intégration sur les marchés mondiaux peut être une arme à double tranchant pour les agriculteurs des pays en développement.
Cependant, même dans les régions de révolution verte, de très nombreuses exploitations, petites, mal équipées et à très faible revenu, n'ont pas pu accéder aux nouveaux moyens de production. Incapables d'investir et de progresser, ces exploitations ont vu leur revenu baisser du fait de la chute des prix agricoles réels, et beaucoup d'entre elles ont alors atteint des niveaux de pauvreté extrêmes et ont finalement été éliminées. Mais surtout, il reste que d'immenses régions d'agriculture pluviale, ou sommairement irriguées, accidentées et peu accessibles sont restées pour l'essentiel en dehors de la révolution verte. Les espèces cultivées dans ces régions (mil, sorgho, taro, patate douce, igname, banane plantain, manioc) ont peu ou pas bénéficié de la sélection, et on peut en dire autant des variétés de grandes céréales (blé, maïs, riz) adaptées à des conditions locales difficiles (altitude, sécheresse, salure, aridité, excès d'eau). C'est ainsi que le rendement moyen du mil aujourd'hui dans le monde est d'à peine 800 kg/ha, et que celui du sorgho n'atteint pas 1 500 kg/ha. Ces espèces et variétés dites «orphelines», car oubliées par la sélection, rentabilisent mal engrais et produits phytosanitaires, ce qui accroît les handicaps des régions où elles sont cultivées. Certes, parmi les régions peu touchées par la révolution verte, les moins accessibles sont restées longtemps à l'abri des importations de céréales et autres denrées vivrières de base, à bas prix, provenant des régions et des pays plus avantagés. De la sorte, même oubliées par la modernisation, ces régions ont pu, plus longtemps que d'autres, conserver leurs systèmes de production (variétés, races, outillage, combinaisons et pratiques de culture et d'élevage), leur population et leur culture. Mais, dès que ces régions sont gagnées par l'avancée des transports motorisés et du commerce, elles se trouvent à leur tour engagées dans les échanges interrégionaux et elles sont alors soumises aux importations de céréales et autres denrées vivrières à bas prix.
Or, s'il est payé à la même aune que les céréaliculteurs bien équipés des pays développés, c'est-à-dire moins de 15 dollars les 100 kg de grains, un céréaliculteur manuel, produisant 1 000 kg nets de grains, gagne moins de 150 dollars par an. Mais comme il doit garder au moins 700 kg pour se nourrir, lui et sa famille, son revenu monétaire n'atteint même pas 50 dollars par an, et ce, à condition qu'il ne paie ni fermage, ni intérêt d'emprunt, ni impôt. À ce tarif, il faudrait une vie entière de travail à ce cultivateur manuel pour acquérir une paire de bufs et un petit matériel de culture attelée, à supposer qu'il puisse consacrer tous ses revenus monétaires à cet achat; et il lui faudrait trois siècles pour acheter un petit tracteur.
Dans ces conditions, les cultivateurs de ces régions essaient de tirer bénéfice de leur ouverture sur l'extérieur, en consacrant une partie de leurs moyens et de leur force de travail à quelque culture de rente (cotonnier, palmier à huile, hévéa, caféier, cacaoyer, bananier, ananas, théier). Ainsi, la production vivrière locale recule et la dépendance alimentaire s'installe. Mais il reste que, sous-équipés et peu productifs, ces cultivateurs ne peuvent pas en général investir et progresser suffisamment pour résister ensuite à la baisse tendancielle des prix agricoles réels, qui continue par ailleurs et qui s'étend à toutes les productions. Intégrés dans le marché dans ces conditions, des centaines de millions de paysans sous-équipés des régions peu favorisées s'enfoncent dans une triple crise de nature économique, écologique et nutritionnelle.
Du fait de la baisse des prix agricoles réels, le revenu monétaire déjà faible de ces paysans devient insuffisant pour entretenir et renouveler entièrement leur outillage et leurs intrants. Leur capacité de production s'en trouve encore amoindrie. À ce stade, ils peuvent encore envoyer quelque membre valide de leur famille à la recherche d'un emploi extérieur, temporaire ou permanent, mais cela affaiblit encore leur capacité de production. Dans ces conditions, la survie momentanée de l'exploitation n'est possible qu'au prix de la décapitalisation (vente de bétail, non-renouvellement des matériels usés), de la sous-consommation, de la sous-alimentation et de l'exode d'une partie de la force de travail. De plus en plus mal outillés et mal nourris, ces paysans sont obligés de concentrer leurs efforts sur les tâches immédiatement productives et de négliger les travaux d'entretien de l'écosystème cultivé (mauvais entretien des systèmes d'irrigation, agriculture sur des brûlis de friches de plus en plus jeunes, insuffisance du désherbage, vente du bétail et diminution des transferts de fertilité au profit des terres de culture). Le non-renouvellement économique du système productif entraîne le non-renouvellement de la fertilité de l'écosystème cultivé.
L'amoindrissement de l'outillage, l'affaiblissement de la force de travail et la dégradation de la fertilité de l'écosystème cultivé conduisent aussi les paysans à simplifier leurs systèmes de culture: les cultures «pauvres», moins exigeantes en fertilité minérale et en travail, prennent le pas sur les cultures exigeantes; ce qui, avec la quasi-disparition des produits animaux, conduit à des carences alimentaires aggravées en protéines, en minéraux et en vitamines. Ainsi, des malnutritions résultant de la dégradation de l'écosystème cultivé s'ajoutent à la sous-alimentation.
Tels sont les mécanismes économiques et écologiques essentiels qui expliquent que la paysannerie démunie des régions agricoles pauvres fournit la part la plus importante (trois quarts)15 des plus de 800 millions de sous-alimentés du monde d'aujourd'hui. Comme une part considérable de ces paysans pauvres et autres ruraux émigrent chaque année vers des villes surpeuplées, et que le nombre de paysans chroniquement sous-alimentés se maintient d'année en année, la masse des paysans pauvres se trouve sans cesse renouvelée.
Réduite à la limite de la survie, cette paysannerie appauvrie est alors à la merci du moindre accident climatique (inondation ou sécheresse), biologique (maladies des plantes, des animaux et des hommes), économique (fluctuation à la baisse des prix agricoles) et de plus en plus souvent politique (guerre), car la pauvreté extrême et la faim s'ajoutent aux complexes sources de conflits, locales ou régionales16.
Ce processus d'appauvrissement et d'exclusion n'a pas encore touché la totalité de la paysannerie travaillant en culture manuelle. Il a touché les paysans les plus démunis, particulièrement nombreux dans les régions défavorisées où certaines circonstances viennent aggraver la crise de la paysannerie pauvre: facteurs naturels (pluviométrie insuffisante ou excessive, froid, salure), problèmes infrastructurels (carences hydrauliques), problèmes structurels (minifundisme, précarité de la tenure), et politiques défavorables à l'agriculture (surévaluation de la monnaie, subventions aux importations alimentaires, taxation des exportations agricoles, instabilité des prix, investissements agricoles publics faibles ou peu opérants).
Les transformations agricoles du demi-siècle écoulé ne se limitent pas aux plus notoires, à savoir la révolution agricole contemporaine et la révolution verte d'un côté, et l'appauvrissement, l'exclusion et la faim, d'un autre côté. À regarder les choses de près, on peut voir que toutes les agricultures du monde sont animées de transformations qui ne relèvent pas de ces révolutions agricoles mais qui participent, elles aussi, à leur manière et à leur échelle, à la modernisation.
En effet, il n'existe pas d'agriculture immobile. Les plus modestes cultivateurs des savanes africaines, des Andes et des hautes vallées d'Asie adoptent couramment de nouvelles plantes et de nouveaux animaux venus des autres continents et, s'ils en ont les moyens, de nouveaux outils métalliques, manuels ou à traction animale. Et surtout, pour s'adapter à des conditions économiques, écologiques et démographiques changeantes, et souvent de plus en plus difficiles, ils combinent et recombinent sans cesse cultures et variétés, élevages et races, outils, anciens ou nouveaux, pour produire de nouveaux systèmes de production d'autant plus savamment appropriés que leurs conditions de production sont peu favorables.
Par exemple, sur les sols très lessivés des maigres savanes des plateaux centraux du Congo, les cultivateurs Batékés ont mis au point au cours des dernières décennies des systèmes combinant jardins-vergers villageois, cultures annuelles (pomme de terre, haricot, tabac) sur buttes écobuées, culture bisannuelle de manioc sur billons, et plantations caféières sous couvert des bosquets reconstitués sur les emplacements des anciens jardins-vergers villageois17 abandonnés. Autre exemple, les jardins-vergers avec petits élevages associés des collines burundaises ou des mornes haïtiens, pratiqués en culture pluviale sur des terrains parfois très pentus, supportent des populations de plusieurs centaines d'habitants par km2. Certes, ces systèmes n'ont pas une productivité du travail supérieure à ce que permet un outillage strictement manuel, mais ils n'en sont pas moins eux aussi modernes et très sophistiqués.
Les plus remarquables parmi ces systèmes sont sans doute les systèmes mixtes, à biomasse utile très élevée, combinant cultures, arboriculture, élevages et parfois même aquaculture, qui se développent vigoureusement dans les régions les plus peuplées du monde. Par exemple, dans certaines plaines, vallées et deltas d'Asie du Sud-Est (centre-sud de Java, delta du Mae Klong en Thaïlande, delta du Mekong au Viet Nam), des systèmes de culture alternant des planches surélevées (portant des cultures associées de céréales, tubercules, racines et légumes variés, elles-mêmes dominées par des plantations fruitières de bananiers, papayers, cocotiers, palmiers à sucre) et des cuvettes aquacoles ou rizicoles à deux ou trois récoltes par an, supportent des chargements élevés de gros et de petit bétail et fournissent emploi, subsistance et revenu monétaire à des populations de 1 000 à 2 000 habitants par kilomètre carré. Dans la vallée du Nil, en Égypte, des systèmes à deux ou trois cultures irriguées par an de fourrages, de céréales et de légumes, dominées par, ou côtoyant en mosaïque, des plantations de bananiers, d'agrumiers, de palmiers et autres fruitiers, supportent des densités animales et humaines largement aussi élevées18. Ces systèmes, souvent peu ou pas motomécanisés et assez économes en intrants, ont une productivité par actif relativement modeste, mais leur production de biomasse utile (toutes productions confondues) par unité de surface dépasse largement la production moyenne des grandes cultures spécialisées des pays développés. Avec l'accroissement de la population mondiale et de ses besoins, les systèmes de ce genre seront sans doute amenés à prendre de plus en plus d'importance dans nombre de régions.
Dans les pays développés aussi, la révolution agricole se heurte à certaines limites et inconvénients. Des rendements de 12 000 kg de grains par hectare et par an sont difficilement dépassables en région tempérée à une seule saison de culture, de même que des rendements en lait de 12 000 litres par vache et par an. Les atteintes à l'environnement et à la qualité des produits se multiplient, par excès d'engrais et de produits de traitement, par excès de concentration des productions animales, et par recyclage d'éventuels déchets organiques malsains dans les aliments composés pour le bétail. D'un autre côté, le gigantisme mécanique, l'exode et la déprise agricole posent des problèmes de plus en plus aigus d'emploi et d'entretien des territoires.
En réponse à ces excès, qu'il faudra bien corriger d'une manière ou d'une autre, des formes d'agriculture alternatives, moins spécialisées, plus économes en ressources non renouvelables, soucieuses de l'environnement, de la qualité des produits et du bon emploi des territoires et des hommes, se développent déjà, ici et là, dans les pays industrialisés (agriculture écologiquement raisonnée, agriculture biologique, agriculture participant à l'amélioration de l'environnement). Ces formes d'agricultures, qui répondent aux souhaits du public et de nombreux agriculteurs19, seront sans doute appelées à se développer beaucoup plus largement.
La première question est de savoir si la conquête de nouvelles terres de culture, la poursuite de la révolution agricole, l'extension de la révolution verte aux agricultures pauvres et le développement de nouvelles formes d'agricultures durables, tant dans les pays développés que dans les pays en développement, seront capables de porter la production alimentaire mondiale au niveau des besoins quantitatifs et qualitatifs de la population humaine fortement accrue des décennies à venir.
La deuxième question est de savoir si ces développements agricoles se feront dans des conditions économiques et sociales telles que les moins favorisés auront, enfin, accès à une nourriture suffisante.
Après 50 ans modernisation, la production agricole mondiale est aujourd'hui plus que suffisante pour nourrir convenablement
6 milliards d'humains. À elle seule, la production de céréales, qui frise les 2 milliards de tonnes, soit 330 kg de grains par personne et par an, ou encore 3 600 calories par personne et par jour, pourrait largement couvrir les besoins énergétiques de toute la population si elle était bien répartie20. Mais les disponibilités en céréales sont très inégales d'un pays à l'autre: plus de 600 kg par habitant et par an dans les pays développés, dont la plus grande partie est utilisée pour alimenter le bétail, contre moins de 200 kg par habitant et par an dans les pays pauvres. De plus, à l'intérieur de chaque pays, l'accès à la nourriture ou aux moyens de la produire soi-même est très inégal d'un ménage à l'autre. En conséquence, dans de nombreux pays, des pans entiers de la population ne disposent pas d'une alimentation suffisante. Et, nous l'avons vu, la grande majorité des 830 millions d'humains chroniquement sous-alimentés appartiennent à la paysannerie pauvre.
La sécurité alimentaire mondiale dépend des méthodes de production des agriculteurs pauvres et du pouvoir d'achat des consommateurs pauvres.
La question de la sécurité alimentaire mondiale n'est donc pas à court terme une question essentiellement technique, écologique ou démographique: elle est d'abord et surtout une question d'insuffisance criante des moyens de production agricole des paysanneries les plus pauvres du monde, qui ne peuvent subvenir pleinement à leurs besoins alimentaires, et elle est aussi, en conséquence, une question d'insuffisance du pouvoir d'achat des autres consommateurs pauvres ruraux ou urbains, dans la mesure où la pauvreté des non-agriculteurs est aussi le produit de la pauvreté paysanne et de l'exode agricole. La transition démographique (c'est-à-dire la baisse du taux de fécondité des femmes et, partant, la baisse du taux de croissance de la population), qui a commencé depuis longtemps dans les pays développés et qui s'étend de plus en plus dans les pays en développement, conduit aujourd'hui beaucoup de démographes à prévoir que la population de la planète approchera 10 milliards d'humains en 2050 et se stabilisera autour de 12 milliards dans la seconde moitié du XXIe siècle, soit deux fois plus qu'en l'an 2000. Pour éliminer la faim, la malnutrition, et pour nourrir convenablement une population doublée, dont la taille et l'âge moyens auront augmenté, il faudra, selon les calculs des spécialistes, tripler environ la production agricole alimentaire mondiale21.
On doit donc se demander si les besoins de l'humanité, ainsi calculés, ne sont pas supérieurs aux limites d'exploitabilité des ressources en terre et en eau de la planète. En effet, beaucoup de régions sont d'ores et déjà pleinement exploitées, et même quelquefois dangereusement surexploitées et dégradées (érosion, amoindrissement de la fertilité organique, pollution).
Mais, d'un autre côté, bien des régions exploitables sont aujourd'hui inexploitées ou sous-exploitées. D'après les données rassemblées par la FAO, il apparaît possible d'étendre dans certaines régions les terres de culture pluviale et les terres irriguées sans dommage pour l'environnement ni grande difficulté, et il serait possible de les étendre bien davantage avec aménagement22. Par ailleurs, la révolution agricole contemporaine, même si ses excès doivent être corrigés, peut encore progresser en rendement dans beaucoup de régions; elle peut aussi gagner de nouvelles contrées dans les pays en développement, et elle peut même regagner des terrains abandonnés dans les pays développés (terrains accidentés, pierreux) à condition de diversifier et d'adapter ses matériels biologiques et motomécaniques. De manière analogue, la révolution verte dans sa forme classique peut encore largement progresser en rendement et en superficie dans les régions du monde où elle s'est déjà développée.
Une nouvelle révolution verte devrait toucher les régions et les agriculteurs dépourvus de ressources et les espèces et variétés «orphelines» jusqu'à présent négligées.
Mais, surtout, une seconde révolution verte pourrait s'étendre à toutes les régions jusque-là oubliées, y compris les plus désavantagées, à condition que l'étude méthodique des systèmes agraires, de l'expérience, des atouts, des contraintes et des besoins des agriculteurs des régions agricoles pauvres servent de base aux projets et aux politiques les concernant, et que la sélection soit désormais résolument appliquée aux espèces dites «orphelines», ainsi qu'aux variétés et aux races adaptées à ces régions. Cette rénovation et cette relance de grande ampleur de la révolution verte au profit des régions, des populations, des plantes et des animaux jusque-là délaissés est appelée, par certains, révolution «doublement verte» ou «toujours verte». Considérant ces différentes avancées agricoles possibles et l'expérience des dernières décennies, nombre d'économistes - fort influents depuis une vingtaine d'années et poussant aussi loin que possible l'optimisme libéral - pensent que dans un contexte de libéralisation des échanges et de concurrence internationale accrue, les gains de productivité et les baisses de prix agricoles réels qui en résulteront permettront de mettre une alimentation abondante et à bas prix à la portée de la majorité de la population mondiale. De plus, ils pensent que la redistribution des revenus et que les aides ciblées au profit des plus pauvres permettront, à court et moyen termes, de réduire le nombre de personnes qui souffrent de pauvreté extrême et de faim.
Dans cette perspective à long terme, la liberté de circulation des capitaux aidant, le développement des industries et des services sera suffisant pour éliminer le chômage et la pauvreté de masse dans l'ensemble du monde, et pour entraîner une certaine convergence du développement humain dans les différentes parties du monde.
À cela, on peut toutefois objecter que si la libéralisation tend bien à assurer la libre circulation des biens, des services et des capitaux, elle n'assure pas, tant s'en faut, la libre circulation de la masse de main-d'uvre peu qualifiée exclue de l'agriculture paysanne pauvre des pays en développement; et elle ne permet pas non plus le libre accès de la masse des paysans, exclus de l'agriculture du Sud, à la terre, aux infrastructures, aux crédits et aux emplois du Nord.
Par ailleurs, il faut souligner que si la perspective libérale optimiste est aujourd'hui dominante, elle est néanmoins considérée par beaucoup d'économistes comme un mirage inaccessible. Sans même parler des «imperfections» des marchés (rendements d'échelle croissants, monopoles, monopsones, asymétries d'information, coûts de transaction), on ne saurait en effet oublier le fait que les marchés internationaux des denrées vivrières de base ont englobé, en quelques décennies seulement, de vastes entités économiques nationales ou régionales historiquement constituées, très inégalement développées et productives. Dans ces conditions, si l'alignement des prix agricoles sur le moins disant mondial a pu contribuer à rendre les produits plus accessibles aux consommateurs, il a aussi conduit à bloquer le développement, puis à appauvrir et finalement à exclure des pans entiers des paysanneries les plus désavantagées du monde.
On peut aussi constater qu'au cours des 20 dernières années de libéralisation des échanges de biens, de services et de capitaux, sans libre circulation des personnes, l'exode agricole massif a très largement dépassé les possibilités d'accumulation du capital et de création d'emplois de l'économie mondiale, en particulier dans les pays du Sud, que les inégalités entre les pays et à l'intérieur des pays se sont aggravées, et que la pauvreté de masse s'est étendue23.
En outre, l'expérience des dernières décennies a montré que l'aide internationale, les projets de développement et les politiques de redistribution des revenus, malgré leurs mérites et leurs succès bien réels, ont été très insuffisants pour éradiquer la pauvreté et la faim; en particulier, les aides ciblées sur les «catégories sociales vulnérables», qui accompagnent les politiques de stabilisation et d'ajustement structurel, se sont révélées bien incapables d'y parvenir.
Si donc, on poursuit au début du XXIe siècle dans la voie de la libéralisation des échanges des denrées agricoles, des autres biens, des services et des capitaux, sans instaurer la libre circulation des hommes et sans mettre en uvre les moyens matériels et réglementaires d'assurer effectivement à toutes et à tous un minimum de droits économiques, on est fondé à penser que pendant longtemps encore, la pauvreté extrême et la sous-alimentation chronique perdureront dans les campagnes, et que l'exode agricole, le chômage et les bas salaires se perpétueront dans les pays pauvres peu ou pas pourvus de ressources autres qu'agricoles; cela contribuera à maintenir à un très bas niveau les prix des biens et services exportés, ainsi que les revenus privés et publics, dans ces pays. Dans ces conditions, les pays pauvres ne disposeront toujours pas des ressources suffisantes pour mettre en place les services publics minimaux sans lesquels il n'est pas de développement ni de bonne gouvernance possibles.
Enfin, l'insigne faiblesse de la demande solvable et de la participation au commerce international de ces pays, qui comptent plus de la moitié de l'humanité24, continuera de freiner la croissance de ce commerce et d'hypothéquer lourdement le développement de l'économie mondiale.
Pour produire une alimentation satisfaisant, convenablement et sans exclusion, aux besoins de 10 à 12 milliards d'hommes, ainsi qu'un environnement et des produits de qualité répondant à leurs aspirations, certaines voies d'action nous paraissent indispensables. Tout d'abord, il faut que l'approche des problèmes de développement et de sécurité alimentaire donne la priorité aux problèmes des paysans pauvres. Sauver de l'exclusion et de la pauvreté la moitié la plus démunie de la paysannerie du monde est un but social et humanitaire primordial en soi, mais il est également important de permettre à ces paysans de participer de manière significative au nécessaire triplement de la production alimentaire mondiale au cours des prochaines décennies.
Une approche en faveur des paysans les plus démunis doit viser à développer leur capacité de production de denrées alimentaires tant pour améliorer leur situation nutritionnelle que pour créer des emplois et des revenus pour les populations pauvres. L'importance de ces objectifs et les mesures nécessaires pour y parvenir sont examinées dans la section suivante de ce chapitre.
1 FAO. 1999. FAOSTAT `98. Bases de données statistiques de la FAO. CD-ROM; FAO. 1954. Annuaire de la production, Rome.
2 M. Mazoyer et L. Roudart. 1998. Histoire des agricultures du monde. Éditions du Seuil, Paris.
3 L'accroissement net total d'environ 180 millions d'hectares de la superficie en terres arables et cultures permanentes résulte d'un accroissement assez important dans les pays en développement, et d'une faible diminution dans les pays développés. Voir FAO, op. cit., note 1.
4 FAO, op. cit., note 1.
5 Index phytosanitaire ACTA, 1999.
6 FAO, op. cit., note 1.
7 Mazoyer et Roudart, op. cit., note 2.
8 Estimée en kilogrammes d'équivalent-céréales (quantité de céréales ayant la même valeur calorique que l'ensemble des denrées considérées), cette productivité se calcule comme suit: superficie maximum cultivable par un travailleur, multipliée par le rendement à l'hectare accessible dans de bonnes conditions de fertilité, déduction faite de la semence, des pertes et de la quantité de grain nécessaire pour couvrir le coût des intrants et de l'amortissement du matériel. Pour chaque grand type de système, la superficie maximum par travailleur et le rendement maximum par hectare varient en fonction des régions, ce qui explique que la productivité maximum varie elle aussi dans une certaine mesure.
9 Mazoyer et Roudart, op. cit., note 2.
10 Les consommations d'engrais et les rendements sont très inégaux entre ces deux pays: ils sont faibles aux États-Unis où les agriculteurs disposent d'énormément d'espace, et plus élevés en France où la superficie par exploitation est bien moindre. Depuis le milieu des années 1970, l'usage des engrais minéraux a plafonné puis diminué en France, alors même que les rendements continuent d'augmenter: l'agriculture tend à devenir plus économe en engrais (besoins calculés au plus juste, épandages fractionnés).
11 Mazoyer et Roudart, op. cit., note 2.
12 M. Mazoyer. 1999. Compte rendu de l'atelier Agriculture, Ressources naturelles, Environnement. Colloque L'enseignement agricole, quels apports à la société? Académie d'agriculture de France, Paris.
13 Rappelons que l'agriculture mondiale n'utilise aujourd'hui que 28 millions de tracteurs pour 1,3 milliard d'actifs agricoles.
14 FAO. 1995. L'ampleur des besoins - Atlas des produits alimentaires et de l'agriculture. Rome.
15 FAO. 1996. Documents d'information technique pour le Sommet mondial de l'alimentation; UIP. 1998. Conférence de l'Union interparlementaire - Atteindre les objectifs du Sommet mondial de l'alimentation par une stratégie de développement durable, 26 novembre-2 décembre 1998, FAO, Rome.
16 M. Mazoyer et L. Roudart. 1997. Développement des inégalités agricoles dans le monde et crise des paysanneries comparativement désavantagées. Réforme agraire, 1: 7-17. Rome, FAO; M. Mazoyer et L. Roudart. 1997. L'asphyxie des économies paysannes du Sud. Le Monde diplomatique (octobre).
17 C. Serre-Duhem. 1995. Les transformations d'un système agraire au Congo: le plateau Kukuya. Institut national agronomique, Paris-Grignon. (thèse)
18 L. Roudart. 1998. Origines et transformations récentes des systèmes hydroagricoles de la vallée du Nil en Égypte - Le rôle de l'État. Institut national agronomique, Paris-Grignon. (thèse)
19 Mazoyer, op. cit., note 12.
20 FAO. La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture. Rome (divers numéros).
21 P. Collomb. 1995. Population mondiale: conférences internationales et paradoxes du discours démographique. Problèmes économiques, 2.421: 20-23.
22 FAO. 1995. Agriculture mondiale - Horizon 2010. Rome.
23 PNUD. Rapport sur le développement humain (divers numéros). New York.
24 Les pays à faible revenu et à déficit vivrier comptent plus de 3,6 milliards de personnes. Voir FAO (1999), op. cit., note 1.