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Lorsque les conflits intéressent les forêts

D.A. Taylor

David Taylor est écrivain, éditeur et producteur de documentaires, spécialiste des questions relatives aux ressources naturelles; il vit à New Haven, Connecticut (Etats-Unis).

Les conflits et l’instabilité politiques menacent souvent la gestion durable des forêts.

Des conflits armés éclatent fréquemment à l’intérieur ou à proximité des forêts tropicales (Kaimowitz, 2001), qui sont souvent éloignées des centres du gouvernement, riches en ressources naturelles et capables de cacher des forces armées. Parfois, les forêts sont le motif de différends entre les communautés locales qui en ont longtemps été tributaires pour leur subsistance et les groupes extérieurs – révolutionnaires, du gouvernement ou de sociétés – qui ont compris les avantages économiques pouvant découler de leur exploitation. Dans le monde entier, les forêts contribuent à la subsistance de la plupart des populations les plus pauvres du monde, dont le nombre s’élève à 1,2 milliard de personnes d’après la Banque mondiale (Schroeder-Wildberg et Carius, 2003). Lorsque les lois qui régissent l’accès à ces forêts sont incertaines ou inefficaces, de graves conflits risquent de se produire.

Comment les conflits peuvent-ils influencer les forêts?

La lutte pour obtenir l’accès aux forêts peut, elle-même, les endommager. En 1997-1998, des incendies en Indonésie, dont beaucoup étaient criminels, ont brûlé environ 9,7 millions d’hectares (Applegate, Chokkalingam et Suyanto, 2001). Les populations qui y habitaient de longue date étaient habituées, pour défricher la forêt et la brousse, à se servir du feu comme d’une sorte d’outil légal leur permettant de revendiquer leurs droits historiques aux terres allouées dans les concessions forestières; au titre de la loi indonésienne, les petits exploitants peuvent accéder beaucoup plus facilement aux forêts ou aux terres agricoles défrichées qu’aux forêts naturelles ou aux plantations de palmiers. La lutte entre les compagnies, le gouvernement et la population locale a transformé en cendres tant les forêts naturelles que les plantations.

Même si l’objectif n’est pas l’exploitation forestière, des conflits intérieurs prolongés peuvent nuire aux forêts. La destruction ou le défrichement intentionnels de ces formations est une tactique militaire souvent utilisée pour priver de couvert l’ennemi, à l’instar de celle que les Etats-Unis utilisaient au Viet Nam et qui consistait à répandre sur la forêt des défoliants comme l’agent Orange. De même, quand le conflit rend impuissants les organismes publics et mine les efforts faits en temps de paix pour protéger les forêts, des exploitants clandestins, même étrangers au conflit, peuvent agir impunément. En République démocratique du Congo, une succession de troubles intérieurs ont caractérisé les années 90, créant un vide de pouvoir, annihilant les régimes conventionnels de gestion des forêts et encourageant l’exploitation illégale et d’autres conflits liés aux ressources (Renner, 2002).

Les conflits chassent souvent de leurs terres des populations entières, qu’ils dispersent dans les régions ou pays avoisinants. Le fardeau accru que doivent supporter les forêts dans les zones de réception pour fournir des aliments, un abri et du combustible peut être écrasant, et ces besoins primordiaux prennent normalement le dessus sur les objectifs de gestion durable des ressources. En 1994, près de 2 millions de réfugiés ont fui le génocide au Rwanda, et un certain nombre d’entre eux se sont installés dans l’est du Zaïre (aujourd’hui le Congo). Ils ont consommé 1 000 tonnes de bois de feu par jour, dénudant de vastes zones forestières (Renner, 2002). Une situation similaire s’est produite à l’arrivée des réfugiés afghans près des zones de frontière avec le Pakistan.

Cependant, les conflits peuvent aussi avoir des effets positifs sur les forêts, du moins à courte échéance. Tel est le cas, par exemple, quand une armée impose la protection des forêts plus rigoureusement qu’en temps de paix. Une armée pourrait, pour satisfaire ses propres besoins, exploiter une forêt de façon moins intensive qu’une concession commerciale. En outre, la présence de forces armées décourage en général l’abattage illégal réalisé par des intervenants extérieurs, et freine les pratiques impropres des opérateurs légaux. En Colombie, des mines terrestres ont eu l’effet involontaire d’offrir une certaine protection aux forêts, et les groupes de guérilleros ont eu recours à l’intimidation pour pratiquer la conservation sous la menace du fusil (Álvarez, 2003). Néanmoins, les conflits à long terme n’encouragent pas la gestion durable des ressources, qui dépend de la participation des parties prenantes et des avantages que peuvent en tirer les populations locales aussi bien que les économies nationales.

Quelles sont les conséquences indirectes de ces conflits?

En Indonésie, les incendies mentionnés plus haut ont détruit des écosystèmes et une riche diversité d’espèces tropicales. Ils ont également exercé sur la santé humaine des effets nocifs immédiats, dont les répercussions ont dépassé les frontières: les feux ont enveloppé une grande partie de l’Asie du Sud-Est d’une brume épaisse, qui a causé de graves troubles respiratoires à plus de 60 000 personnes et touché plus de 75 millions d’individus, non seulement en Indonésie mais aussi en Malaisie et à Singapour (Taylor, 1997; Applegate, Chokkalingam et Suyanto, 2001).

Les changements démographiques causés par les conflits peuvent aussi avoir des impacts durables sur les forêts. La situation peut s’aggraver à la fin d’un conflit. Les scénarios après conflit consistent souvent en actions d’appropriation des ressources (Kaimowitz, 2001); des concessions forestières peuvent être allouées pour apaiser d’anciens ennemis ou récompenser les alliés. Ainsi, lorsqu’au Libéria une administration corrompue a pris le pouvoir après des années de guerre civile, elle a permis à quelques entreprises de récolter le bois dans de nombreuses parties du pays sans une réglementation adéquate, et elle les a autorisées à former des milices privées pour protéger leurs opérations. En échange, les entreprises ont fourni au gouvernement du bois à troquer contre des armes (Thomson et Kanaan, 2003).

Les objectifs de reconstruction nationale imposent souvent la récolte de grandes quantités de bois au détriment de la volonté politique d’encourager la gestion durable. Après le dernier conflit en République démocratique du Congo, le gouvernement a alloué des concessions sur plus du tiers de sa superficie forestière, sans introduire des mesures de protection des forêts dans les accords contractuels.

La volonté politique nécessaire pour une gestion rationnelle et à long terme repose souvent sur la perspective d’un avenir stable. Lorsque les conflits minent la stabilité, les communautés et les gestionnaires forestiers se trouvent forcés de relever des défis plus redoutables que de coutume.

Bibliographie

Álvarez, M.D. 2003. Forests in the time of violence: conservation implications of the Colombian war. Journal of Sustainable Forestry, 16(3/4): 49-70. Disponible sur Internet: www.columbia.edu/~mda2001/FV.html

Applegate, G., Chokkalingam, U. et Suyanto. 2001. The underlying causes and impacts of fire in Southeast Asia. Bogor, Indonésie, Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR).

Girot, P.O. 2002. Environmental degradation and regional vulnerability: lessons from Hurricane Mitch. In M. Halle, R. Matthew et J. Switzer (éds) Conserving the peace: resources, livelihoods and security, p. 275-323. Winnipeg, Canada, Institut international du développement durable (IISD).

Kaimowitz, D. 2001. Get serious about averting trouble in the forest. International Herald Tribune, 30 novembre, p. 8.

OEA (Organisation des Etats américains). 2003. Declaration on Security in the Americas. OEA/Ser.K/XXXVIII, CES/DEC. 1/03 rev.1. Washington, Etats-Unis.

Renner, M. 2002. The anatomy of resource wars. Washington, Etats-Unis, WorldWatch Institute.

Schroeder-Wildberg, S. et Carius, A. 2003. Illegal logging, conflict and the business sector in Indonesia. Berlin, Allemagne, InWEnt.

Taylor, D. 1997. Seeing the forests for more than the trees. Environmental Health Perspectives, 105(11): 1186-1191.

Thomson, J. et Kanaan, R. 2003. Conflict timber: dimensions of the problem in Asia and Africa, Vol. 1, Synthesis report. Burlington, Vermont, Etats-Unis, Associates in Rural Development.


La dégradation des forêts menace la sécurité nationale

Lorsque l’ouragan Mitch a frappé l’Amérique centrale en octobre 1998, les montagnes de cette région avaient été gravement perturbées par des décennies de migrations. De grands groupes de populations avaient occupé des zones forestières et des terres fragiles, causant par leurs pratiques culturales impropres le déboisement et l’érosion, sans compter les dégâts provoqués par des décennies de conflits et de guerres au Guatemala, en El Salvador et au Nicaragua. Ainsi, quand l’ouragan Mitch a frappé, les inondations et les glissements de terrains ont probablement causé plus de victimes qu’ils ne l’auraient fait autrement. La tempête a provoqué plus de 10 000 décès, forcé 2 millions de personnes à quitter leurs maisons et laissé des millions d’habitants sans eau potable. La catastrophe a bouleversé le système sanitaire public de la région et les infrastructures de transport, d’adduction d’eau, de voirie, d’alimentation en électricité et de télécommunications. Elle a causé environ 4 milliards de dollars EU de dommages directs aux forêts, à l’agriculture, aux pêches et aux secteurs industriels de l’Amérique centrale, poussant au bord de la faillite les gouvernements nationaux (Girot, 2002).

La catastrophe a «dégrisé» les responsables nationaux, qui se sont rendus compte que ses causes étaient étroitement liées à la dégradation de l’environnement. Depuis lors, les liens qui existent entre la gestion des forêts et la sécurité nationale ont été mieux compris. En octobre 2003, les ministres de la défense et des affaires étrangères, qui représentaient 34 pays membres de l’Organisation des Etats Américains, ont reconnu formellement ces liens dans une déclaration conjointe qui définissait la dégradation des forêts et de l’environnement comme «une menace, une préoccupation et un défi potentiels pour la sécurité des Etats de l’hémisphère» (OEA, 2003). Pour les gestionnaires forestiers, cette reconnaissance peut se traduire en un soutien politique accru fourni à la formulation de politiques foncières claires et à la gestion rationnelle des forêts.

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