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La gestion des espèces de Prosopis introduites: l’exploitation économique peut-elle juguler les espèces envahissantes?

D. Geesing, M. Al-Khawlani et M.L. Abba

Dieter Geesing est chercheur adjoint auprès du Département de phytologie de l’Université technique de Munich (Allemagne).
Mohamed Al-Khawlani est professeur adjoint auprès du Département d’agriculture, Université de Sana’a (Yémen).
Maman Laouali Abba est ingénieur forestier auprès du Département de l’environnement, Niamey (Niger).

D’après des études de cas réalisées au Niger et au Yémen, les espèces de Prosopis introduites peuvent devenir envahissantes, mais leur exploitation pour le bois de feu, le fourrage et les aliments peut neutraliser les dommages.

Au cours des décennies écoulées, Prosopis est devenu rapidement le genre arboré le plus répandu dans de nombreuses parties tropicales et subtropicales du monde, à la suite d’introductions intentionnelles ou involontaires. Les arbres ou arbustes de Prosopis sont des essences ligneuses pérennes appartenant à la famille des légumineuses. Le genre consiste en 44 espèces reconnues, dont 40 sont originaires d’Amérique, réparties sur une vaste aire écologique. Une seule espèce, Prosopis africana, est originaire d’Afrique et pousse dans la zone sahélienne comprise entre le Sénégal et le Soudan, l’Ouganda et l’Ethiopie. Les trois autres espèces de l’ancien monde, P. cineraria, P. farcta et P. koelziana, sont originaires du Proche-Orient et du Pakistan, leur aire de répartition naturelle s’étendant jusqu’à l’Inde (P. cineraria), Chypre et l’Afrique du Nord subtropicale (P. farcta). Les espèces ont quelques traits communs (comme la feuille, la fleur et les caractéristiques de leur fructification) et une grande variabilité interspécifique et intraspécifique.

Les espèces de Prosopis sont vivement appréciées dans leur aire naturelle. Le bois de feu tiré de Prosopis spp. est de très bonne qualité et donne un excellent charbon de bois. Le charbon du «mesquite» (Prosopis glandulosa), par exemple, est très populaire en Amérique du Nord en raison du goût particulier qu’il confère aux aliments. Le bois de Prosopis, dur et résistant à la décomposition, sert à fabriquer des pieux, de petits objets en bois, des meubles, des traverses de chemin de fer et le parquet (Simpson, 1977). Cependant, son utilisation comme bois de sciage est limitée par la difficulté d’obtenir, de la plupart des espèces, des grumes longues, droites et exemptes de défauts.

Les gousses de certaines espèces de Prosopis ont représenté un aliment de base pour de nombreuses populations autochtones, comme celles qui vivent dans les déserts du Mexique et le sud-ouest des Etats-Unis (Simpson, 1977). Ces gousses, qui contiennent de 9 à 17 pour cent de protéines et de 15 à 37 pour cent de sucre (Oduol et al., 1986), sont également importantes comme aliment pour le bétail, notamment pendant la saison sèche quand les autres fourrages se font rares. Les feuilles de certaines espèces (en particulier les espèces afro-asiatiques) sont aussi appréciées comme aliment pour les animaux, bien que le bétail ait peu d’appétence pour les feuilles de maintes espèces américaines, malgré leur forte teneur en protéines et minéraux et leur digestibilité relative. Les fleurs sont une source précieuse d’aliments pour les abeilles, et le miel est désormais le principal produit alimentaire tiré de Prosopis. D’autres produits aussi sont d’une grande utilité sur le plan local, comme la gomme extraite de la résine ou des graines, bien que les méthodes d’extraction ne permettent pas encore la production d’une gomme de qualité suffisamment élevée pour être compétitive sur le marché mondial (FAO, 1995).

Extrêmement résistantes à la sécheresse, les espèces de Prosopis ont été largement utilisées pour la remise en végétation des terres arides, à l’intérieur et à l’extérieur de leur aire de répartition naturelle. L’établissement de plantations de Prosopis a servi à la fixation des dunes (au Niger et en Mauritanie; voir Jensen et Hajej, 2001), à la remise en état des terres dégradées (au Cap-Vert), à la correction des terres salines (en Inde) et comme rideaux-abris fournissant du fourrage et d’autres produits connexes. Des plantations de Prosopis ont également été établies pour la production de bois de feu principalement, mais aussi dans le but d’améliorer l’environnement.

Cependant, au cours des dernières décennies, sous l’effet de l’évolution des perceptions et des nouvelles connaissances scientifiques concernant l’introduction d’essences exotiques, on s’est aperçu des graves inconvénients inhérents à la présence d’espèces de Prosopis introduites, si bien que leur importation prête maintenant à controverse. Dans un grand nombre d’endroits, dans des conditions environnementales particulières, quelques espèces de Prosopis, notamment P. juliflora, P. glandulosa, P. pallida, P. chilensis, P. flexuosa et P. ruscifolia, envahissent des terres agricoles et des parcours d’une grande valeur, formant parfois des fourrés impénétrables qui causent d’énormes dommages écologiques et économiques attribuables à la concurrence avec la végétation naturelle et les cultures agricoles.

Malgré les changements écologiques incontestables produits par l’invasion de Prosopis dans les lieux où l’espèce a été introduite, il est nécessaire de tirer le meilleur parti possible d’une situation qui est difficilement réversible. C’est pourquoi, au lieu de chercher à analyser cas par cas les effets négatifs et/ou positifs de l’introduction de Prosopis dans leur nouveau milieu, le présent article se propose de montrer comment maximiser les avantages, comme l’illustrent des projets réalisés au Niger et au Yémen.

Arbre de Prosopis fleurs et feuilles; gousses et graines...
D. GEESING

... fleurs et feuilles ...
D. GEESING

... gousses et graines
FAO


DES ESPÈCES RÉSISTANTES POUR DES ENVIRONNEMENTS HOSTILES

La moyenne des précipitations dans les lieux où sont présentes des espèces de Prosopis, y compris les zones dont elles sont originaires et celles où elles ont été introduites, varie entre <70 mm pour Prosopis tamarugo et >1 000 mm pour P. africana. D’autres espèces, comme P. juliflora et P. pallida, prospèrent dans des zones aux précipitations élevées, mais se développent bien également dans d’autres zones qui reçoivent <250 mm. Souvent, les espèces de Prosopis ne dépendent pas entièrement des pluies pour leurs besoins en eau et exploitent les disponibilités hydriques souterraines grâce à leur capacité d’enracinement profond, ou absorbent l’eau foliaire pour résister à la sécheresse. Certaines espèces supportent des températures extrêmement élevées, mais rares sont celles qui survivent à des températures inférieures à zéro. Les espèces de Prosopis prospèrent sur des sols infertiles ou dégradés, et nombre d’entre elles tolèrent la salinité et les sols alcalins (Burkart, 1976). Lors d’essais menés au Cap-Vert, P. juliflora a montré un taux de survie et de croissance supérieur à celui de toutes les autres essences testées dans les mêmes lieux, y compris un petit nombre d’autres espèces de Prosopis comme Prosopis cineraria et P. tamarugo, ainsi que des essences connues pour leur résistance à la sécheresse (par exemple, les espèces d’Acacia, Balanites aegyptica, Ziziphus spp., Azadirachta indica, Boscia spp., etc.), même soumises à un broutage excessif (Pasiecznik, Vera Cruz et Harris, 1995).


LES ESPÈCES DE PROSOPIS SONT-ELLES ENVAHISSANTES?

Les espèces envahissantes consistent en végétaux qui ne sont pas originaires d’un écosystème particulier et dont l’introduction cause, ou pourrait causer, des dommages économiques ou environnementaux. Elles se caractérisent par des taux élevés de croissance, une forte aptitude à la dissémination, une grande capacité de reproduction rapide et une tolérance prononcée vis-à-vis de l’environnement. Les espèces forestières envahissantes nuisent parfois aux écosystèmes forestiers ou endommagent certains de leurs produits. Les espèces de Prosopis ne deviennent envahissantes que dans des conditions favorables à leur prolifération, comme toute autre espèce envahissante.

Pour germer, les espèces de Prosopis ont normalement besoin de la présence d’animaux ou de cycles d’inondation et de sécheresse. L’une des principales raisons de leur tendance à l’envahissement est certainement leur résistance exceptionnelle à des conditions environnementales extrêmes. Peut-être encore plus importante est la grande dissémination par l’homme d’arbres et d’arbustes de Prosopis (souvent à partir de matériel génétique de qualité inférieure), faute de mesures adéquates pour freiner leur progression (comme expliqué ci-après). Les épines et les feuilles, pour lesquelles les animaux ont peu d’appétence, protègent naturellement contre le surpâturage de nombreuses espèces de Prosopis. Enfin, ces dernières ont souvent été introduites dans des zones dominées par les utilisations agrosylvopastorales des terres, de sorte que les animaux sont devenus le principal agent de dissémination des graines sur de longues distances.

Les espèces de Prosopis sont souvent considérées comme économiquement envahissantes, car elles concurrencent les autres occupations humaines des sols. De même que l’effet de nouveaux peuplements de Prosopis sur la diversité biologique naturelle dépend des écosystèmes sur lesquels ils empiètent, les dommages ou avantages économiques se calculent en fonction de l’environnement socioéconomique des terres qui font l’objet de l’invasion et de leurs autres utilisations potentielles. Dans certaines zones (par exemple, en Australie, en Afrique du Sud ou dans le sud-ouest des Etats-Unis), l’invasion des parcours a causé plusieurs millions de dollars de dommages, soit parce qu’elle a imposé le défrichement des terres avant leur utilisation, soit parce que ces terres étaient devenues impropres au pâturage. (Il faut noter que le calcul des dommages économiques est théorique et qu’il incorpore souvent les effets d’autres espèces envahissantes et de changements environnementaux.) Dans d’autres cas, comme au Cap-Vert, dans certaines régions de la Mauritanie ou au Niger, les espèces de Prosopis représentent le seul couvert végétal ligneux permanent et sont une source importante de fourrage et de bois de feu.

Aujourd’hui, plusieurs solutions se présentent pour éradiquer les peuplements de Prosopis, en fonction de la taille et de l’âge des arbres, ainsi que de la densité et de l’habitat des peuplements. Dans le cas de fourrés denses et de haute taille, on devra sans doute procéder au déracinement, soit à la main soit à l’aide de charrues, en veillant à éliminer la zone des bourgeons du système racinaire (à environ 30 cm au-dessous de la surface) pour éviter l’apparition de nouvelles pousses. Dans certains cas, cette intervention mécanique sera suivie de brûlage et de la pulvérisation d’herbicides (triclopyr et piclorame) sur les feuilles des plantules. Les plantes isolées à tiges multiples pourraient exiger des pulvérisations foliaires et sont normalement plus difficiles à traiter. Dans le cas de plantes isolées à tige unique, on pourra effectuer une pulvérisation attentive d’herbicides tout autour de la base jusqu’à une hauteur d’environ 30 cm, ou couper les tiges horizontalement aussi près que possible du sol et badigeonner immédiatement la surface de la coupure à l’aide des herbicides mentionnés plus haut (Csurhes, 1996). Le coût élevé des herbicides et de la main-d’œuvre nécessaire interdit souvent les interventions, et tous les traitements imposent des mesures de suivi.

L’éradication de Prosopis peut être inopportune pour des raisons autres qu’économiques. On ne peut exclure que les avantages à court terme d’une éradication réussie créent à longue échéance de nouveaux problèmes encore plus graves. Les rapports sur les effets qu’ont ces espèces sur la flore ou la faune naturelles sont encore essentiellement d’ordre anecdotique. Quelques espèces de Prosopis paraissent coloniser les zones sèches dégradées et envahir parfois un biotope occupé auparavant par d’autres plantes ligneuses, telles que des espèces indigènes d’Acacia. Des changements négatifs et positifs dans le nombre et la composition des espèces végétales ont été signalés, mais normalement les effets de la dégradation de l’environnement (changement climatique, activité humaine, surpâturage) ne peuvent être dissociés de ceux de l’invasion des terres par Prosopis spp.

Dans le parc national de Bundala, la seule zone humide de Sri Lanka qui figure sur la liste de la Convention de Ramsar, P. juliflora introduit pour améliorer les sols salins est désormais une espèce envahissante et menace la flore et la faune naturelles (Algama et Seneviratne, 2000). Ailleurs, cependant, dans les zones où les arbres et les arbustes de Prosopis restaurent les terres dégradées et fournissent des aliments et un abri aux animaux, on peut supposer qu’ils exercent dans l’ensemble un effet positif sur la flore et la faune sauvages. L’impact sur la biodiversité et la fertilité des sols paraît également favorable, notamment par comparaison avec des terres dénudées, puisque le couvert végétal réduit l’érosion éolienne et hydrique, stabilise les dunes et améliore la fertilité du sol par la fixation de l’azote et la litière. Par ailleurs, une invasion de Prosopis pourrait en théorie compromettre les disponibilités en eau.

Dans de nombreux pays où les espèces de Prosopis ont été établies pour lutter contre la désertification, elles ne sont guère appréciées pour leur valeur économique. Même quand le bois de feu se fait rare, beaucoup de gens préfèrent parcourir de longues distances pour exploiter des sources de bois traditionnelles, au lieu de tirer parti de peuplements de Prosopis dont la présence est désormais généralisée. On peut attribuer cette réticence au fait que le bois de Prosopis est hérissé d’épines ou que sa combustion dégage une fumée dont l’odeur est jugée désagréable par certaines populations. Comme le ramassage du bois de feu et la cuisson des aliments incombent en priorité aux femmes, l’exploitation des espèces de Prosopis est également une activité qui, désormais, leur est propre.

Le ramassage du bois de feu incombe normalement aux femmes, de sorte que l’exploitation des espèces de Prosopis est désormais une activité qui leur est propre
FAO


GESTION ET UTILISATION DES ESPÈCES DE PROSOPIS AUTOUR DU LAC TCHAD

La capacité des arbres de Prosopis de s’étendre sur une vaste superficie à partir d’une seule introduction est confirmée par leur empiétement sur les terres arables qui entourent le lac Tchad. On estime que les plantes remontent à 1977, date à laquelle un programme de fixation des dunes a été réalisé au Niger, sur 10 ha seulement, par le service forestier national, mais la transhumance du bétail pourrait avoir contribué à cet établissement par l’importation dans la zone de gousses venues du dehors. Les arbres ont probablement été disséminés par les troupeaux (chèvres, moutons, gros bétail, chameaux), l’élevage étant le principal moyen de subsistance dans la zone. A l’heure actuelle, cette forêt qui s’est créée récemment s’étend sur plus de 300 000 ha. Elle a causé de graves problèmes, non seulement pour les agriculteurs mais aussi les pêcheurs, qui ne peuvent plus se déplacer dans les eaux peu profondes du lac, car les arbres et les racines de Prosopis interdisent le mouvement des bateaux.

La méthode de lutte la plus répandue a consisté à abattre et brûler les arbres, sans aucune tentative d’exploiter le bois économiquement. Les conditions socioéconomiques et environnementales de la zone interdisent la pulvérisation de produits chimiques ou le défrichage mécanique à grande échelle. La méthode de lutte biologique qui consiste à lâcher des insectes consommateurs de gousses a peu de chances de réduire la prolifération des arbres de Prosopis, car les gousses sont déjà fortement parasitées par les bruches. D’autres méthodes de lutte biologique, comme l’utilisation de chenilles tisseuses (Evippe spp.) pour provoquer la défoliation, ou le recours aux psylles suceurs de suc (Prosopidopsylla flava) qui provoquent le dépérissement terminal sont, à l’heure actuelle, encore moins perfectionnées et n’auraient probablement guère d’effet. En outre, compte tenu de la progression de la désertification observée dans de nombreuses autres parties du Sahel, on peut même douter du bien-fondé de l’éradication des arbres de Prosopis.

Conscient de la menace que cette espèce représente pour les terres arables et la situation alimentaire déjà précaire de la zone, mais sans oublier toutefois le rôle qu’elle joue ailleurs dans l’alimentation humaine (notamment en Amérique du Sud et au Mexique), le Gouvernement nigérien a sollicité l’aide de la FAO pour mettre au point une stratégie de gestion et d’exploitation rationnelles de la forêt de Prosopis présente dans la zone de N’Guigmi aux abords du lac Tchad. Le projet d’assistance technique, réalisé en étroite collaboration avec les autorités nationales, régionales et locales, a démarré en décembre 2000 et s’est achevé 18 mois plus tard.

Le projet prévoyait la préparation de plusieurs études approfondies, effectuées par des institutions nationales et des organisations non gouvernementales (ONG), concernant l’ampleur des ressources en Prosopis, la composition chimique des gousses, le potentiel socioéconomique et commercial de ses produits et leur attrait comme aliment pour les humains et les animaux.

Les ressources ligneuses en Prosopis sur le bord nigérien du lac Tchad ont été estimées à 2,2 millions de mètres cubes et l’accroissement annuel moyen à près de 75 000 m3. Boureima, Mayaki et Issa (2001) ont prédit que le rendement brut annuel durable pouvait avoisiner 2,5 millions d’euros, si cette ressource était commercialisée sur les marchés ruraux du bois approvisionnant les principales communautés des environs; son exploitation permettrait non seulement de limiter la progression de la forêt, mais couvrirait aussi les coûts du défrichement des champs, tout en procurant un revenu supplémentaire aux communautés.

D’après Salissou et Nourou (2001), la plupart des éleveurs nourrissent leurs animaux à l’aide de gousses de Prosopis, mais seul un petit nombre d’entre eux les écrasent auparavant. L’écrasement rend plus accessible la protéine contenue dans les graines, qu’il détruit en même temps, empêchant la germination de nouvelles plantes et contribuant ainsi à endiguer l’invasion de Prosopis. De nombreux éleveurs ont observé que la consommation prolongée des gousses, à l’exclusion d’autres aliments, avait des effets nuisibles sur la santé et la nutrition des animaux. C’est pourquoi Kangar, une ONG locale, étudie à l’heure actuelle les effets du fourrage à base de Prosopis sur les petits ruminants pour mettre au point des méthodes améliorées d’utilisation des gousses comme fourrage, en vue d’accroître leur productivité et de neutraliser leurs effets nocifs sur la santé animale.

D’après une autre étude (Geesing, 2002), la production d’aliments faciles à emmagasiner tirés de gousses douces de Prosopis (environ 25 pour cent de toutes les gousses présentes dans la zone d’intervention) s’élevait à près de 1,3 kg par jour et par habitant (environ 38 000 à l’heure actuelle). Des jurys de dégustation ont conclu qu’en remplaçant 10 pour cent environ de la farine utilisée traditionnellement (mil, maïs ou sorgho) par de la farine de Prosopis on obtenait un mélange qui ne nuisait en rien au goût des mets traditionnels et pouvait même en relever la saveur (Kaka et Seydou, 2001).

Suivant les conseils d’un spécialiste brésilien de la transformation des gousses, plusieurs broyeurs ont été fabriqués sur place et adaptés aux besoins locaux de production de farine de Prosopis. Des opérateurs et techniciens ont été formés à la préparation de différentes combinaisons de farine pour la consommation humaine et animale, et à l’entretien des broyeurs qui tendaient à s’engorger à cause de la forte teneur en sucre des gousses. Simultanément, un comité de femmes locales formées par un expert péruvien a promu l’utilisation de la farine de Prosopis dans l’alimentation humaine (y compris comme produit remplaçant le café). Les techniques ont également été démontrées sur les marchés locaux et par les ONG de la zone. Actuellement, plus de 500 femmes ont appris à introduire cette farine dans les plats locaux, et plus de 500 pasteurs, agriculteurs et techniciens appliquent désormais des techniques améliorées d’exploitation de cette nouvelle ressource. Les résultats ont été présentés, à l’occasion de deux ateliers, à un public formé de participants locaux, nationaux et internationaux. Le projet a produit du matériel de vulgarisation sous forme de brochures et d’une vidéo qui a été montrée à la télévision nationale du Niger.

Le visiteur se rendant aujourd’hui dans la zone ne notera pas que les ingrédients contenus dans les mets traditionnels ont été remplacés par la farine de Prosopis, mais les autorités et les responsables des politiques se rendent compte maintenant que l’éradication est irréalisable et que la ressource est sous-exploitée. La forêt de Prosopis, considérée jadis comme un ensemble menaçant d’adventices, est perçue aujourd’hui comme une ressource dont l’expansion incontrôlée peut être freinée par l’exploitation, qui contribuerait aussi à améliorer, plutôt qu’à aggraver, la situation alimentaire précaire, notamment pendant les périodes de grave sécheresse et de pénurie alimentaire.

Les arbres de Prosopis empiètent sur le lac Tchad et les terres fertiles environnantes
D. GEESING

Ces femmes montrent comment préparer des biscuits avec de la farine tirée des gousses de Prosopis au Niger
D. GEESING


GESTION ET UTILISATION DE PROSOPIS AU YÉMEN

On ignore les détails de la première introduction au Yémen d’espèces de Prosopis non indigènes, mais les arbres ont probablement été importés par le biais du commerce des animaux au XIXe siècle et au début du XXe, lorsque la présence de ces espèces était déjà documentée dans des pays comme l’Egypte, l’Inde, Oman et le Soudan. En 1974, l’Office du développement de Tihama a introduit et testé plusieurs espèces non indigènes résistantes à la sécheresse appartenant à différents genres. L’espèce américaine de Prosopis s’est caractérisée par son taux de survie le plus élevé et la meilleure productivité en termes de biomasse. Les plants ont été établis dans des rideaux-abris autour des villes et des villages, et les moutons et les chèvres les ont disséminés ultérieurement.

Les espèces de Prosopis indigènes ou introduites au Yémen ne s’étendent pas au-delà des plaines côtières et des zones de faible altitude exemptes de gel. Lorsque ces espèces sont plantées pour stabiliser les dunes, leur présence ne représente pas encore un danger. Cependant, dans les terres jadis occupées par Acacia ehrenbergiana, Ziziphus spina-christi et Dobera glabra, et qui sont aujourd’hui dans une large mesure des terres agricoles et des terrains de parcours, les espèces de Prosopis introduites ont empiété sur les champs, les oueds et les jachères adjacents. Un problème grave réside dans l’établissement des espèces de Prosopis (ainsi que d’autres essences envahissantes comme Tamarix spp.) dans les canaux d’irrigation où elles entravent le débit d’eau. De ce fait, dans les années 90, un nombre croissant de personnes ont protesté contre l’invasion de Prosopis dans les terres agricoles. Les plaintes venaient pour une large part de grands propriétaires fonciers qui produisaient des cultures de rente irriguées (coton, oignons, pastèques, blé et différents légumes), même si les espèces en cause avaient souvent été plantées par les agriculteurs eux-mêmes.

On a estimé que la situation représentait une menace pour la sécurité alimentaire, si bien que la recherche de nouveaux moyens d’améliorer la disponibilité d’aliments et de fourrage s’est imposée d’urgence. On ne possédait pas suffisamment d’informations sur les plantes, leur écologie, leur gestion et leur présence au Yémen, et les informations existantes étaient désorganisées. Les agriculteurs manquaient d’expérience en matière de gestion et d’utilisation des espèces de Prosopis introduites, et nombre d’entre eux les considéraient comme des adventices dangereuses. Les scientifiques se préoccupaient des changements écologiques pouvant survenir dans les terrains de parcours naturels et des risques pour la préservation et la conservation de la flore et de la faune indigènes.

Ainsi, à la demande du Gouvernement yéménite, la FAO a mis en œuvre en 2002 et 2003 un projet visant une meilleure gestion et une maîtrise plus efficace de Prosopis. Des activités de recherche et développement ont été entreprises dans trois grands centres agricoles: sur la côte occidentale, auprès de l’Office du développement agricole de Tihama à Al Hodedah, le long de la côte méridionale à la station de recherches d’El Kod, et dans le département de l’Hadramaout, à l’intérieur de la région du nord-est, auprès de la station de recherches de Seiyun. D’autres recherches sur l’utilisation de la farine de Prosopis dans l’alimentation humaine ont été menées auprès du Centre de recherches alimentaires et des technologies après récolte à Aden. Malheureusement, il a fallu exclure les gousses de Prosopis de l’alimentation humaine, car la quasi-totalité de celles qui étaient produites au Yémen se sont révélées amères.

Avec l’aide de spécialistes internationaux, les techniciens et scientifiques locaux se sont familiarisés avec les techniques appliquées dans d’autres pays pour la gestion et l’utilisation de Prosopis dans les domaines de la sylviculture, de la biologie du rhizobium, de la récolte et transformation des gousses, de l’utilisation du bois de feu, de la production de bois d’œuvre et de la récolte de miel.

Comme dans beaucoup d’autres pays des zones arides du monde, au Yémen les disponibilités en bois de feu font l’objet d’une diminution accélérée. Malgré cela, on tend à préférer à Prosopis spp. les espèces indigènes présentes (en particulier les arbres d’Acacia) pour la production de bois de feu et de charbon de bois. (On a estimé que leur rendement énergétique est plus élevé; en outre, l’odeur que dégage la combustion du bois de Prosopis déplaît à la population.) C’est pourquoi, paradoxalement, si les espèces indigènes ne parviennent pas à se régénérer en raison de leur surexploitation, de la désertification et du pâturage, les ressources sous-exploitées des espèces de Prosopis introduites vont en augmentant. Il est intéressant de noter que Prosopis cineraria, la seule espèce originaire du Yémen, a été surexploitée à tel point que, dans les années 80, la FAO a entrepris des activités de conservation in situ (Cossalter, 1985).

Le projet mis en œuvre au Yémen a montré qu’en encourageant l’exploitation des peuplements existants d’espèces introduites de Prosopis par le biais de la vulgarisation, d’incitations financières ou d’un cadre juridique, c’est-à-dire grâce à l’octroi de subventions pour l’utilisation des espèces introduites de Prosopis (par exemple, en permettant l’emploi gratuit de machines) ou au moyen de taxes frappant l’exploitation des espèces indigènes, il serait possible d’alléger la pression qui pèse sur la végétation naturelle et de juguler, au moins partiellement, la prolifération de Prosopis.

Un manuel de formation a été préparé pour les techniciens et les agriculteurs sur la gestion de Prosopis et la transformation de ses gousses. Des vulgarisateurs locaux ont été formés à l’utilisation de déchiqueteuses visant à transformer les petites branches épineuses en copeaux faciles à manipuler, et à l’utilisation de broyeurs à marteau pour écraser les gousses destinées au bétail. L’emploi de longues perches d’émondage et de gants et lunettes de sécurité achetés sur place ont facilité la récolte des gousses sur les branches épineuses.

Le projet a également familiarisé le personnel local avec des techniques d’éradication de pointe. Des essais sont en cours pour identifier les méthodes les plus compatibles avec les conditions socioéconomiques et environnementales qui règnent au Yémen. Cependant, ils ont démontré clairement que l’éradication n’est rentable que dans des cas exceptionnels (dans les canaux d’irrigation, par exemple) et que toutes les autres méthodes seront vouées à l’échec sans des traitements de suivi. Le projet a montré en outre que des mesures de prévention, comme la maîtrise et l’éradication deux ou trois fois par an des plantules de Prosopis établies sur les terres agricoles, plutôt que l’éradication à grande échelle de peuplements de Prosopis bien enracinés et denses, sont fondamentaux pour arrêter leur progression.

Cependant, le résultat le plus important obtenu par le projet a peut-être été l’affirmation de son rôle de catalyseur. Nombre des activités ont été entreprises dans des villages témoins et avec des agriculteurs choisis. Des vulgarisateurs formés les reproduisent et les poursuivent désormais dans toutes les zones touchées du pays, avec l’appui de décideurs participants. Des recherches ont été menées dans plusieurs centres de recherche du Yémen, afin d’optimiser l’utilisation des gousses de Prosopis dans le fourrage animal et l’introduction des espèces dans les systèmes agroforestiers. On peut s’attendre à une utilisation accrue des gousses comme fourrage lorsque les conditions naturelles se font plus âpres dans certains lieux et à certaines saisons. La cueillette et la vente des gousses sont déjà des entreprises rentables pour les populations locales.

Des fleurs de Prosopis comme aliment pour les abeilles au Yémen
D. GEESING

La collecte de gousses au Yémen est désormais une entreprise rentable pour les populations locales, qui les ramassent dans les plaines et les transportent jusqu’aux montagnes pour nourrir le bétail
D. GEESING


APERÇU

Malgré les avantages apportés aux terres arides du monde, un certain nombre d’espèces de Prosopis sont devenues incontrôlables dans maints endroits où elles ont été introduites; ce sont désormais des adventices qui empiètent sur les terres agricoles fertiles et les terrains de parcours. Dans de nombreux cas, la prolifération spontanée et indomptée des espèces de Prosopis s’est transformée en un problème plus grave que celui qui avait déterminé leur introduction. Ces cas sont des exemples évidents de l’influence humaine sur la biodiversité et des risques environnementaux entraînés par l’introduction d’une nouvelle espèce dans un écosystème, sans des essais préalables et sans une gestion successive. Mais il faut respecter les besoins humains aussi bien que biologiques. Les espèces de Prosopis présentent maints traits intéressants lorsqu’elles sont bien gérées et peuvent offrir, dans certaines conditions, une solution à des problèmes environnementaux et économiques particuliers. Ces situations doivent toutefois être évaluées au cas par cas.

Ainsi, P. velutina, introduit en Afrique du Sud, et P. ruscifolia, une espèce indigène en Argentine, forment d’épais fourrés épineux et impénétrables qui sont peut-être économiquement inutiles et sans conteste indésirables, du moins sur le plan de l’occupation humaine des sols. P. juliflora introduit dans les zones arides hors de son aire de répartition naturelle présente des avantages et des inconvénients; l’espèce peut être envahissante, mais elle fournit aussi du combustible, stabilise les dunes et offre des aliments au bétail. De même, P. glandulosa au Texas (Etats-Unis) envahit les pâturages, mais fournit aussi un habitat à la faune sauvage et des produits commerciaux comme le charbon de bois, le parquet et les meubles. Dans d’autres situations, certaines espèces de Prosopis sont certainement désirables: l’espèce indigène P. pallida au Pérou fournit des gousses utilisées dans l’alimentation humaine et animale; P. alba, originaire d’Argentine, procure 100 000 tonnes de grumes par an à l’industrie du meuble et fait l’objet d’une intense surexploitation; P. cineraria dans le désert du Rajasthan est cultivé en association avec des céréales comme le mil.

Il existe donc de nombreuses façons de gérer les espèces de Prosopis suivant les cas. Malheureusement, trop d’introductions s’effectuent encore sans une identification ou une documentation taxonomique correcte et souvent à partir de matériel génétique étroit ou de qualité médiocre. Le caractère envahissant potentiel n’est pas encore un critère de sélection. Peu d’efforts ont été déployés pour commercialiser les produits de Prosopis, et rares ont été les tentatives d’industrialiser les techniques de transformation, notamment hors de l’aire de répartition naturelle des espèces. C’est pourquoi de nombreuses ressources en Prosopis restent sous-exploitées. Dans beaucoup trop de cas, les espèces de Prosopis sont choisies par commodité, soit parce que les autres solutions sont inconnues, soit parce que leur croissance est immédiate et souvent spectaculaire. La recherche sur la prévention (plutôt que la maîtrise) de leur extension, et sur l’impact de l’invasion de Prosopis sur la diversité végétale et animale dans différents écosystèmes, est encore insuffisante. Les arbres de Prosopis représentent une ressource pour les communautés les plus pauvres du monde, car ils n’exigent que de faibles investissements. Pourtant, aussi faibles qu’ils puissent être, ces investissements dépassent les moyens (financiers, légaux et sociaux) de nombreuses populations locales. De ce fait, la décision d’éradiquer ou d’introduire les espèces de Prosopis n’est pas prise normalement par les personnes concernées, mais par les groupes de pression les plus influents.

Enfin, les arbres et arbustes de Prosopis sont désormais des éléments constitutifs naturalisés de nombreux écosystèmes naturels et cultivés; leur éradication totale représente non seulement un risque écologique, mais aussi, dans de nombreux endroits, une solution irréalisable du point de vue technique et économique.

Les mesures à prendre à l’avenir devront donc se concentrer sur la gestion intégrée, à savoir la maîtrise clairvoyante et durable des espèces, y compris la prévention de leur prolifération, l’éradication sélective et la pleine exploitation de la ressource, tout en respectant son rôle dans la lutte contre la désertification et dans la fourniture de bois de feu, de fourrage de bonne qualité et parfois même d’aliments pour les humains. Les populations locales, les décideurs, les scientifiques et les techniciens devront tenir compte de tous ces aspects. La gestion de Prosopis spp. devra aussi être transfrontière, car les animaux, et en particulier le bétail, sont les principaux agents de dissémination des plantes. Les institutions internationales et les décideurs nationaux et locaux devront assurer une formation et un appui à la recherche adéquats dans le cadre des stratégies nationales et internationales relatives à l’utilisation durable des espèces introduites. En matière de foresterie, il faudra prendre davantage conscience de la biosécurité – à savoir la gestion des risques biologiques, y compris de l’introduction d’arbres exotiques – et du fait que même les arbres peuvent se transformer en «envahisseurs».

Bibliographie

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